Librairie de Achille Faure (p. 159-164).

TRENTE-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

Paris, 1er  novembre.

Je suis heureux pour toi de ton congé et des loisirs dont tu jouis à Hyères, près de ta belle capricieuse ; mais je suis ici bien tristement seul. J’ai vu Delage et Léon ; ce sont des amis ; mais… je te l’avoue, mon sort a l’air de les trop embarrasser et je leur saurais un gré infini de ne pas tant s’inquiéter de moi.

Il n’y a réellement dans le cœur des hommes aucun sentiment dont puisse s’accommoder la dignité d’un homme malheureux. Indifférence, dédain ou pitié. Quand j’étais riche, il ne me venait point à la pensée de refuser aux autres l’égalité, que maintenant je réclame en vain. Il y a bien un mot divin, compassion, souffrir avec celui qui souffre ; mais la chose, où se trouve-t-elle ? et ce mot même, on en a gâté le sens. Il n’y a que toi, cher ami, qui me donnes à peu près le sentiment que je puis vouloir, la compassion vraie ; mais une chose encore me gêne en toi, c’est que tu souffres autrement et plus que moi, et te mets à ma place, sans être moi-même.

Quant au monde, je savais par cœur toutes ces tristes épreuves, devenues banales, de l’ingratitude des obligés, du mépris des sots, de la morgue protectrice des envieux d’autrefois ; mais je ne suis nullement disposé à les supporter, et ceux qui ont voulu contempler de trop près l’éboulement de ma fortune ont reçu de tels pavés, qu’ils ne seront pas tentés d’y revenir, et pourront témoigner de tout ce que j’ai perdu de douceur et gagné d’orgueil.

Est-ce irritant ! Je me trouvais, moi, toujours le même et n’y prenais seulement pas garde, et parce qu’il plaît à des imbéciles d’agir différemment vis-à-vis de moi, il faut que je change d’humeur ! Je ne puis être ferme, parce qu’ils sont changeants ; ni simple, parce qu’ils sont à l’opposé de tout naturel, de toute vérité ! Mon cher, le vrai stoïque doit être seul de son espèce, ou, pour mieux dire, ne peut exister.

Ne conserve plus la moindre illusion au sujet du duc ; il ne fera rien pour moi ; ou, s’il veut faire quelque chose, ce sera détruit sous main, comme il est arrivé déjà pour cette place des eaux et forêts. Madame d’Hellérin n’est occupée que d’une chose, me prouver par tous les moyens possibles combien j’ai eu tort de la dédaigner. Pendant mon séjour chez elle, je l’ai vue prodiguer en ma présence à d’autres adorateurs tout ce que la grâce, l’intelligence et la beauté peuvent gaspiller de trésors. Elle eût voulu me charmer, sans doute, et se venger ainsi, ou peut-être m’aime-t-elle encore ? Peu m’importe lequel des deux. Je n’ai pu te dire avec quelle adresse elle a toujours empêché le duc de songer même à s’occuper de moi, et quelle succession étourdissante de parties champêtres et de soirées mon séjour à Norvan a procurée aux hôtes de ce château. C’est elle, j’en suis sûr, qui a fait donner cette place avant que son mari ait eu le temps de la demander pour moi.

Je n’essayerai pas de lutter contre cette femme, surtout avec un auxiliaire aussi lent et si peu aimable que le duc. Je ne l’importunerai pas, quoi que Delage me conseille. Moi importuner ! pour qui me prend-il ? On ne sait guère combien me coûte une simple demande. Et véritablement, c’est chose honteuse que demander à quelqu’un pour qui l’on n’a ni estime ni affection ; car on ne peut lui rendre en aucune manière ce qu’il nous donne. En quoi cela diffère-t-il de mendier ?

