Librairie de Achille Faure (p. 80-84).


VINGT-UNIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

15 août.

Je mène ici l’existence la plus monotone en apparence, et cependant la plus remplie que j’ai eue jamais. Jusqu’ici, j’ai vécu dans l’activité fébrile de Paris, où l’on se hâte pour perdre le temps, où l’on s’agite tant pour ne rien produire. Quelquefois, souffrant, je m’isolais ; mais au milieu de la foule, on ne s’isole jamais complètement ; nous agissons trop les uns sur les autres. Cet ouragan fouettait ma pensée ; elle volait, effleurant tous les sujets sans les approfondir, et ne recueillait que doutes, amertumes, découragements. Au milieu de ce tumulte, je n’ai pu jamais être vraiment seul avec moi-même. Nous ne le sommes jamais. Ici du moins un seul être m’accompagne ; un seul tableau, la grande et calme nature est sous mes yeux, et je puis entendre en moi jusqu’aux chuchotements du cœur et de la pensée.

Je me lève assez matin et reste seul jusqu’à neuf ou dix heures. Ou j’écris, ou j’arpente la campagne, délicieuse à cette heure-là. Puis je rentre et m’arrête dans le jardin, les yeux fixés sur la fenêtre d’une tourelle garnie de clématites, d’où bientôt descendent sur moi les rayons de deux grands yeux, brillants quoique à peine ouverts ; parfois je saisis quelque détail charmant de toilette incomplète ; enfin, elle s’accoude sur la fenêtre et me jette un bonjour frais et mélodieux comme la voix des oiseaux qui chantent autour de nous. Quand elle descend, je vais à sa rencontre et, soit au tournant du grand escalier de pierre, soit dans le corridor désert, j’obtiens un bonjour plus tendre et plus furtif. Comme elle rougit, mon Dieu ! C’est à l’adorer comme un être divin, et bien souvent je me laisse aller à deux genoux, la contemplant, jusqu’à ce qu’elle se fâche, craignant qu’on ne nous surprenne.

Après le déjeuner, il fait trop chaud pour sortir. Ces dames vont s’établir dans le salon, où elles passent la journée entière, les doigts occupés de travaux d’aiguille. Je les suis. Nous sommes là dans un demi-jour ; la conversation se traine un peu, car la chaleur nous allanguit ; je suis en face de Blanche, ou tout près d’elle, et, tandis qu’elle semble attentive à sa broderie, ses regards, à demi voilés sous ses longs cils bruns, se glissent dans les miens… Des sensations trop vives parfois m’oppressent, et, ne pouvant ni lui dire ce que je sens, ni tomber à ses genoux, je me lève et marche par la chambre. Au plus fort de la chaleur, maman Plichon ferme les yeux et sommeille quelques instants ; Clotilde alors nous surveille malicieusement, ou plus malicieusement encore s’en va, et nous laisse seuls, livrés à notre sagesse, ou à la peur de réveiller maman. Hier on nous gronda. La méchante enfant m’agace de l’œil ou du geste, puis elle rit. Ces après-midi qui sembleraient monotones passent comme un instant, ou valent des jours entiers, suivant le nombre ou la nature des émotions qu’elles contiennent. Quelquefois, au milieu d’un silence, la chute d’une paire de ciseaux nous fait tressaillir ; autour de nous bourdonnent des mouches ou quelque abeille égarée, et, par l’entre-bâillement des contrevents, le soleil projette à travers la salle une barre d’or oblique et mouvante.

Pendant ce temps, M. Plichon fait la sieste dans sa chambre ; Anténor chasse toute la journée ; son père, le matin, essaye de l’accompagner ; mais il revient sur le midi, suant, soufflant et jurant que cet endiablé garçon ne l’y reprendra plus, ce qui ne l’empêche pas de recommencer le lendemain ; Édith, sauf à l’heure des repas, est invisible. Le soir, nous allons nous promener tous ensemble dans les bois, ou nous asseoir sur l’herbe dans les prairies. On jase et l’on rit ; on nous taquine, Blanche et moi. M. Plichon a la plaisanterie un peu lourde ; mais je force les boulets à ricocher. La parole douce et sensée de maman Plichon, l’aimable esprit de Clotilde, rendent la conversation attachante. Puis, dans tout ce qu’on dit, l’intention est si bonne, la gaieté si franche, que tout paraît agréable et bon. Anténor lui-même, harassé le soir, laisse sommeiller ses prétentions et ses vanteries, ou nous permet de les railler. Enfin, nous rions toujours à cœur joie, qu’il y ait ou non de quoi.

Après cela, quand cette chère famille s’excuse près de moi de n’avoir point de distractions à m’offrir et semble craindre que je m’ennuie, je ne la comprends guère. Qu’ai-je besoin de m’amuser quand je suis heureux ? Je retrouve avec délices les joies contemplatives de ma première enfance, augmentées par le développement de la connaissance en moi. Je me retrouve moi-même, comme un ancien compagnon égaré, ou depuis des années rarement entrevu. Je bénis et savoure cet amour, que le sentiment de sa durée revêt pour moi d’un caractère religieux. Et faisant un retour sur ma vie passée, j’éprouve la sensation d’un homme qui vient d’être battu des flots, au moment où il met le pied sur le rivage. Plaise à Dieu que ce calme et cette confiance soient éternels !

Mais tant que je sentirai à moi cette âme fraîche et naïve, tant qu’elle m’aimera, je serai fort et croyant. Et pourquoi changerait-elle ? Elle m’aime, tout en elle est révélation de cette vérité sublime, ses traits, sa pose, ses regards, cet empressement timide qui la trahit à chaque instant, cette attitude constante de tout son être, penché vers l’amour comme la fleur vers la lumière. Je ne puis exprimer combien cela me touche et me pénètre. Oh ! comment peut-elle craindre que je m’ennuie ? D’un seul de ces indices, je vivrais tout un jour, et j’en perçois mille. Je vois cette âme charmante se développer, étonnée d’elle-même, sous l’influence de l’amour. Ses timidités, ses audaces me ravissent également, et m’inspirent un égal respect. Hier, de tout le jour, je n’ai pu qu’effleurer ses cheveux. Qu’importe ? j’ai senti sur mes lèvres, tout le jour, leur frémissement et leur parfum.

Et quand je ne pourrais ni la toucher ni lui parler même, je savourerais en mon cœur sa pensée qui est à moi.

Ne sont-ce pas les plus vraies délices, ces impressions fraîches comme l’aube, jeunes comme le printemps, pénétrantes comme toute sensation nouvelle, et que nous moissonnons peut-être avec trop de hâte ? L’inconnu est l’attrait supérieur de notre âme, et le nouveau la prime fleur de l’inconnu, imprégnée du parfum le plus subtil et le plus suave. Il y a des moments où je voudrais quitter cette maison à l’instant même pour voler à Paris, presser, obtenir cette place et revenir épouser Blanche ; mais je me calme en me traitant de sauvage qui, pour arriver plus tôt au but, écrase et foule aux pieds les fleurs du chemin. Oui, ces premiers frémissements de deux êtres touchés par l’amour contiennent les poésies les plus hautes, et peut-être les jouissances les plus profondes que puisse nous donner la vie.