Librairie de Achille Faure (p. 199-207).


QUARANTE-SIXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

26 novembre.

Il y a quelques heures, ne trouvant pas Blanche au salon, je l’ai demandée.

— Elle est, je crois, dans la bibliothèque, m’a dit maman. Je l’ai vue, il y a bien une demi-heure, s’en aller de ce côté, votre philosophe en main, et c’est assurément pour l’amour de vous qu’elle fait cela.

Je me rendis à la bibliothèque pour la surprendre dans sa lecture ; je voulais la remercier, l’interroger sur ce qui l’avait frappée, en causer avec elle ; et le cœur me battait de joie et de gratitude. La porte était ouverte ; j’entre doucement, à petits pas, prêt à déposer un baiser sur le cou penché de ma chère liseuse… elle était étendue dans le fauteuil, les pieds au feu, la tête renversée sur le dossier dans une pose charmante, les yeux fermés ; le livre échappé à sa main était par terre ; Je me penche sur elle : pas de doute, elle dort ; son souffle est régulier, son sommeil est profond. Et voilà donc tout l’effet que produit sur elle mon pauvre philosophe à l’âme si grande et de si bonne foi ! Je ramassai le livre, et, plein de dépit et de désespoir, quelque belle que fût Blanche dans son sommeil, je sortis sans vouloir jeter sur elle un nouveau regard.

Non, c’est impossible ! Elle est née comme cela sans doute, irréfléchie ; puis tout a secondé ses tendances au lieu de les combattre. Elle a vu dans l’esprit de tous ceux qui l’entouraient, et dans les habitudes générales, qu’elle était née pour une existence frivole et facile et s’est contentée de cela, trop aisément. Être jolie, plaire, charmer les yeux des hommes : voilà toute leur tâche, tout leur avenir ; fleurs d’une saison, voilà tout.

On fait ainsi de la femme une sorte d’éphémère. Dans l’idée générale, la seule époque de sa vie qui ait une valeur, un éclat quelconque, c’est de quinze à vingt ans, de la puberté au mariage ; trajectoire brillante, mais courte, et leur destinée se fixe et s’immobilise, à l’heure précisément où l’être moral et intellectuel entre dans sa force. On commence pourtant à s’inquiéter de la mère ; plus tard, s’inquiétera-t-on de l’être humain ?

Seul contre tous, contre l’opinion, contre des habitudes invétérées, contre son naturel même, je le vois trop, je ne puis rien.

27 novembre.

Je viens de découvrir chez Édith une faiblesse féminine. Elle était à l’entrée de la plaine, comme j’y arrivais, et se tenait là, hésitante, regardant de loin les grands bœufs rouges et les vaches qui paissaient. Depuis mon retour au Fougeré, je ne l’ai pas vue plus qu’auparavant et, si j’en excepte quelques regards d’intelligence échangés à table dans les discussions, nous n’avons eu guère plus d’intimité. Je lui en voulais un peu et j’allais la quitter après quelques mots polis, quand elle étendit la main vers moi, me disant :

— Où allez-vous donc ?

— J’aurais craint de vous gêner en vous imposant ma présence plus longtemps, lui ai-je dit.

— Vous n’avez pas d’autre raison ?

— Aucune.

— Vous n’alliez rejoindre personne ?

— Je me promenais, et, comme on trouve qu’il fait déjà froid……

— Oh ! répliqua Édith en souriant, ma tante et son élève Blanche ont toujours tenu à honneur de suivre à la campagne les coutumes de la ville. Aujourd’hui, cependant, le soleil est chaud.

— Vous avez oublié votre chapeau ?

— Cela ne me fait rien.

— Et votre teint, dis-je en admirant son extrême blancheur, vous n’avez donc pas de coquetterie ?

— Non. Que voulez-vous que j’en fasse ?

En même temps, elle me prit le bras et m’entraîna dans la direction du châtaignier où le vieux, comme on l’appelle, a bâti sa hutte circulaire. Elle tenait à la main un livre sur lequel je lus : Fables de la Fontaine.

— Vous allez consulter le sorcier ? lui demandai-je.

— Précisément. Vous le connaissez ?

— Il m’a donné l’hospitalité un jour de pluie, et m’a parlé de son talent.

