Librairie de Achille Faure (p. 102-109).


VINGT-CINQUIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.


25 août.

Hier, dimanche, au déjeuner, ces dames se sont montrées en grande toilette. M. Plichon lui-même était rasé de frais. Je les plaisantai sur cette observance du dimanche dans leur solitude.

— Mais nous allons à la messe tous les dimanches, s’écria Clotilde. Si nous sommes restées ici dimanche dernier, c’est que nous étions encore un peu fatiguées et que nos malles n’étaient pas défaites.

— Cette dernière raison, dis-je, me paraît de nature à balancer victorieusement un commandement de l’Église.

— Vous riez ; mais c’est un reproche, dit Mme Plichon. Êtes-vous catholique William ?

— Si je l’étais, répondis-je, vous l’auriez su déjà.

— Comment cela ? demanda Blanche.

— Parce que je n’ai jamais pu comprendre qu’on le fût à demi. Quoi, la damnation d’un côté, des chiffons de l’autre, l’amour ou la haine du divin Jésus, et vous hésitez ? Et vous traînez au milieu des bagatelles, des vanités, des impuretés terrestres, à côté de la mort qui vous menace incessamment, cette vie d’un instant, en face de l’éternité !

Blanche s’écria :

— Quel prédicateur vous faites, William !

En même temps le regard d’Édith s’appuyait sur moi, et je fus étonné de le trouver pour la première fois approbateur et sympathique.

— Vous avez raison, mon cher, dit M. Plichon, il faut rire de ces fariboles, et boire au Dieu des bonnes gens.

— À votre santé, répondis-je ; mais ne rions jamais de ce qui fut sincère et grand.

— À la bonne heure ! s’écria Clotilde, vous êtes mille fois plus sensé que mon beau-frère ; certes, le christianisme doit être respecté, même par ceux qui n’y croient pas. Ne viendrez-vous pas avec nous, William ?

— Non, Mademoiselle ; je lui rendrais volontiers les derniers devoirs comme à tout mort honorable ; mais je ne commettrai pas la faute, trop ordinaire en ce temps-ci, de traiter ce mort en vivant, au mépris des lois de l’hygiène publique.

Édith a souri, mon cher. Je fus ébloui de ce triomphe au point de ne rien entendre des protestations de Clotilde, à qui je demandai, pour répondre quelque chose :

— Est-ce donc à Vivonne que vous allez ?

— Ah ! vous détournez la conversation. Enfin, je le veux bien, car nous ne pouvons nous entendre sur ce point-là. Ceux qui ont besoin de consolation, William (elle soupira), comprennent mieux les bienfaits de la religion… Nous allons seulement à Sanxenay, le village voisin.

— Vous voulez donc éblouir ces pauvres paysans ?

— Mais, il faut bien faire quelquefois un bout de toilette. Et puis cela augmente la solennité ; même pour le peuple……

— Vous voulez lui inspirer de la dévotion ? dis-je en riant.

— William, vous êtes un mauvais plaisant.

— Mais, certainement, dit Blanche, les fleurs, l’encens, la musique, les belles draperies, tout cela inspire beaucoup…

— De renoncement à la terre ?

— M. Plichon se mit à rire en m’applaudissant et s’anima jusqu’à déclarer que, depuis Voltaire, la raison étant émancipée, il n’y avait plus, en fait de dévots, que des imbéciles ou des coquins…

— Léandre ! s’écria Clotilde avec dignité.

— Je ne parle pas des femmes, objecta M. Plichon.

— Il faut de la religion au peuple et aux femmes, déclara Anténor solennellement, en se servant la moitié d’un perdreau.

— Peut-être est-ce vous qui en auriez le plus besoin ? dit maman Plichon ; mais, sans répondre à cette objection si sage, le père et le fils s’élevèrent à l’unisson contre l’odieuse jonglerie des prêtres, l’aveugle crédulité, l’infâme superstition, et balayèrent si bien toutes les religions, que ce fut à ne pas comprendre qu’il en pût rester jamais le moindre lambeau.

— Je ne sais plus si nous allons à la messe, dit Mme Plichon en riant, surtout si tu peux consentir encore à nous y conduire.

Cependant, elle sonna et dit d’atteler.

— Puisque Jean n’y est pas, répondit M. Plichon en haussant les épaules.

Je voyais la tante Clotilde mécontente, et Blanche qui boudait ; je ne sais quel diable me poussa, pour rompre ce silence pénible, à mettre en cause Mlle Édith. Elle avait, comme tous les matins, un peignoir flottant, à la manière des statues grecques. Je remarquai qu’elle n’était pas habillée, et demandai si elle n’allait point à l’église aussi. La seule réponse que j’obtins d’elle fut un froid regard ; mais alors, d’un ton âpre, Clotilde observa qu’en ceci, de même qu’en tout le reste, Édith se gardait d’agir comme tout le monde.

Un sourire de mépris entr’ouvrit les lèvres d’Édith :

— C’est qu’il est insensé d’agir comme tout le monde, dans les choses graves, dit-elle de sa voix nette et sonore.

— C’est donc. Mademoiselle, par absence de conviction, que vous n’allez pas à l’église, demandai-je.

— C’est, au contraire, par conviction, répondit-elle en dépliant sur moi ses grands yeux noirs, qui me semblèrent en ce moment d’une profondeur extrême.

— Que ce soit pour telle ou telle raison, tu as tort, lui dit son père. L’irréligion ne convient point à une femme, et, ne serait-ce que pour le décorum…

— Je ne me crois au-dessous de rien, répliqua Édith avec une expression magnifique d’orgueil. Surtout de l’irréligion, ajouta-t-elle avec un sourire. Quant au décorum, il ne me paraît pas de nature à régir la conscience.

