Les Deux Filles de monsieur Plichon/47
QUARANTE-SEPTIÈME LETTRE.
WILLIAM À GILBERT.
Quand le cœur est troublé, l’esprit incertain, le moindre événement fait pencher la balance. Je suis tout heureux. Au déjeuner, ce matin, Jean, que sous l’influence des conseils de M. Forgeot, on fait de plus en plus valet de bonne maison, qui nous sert à table maintenant, et qui mettra des gants blancs après-demain pour conduire la voiture de monseigneur, Jean, malgré tout cela aussi bon et aussi gauche que par le passé, arrive un peu tard, tout ému. Il venait de relever la Chollette, tombée d’un pommier, en essayant de cueillir une pomme restée aux branches après la récolte. La pauvre créature s’était évanouie ; on l’avait portée sur un lit ; mais elle ne donnait d’autres signes de vie que des mouvements nerveux. On se récria sur ce triste événement, et je vis Blanche si douloureusement affectée par les détails que donnait Jean, qu’elle repoussa son assiette et cessa de manger. La tante Clotilde refusa, par le même motif, une aile de perdreau. Je portai mes regards sur Édith : elle avait les yeux baissés, le visage immobile comme à l’ordinaire et mangeait avec une sorte d’empressement.
— Que diable allait-elle faire dans cet arbre ? s’écria M. Plichon.
— Elle avait faim, Monsieur, dit Jean, dont la voix s’altéra et qui passa la main sur ses yeux.
Nous restâmes silencieux, tous, et maman dit à Jean de porter chez la Chollette un pain de deux livres et le reste du poulet qu’on avait servi la veille.
M. Forgeot, alors, après avoir forcé Blanche et Clotilde par ses instances à manger des œufs au lait, fît une tirade à sa manière. (Il faut dire que pour lui la misère de la Chollette ne lui a pas fait perdre un coup de dent !)
— Oh ! la femme de cœur ! il n’y a pas d’être plus beau, plus touchant, plus complet. Qu’y a-t-il de plus désirable pour l’homme que cette créature sensible, impressionnable aux maux d’autrui, attachée à ses devoirs, soumise et dévouée, et qui ne cherche point, avec un vain orgueil, à mettre son intelligence en lutte avec celle de l’homme, de peur d’y perdre ses attributs les plus touchants, la grâce et la tendresse. Oh ! le cœur ! le cœur ! il n’y a que cela !
Le cœur ! la femme de cœur, sont le dada favori de M. Forgeot, qui tient beaucoup à trouver du cœur chez ses semblables, et je ris souvent in petto des airs de colombe que prend Clotilde pour mériter le titre de femme de cœur, désir qui parfois la pousse à des excès de sensibilité. La dernière phrase de M. Forgeot était évidemment dirigée contre Édith, et je n’en ressentis pas d’humeur comme je l’aurais fait, à cause de l’insensibilité qui, à ce moment, me choquait en elle. Après le déjeuner, j’avais promis d’aller à Vivonne, à cheval, pour une emplette indispensable à la réception du surlendemain ; je partis ; cette course de six lieues, aller et retour, par de mauvais chemins, prit le reste de la journée, et je revenais le soir par un froid très-vif, presque glacé sur mon cheval, quand, à une demi-lieue du Fougeré, rencontrant le métayer de M. Plichon, je lui donnai la bête à ramener et mis pied à terre.
La soirée, quoique froide, était très-belle ; les étoiles brillaient du plus vif éclat ; la lande s’étendait sous mes pas comme une immense plate-forme couronnée par la voûte étincelante ; et l’on entendait les appels et les chants lointains des bergers ramenant leurs troupeaux. Je me plaisais dans ces harmonies ; maintenant, le sang affluait avec force dans mes veines, et j’aurais voulu marcher longtemps. Non loin de la vive lumière qui partait du salon du Fougeré, une autre lumière, petite et tremblante, marquant au coin des bois la place du hameau, fixa mon attention et me rappela la pauvre Chollette. Je voulus l’aller voir, et je pris, en traversant les bois, le plus court chemin.