— Vous êtes disposé à vous en moquer peut-être : vous avez tort. Il a guéri sous mes yeux, du moins selon toute apparence, un enfant malade, et pour les maladies des bestiaux on vient le chercher de plusieurs lieues.

— Quoi, vous croyez, Édith, à la sorcellerie ?

— Je crois à des forces dans l’humanité qui sont encore inconnues, et à je ne sais quelles révélations d’une médecine naturelle, fournies peut-être par les inspirés, ou somnambules d’autrefois, et que la tradition a conservées depuis des milliers de siècles. Cet homme était le fils aîné d’un sorcier, ou toucheur, qui, fils aîné lui-même, avait également reçu de son père l’initiation. Le vieux, de même, a enseigné à son fils certains gestes et certaines prières, et l’a mené cueillir, à certaines heures, les herbes qui guérissent les maladies des hommes ou des animaux. Il ne faut pas lui demander de science ; il ne sait que sa leçon. Il est un des chaînons de la tradition, et voilà tout.

— Il est certain, dis-je, que l’élément mystique, si combattu, vit toujours dans l’humanité ; qu’il y a dans l’histoire des faits inexplicables, et qu’en plein dix-neuvième siècle, à côté du magnétisme étudié dans les villes, malgré les chemins de fer qui se multiplient, malgré l’instruction qui se répand, et malgré la loi, il y a toujours des sorciers dans nos campagnes. Mais… savez-vous qu’il est irritant de ne pas comprendre…

— Ce n’est pas une raison pour nier, mais pour étudier, me répondit-elle d’un ton grave. La science avancerait bien autrement, si la vanité humaine ne l’enrayait à chaque pas. Moi, je crois que la magie, malgré ses superstitions et ses erreurs, n’est autre que la science des rapports de l’homme avec l’univers, rapports secrets et profonds, plus vastes cent fois qu’on ne le croit généralement.

— Mais cette science primitive, lui dis-je, à la fois plus confuse et plus avancée que la science actuelle, serait donc à votre sens une révélation — ou peut-être une innéité ?

— Voilà le mystère, me répliqua-t-elle en souriant. Qui sait si, avant de s’engager dans le sentier de la science, avant de développer en lui l’être intellectuel, l’homme n’était pas doué d’une plus grande somme de cette intuition, que nous appelons instinct chez les animaux ? Instinct humain, il va sans dire, instinct supérieur jet digne de l’espèce, qu’elle a dû perdre le jour où elle a voulu savoir par elle-même et gagner à la sueur de son front la vérité. Cela expliquerait Ève et Prométhée, et l’histoire de la chute, si fortement empreinte dans les légendes ; car toute tradition a sa raison d’être et sa confuse vérité. Cela expliquerait, en outre, cette sorte d’aurore qui entoure le berceau de l’humanité, et cette masse de vérités acquises et de mythes profonds, en face desquels commence l’histoire.

Nous étions silencieux depuis quelques minutes, quand je m’aperçus qu’Édith m’entraînait dans une direction autre que celle du châtaignier. Je l’est avertis.

— C’est à cause des bœufs, me dit-elle, et je crus remarquer de l’altération dans sa voix et dans ses traits.

— Quoi ! vous en avez peur ! m’écriai-je.

— Mon Dieu, oui.

— Voilà une faiblesse.

— Eh ! qui n’en a pas ?

— Vous, je le croyais.

— Vraiment ? qui sait si vous n’auriez pas, vous, plus de préjugés que de faiblesses à mon égard ?

— Comment cela ?

— Vous ne me supposez pas de faiblesses, parce que vous me supposez tous les défauts contraires.

— Oh ! tous, non.

— Tout au moins de la dureté, de la sécheresse… Ah ! votre air me répond que j’ai bien deviné. Vous n’avez pas appris à dissimuler dans le monde, frère William.

En même temps, son bras pressait doucement le mien.

— Chère sœur, lui dis-je, est-ce ma faute si jusqu’ici vous ne m’avez permis de vous juger que sur les apparences ?

— Non, me répondit-elle avec mélancolie, ce n’est pas votre faute, William, mais peut-être n’est-ce pas la mienne non plus ?

Je ne savais que lui répondre et j’attendis, n’osant l’interroger ; mais elle garda le silence.

