Les Deux Filles de monsieur Plichon/24
VINGT-QUATRIÈME LETTRE.
WILLIAM À GILBERT.
Je suis d’une irritation !… Suis-je donc un être bizarre ou fou qu’une contradiction me cause tant d’amertume ? Je suis un fou. Je ressemble à l’enfant qui veut la lune ; moi, je veux ce qui n’est pas. J’aurais besoin de vivre dans les étoiles, et je suis ici. Voilà tout, je m’en vais toujours trop haut, puis je retombe. Ce n’est la faute de personne ; c’est ma faute à moi.
Je sais enfin la cause de cette tristesse et de ces bouderies de Blanche qui durent depuis deux jours. C’est en vain que plusieurs fois je l’avais interrogée. Elle s’obstinait à répondre que ce n’était rien, et j’étais mécontent, car je ne pouvais la croire, et je possède pourtant quelques droits à sa confiance. Les autres d’ailleurs, aussi bien que moi, s’apercevaient de son changement d’humeur. — Y aurait-il déjà quelque brouille ? me demandait M. Plichon — et je m’apercevais que la mère et la tante interrogeaient Blanche. Elle s’est enfin confiée à la tante Clotilde, et c’est par celle-ci que j’ai appris ce que Blanche aurait dû me dire elle-même : Depuis notre conversation du bois, elle redoute mon goût pour la campagne, et serait au désespoir de ne pas habiter Paris.
— En vérité ! dis-je un peu ironiquement. Comment Blanche a-t-elle pu croire que je voulusse la réduire au désespoir ? Cependant je ne puis promettre absolument d’habiter Paris ; car il serait possible qu’on ne m’y offrît point de place, et que j’en obtinsse ailleurs.
— Ah ! tant pis, ce serait pour Blanche une grande déception, dit la tante Clotilde.
— C’est avoir le cœur bien vaste, répondis-je, que de pouvoir y loger à côté de l’amour plusieurs autres sujets de grande déception.
— Mais n’allez pas vous susceptibiliser. Blanche vous adore, et c’est pourquoi de votre part tout lui est sensible.
Clotilde a parfois le raisonnement très-faux ; je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui dire qu’il n’était nullement question de mes sentiments dans tout ceci ; mais seulement d’un goût de Blanche, auquel celle-ci accordait peut-être trop d’empire.
— Que voulez vous ? répondit la tante, c’est bien naturel ; à dix-huit ans, toute jeune fille qui se marie rêve le monde et ses plaisirs. Et puis, s’appeler comtesse de Montsalvan est bien quelque chose ; mais nos fougères n’y feraient pas grande attention. Vous comptez, j’imagine, présenter Blanche à votre famille et l’introduire dans votre monde ?
— Il y a des années que je l’ai quitté, murmurai-je.
— Quel étrange homme vous êtes ! s’écria Clotilde. Du reste, mon ami, vous avez bien raison. Tout cet éclat, toute cette grandeur, ne sont que de fausses joies ; il n’y a de vraies que celles du cœur (elle fit un grand soupir), quand elles ne sont pas pour vous la source des plus vifs chagrins.
C’était la dixième occasion qu’elle me donnait de lui demander une confidence. Nous étions seuls, et je m’étais bien promis de m’acquitter de ce devoir ; mais, à ce moment, tout meurtri dans l’âme, je ne songeai qu’à la quitter.
Eh bien, oui, tout cela me blesse, me déconcerte, me désespère. Le dégoût me reprend de ce monde-ci, et j’éprouve l’envie de m’en aller, comme, on s’en va d’une compagnie où l’on n’est pas à sa place. Après cela, je me disque c’est orgueil — maladie, peut-être. Ai-je le droit d’être seul de mon sentiment ? de m’obstiner dans des délicatesses que personne ne comprend ni ne partage ? Seul, souffrirais-je moins ?
On m’aime après tout ; non, il est vrai, sans alliage, mais,… c’est ainsi ; ai-je trouvé jamais que ce fût autrement ? Et n’est-ce pas dans l’amour — tel qu’il est — que j’ai goûté les joies les plus vives de cette terre ? Non, jamais je n’ai rien éprouvé de comparable à cette émotion âcre et profonde causée par les rayons croisés de deux regards, par l’aveu d’un mot, par un serrement de main, où l’on croit saisir une âme. Qu’y a-t-il ailleurs ? En ce temps-ci tout est mort. La patrie, l’héroïsme, le dévouement, sont des souvenirs antiques. Il faut aimer, aimer à tout prix.
Et puis, nous sommes stupides. Nous épousons des filles de dix-huit ans et voulons trouver en elles à cet âge toutes les intelligences et toutes les vertus. Qu’a-t-elle fait enfin cette pauvre enfant que j’ose condamner si vite ? Elle veut connaître la vie. N’ai-je pas voulu la connaître aussi ?