Je passais dans une allée quand j’entendis marcher sous bois à côté de moi. J’écoutai, le bruit persista ; il me sembla reconnaître le pas d’un homme ; mais je ne pouvais rien voir dans l’obscurité du feuillage, tandis que dans l’allée il devait quelque peu me distinguer. J’ouvris doucement le long couteau que je porte toujours sur moi et j’attendis.
Un peu plus loin je rentrais dans le bois quand un homme sauta sur moi en criant d’une voix sourde : La bourse ou la vie, s’il vous plaît, Monsieur. Mais il était tremblant comme un coupable, et je n’eus pas de peine à le terrasser. Il portait un fusil qui tomba en même temps que lui et dont il n’avait pas même cherché à se servir.
— Vous en êtes à votre premier mauvais coup, lui dis-je, et c’est la faim sans doute qui vous y a poussé. Mais, pourquoi, au lieu de m’attaquer, ne m’avez-vous pas demandé l’aumône ?
— Ce n’est pas deux sous qu’il me faut, grommela-t-il.
— J’ai dix francs à votre service, lui répondis-je, et, le lâchant aussitôt, je les cherchai dans ma poche. Il se releva lentement, et je vis, à sa voix, qu’il était saisi d’une grande émotion :
— Ah ! Monsieur, me dit-il, vous êtes un vrai homme, et je suis ben au repentir de vous avoir attaqué. Je ne suis pas un brigand, comme vous le devinez bien, mais la misère pousse à de vilaines choses. Voilà quatre jours que ma fille et moi n’avons pas de pain, et, pour aller aux portes, voyez-vous, c’est impossible.
Je lui remis les dix francs et l’engageai, en cas de nouvelle extrémité, à venir au logis et à demander M. de Montsalvan.
— Ah ! ce n’est donc pas vous, M. Forgeot, me dit-il.
— Non ; c’est à M. Forgeot que vous en vouliez ?
— Oui, Monsieur, parce que j’ai su par ma fille, qui va quelquefois au logis en journée ; que ce monsieur-là avait en papier de vrais trésors, de quoi enrichir M. Plicbon et bien du monde, et, voyez-vous, ça m’avait tourné la tête, et je voulais voir si je ne trouverais point dans ses poches une action où deux pour faire le bonheur de ma pauvre fille, puisque, autrement, ça ne lui sert de rien du tout d’être jolie et bonne et sage, et mieux que n’importe qui…
Il pleurait en disant ces derniers mots :
— Vous êtes le père de Mignonne, lui dis-je.
— Oui, Monsieur, balbutia-t-il ; mais ne le dites pas ; je ferais honte à ma fille.
— Elle n’a donc plus de travail ?
— Ni elle ni moi, depuis longtemps ; les riches n’en donnent plus, parce que l’année est mauvaise et que ça craint de manquer après la mort. Ah ! j’ai ben fait travailler quand même, moi, autrefois.
Je rengageai sérieusement, en lui montrant les conséquences terribles de sa faute, à conserver à sa fille le seul bien qu’ils eussent gardé, une bonne renommée, puis je le quittai en lui donnant une poignée de main, seconde aumône, aussi précieuse pour lui que la première. Enfin, je me rendis chez la Chollette. Elle était un peu mieux ; le médecin répondait de sa vie ; et son mari ; qui la soignait, lui faisait boire de temps en temps un peu de bouillon envoyé par Mme Plichon. Cet homme se répandit en remerciements, surtout pour la demoiselle, qui était venue elle-même, et leur avait donné de l’argent, en ordonnant d’aller chercher le médecin. Moi, le cœur me battait de joie, car j’avais pensé qu’en effet elle serait venue. J’ai failli dévorer, en arrivant, sa petite main, et j’eusse voulu la serrer sur mon cœur, la chère et bonne fille. Eh bien, elle ne lira pas, si ça l’ennuie ; mais elle m’aimera, et elle aimera encore les pauvres et les affligés, sans parler de leurs maux aussi bien qu’Édith, mais en les soulageant mieux. Et moi, qui avais osé les comparer, l’une à l’autre, en souffrant secrètement de l’infériorité de ma fiancée !
Ah ! si vraiment l’accord est impossible, je préfère, moi aussi, le cœur à la tête, et j’adore ma Blanche plus que jamais.