— L’heure de la confiance, lui dis-je alors, n’a pas encore sonné. Je l’espère, cependant.

— Moi aussi, William, et déjà… quand on a pris l’habitude de tout concentrer en soi, reprit-elle après une pause, on éprouve je ne sais quel embarras… c’est un effort pénible.

Elle se tut de nouveau. Nous n’étions plus qu’à quelques pas de la hutte, à laquelle nous arrivions du côté opposé à notre point de départ, grâce au détour que nous venions de faire pour éviter les bœufs. Il n’était plus temps d’insister pour une confidence. Je préfère d’ailleurs qu’elle vienne sans effort. Je laissai donc ce sujet, et, montrant à Édith la petite Madeluche, assise non loin de là, avec le marmot inséparable et ses autres frères :

— Voici la gardienne de ces animaux terribles, dis-je.

Elle sourit en me répondant :

— Mais elle est très-forte, puisqu’elle représente pour eux la prévoyance qui les nourrit et l’intelligence qui les guide. Moi, je ne suis qu’une représentation de la peur. Que voulez-vous ? c’est instinctif.

Le vieux était assis au soleil, sur un escabeau, souriant aux jeux de ses arrière-petits-enfants, qui se roulaient sur l’herbe autour de lui. À notre arrivée, il souleva son grand chapeau de feutre noir, dont il a pris le parti de relever, à la Henri IV, les bords en loques, et il offrit son siége à la demoiselle, Édith le remercia, le fit rasseoir et lui offrit le livre, dont la vue fit éclater une joie vive sur la figure du vieillard. Il mit aussitôt ses lunettes et commença de lire la cigale et la fourmi, dont la morale, trop conforme à l’esprit du paysan, le fit sourire ; mais pour celle-ci même et pour les suivantes, il fallut expliquer bien des mots, et nous eûmes la conviction que le bon la Fontaine lui-même n’était pas assez simple pour cette intelligence chercheuse, mais sans culture.

— C’est désespérant, me disait Édith en revenant ; il n’y a pas de livres pour le peuple, excepté ceux que le christianisme répand à profusion et qui tendent à l’endormir dans cette vieille résignation, chère à tous les despotismes. Vous n’avez jamais songé, William, quand vous étiez riche, à faire quelque chose pour le peuple ?

Elle m’a fait cette question avec une telle simplicité, que je n’y ai pu voir aucun reproche, mais, en répondant : Non, j’ai rougi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je viens d’avoir une longue conversation, mais bien inutile, avec Clotilde. Elle a voulu nier d’abord qu’elle songeât à se marier ; mais quand je lui eus dit tout ce que je sais sur Forgeot, sa vie licencieuse, ses tripotages, ses honteux marchés, elle s’est irritée, a jeté le masque et a proclamé — ô profanation de ces termes ! — son admiration et son amour pour le triste héros qu’elle s’est choisi. Elle se rattache à cette illusion avec l’ardeur d’un être dont la jeunesse se noie. Pauvre Clotilde ! c’est le funeste amour des phrases qui la perd. Forgeot lui en file tant qu’elle veut, des plus embrouillées, mais des plus précieuses, et elle est ravie, d’autant mieux que tout cela tourne en hymnes à sa louange, que le Forgeot rend dithyrambiques, j’imagine, quand ils sont seuls. Ce goût du faux sentiment, toutes ces folies, viennent assurément des rêves où se perd l’imagination des femmes, faute d’une nourriture plus substantielle. Plus instruites et plus sérieuses, elles distingueraient le faux du vrai et ne se laisseraient pas prendre si aisément à la glu des oiseleurs. — Serait-ce, pour cette raison, que les hommes tiennent tant à l’ignorance féminine ? Ha foi, je m’en lave les mains ; mais ça se peut.

Quand j’entends Clotilde et le Forgeot échanger près du feu, après un bon dîner, des phrases sentimentales sur la misère, tandis que derrière les vitres, dans la cour, défilent un à un ces pauvres spectres qui viennent chercher le cinquième d’une livre de pain, je ris de nous bien amèrement. Quels phraseurs nous sommes !

J’ai écrit ce matin dix pages d’un petit livre pour le vieux.

Eh bien, mon manuscrit, que t’en dit-on ?