Librairie de Achille Faure (p. 86-96).

VINGT-TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

21 août.

Ce matin, je me suis levé dès l’aube ; la lande était une mer de vapeurs, qui bientôt commencèrent de fondre au soleil. Je descendis ; personne encore n’était levé, sauf la diligente Gonde, la cuisinière, et Anténor qui, le carnier sur le dos et formidablement guêtré, se disposait à partir en avalant une bouteille de vin, et plusieurs tranches de pâté. Il m’engagea vainement à l’accompagner ; je ne me sentais aucun goût pour le carnage, et comme il prenait par la lande, je me dirigeai de l’autre côté. Mon ami, que cette nature est admirable quand elle sort rajeunie du sein de la nuit ! C’est la sérénité dans l’exaltation. La rosée brille, la fleur s’ouvre, l’oiseau picore ou chante, la fourmi se hâte, l’arbre frémit, les feuilles semblent s’étendre et s’allonger au soleil…

Mais pourquoi chercher à peindre ce qui est inexprimable ? Nous pouvons seulement, par les synonymes convenus, rappeler des images ; mais seulement à ceux qui les ont déjà vues. Tu n’as point vu ma Blanche ; aussi n’ai-je pas cherché à te faire comprendre le charme de ce visage fin et doux, de cette souplesse gracieuse, de toute cette harmonie qui la compose. Je remportais avec moi dans ma pensée, et, songeant à son réveil, je constatais l’analogie profonde qui existe entre la nature et l’homme ; on ne pouvait comparer l’expression de tout ce qui m’entourait qu’au sourire d’un être heureux.

Cette beauté de la nature me remplissait de foi et d’espérance. La beauté, qu’on la cherche ailleurs ce sera en vain, n’est que la forme d’une idée. Et c’est pourquoi l’amour se confond avec la foi. C’est pourquoi l’on adore avec tant de reconnaissance la femme qu’on aime, révélation vivante, incarnation de l’idéal. Cette nature souriante, riche et forte m’affirmait le bonheur et j’y comptais, à cette condition sérieuse et nécessaire, de le mériter.

J’ai fait plus de deux lieues, et j’ai pris une idée du pays aux environs. Il est très-varié d’aspect, et mieux cultivé de ce côté. À peu de distance du Clain, j’ai rencontré un gros village. Ce doit être Sanxenay, le chef-lieu de commune dont j’entends parler. Les coteaux du Clain, tantôt arides et tantôt boisés, sont charmants. Mais le luxe de ces campagnes contraste avec la misère de leurs habitants. Les demeures des hommes ressemblent à des étables, et c’est une risée amère que de voir, à côté du vernis éclatant des feuilles et de la fine texture des herbes, les saies haillons du prétendu roi de la nature. Encore, ne serait-ce rien que le vêtement ; ce qui m’indigne surtout, c’est l’abaissement moral et intellectuel de ces visages. Rien d’élevé, de noble, de viril, nul éclair. Les traits sont gros, quelquefois ignobles, la face bestiale. Ils vous saluent humblement, ou vous regardent passer d’un air hébété. Entre les poulains gracieux et éveillés qui accourent pour vous voir au bord de la route, et le petit berger stupéfait et les bras pendants qui vous regarde, sans même répondre à votre bonjour, le choix n’est pas douteux, mais il est humiliant. Je te le dirai tout bas, de peur de contrarier l’éloge officiel du peuple français, il me paraît y avoir encore dans ces paysans plus du serf que du citoyen.

Comme je revenais, j’atteignis une pauvre femme qui marchait courbée sous un fagot d’herbes, une faucille à la main ; elle me regarda curieusement, nous nous dîmes bonjour, et je lui demandai où elle allait ? Elle venait d’un champ voisin et se rendait à l’étable de sa chèvre ; elle avait fait cela la veille ; elle ferait de même le lendemain, et dans ce visage flétri, je ne vis rien au delà. Les herbes coupées qu’elle portait, la plupart fleuries, se penchaient avec une grâce languissante ; mais elle, ce n’était que grossièreté, laideur, écrasement de tout. J’essayai de la faire parler ; ce fut une longue plainte : la vie dure, le mari brutal, les enfants ingrats. Puis, tout ce qu’elle avait pu faire cette année avait manqué, blé, chanvre, légumes. Il n’y avait que la chèvre et les poules qui donnassent quelque chose, mais c’était peu ; et les poules encore, à cause des gens riches et de leurs raisins (elle me lança un coup d’œil oblique), elle ne savait où les mettre — car les pauvres ont beau faire ; ils ne peuvent réussir à rien.

