Librairie de Achille Faure (p. 229-232).


QUARANTE-NEUVIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Paris, 2 décembre.

Mon cher, imagine-toi bien qu’on obtient une réponse du cabinet des Tuileries plus facilement que d’un éditeur. Il n’y a pas plus de quinze jours que j’ai confié ton manuscrit à Harle et je viens enfin, à force de le harceler et de faire valoir notre camaraderie, d’obtenir une réponse de lui. Je regrette bien qu’elle ne soit pas meilleure, mon cher ami, mais comme je te l’ai dit, la littérature est le plus mauvais moyen de parvenir qu’on puisse rêver. Ton roman est trop sérieux. Je le trouve très-bien, moi. J’y reconnais l’originalité de ton caractère et de ta pensée et je l’ai parcouru avec beaucoup de plaisir avant de le donner à Harle. Mais ce n’est pas cette originalité-là qu’il faut au public ; c’est plutôt celle qui résulte du choc des mots et qui gît tout entière dans le style. Une nouvelle manière d’arranger les mêmes idées, un agréable cliquetis d’expressions, depuis le premier charlatan qui monta sur des trétaux, jusqu’à nos jours, c’est ce qui attire la foule. Tu dis les choses trop simplement et tu agites des questions trop graves ; le public ne demande pas qu’on le fasse penser, mais qu’on l’amuse. C’est ce que m’a dit Harle, et voici ses propres paroles :

« Mon cher, j’ai lu attentivement ; il n’y a pas dans tout çà le plus petit mot pour rire ; je ne vendrais pas. Si votre ami veut faire de la philosophie, qu’il édite lui-même, il aura le plaisir de se lire imprimé. Mais s’il veut faire des romans et être lu par les autres, il faut qu’il s’occupe seulement de l’imagination de son lecteur, et qu’il l’étourdisse par une suite haletante d’événements grimpés les uns sur les autres, ou enchevêtrés le plus possible. Il n’y a pas à craindre d’aller trop loin en ce genre ; le public blasé demandant toujours du nouveau, on peut lui servir de l’impossible sans qu’il se fâche. Vous dites que votre ami a de l’imagination ; ça se voit d’ailleurs, quoiqu’il la fourvoie ; eh bien ! qu’il se grise, puis, qu’il laisse courir sa plume, il réussira. Quant à des œuvres de morale et de sentiment, on n’en peut rien faire, mon cher, rien du tout. »

J’ai répondu ce que tu aurais répondu à ma place ; je lui ai reproché de servir platement le mauvais goût du public au lieu de chercher à l’élever.

— Ah ça, m’a-t-il dit, vous êtes charmant. Me prenez-vous pour l’Académie ? Je suis marchand, mon cher, et je spécule sur les livres, voilà tout. S’il vous faut un jury littéraire, voyez ailleurs.

Mais ailleurs, malheureusement il n’y a rien. Cependant je ne me tiens pas pour battu et je suis allé tout de ce pas chez un autre éditeur, Saurin, qui est homme de goût, dit-on, et moins spéculateur que Harle. Il m’a reçu parfaitement et m’a promis une prompte réponse. Je ne lui laisserai pas oublier cette promesse.

Le secrétaire du duc, Étienne, t’a déjà rappelé au souvenir de ton illustre parent. « Oui, certainement, a dit le duc, il faut que je m’occupe de ce garçon-là ; mais que peut-il faire ?

Étienne a dit que ce qui te conviendrait le mieux ce serait une bibliothèque ou un musée.

« Ah bien ! a dit le duc. Je verrai le ministre. »

Tu ferais bien d’abréger ta visite au Fougeré et de venir te montrer au duc de temps en temps.

Olga est charmante pour moi. Mais elle ne se décide pas. Je conçois bien que ma position n’est pas assez brillante, et qu’épouser un sous-chef de bureau ne sied guère à une princesse, qu’elle soit russe ou non. Mais il dépendait d’Olga de me faire arriver à un plus haut poste et je m’attendais à être présenté par elle à l’ambassade de Russie, où j’aurais connu de hauts personnages, qui pouvaient, grâce à sa recommandation, devenir mes protecteurs. Elle ne veut pas ; elle se contente du petit cercle d’artistes qui l’entoure et ne paraît désirer que l’entrée de quelques salons français. Preuve de goût assurément, mais qui ne me sert pas.

Mon cher William, j’ai peur que décidément tu n’ennuies cette jolie fille de tes sermons et que vous n’arriviez à vous brouiller ensemble. Quelle rage as-tu de vouloir toujours les choses autrement qu’elles ne sont ? Ta fiancée me parait délicieuse, tout à fait femme, et précisément celle qu’il faudrait pour le mettre en rapport avec le monde et te forcer à faire ton chemin. Je ne doute pas qu’au besoin cette aimable ignorante ne sût intriguer comme un diplomate. Une femme cassante et bourrue comme Édith ne mène à rien. Dieu vous garde d’ailleurs de vous empirer l’un par l’autre, celle-ci et toi.

Mais tu remarques fort heureusement que ces femmes-là n’inspirent aucun désir.

Au revoir, mon cher William.