Je comprends aussi qu’on demande ou qu’on exige de soi-disant faveurs dues à des services ; mais quant à moi, l’État ne me doit rien et je n’ai pas même à me croire plus utile qu’un autre ; n’ayant point de spécialité, ce que je peux faire, un autre le peut également. Si j’étais seul, je trouverais bien quelque part ma place ; mais il faut à Blanche un beau revenu et de l’éclat ; il me faut pourvoir d’avance aux besoins d’une famille. Tout cela, au train dont va le monde, semble bien difficile pour moi.

Et cependant, je ne suis pas un être inutile. J’ai de l’instruction, de l’intelligence, une scrupuleuse probité. J’ai de la force, il me semble parfois, à remuer le monde, une énergie secrète qui me dévore et qui, employée hors de moi, me rendrait heureux. Jamais, je n’ai même essayé, vois-tu, de faire comprendre à personne la hauteur de mes désirs, et je n’en parle quelquefois, mais sans paroles, qu’à l’âme de ma mère. En voyant tous les autres se contenter de si peu, je rougis de mon exigence et la cache soigneusement. Je me reproche à moi-même et tâche d’effacer en moi le mal que me cause une parole, un geste, le moindre indice de ces plaies éternelles du cœur, l’égoïsme et la bassesse. Et je me défends de voir, longtemps, jusqu’à ce qu’il me devienne impossible de douter.

— Que te disais-je ? Que je suis peu propre à remplir une place, et moins encore à l’obtenir. Eh bien, que faire ? Je rêve souvent de me vouer à quelque grande œuvre ; puis je me rappelle que je suis engagé à Blanche. Ne le serais-je pas d’ailleurs ? À cette époque stagnante où nous sommes, aucune voie n’est ouverte aux nobles activités. La science seule et ses conquêtes ? mais je n’ai point la passion des lentes recherches. La vie qu’il me faut, c’est à ciel ouvert, avec l’espace devant moi.

Je vais te dire comment se passe ma vie. J’ai enfin trouvé, rue de Courcelles, une petite chambre fort propre. Je vais de là, souvent, au bois de Boulogne, où je passe la moitié du jour dans les massifs les plus solitaires, quelquefois au parc de Saint-Cloud. D’abord, j’écrivais à Blanche tous les jours et longuement, mais on m’a défendu de lui écrire plus d’une lettre par semaine ; cela m’a coûté beaucoup, je lui parlais avec toute mon âme, et il me semblait qu’elle devait m’entendre. Nos étranges mœurs renvoient pour plus de sûreté toute expérience après le mariage. Quelle bouffonnerie !

Eh bien, parfois, véritablement, j’étouffe un peu. Il m’est venu à l’idée d’écrire… un de mes rêves. Je l’ai pris en amour ; il me console et me satisfait, relativement, car l’expression est toujours insuffisante. Quelquefois, tout rempli d’une incarnation splendide, je saisis la plume ; des difficultés de détail çà et là me heurtent et me meurtrissent ; mais je vais toujours, enivré de ma pensée. Quand j’ai fini, fier et joyeux, je relis : ce n’est plus cela ; c’est pâle et froid. Mon idéal flamboyait ; ma pauvre page luit à peine. Oh ! l’éclair de Byron !…

Mais enfin, c’est ce que j’ai dans ma solitude de plus doux et plus selon moi. Cela m’occupe l’âme, et m’empêche de creuser ailleurs. Et puis, si j’obtenais un succès d’écrivain, j’aimerais mieux cela qu’autre chose. Le tout est qu’il se trouve assez d’êtres en ce monde dont ma pensée soit la pensée, ou la vague aspiration. Mon ami, servir ainsi d’expression et de point de ralliement à de nobles êtres, qui, en retour de la joie que vous leur causez de se voir traduits, vous aiment un peu ; éclairer peut-être la conscience de quelques-uns, et, par la seule puissance d’une incarnation nouvelle, donner au bien un peu plus de réalité, c’est beau ; je n’en demanderais pas davantage pour être content de vivre. Elle-même, Blanche, m’en aimerait mieux ; nous nous comprendrions plus aisément.

Chimère nouvelle, n’est-ce pas ? C’est bien possible.

— Et ton mariage ? avance-t-il un peu ?