Librairie de Achille Faure (p. 220-228).


QUARANTE-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.


1er  décembre.

Le grand jour est arrivé. Le soleil se lève à peine et j’entends la voix bruyante de M. Plichon qui donne des ordres en bas. L’évêque remplit déjà cette maison ; il est dans toutes les pensées, dans toutes les démarches, et l’accent empressé des voix émues le nomme, ou plutôt le rappelle à chaque instant. Il n’y a qu’Édith et moi que l’événement laisse fort calmes.

Voici ma lande qui s’éclaire : de grands jets de lumière frappent l’horizon ; puis des filets d’or s’allongent obliquement sur la bruyère, dont ils font reluire le vert jaunissant. Maintenant, comme par un grand coup d’optique, tout resplendit à la fois. Il ne reste plus d’ombre que d’épaisses bandes bleues à la lisière des bois. Les troupeaux de brebis arrivent en hélant, les grands bœufs roux mugissent, et la voix des bergers retentit harmonieuse dans l’air du matin.

2 décembre.

La journée d’hier a passé comme passent toutes les splendeurs de ce monde, et déjà ce matin, après un déjeuner un peu froid, l’évêque est parti. Elle marquera toutefois dans les fastes des tournées épiscopales, et quand je songe quelle fille terrible a produit ce brave bourgeois, un fou rire me prend. On déjeuna hier en hâte, et plus tôt que d’habitude. L’évêque arrivait à dix heures au presbytère, où il déjeunait ; la cérémonie commençait à midi précis ; c’était vers trois ou quatre heures que monseigneur devait faire son entrée au Fougeré, et l’on servait à cinq heures le fameux dîner qui se préparait depuis huit jours. M. Plichon, montre en main, tourmentait sa femme et tout le monde ; son anxiété, son empressement étaient si grands qu’il ne songeait plus à les cacher. Il y avait surtout un turbot, demandé à la Rochelle, et que Jean était allé chercher à la poste la plus proche, qui n’arrivant pas, lui causait la plus affreuse inquiétude. Il allait sans cesse à la fenêtre, puis revenait en haussant les épaules et en répétant :

— Sans turbot, il n’y a plus de dîner, tout est manqué ! Si ces misérables ont oublié !… j’avais écrit pourtant, qu’il s’agissait d’une occasion solennelle. Penh ! les coquins, les imbéciles se moquent bien de ça, qu’est-ce que ça leur fait ? Ça arrive le lendemain, mais c’est payé tout de même. Ah ! les infâmes bandits ! les misérables drôles !

Il rencontra mon regard et se remit un peu :

— Sacrédié, William, cet évêque me donne bien du souci et je l’enverrais de bon cœur au diable ! ce n’est pas pour lui que je m’inquiète, au moins, c’est pour le monde.

Édith parut au déjeuner, dans sa toilette ordinaire, et M. Plichon la gronda d’être en retard.

— Il n’est point onze heures, dit-elle en tirant sa montre ; on a avancé le déjeuner.

— Fort bien ; mais il faudra pourtant aujourd’hui sortir un peu de votre flegme et vous habiller convenablement.

— C’est, je crois, mon habitude, répondit Édith. Quant à faire de la toilette, je n’ai pas l’intention d’assister au dîner.

— Et moi, je vous ordonne d’y assister, s’écria M. Plichon avec des yeux brillants de colère. Puisque j’ai deux filles, il faut qu’elles soient là, toutes deux, et qu’on n’ait pas à chercher pourquoi et comment toutes ces singularités. Avez-vous donc juré d’autoriser sur votre compte les bruits les plus fâcheux ?

— Vous savez combien je méprise l’opinion des hommes, répondit Édith en appuyant sur ce dernier mot. Dans son œil brillait une flamme, à la fois terrible et pure.

Maman s’interposant, pria vivement Édith — ses doux regards la suppliaient plus vivement encore — de ne point contrarier son père et de paraître au dîner. Moi-même qui souffrais de cette scène, j’en fis autant. Édith céda. M. Plichon s’apaisa donc ; mais le pauvre homme ne savait guère ce qu’il venait d’obtenir.

Ce qu’il y eut de plaisant, c’est qu’il me catéchisa pour m’emmener à la cérémonie, m’assurant que mon devoir était de respecter extérieurement une religion que plus d’une fois j’ai dû protéger contre les insultes dont il l’accable. Mon refus l’irrita, et nous nous serions peut-être fâchés, si M. Forgeot, conciliateur né de tout ce qui est hétérogène, n’eût jeté entre nous sa phraséologie et ne m’eût donné l’occasion de m’esquiver, pendant une de ses périodes, pour aller au secours de Blanche, embarrassée d’un panier de fruits.