Je lui donnai quelque monnaie, et cette munificence qui parut l’étonner réveilla pourtant dans son œil terne une lueur de joie. J’étais attristé ; je ne voulus pas rentrer encore, et je me couchai derrière une haie, à l’ombre, car le soleil devenait chaud.

C’était plein d’insectes qui fourmillaient là de tous côtés, chacun, d’un air empressé, suivant son chemin et sachant très-bien ce qu’il allait faire, tous propres, brillants, heureux. Je songeais moi à ce triste problème de la misère humaine, quand j’entendis marcher et parler dans le chemin. C’était la voix d’Anténor et une autre voix plus douce ; en regardant à travers la haie, je vis mon futur beau-frère à côté d’une jeune paysanne assez jolie.

— Non, vous n’êtes pas bonne pour moi. Mignonne, ce n’est pas bien.

— Je n’ai pas besoin d’être bonne pour vous, monsieur Anténor.

— Mais j’en ai besoin, moi, que vous le soyez. C’est gentil ce que vous dites. Est-ce qu’une jolie fille devrait être si égoïste.

— Il voulut alors l’embrasser ; mais la fille le repoussa en s’écriant :

— Finissez, monsieur Anténor, vous savez bien que je ne suis pas de celles qui jouent comme ça.

— Oh ! parce que ce n’est pas Justin, répondit le jeune Plichon avec dépit. Vous n’êtes pas si insensible pour lui, mademoiselle Mignonne.

Je n’en entendis pas davantage ; un peu plus bas, la haie se brisa sous un effort, et Anténor, pénétrant dans le champ où je me trouvais, s’éloigna sans me voir, en écrasant sous ses pas le chaume des sillons et en sifflotant sur un ton aigu.

Je rentrai par les bois et je marchais dans le fourré en cueillant un bouquet de pois à fleurs roses pour Blanche, quand je l’aperçus elle-même dans l’allée. Elle s’avançait en jetant ses regards autour d’elle, comme si elle cherchait quelqu’un. Je me montrai tout à coup. Elle fît un cri et se réfugia presque dans mes bras, où je l’attirai avec transport.

— Oh ! Monsieur, c’est bien mal ! vous m’avez fait peur.

Son visage était enflammé d’émotion, ses yeux humides de tendresse, et elle me prenait à témoin de son trouble avec les plus doux regards.

Je la conduisis sur un fauteuil de mousse, et me laissai glisser à ses pieds.

— Oh ! si l’on nous voyait, balbutiait-elle, rouge et confuse.

Les femmes n’oublient jamais cela. Jamais l’amour n’efface à leurs yeux le monde, même quand elles le bravent, et toujours ce fantôme vient se placer entre elles et leur amant. Se donnent-elles jamais complètement ? Je fus presque blessé de cette parole de Blanche, et j’eus tort ; ce n’est pas sa faute ; on l’a élevée ainsi ; depuis qu’elle existe, chacun de ses gestes et de ses pas a été placé non sous l’œil de Dieu, mais sous les regards du monde.

— Ne suis-je pas votre fiancé, lui dis-je.

— Pas encore.

— Pas encore ! m’écriai-je et que sommes-nous donc ? des étrangers ?

— Mais,… je veux dire que tout le monde ignore…

— Eh ! laissons tout le monde, dis-je presque en colère ; que le monde sache ou ne sache pas que nous nous aimons, nous le savons, nous. Ah ! pour le monde entier, ne l’oublions jamais.

Elle fut très-surprise et tout émue du ton dont je parlais ; réellement j’étais stupide. Je lui en voulais de ne pas être au diapason où j’étais moi-même. C’est l’éternelle querelle humaine, la seule au fond. Nous sommes tous montés à mouvements inégaux, et ces dissonances qui nous désespèrent ne sont que des questions de temps, heures ou siècles. — Mais l’amour est la rencontre de deux êtres en accord. — Bah ! l’absolu toujours, j’extravague. Et le charme des différences ? Vais-je désirer le sommeil des béatitudes ?…