Je viens de recevoir un coup dont je suis encore tout étourdi. Nous causions. Blanche et moi, dans la salle à manger, tandis que maman allait et venait, surveillant le déjeuner. Nous causions de religion. Quand l’occasion se présente, maintenant, d’aborder avec elle les sujets sérieux, je ne la laisse plus échapper ; ce qui l’impatiente, je le vois bien ; son affaire à elle serait éternellement ce doux babillage d’amour, où s’échangent au vol de furtives caresses. Elle me dit enfin avec une vivacité, où se mêlait beaucoup d’impatience :
— Eh bien, quand même vous me prouveriez que je ferais mieux de renoncer au catholicisme, je ne le ferais pas, parce que, pour une femme, c’est très-mal vu, et je ne veux pas me faire remarquer ainsi.
— Vous avez tort, lui dis-je un peu sèchement, ces choses-là n’ont rien à faire avec l’opinion, et…
— Non, reprit-elle avec humeur, je ne sais pas pourquoi vous me tourmentez ainsi ; car c’est moi qui devrais me fâcher de votre entêtement à propos de monseigneur. Il paraît que vous ne m’aimez plus, telle que je suis ; et moi aussi, William, je vous croyais plus aimable.
Elle se remit alors avec ardeur à chiffonner des roses en papier, qu’elle destinait à l’ornement des flambeaux pour le grand jour du lendemain.
Je ne répondis pas, et je songeais silencieusement à l’amertume d’une séparation morale si grande entre elle et moi, quand me revint le souvenir de sa visite à la Chollette ; je sentis alors mon cœur se fondre pour elle, et tout pardonner, et tout espérer encore. Oui, cette divine faculté de se transporter hors de soi, de vivre dans d’autres êtres, qu’on appelle bonté, pitié, charité, amour, elle est la base de tout effort et de toute intelligence, le terrain fertile où germe tout ce qui s’épanouit en pleine lumière. L’égoïste seul est stérile et mort.
Déjà je voyais à son regard qu’elle s’inquiétait de ma bouderie et déjà son coquet sourire avait commencé l’attaque, lorsque je me rendis de bonne grâce et sans marchander. Lui prenant la main :
— Blanche, lui demandai-je, êtes-vous allée chez la Chollette aujourd’hui ?
— Non, me répondit-elle avec surprise. Oh ! nous en saurons des nouvelles par Jean.
— Vous avez été hier, chère fille, bien bonne pour elle.
— Que voulez-vous ? Je ne puis pas supporter d’entendre parler de chutes et de blessures comme cela ; ça me fait mal.
— Mais cela ne vous empêche pas de visiter les malades ?
Elle fixa de nouveau sur moi ses beaux yeux étonnés :
— Que voulez-vous dire ?
— Comment, vous ne voulez pas m’avouer que vous êtes allée, hier chez cette pauvre femme et lui avez donné de l’argent pour payer le médecin ?
— Moi, William ? Mais non ; je n’ai pas quitté la maison hier, et je n’avais guère le temps, je vous assure ; car il me reste encore, Monsieur, une quantité de choses à faire, ces fleurs d’abord, et puis ma toilette, qui n’est pas prête. Savez-vous que c’est très-ennuyeux, au moins, de ne pas avoir de femme de chambre ? À la ville surtout, je ne crois pas qu’on s’en puisse passer ?
Je fis deux ou trois tours dans la chambre et m’en allai. Décidément, ce n’était pas elle. Je ne puis exprimer le mal que cela m’a fait. Je ne l’essayerai même pas ; les pensées qui me viennent, sont telles… Il n’y aurait donc ni bonheur vrai ni amour durable ? Suis-je destiné à être toute ma vie la dupe de mon propre cœur ? Ah ! je voudrais être anéanti ! ou que Dieu me donnât l’oubli de cette vie, et m’en déchargeât.
Par des questions détournées, je me suis assuré que ce n’était pas Clotilde, c’est donc Édith.
On est allé ce soir à la pêche aux écrevisses, et j’ai dû les suivre, M. Plichon, Clotilde, Blanche, moi et M. Forgeot. Blanche était fort gaie. Cette réception, ce grand dîner, tout cela l’enchante. C’est bien plutôt l’effet d’un goût naturel que l’effet de sa jeunesse. Je me rappelle, enfant, combien je préférais aux journées de réception, même pleines de gâteaux, ces douces journées intimes passées prés de ma mère.