Ils partirent enfin, et revinrent à quatre heures avec l’évêque. Toute la bourgeoisie des environs était déjà réunie au Fougeré. Je dus subir une présentation, dans laquelle on fit sonner haut mon nom et mon titre, et, après avoir salué tout simplement, j’allai dans un coin, d’où j’observai les plaisantes obséquiosités de M. Plichon vis-à-vis de Monseigneur, qu’il appela vraiment : Notre père spirituel, dans un de ses compliments.

Un moment avant qu’on servit, comme je passais près de la salle à manger, maman m’appela.

— Mon Dieu, William, venez donc répéter à Jean le nom des vins ; il ne peut pas les retenir.

Et elle retourna prendre sa place au salon près de l’évêque. Tandis que je m’évertuais à faire prononcer à Jean du mieux possible : Chablis, Beaune, Bordeaux, Xerès, Édith entra. Elle avait une robe grise et un col de dentelle, aucun bijou ni ruban ; mais la beauté de son cou d’un blanc de neige est admirable, et je n’en avais jamais été frappé comme hier ; puis, autour de ce beau front, il y a, dirait-on, un diadème invisible.

— Je pense, dis-je au mal appris valet de chambre, que vous savez maintenant votre leçon.

— Oui, Monsieur, je l’crois aussi, g’n’y a plus q’mes gants blancs qui me gênent.

Édith rit avec moi de l’embarras du pauvre Jean, et nous causions ensemble dans la fenêtre, quand suivi des convives et accompagné de Mme Plichon, l’évêque entra. Ses yeux se fixèrent sur nous :

— C’est ma fille aînée. Monseigneur, dit maman.

Édith salua légèrement et peut-être l’évêque crut-il l’avoir déjà rencontrée.

— Vous êtes menacée d’une séparation, me dit-il en me montrant du regard. Il me prenait sans doute pour le fiancé d’Édith.

À table, Édith se trouvait placée du côté opposé à l’évêque et les yeux de celui-ci se portèrent plusieurs fois sur cette pâle figure, dont l’expression pure et austère est d’un contraste si frappant avec toutes les autres. On attaquait les huîtres, dont l’évêque mangea peu, et le silence était presque général quand Monseigneur, s’adressant à Édith qui, à ce moment, levait les yeux sur lui :

— Vous n’étiez pas à la cérémonie, Mademoiselle, vous étiez souffrante, m’a-t-on dit ?

— Non, Monsieur, répondit-elle, je n’étais pas, en effet, à Sanxenay, mais je me porte très-bien.

Ce titre de Monsieur, qui le rangeait à l’égalité, alla frapper Sa Grandeur en plein visage. Il parut stupéfait et rougit. Tous les convives, qui au moindre mot de Sa Grandeur tendaient les oreilles et avaient, par conséquent, tout entendu, échangèrent des regards pleins d’horreur et d’indignation. Maman avait pâli ; d’une voix tremblante elle s’empressa d’offrir quelque chose à l’évêque, en parlant haut et vite, comme pour s’éloigner le plus tôt possible de l’incident ; le rouge de la colère venait de monter au visage de M. Plichon, qui, tournant vers sa fille des regards flamboyants, allait faire un scandale stupide ; et, je cherchais éperdument quelque moyen de détourner l’attention, quand Jean posa près de moi une bouteille débouchée encore pleine de ce Chablis, qu’il venait de promener autour de la table, en offrant du chat blanc à tout le monde. Passant aussitôt sous la bouteille la pointe de mon couteau, je la fis tomber en plein sur le verre de M. Camayon qui se brisa, tandis que le vin contenu dans la bouteille se répandait à flots dans l’assiette, et de là, sur les genoux même du digne prélat. Je m’écriai, je me levai. M. Camayon s’était lancé à dix pas en arrière. Les exclamations se croisèrent ; l’émotion contenue déborda en doléances ; les serviteurs accoururent, et maman fit étendre plusieurs serviettes sur la nappe mouillée, tandis que j’étourdissais M. Camayon de mes excuses et que je déplorais hautement ma maladresse.

Tout cela prit du temps ; quand l’ordre fut rétabli, il était trop tard pour revenir sur un mot malencontreux. La couleur du visage de M. Plichon avait baissé déjà de quelques tons, et j’ai observé, d’ailleurs, que la colère seule le rend agressif vis-à-vis d’Édith et que de sang-froid elle lui inspire une sorte de crainte.

La conversation prit bientôt un autre cours ; M. Forgeot, qui aime à montrer sa dextérité en jonglant avec les idées sur des sujets délicats, se plut à tracer d’une main habile, à l’épaisseur près d’un cheveu, la démarcation qui doit exister entre le spirituel et le temporel, entre l’État et l’Église, tout en accablant celle-ci de coups d’encensoir. Ce fut une joute des plus courtoises, à laquelle l’Évêque prit part, et où l’on fit des deux côtés assaut de complaisances. M. Forgeot sait être pathétique ; il fit une peinture touchante des bienfaits de l’Église, et n’oublia pas de signaler cette admirable résignation que, dans les épreuves de la crise actuelle, la religion inspirait aux malheureux. Même, il se laissa entraîner un peu loin par son goût pour la phrase et les effets saisissants, car il osa reconnaître toute la profondeur du mal, en montrant des affamés qui, les yeux au ciel, mouraient sans se plaindre.