Que disais-je ?… Écoute : je ne sais pourquoi, mais jamais, à aucune époque de ma vie, je n’ai senti un tel besoin de bien entendre ce qui se passe en moi, de saisir ce qui existe chez les autres, d’analyser, de comparer, de savoir enfin. J’ai sur le moment une mémoire très-vive, mais où plus tard les détails s’effacent. Ici, dans ma chambre, où je suis seul et sans livres, j’aime à fixer mes impressions en t’écrivant. Car de m’écrire à moi-même, ma foi, je ne le ferais probablement pas ; on a plutôt fait de penser ; mais la forme nous est nécessaire pour voir, et la rectitude de ces petits caractères noirs, et celle de la phrase, forcent la pensée à se dégager, l’éprouvent, la corrigent. Enfin, je vois mieux ce qui s’est passé quand je l’ai écrit. Je continuerai donc à t’envoyer ces in-folio qu’il t’est permis de ne pas lire, et qu’il m’est venu à l’idée de griffonner à ton adresse, sachant que tu conserves mes lettres et que tu es en tout ce qui me touche d’une scrupuleuse discrétion. Je me rappelle le bonheur que j’ai eu l’année dernière à relire mes lettres d’adolescent. Oh ! le divin monde ! Il n’est plus que là.

À mesure que nous changeons, notre passé se ternit, s’efface, et le souvenir qui nous en demeure n’est plus qu’une sorte de squelette. Mais dans ces lettres, c’était la vie ; c’était ma vie d’enfant tout entière, avec sa forme et son coloris, qui m’était rendue. J’en ai pleuré ; et de nouveau je l’ai vécue des jours entiers, avec délices et amertume. Donc, je te confie mes vingt-sept ans, et ce frais amour qui s’est emparé de moi. Tu me rendras cela dans quelques années.

J’aime autant, certes, que la première fois ; mais ce n’est plus de la même manière. Cette fois, j’ai besoin de me rendre compte de mes impressions. Je suis moins instinctif, moins aveugle. Senté-je moins vivement ? Je ne crois pas.

Oui, l’on étouffe chez la femme le naturel par cent réserves, par une dissimulation que de profonds philosophes découvrent ensuite sous le nom d’instinct féminin. Quand je lui ai dit : — Vous me cherchiez ? c’est presque naïvement qu’elle m’a répondu :

— Non, j’étais venue là me promener un peu. Je vous croyais du côté de l’avenue.

Je lui ai pris les mains et l’ai regardée dans les yeux avec reproche ; elle a beaucoup rougi.

— Pourquoi craignez-vous de me rendre trop heureux ? lui ai-je demandé. Ne m’avez-vous pas dit que vous m’aimiez ? Eh bien, il faut l’avouer toujours, à tout propos. C’est notre bonheur, et maintenant ce doit être notre orgueil.

Cette promenade m’avait enivré, je lui dis les pensées qui m’étaient venues là-bas, à l’ombre de cette haie : S’il y a quelque chose de bon et d’utile à faire au monde, c’est ici, dans ces campagnes, où la terre et l’intelligence humaine sont également stériles. Il y aura toujours à Paris des bibliothécaires plus savants que moi ; mais ici ce pauvre peuple n’a d’autre livre que l’almanach. Augmenter leur bien-être, c’est impérieux, urgent ; mais rendre à ces fronts bas, à ces visages grossiers la flamme de Prométhée, les mettre en harmonie avec leur milieu, en faire des hommes, des citoyens, des poëtes, c’est-à-dire des êtres compréhensifs et heureux de la poésie qui les entoure, ce serait créer un monde, ou du moins rétablir l’équilibre de celui-ci, en portant la vie intellectuelle au milieu des champs. L’homme, pour être fort et sain, a besoin de la nature en même temps que de l’idée, et…

Je m’arrêtai en voyant Blanche m’écouter avec un étonnement presque pénible.

— Et comment voulez-vous faire tout cela ? me dit-elle en souriant avec ironie.

Ces mots soufflèrent sur mon enthousiasme.

— Il est certain, lui dis-je un peu confus, que mes moyens d’agir ne sont pas en rapport avec ce rêve. Je vous exposais l’idée telle qu’elle m’est venue ; ce n’est pas un projet ; mais elle en contient les éléments. Si, par exemple, je consacrais à étudier l’agriculture le temps qu’il me faudra dépenser à poursuivre une place, et peut-être aux études nécessaires pour la remplir, ne pourrais-je acheter des terres voisines du Fougeré, devenir en outre le fermier de votre père, prêcher d’exemple d’abord, et, sinon accomplir mon rêve, car il y faudrait plus que la vie d’un homme, du moins, en commencer la réalisation ? Nous resterions ainsi près de votre famille, ce dont je serais heureux presque autant que vous.