Ah ! périssent mes folles aspirations plutôt qu’elles me rendent injuste. Elle a eu tort seulement de ne pas me dire le sujet de son chagrin quand je le lui demandais. Je veux être son ami, la comprendre mieux, l’aider, l’éclairer peut-être, servir au besoin ses caprices d’enfant — et ne plus me former d’idole de vapeurs ou de verre.
Nous nous sommes expliqués : je lui ai reproché son manque de confiance. Que peut-elle craindre de moi, grand Dieu, de moi qui l’aime ? Et quelle satisfaction pourrais-je trouver en la contrariant ? Nous avons longtemps causé. Elle m’a demandé avec un étonnement naïf comment je pouvais préférer la campagne à la ville ?
— Parce qu’on y vit davantage, lui ai-je répondu, ce qui l’étonna plus encore. C’est que vous prenez, chère enfant, l’agitation pour la vie, le tumulte pour l’action. Là bas, à force de se heurter, les efforts se neutralisent ; les émotions y sont vives, mais successivement emportées par d’autres courants ! Trop de mouvement étourdit, trop de stimulants énervent. Nous retournerons ensemble à la ville, puisque vous le voulez ; mais c’est ici, ma Blanche, qu’on se sent vivre, qu’on aime à l’aise, qu’on se sent aimer.
À ce dernier argument, qui la toucha plus que le reste, elle plongea dans mon regard ses beaux yeux bleus et me dit avec un soupir :
— Eh bien, si vous ne pouvez être heureux qu’ici…
— Heureux seulement ici ! m’écriai-je ; est-ce tel ou tel lieu que j’aime ? N’est-ce pas toi ?
— William ! balbutia-t-elle en rougissant.
— Blanche, soyez à moi, mais tout entière, en quelque lieu qu’il vous plaira, je serai heureux. Et comme, de plus en plus troublée, elle se levait, je vis qu’elle ne me comprenait pas.
— Mon enfant chérie, lui dis-je, ce que je désire le plus, c’est que votre âme tout entière soit à moi dès à présent, sans défiance et sans réserve. Si vous me donnez cela, Blanche, si pas une de vos pensées, pas un regret, pas un soupçon ne s’écarte loin de moi, si vous n’appelez que moi quand vous aurez besoin d’appui, si vous croyez à ma parole comme à votre volonté, si vos yeux ont besoin des miens pour admirer avec joie, votre poitrine de la mienne pour respirer complétement, si votre cœur a besoin de mon cœur pour battre, vous m’aurez comblé de tous les biens que vous je demande.
Elle dit alors avec un sourire, mais tout émue :
— Vraiment, Monsieur, vous voulez m’absorber ainsi ?
— Oui, répondis-je, afin de pouvoir en échange me donner à vous, avec un bonheur et un délire que je n’exprimerai jamais. Depuis que je sais vouloir, je n’ai rêvé, cherché, imploré en vain que cette rencontre d’un être qui voulût bien me prendre et qui fût à moi !
Et je sentais si fortement cela, et l’amertume du passé se mêla si vivement à l’ardeur de mon désir, que mes larmes coulèrent sur les mains de Blanche. La chère fille en fut très-touchée ; des larmes aussi vinrent à ses doux yeux. Elle prit ma tête dans ses mains et pressa mon front de ses lèvres :
— Oh William ! que vous êtes bon ! et que je vous aime !
Je la serrai dans mes bras sans l’effrayer ; une divine confiance est entre nous maintenant.
VINGT-CINQUIÈME LETTRE.
WILLIAM À GILBERT.
Hier, dimanche, au déjeuner, ces dames se sont montrées en grande toilette. M. Plichon lui-même était rasé de frais. Je les plaisantai sur cette observance du dimanche dans leur solitude.
— Mais nous allons à la messe tous les dimanches, s’écria Clotilde. Si nous sommes restées ici dimanche dernier, c’est que nous étions encore un peu fatiguées et que nos malles n’étaient pas défaites.
— Cette dernière raison, dis-je, me paraît de nature à balancer victorieusement un commandement de l’Église.
— Vous riez ; mais c’est un reproche, dit Mme Plichon. Êtes-vous catholique William ?
— Si je l’étais, répondis-je, vous l’auriez su déjà.
— Comment cela ? demanda Blanche.
— Parce que je n’ai jamais pu comprendre qu’on le fût à demi. Quoi, la damnation d’un côté, des chiffons de l’autre, l’amour ou la haine du divin Jésus, et vous hésitez ? Et vous traînez au milieu des bagatelles, des vanités, des impuretés terrestres, à côté de la mort qui vous menace incessamment, cette vie d’un instant, en face de l’éternité !
Blanche s’écria :
— Quel prédicateur vous faites, William !
En même temps le regard d’Édith s’appuyait sur moi,