La sensibilité de Monseigneur parut blessée de ce manque de tact ; il dit d’un ton sec et concentré :

— Oui, le Seigneur nous éprouve cruellement. Que son saint nom soit béni.

— Encore quelques truffes ! Monseigneur, je vous en supplie, dit M. Plichon.

Le moment me parut favorable, et m’adressant à M. Camayon, que j’avais jusque-là comblé de politesses, à l’exception malheureuse du vin de Chablis :

— M. Forgeot, lui dis-je, a excellemment raison : il n’est point de cas où l’utilité de la religion chrétienne me paraisse démontrée mieux qu’en celui-ci, et je comprends maintenant toute la profondeur du mot qu’on prête à Jésus : Mon royaume n’est pas de ce monde. Les pauvres, en effet, seraient bien fous et bien ingrats de se plaindre quand, en échange des tortures passagères de la faim, on leur présente les délices éternelles du paradis, et l’on pourrait à ce sujet parodier le mot de Voltaire : Si le paradis n’était fait déjà, il serait urgent de l’inventer.

M. Camayon s’était vivement tourné vers moi, et m’avait enveloppé d’un regard inquisiteur. Mon visage sans doute l’éclaira suffisamment, car il se le tint pour dit, et répliqua seulement en m’offrant des olives d’un air gracieux. Nous parlâmes le reste du temps d’Homère et de Platon, qu’il aime et comprend en helléniste, et je n’aurai point à m’embarrasser des faveurs épiscopales.

J’avais plusieurs fois cherché le regard de Blanche, mais elle détournait les yeux et paraissait irritée. Je vis bien qu’elle ne me pardonnerait pas facilement de m’être montré maladroit devant une aussi illustre assemblée.

Après le dîner, je m’approchai d’elle pour m’en expliquer, mais elle me reçut avec tant de sécheresse, et presque de dédain, que, fort blessé, je la quittai pour aller chercher Édith ; car je ne voyais pas que la présence de l’évêque à la maison dût empêcher notre cours d’astronomie, et fatigué de l’atmosphère d’étiquette et de convention où j’étais plongé depuis quelques heures, j’avais besoin de respirer de l’air libre et pur.

Édith était déjà remontée dans sa chambre. J’envoyai Jean frapper à sa porte et la prévenir que je l’attendais pour l’astronomie, expression que sans doute il ne retint pas mieux qu’un nom de vignoble, mais qu’Édith devina ; car je la vis descendre bientôt, couverte d’un châle, et avec son fichu de dentelle noire, noué sous le menton.

— Vous voulez me donner une leçon ce soir, me dit-elle d’un air riant et affectueux.

— Pourquoi pas ? chère sœur.

— Mais je ne demande pas mieux, répondit-elle en passant la main autour de mon bras, et, comme nous sortions :

— Ah William, décidément, nous sommes vous et moi deux réfractaires ! »

Nous nous rendîmes dans la plaine en riant comme des écoliers. Je ne saurais exprimer l’impression que me fait la gaieté d’Édith ; elle est si rare, si intime, si bien pour celui-là seul à qui elle la donne, que j’en suis attendri et reconnaissant. La terre était couverte de ténèbres, mais le ciel admirable de beauté.

— Chère sœur, lui dis-je, c’est un peu l’image de notre vie à vous et à moi : le corps dans une ombre qui ne nous plaît guère ; mais les yeux attachés sur les splendeurs de l’infini.

Je me rappelle qu’en parlant ainsi je l’avais entourée de mon bras et que nous regardions le ciel, appuyés l’un contre l’autre. Cela me revient comme un souvenir ; mais dans le moment je n’y pensai pas et, j’en suis sûr, Édith pas davantage. Elle a tant de sérieux et d’élévation, qu’on ne saurait avoir vis-à-vis d’elle les pensées qu’inspirent naturellement les autres femmes, si pénétrées de leur sexe qu’on ne peut l’oublier. Ce qu’on sent avant tout dans Édith, c’est un être sincère et intelligent ; on habite avec elle un monde supérieur à toutes ces misères et ces faussetés qui nous rabaissent malgré nous ; on pense aussi librement qu’avec soi-même ; mais avec un charme bien plus grand. Elle n’a maintenant aucune rudesse vis-à-vis de moi, mais encore un peu de sauvagerie, et garde sur elle-même et ses sentiments un silence complet, ne m’accordant que sa pensée. Elle m’a dit cependant :

— Vous êtes donc maladroit ? William.

— Hélas ! oui, ai-je répondu en souriant.

Ses grands yeux se sont attachés sur les miens affectueusement et elle m’a serré la main.

Tu ne m’écris pas.