— Ce serait charmant ! s’écria-t-elle avec un dépit qu’elle ne pouvait dissimuler, et qui m’étonna.

J’ai raconté aussi ma rencontre avec la pauvre femme, et ce qu’elle m’a révélé de sa misère.

— Oh ! dit Blanche, ce doit être la Cholette. Oui, elle est très-pauvre ; mais il ne faut pas, William, croire absolument tout ce que disent ces gens-là. Ils se plaignent toujours.

— Et de quoi se loueraient-ils ? m’écriai-je, leur connaissez-vous quelque bonheur ?

— Je ne sais pas ; moi je les connais très-peu. C’est maman qui leur a fait quelquefois des charités et à qui j’ai entendu dire qu’ils ne méritaient guère qu’on s’occupât d’eux.

Le calme et l’insouciance de cette belle enfant, qui vit comblée de biens au milieu des misérables, me firent mal ; je me tus, mais je tombai dans une tristesse invincible. Elle voulut remettre la conversation sur le ton de ces mièvreries amoureuses qui remplissent à l’ordinaire nos courts entretiens ; à peine pouvais-je lui répondre.

— William, me dit-elle d’un ton très-doux et très-tendre, qu’avez-vous donc ?

Et elle me prit la main. Dans cette étreinte, dans son regard, j’oubliai tout, si ce n’est qu’elle m’aime. Elle m’aime ! Qui payera jamais la moindre parcelle de tendresse donnée ? Elle peut bien se tromper, avoir des préjugés, la chère enfant ; qui ne se trompe ? Mais de l’amour et de la bonne foi, cela est tout.

Je ne puis te peindre, Gilbert, combien elle est bonne ; avec quelle grâce incomparable, avec quel abandon, elle me livre son âme charmante dans ses doux regards.

Et puis, elle est si jeune ! Peu à peu nous nous comprendrons.

On l’appela. Elle voulut revenir seule, et je fis un long détour en courant pour rentrer par l’avenue. Mais maman Plichon nous a regardés d’un air soupçonneux. Blanche est triste ce soir et boudeuse, ou réservée, je ne sais trop. L’aurait-on grondée ? Ce serait détestable et puéril. Je ne comprendrais pas qu’on méconnut à ce point les droits de notre amour et notre dignité d’êtres raisonnables.

J’ai, remarqué en rentrant un détail curieux : assise dans l’antichambre et occupée à coudre, se trouvait cette Mignonne qu’Anténor, ce matin, voulait embrasser. Elle remit à la tante Clotilde un cahier de feuilletons, et celle-ci lui en promit d’autres. C’étaient le chevalier d’Harmental, la femme de trente ans, le lion amoureux, Piquillo : Alexandre Dumas, Balzac, Soulié Scribe. Sur une imagination de village, quel curieux effet cela doit faire !

— Pensez-vous, dis-je à la tante, que tout cela nourrisse bien sainement l’esprit de cette fillette ?

— Mais, me répondit-elle, pourquoi pas ?

— Ce pourquoi pas me paraissant magnifique, je n’en demandai pas davantage. Ce n’est pas là pourtant l’instruction que réclament nos pauvres campagnards ; ce n’est pas le monde et la ville avec leurs vices, leurs vanités, leurs doutes, leur luxe, leur facile morale et leurs sentiments de théâtre, qu’il faut venir étaler devant leurs yeux. Quand on se plaint de les voir déserter la charrue pour les métiers, ce n’est pas cette amorce qu’il faut jeter dans leurs cabanes en guise d’idéal. Bien différente était l’initiation qu’à l’abri de ma haie je rêvais ce matin.

Je regardai cette paysanne. Elle a plus de distinction que les autres, la figure douce et assez jolie, un corsage milice, des doigts longs, de la modestie, de la réserve, une certaine préciosité. Je lui demandai :

— Ces romans, Mademoiselle, vous amusent beaucoup ?

Elle me répondit :

— Oui, Monsieur, en baissant les yeux. — Ce Justin, qui, si, j’en crois Anténor, possède son cœur, doit être le dandy le plus romantique du village.

Il m’est venu à l’idée, depuis le pourquoi pas de la tante Clotilde, que Blanche lisait aussi des feuilletons. Pourquoi pas ? — Et sans doute !… ce que je voudrais savoir avant tout, c’est la cause de sa tristesse.