J’ai cru devoir dire à M. Forgeot que j’avais été attaqué dans le bois la veille et qu’on m’avait pris pour lui. Je ne savais guère lui faire une impression aussi vive ; il est devenu fort pâle. Au fait, cet homme-là doit être poltron, et tenir, comme on dit, à sa peau. La nuit venue, M. Plichon, qui craint les rhumatismes, est retourné à la maison avec les dames, et nous sommes restés, le Forgeot et moi, chargés de prendre, à la faveur de la nuit, un nouveau cent d’écrevisses. Il regardait de tous côtés, soupçonnant un brigand derrière chaque touffe d’arbres, et, c’est moi qui ai dû lever les filets dans les endroits sombres. Il prit enfin le parti d’avouer sa peur avec cynisme et s’efforça de la justifier par des arguments. C’est toujours le procédé de ces natures sans élévation et sans idéal. Elles concluent de ce qui est à ce qui doit être, au lieu d’en appeler à ce qui doit être de ce qui est.
Nous remontions au plateau par un chemin bordé de haies épaisses, et il se serrait contre moi, plaisantant lui-même de sa peur le plus agréablement qu’il le pouvait faire, afin de combattre le dégoût qu’il sentait bien m’inspirer, quand nous entendîmes courir quelqu’un derrière nous. Je vis, à la clarté des étoiles, les genoux de mon homme se dérober sous lui :
— M. de Montsalvan, je vous en supplie, défendez-moi.
— Que diable ne songez-vous à vous défendre vous-même ? Et puis, quelqu’un ne peut-il courir… ?
— C’est que j’ai plus de confiance en vous qu’en moi-même, reprit-il en se faisant un rempart de mon corps.
— Comme je lui disais sèchement de me lâcher, le danger se montra sous la forme élégante d’une grande jeune femme aux vêtements sombres, c’était Édith. Un peu essoufflée, elle prit mon bras.
— Et, d’où venez-vous ainsi ? lui demandai-je.
— Du Malignon ; je me promène souvent le soir, j’aime cela ; sachant que vous étiez à la pêche, j’y suis allée ; mais vous veniez de partir, et j’ai couru pour vous rattraper.
— Comme cela, vous n’avez pas peur, vous ?
— Mademoiselle Édith n’est pas raisonnable à cet égard, s’écria Forgeot, et je ne trouve pas ces audaces belles, parce qu’elles sont imprudentes. La peur et la prudence au fond sont une même chose, et la prudence n’est autre que la sagesse appliquée à l’instinct de conservation, le plus légitime, le plus nécessaire de tous. Car enfin, il est incompréhensible que ce soient précisément les choses contre nature qui soient honorées parmi les hommes, et la témérité, l’intrépidité, ces vertus barbares…
Je le laissai discourir tout à son aise. Je sentais sur mon bras le contre-coup des battements précipités du cœur d’Édith ; j’entendais sa respiration pressée ; je songeais à toutes ces preuves qui me sont venues l’une après l’autre, de son jugement, de sa justice, de sa bonté, et je ne puis dire l’impression étrange et profonde que me causaient ces révélations d’une vie intense, dans le sein d’un être que jusqu’alors j’avais cru de marbre. Elle, qui a pris le parti, depuis si longtemps, de répondre par le mépris à ce qui la blesse, ne donna pas davantage la réplique à notre compagnon. Nous nous en prîmes aux étoiles. Je lui appris à connaître quelques constellations et nous parlâmes d’histoire à ce propos. Édith comprend largement toutes choses et les suppositions qu’elle fait parfois sont plausibles et lumineuses comme des systèmes. C’est un des plaisirs les plus vifs qu’on puisse éprouver que le contact d’une pareille intelligence. Aussi, lorsqu’elle m’a dit : — Que vous êtes heureux de savoir l’astronomie ! me suis-je empressé de lui offrir quelques leçons, qu’elle a acceptées, et que nous prendrons chaque soir à la même heure, sous le ciel étoilé.