— Il ne s’agit pas de conscience, reprit le père plus sévèrement ; on croit ce qu’on veut, mais il y a des choses qu’il faut respecter.

— Et que faut-il respecter, mon père ? serait-ce le monstre infâme que vous venez d’exécuter à nos yeux ?

Pris en flagrant délit d’inconséquence, le bonhomme rougit, et sa mauvaise humeur n’avait guère besoin d’être augmentée par l’observation de Clotilde :

— Vous voyez, mon cher frère, voilà le fruit de vos déclamations.

— Le fruit ! le fruit ! répéta-t-il en colère ; après tout, j’ai le droit peut-être de dire dans ma famille ce qui me plaît, et il me semble que ce n’est pas ma faute s’il y a ici des caractères extravagants et des cerveaux détraqués.

Je regardai Édith ; elle était plus pâle qu’à l’ordinaire, et se leva pour sortir de table.

— Où allez-vous ? s’écria M. Plichon d’une voix terrible, les traits enflammés.

— Eh mon Dieu ! laisse-la, dit la mère.

— Vous le voyez, je m’en vais, répondit Édith, avec un calme écrasant.

— Restez, je le veux.

— Je ne puis pas, répliqua-t-elle d’un ton qui avait tout à la fois de la fermeté et de la douceur.

— Je vous répète que je le veux ! s’écria le père en fureur.

— Je m’en vais pour ne pas vous manquer de respect, dit Édith, et elle disparut.

M. Plichon furieux, oublieux de toute dignité, courait après elle ; sa femme vint à bout de le retenir. La conversation qui suivit fut pleine de trouble. M. et Mme Plichon se reprochaient l’un à l’autre le caractère de leur fille ; Clotilde le déplorait ; Anténor déclarait qu’il n’épouserait pas pour tout au monde une semblable femme ; Blanche elle-même (je le regrettai) joignit sa voix à ce concert de malédictions. Puis, elle alla s’asseoir sur les genoux de son père, et le combla de caresses et de gentilles paroles, sous l’influence desquelles il se calma.

Après leur départ, je me promenai dans le jardin. Je rentrais en longeant l’enclôture du côté des champs, quand je vis Édith qui jetait par une brèche du mur des abricots magnifiques aux enfants du métayer, la petite Madeluche en tête. Il y avait cinq enfants ; chacun eut son abricot. Je m’approchai d’Édith et lui exprimai tous mes regrets de la maladresse que j’avais commise à table en provoquant une discussion, si fâcheuse entre elle et son père. En raison de la conformité de nos idées, je m’attendais, je l’avoue, à quelques paroles un peu plus intimes ; mais je n’eus qu’un regard froid et ces mots superbes :

— Vous n’avez point, Monsieur, d’excuses à me faire. Je ne réclame que le respect de mon droit et non pas des ménagements.

Elle me fit, en même temps, un court salut et s’engagea dans une autre allée.

Quelle singulière créature ! et comment se fait-il qu’avec cette parole vibrante, ce noble orgueil, ce magnifique regard, ce soit une âme sèche et dure. Cette vie qu’elle mène, toujours seule avec elle-même, ou, ce qui est pis, seule avec les autres, ce silence obstiné, cette lutte constante contre tout ce qui l’entoure, un être bon et sensible en mourrait. Le regard qu’en sortant elle a jeté sur son père, venant d’une fille, était affreux ; elle ne l’aime pas et le méprise. Ces fruits qu’elle jetait aux enfants, est-ce caprice ou bonté ? Pas une seule douce parole ne les accompagnait, et, en les recevant dans son tablier tendu, la petite Madeluche avait l’air plus craintive que reconnaissante.

Je restai quelque temps près de la brèche à regarder les enfants, tandis que la sœur aînée distribuait les abricots. Elle donna les plus gros aux plus petits, et, s’étant réservé le moins beau de tous, le mit dans sa poche, où le marmot préféré le suivit des yeux.

— Eh ! gros vilain, tu sais bien qu’il est pour toi, dit la fillette en l’embrassant. Cette petite mère de dix ans est adorable, malgré son visage brun comme celui dune Égyptienne et ses haillons.

Il était plus de trois heures quand la famille revint de Sanxenay. J’appris aussitôt une grande nouvelle, c’est que les Martin étaient arrivés. Les Martin ! tu ne te douterais jamais du prestige de ce nom-là. On le prononce ici avec un respect et une emphase qui l’ennoblissent j extrêmement : M. Martin, Mme Martin, Mlles Martin. Moi-même, à force d’avoir entendu prononcer de telle manière ce nom roturier, j’y attache inévitablement dans ma pensée le cortége d’un château, d’une voiture, de beaux chevaux, d’une grande fortune et d’habitudes distinguées ; car l’effet que produit ce nom magique démontre que la fortune et l’influence de cette famille sont supérieures à celles des Plichon. Ils habitent Paris, et viennent passer quelques mois d’été dans une résidence voisine. On avait donc rencontré à Sanxenay la famille Martin, et tout le temps du dîner on parla d’elle. J’appris qu’il y avait un fils et deux filles, l’une mariée, l’autre amie de Blanche et de son âge. On va se voir de part et d’autre. J’aimais bien mieux notre solitude.

Nous voici en septembre dans quelques jours. Le duc ne reviendra pas à Paris avant le mois de novembre. Mais je pourrais l’aller voir à son château. Dis à Léon qu’il me dépiste une place, que je puisse désigner et demander formellement. Il y a aussi le marquis de Vieillegarde que je veux voir, puis M. Bouville. Sache où ils sont. J’ajoute à tes embarras, mon cher Gilbert.