Librairie de Achille Faure (p. 232-238).

CINQUANTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

4 décembre.

Les mines de Fouilliza viennent d’éditer un programme superbe qui promet trois cents pour cent à chaque actionnaire. Toute la famille est dans l’ivresse. On a déplié un plan de Paris pour choisir le quartier qu’on habitera ; on regarde aux annonces du journal les hôtels à vendre aux Champs-Élysées, et M. Plichon, calculant ses bénéfices, a déclaré le chiffre d’un million et demi.

C’est fini, les têtes ont complètement tourné. M. Plichon parle hautement de sa prochaine candidature. Clotilde aide sa nièce à faire mille projets tout en regrettant beaucoup de n’avoir pas une part suffisante dans l’affaire. Maman elle-même, gagnée par la contagion, partage les rêves des autres ; mais du moins elle a mêlé à cela un mot divin, quand, s’adressant à son mari qui venait d’acheter idéalement un attelage arabe et une voiture, elle lui a dit :

— Nous pourrons donner trois sous à la porte maintenant.

— Un moment ! un moment, s’est écrié M. Plichon, nous n’avons pas encore réalisé.

La faim, elle, réalise et moissonne ses victimes. Le nombre des décès augmente dans chaque commune et à quelques lieues d’ici on a trouvé dans les champs un homme mort de faim. Ce fait a assombri une de nos veillées ; mais le lendemain chacun était comme auparavant, et la même abondance régnait à notre table, la même parcimonie dans l’aumône au dehors.

Blanche n’est plus la même ; on dirait qu’elle a comme son père un ressentiment contre moi de ce que je ne suis pas riche ; elle devient avec moi volontaire et presque fière. Cette douceur tant vantée de la femme de cœur ignorante et humble, semble, ma foi, l’abandonner, et hier, sur une réponse fort légère qu’elle me fit, je le lui ai dit amèrement. M. Forgeot, quelques instants après, — il pose modestement en bienfaiteur de la famille, — ayant dit à M. Plichon que ses filles désormais pouvaient prétendre à des pairs de France, j’ai répondu que c’était mon avis et que je songeais sérieusement s’il n’était pas de mon devoir de ne point entraver un avenir aussi brillant. Clotilde et maman se sont récriées ; Blanche a pris l’air offensé, et le père Plichon, entraîné par l’exemple, a grommelé quelques mots aimables. Je n’en trouve pas moins ma situation fausse extrêmement, et non-seulement hors de moi, mais en moi-même.

Blanche ne m’a point pardonné l’incident de la bouteille renversée au dîner de monseigneur. Et quand je lui ai dit que c’était pour sauver à sa sœur une scène pénible, j’ai vu dans ses yeux bleus, ordinairement si doux, un éclair de colère méchante qui m’a fait mal.

— Ah ! c’était pour Édith ! s’est-elle écriée. Eh bien, je ne vous en remercie pas. C’est par trop de bonté pour elle et de cruauté pour moi. Je ne vous savais pas si dévoué pour ma sœur.

— Mon enfant, lui ai-je dit, j’estime beaucoup Édith parce qu’elle n’a pas de vanité. Je le vois trop à présent, un esprit vain s’allie presque toujours à un cœur vide.

Quelqu’un entrait ; je l’ai quittée et m’en suis allé dehors. Je regrettais de l’avoir blessée par l’arrêt si dur que je venais de prononcer, mais je le sentais juste. Oui, je le reconnais : une femme nourrie de vanités, soumise avant tout à l’usage et à l’opinion, ne peut, à moins d’un miracle de nature, être une femme de cœur. L’amour affirme ; et elle, n’ose penser que d’après les autres ; l’amour est la première des énergies, et elle met son honneur à être soumise et faible ; elle n’est rien par elle-même enfin, puisque l’opinion a tous droits, tout pouvoir sur elle.

Sont-ils donc fous, ceux qui s’imaginent que l’intelligence, autrement dit la lumière, tend à détruire le sentiment ? Lequel des deux croient-ils donc une erreur ? Et d’où leur vient ce système étrange de dualisme, où tout ne serait qu’opposition, contraste et combat, où la vie devient l’œuvre fantastique d’éléments contraires. Athées ! qui ne croient pas à l’unité du vrai.

Que faire ? Comment sortir de cette situation ? Voilà ce que je me demande continuellement, et l’incertitude me rend immobile. Je ne voudrais pas m’en aller d’ici sans avoir abouti à une solution nette en moi-même et vis-à-vis d’eux, et c’est ce qui me retient de jour en jour. Me rendre à Paris pour avancer ma nomination à quelque poste serait une décision et je n’en ai pas.