— Quoi, vous n’avez pas assez du grec et du latin ? s’écria Forgeot, il vous faut encore de l’astronomie !
— Vous savez ces langues ? demandai-je.
— Mon Dieu, oui ; j’ai appris ce que j’ai pu, répondit-elle simplement ; mais ce sont précisément les choses que je ne sais pas qu’il me serait le plus agréable de savoir.
Sur le seuil de la maison, Forgeot, devenu héroïque, me prit à part :
— M. William, me dit-il d’un ton solennel, jurez-moi que vous ne m’avez pas rendu victime d’une mystification.
— J’ignorais que vous fussiez poltron, ai-je répliqué, et je ne suis pas un mauvais plaisant.
— Alors, je pense, n’est-ce pas, qu’il est inutile… cela pourrait effrayer ces dames.
— Ces dames sont courageuses, répondis-je en entrant. Voyez plutôt Mlle Édith.
Il me crut décidé à le ridiculiser et se hâta de prendre l’avance en racontant lui-même son aventure avec esprit et gaieté. Je fus donc obligé de parler de la mienne ; mais, pour dépister tout soupçon, je prétendis qu’à en juger par le costume de mon agresseur, il devait être étranger. Les dames se récrièrent, et l’on m’ordonna de ne plus sortir le soir. Édith avait jeté sur moi un regard inquiet.
— Nous sommes en un temps mauvais, très-mauvais, dit M. Plichon soucieux. Et il parla des troubles survenus en plusieurs lieux par suite de la cherté des grains. Ce qui est étrange, c’est que ni lui ni M. Forgeot n’attribuent ces troubles à l’horrible misère du peuple ; mais à des agents perturbateurs, sorte d’êtres fantastiques amoureux du désordre, comme Satan du mal, et qui, disent-ils, excitent les mauvaises passions. La faim serait-elle une mauvaise passion ? Certes, M. Forgeot ne devrait pas hésiter à la ranger, même avant la peur, au nombre des instincts les plus légitimes et les plus nécessaires de notre nature ?
Mais ce n’est qu’un manteau, jeté sur la vérité qu’ils ne veulent pas voir, un paravent chinois, qu’ils étendent entre la honte de leur superflu et l’horreur d’une situation importune, dont ils ne veulent pas souffrir. Ils sentent confusément qu’ils sont responsables et que le peuple, ignorant et pauvre, ne peut s’adresser qu’à eux, dépositaires de l’instruction et de la richesse. Il est certain que cette famine eût pu être conjurée, adoucie du moins ; mais on n’a songé qu’à s’enrichir de plus en plus aux dépens de la vie des pauvres, et la statistique, cette année, pourrait évaluer combien revient en moyenne d’assassinats à chaque spéculateur.
M. Plichon a eu le tort de prendre il y a quelques mois du blé en paiement et de ne l’avoir pas encore vendu. Sa femme le presse de s’en défaire ou plutôt de le distribuer à crédit dans le pays, mais il s’écrie qu’il ne sait pour qui on le prend, qu’il ne peut nourrir à la fois le pays et sa famille, qu’il ne serait jamais payé, etc. Que diable veut-on ? Il s’est gêné pour quintupler ses revenus et voilà que les misérables frappent à sa porte sous prétexte qu’il faut vivre. Il n’y peut rien.
Je n’aimerai jamais cet homme qui doit, selon toute apparence, être mon beau-père. Je l’excuse cependant un peu en me disant : Ils sont tous ainsi ; ils sont nés dans la religion du capital, comme les Hébreux dans celle de l’arche sainte. Et moi qui ne donne que mes cinq sous ! Il est vrai que je les donne bien des fois par jour. Envoie-moi mille francs. Dieux ! Que je voudrais quelque chose à faire, un travail fécond. Mais lequel ? — Je regarde toujours cette lande de ma fenêtre. Il y a là cent hectares incultes, et le pays meurt de faim. Mais ce n’est pas une utilité qu’on me demande ; c’est de la rente, et Blanche ne veut pas vivre à la campagne. Tiens, c’est fini, nia vie est manquée maintenant ; elle ne sera jamais sérieuse et je la passerai tout entière à regretter et à maudire les vanités où elle se consumera.