Je me trouvais dans la plaine, non loin de la hutte du vieux, quand une averse me réveilla de mes tristes rêves, et en regardant où j’étais, j’aperçus Édith qui arrivait en courant. Elle n’avait pour abri que son mouchoir, qu’elle élevait des deux mains au-dessus de sa tête et qui se gonflait auvent, tandis que sa jupe, fouettée par la rapidité de la course, flottait autour de ses pieds. Elle se jeta sur le petit banc de la hutte, près du bonhomme, ravi de la voir, et toute essoufflée appuya sa tête sur le tronc de l’arbre. De la masse de ses cheveux, tordus par derrière, des gouttes d’eau tombaient sur son cou. Elle avait ce même éclat que je lui vis pour la première fois, un autre jour de pluie, en la rencontrant dans les bois. Dans ces moments-là elle n’est plus la même. Au contraire de cette pâleur et de cette immobilité où l’a réduite le contact d’idées hostiles, son contact avec la nature éveille en elle mille grâces, mille vivacités et le plus charmant abandon. J’osai réchauffer dans les miennes ses mains glacées, tandis que nous causions avec le bonhomme. Il nous faisait des questions d’enfant, les plus profondes pourtant qu’on puisse faire, et quelquefois je me taisais, ne sachant que lui répondre, trop ulcéré d’ailleurs pour ne pas douter. Mais Édith répondait toujours, et disait : je crois, du ton dont on dit : cela est certain pour moi. En nous en revenant, je la critiquai, un peu ironiquement, de sa certitude et lui dis que pour moi je cherchais bien souvent en vain le but de la vie, l’utilité dont j’étais, et que plus on s’efforce de sonder la raison d’être de l’univers, et moins on la trouve. Elle attacha sur moi ses yeux profonds :

— Mais, William, vous comprenez le bien et le juste et ils existent pour vous, indépendamment de leur réalisation ?

— Oui, lui dis-je.

— Et tous les désirez avec ardeur, reprit-elle d’un accent qui m’émut d’orgueil, car elle ne questionnait plus, elle affirmait. Je lui serrai la main pour réponse :

— Eh bien ? dit-elle simplement.

Elle avait raison ; le bien et le juste se prouvent à nous suffisamment par le désir et le besoin que nous avons d’eux.

— Sans doute ils existent, dis-je à Édith ; mais nous ne les avons pas.

— C’est peut-être, répondit-elle, que nous avons la volonté de les recevoir plutôt que de les gagner. L’homme, William, est encore sous l’impression des idées de la Genèse ; il accepte le travail comme une punition, au lieu de voir en lui l’instrument de ses conquêtes et la condition de son bonheur. C’est à ce point de vue que les obstacles, si naturels qu’ils soient, l’irritent et le découragent.

— Alors, suivant vous, le but de notre existence ?…

— Est de créer nous-mêmes ce que nous rêvons, répondit-elle avec un tel regard que je faillis plier le genou devant elle, tant que je la trouvai sublime. N’est-ce pas, poursuivit-elle, l’expansion de la vie au plus haut degré, à la fois aimer et vouloir, adorer et créer, agir enfin avec toutes les puissances de l’être. Il y a longtemps que dans le bonheur facile l’homme a trouvé le dégoût.

Pendant cette catéchisation, si bien en rapport avec ma foi, quoique supérieure à elle, mon cœur battait avec violence.

— Ainsi, dis-je, le bonheur se confondrait avec le devoir ? Mais vous n’êtes pas heureuse, chère Édith ?

— Non, parce que ma liberté d’action est entravée ; j’ai cependant quelques joies à moi. Mais, libre et dans ma sphère, je ne demanderais point de ne pas lutter encore. Ce n’est pas le bonheur qui est notre but, William ; il nous est seulement donné par surcroît ; car une divine bonté se trouve au fond des lois de la vie.

— Ainsi, vous aimez la vie, Édith ?

— Oui, mais sans enthousiasme, je l’avoue ; car je souffre beaucoup parfois. Mais je suis heureuse de penser ; je crois qu’on peut être très-heureux d’aimer, et je veux faire ma tâche en ce monde. Du reste, je n’ai pas toujours été aussi sage. Plus d’une fois j’ai maudit la vie et me suis livrée à de grandes irritations. Il n’y a pas longtemps que je pense avec plus de calme.

Elle allait enfin me parler d’elle ; mais nous étions sur le seuil de la maison. Comme elle me prend et m’agite l’âme, cette belle Statue d’autrefois ! Ce n’est que de l’amitié qu’elle m’inspire, mais une amitié des plus enthousiastes, et je voudrais sans cesse m’entretenir avec elle. Avec Édith pour sœur, je puis épouser Blanche — mais l’être s’accommode-t-il d’être scindé ainsi ? Elle a beau dire : la vie quelquefois est amère, louche et douteuse. Lutter, je le voudrais ; mais contre qui ? Contre moi ? Je n’ai pas tort, il me semble. Contre Blanche ? mais un pas de plus ce serait rompre, et maintenant il me semble que l’honneur me le défend, à moins d’un consentement mutuel.