Librairie de Achille Faure (p. 164-166).


TRENTE-NEUVIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

9 novembre.

J’ai reçu, il y a déjà huit jours, une lettre d’Édith, dont je t’envoie la copie. Tu connais un de nos principaux libraires. Écris-lui ; peut-être seras-tu plus heureux que moi, qui n’ai pu arriver à rien de satisfaisant.

« Puis-je vous demander un service. Monsieur ? Je le crois et serais fort étonnée de me tromper. Votre intimité dans ma famille vous a mis à même de comprendre que mes idées et mes goûts sont opposés en tout à ceux de mes parents, et que le seul moyen pour moi d’éviter d’incessantes querelles est de rester inerte et muette en leur présence. Vous reconnaîtrez aussi, je crois, qu’une pareille vie ne peut être supportée indéfiniment. Cependant, la force des choses, ou plutôt l’injustice de nos mœurs, me contraignent à rester dans ma famille et ne m’offrent en dehors d’elle aucune existence, aucun avenir. — Je ne veux pas me marier. »

« J’ai vingt-quatre ans ; je suis bien décidée à mourir ou à vivre ; mais je ne veux plus étouffer ainsi.

« Il n’est qu’un moyen d’indépendance, le travail. Malheureusement, la société le refuse aux femmes de ma condition et ne le solde aux autres, d’ailleurs, que par la misère. Je ne pourrais guère me faire ouvrière, ayant besoin de loisirs intellectuels et n’étant point habituée aux privations ; l’exercice de la pensée m’est en outre plus familier que des exercices manuels. C’est donc parmi les travaux de la pensée que j’ai dû chercher celui dont j’étais capable, ou qui pouvait m’être permis. Je connais l’allemand, un peu l’anglais ; j’ai pensé à faire des traductions. Mais il est dans ces langues peu d’écrivains dignes d’être traduits qui ne l’aient été déjà, ou ne soient sur le point de l’être, tandis que le Danemark, la Suède, la Norwége, doivent receler des trésors de poésie encore inconnus pour nous. Auriez-vous la bonté de m’envoyer deux grammaires, suédoise et danoise, avec les dictionnaires ? Mais il me faudrait aussi des auteurs, choisis parmi les plus originaux, et je ne puis vous les indiquer. Il me faudrait surtout un éditeur, qui désirât ces traductions et consentît à m’en faire la commande.

« Voilà beaucoup de démarches n’est-ce pas, Monsieur ; et j’ai bien peu le droit de vous occuper autant. Je dois vous avertir en outre que mes parents seront hostiles à toute tentative de ma part pour m’éloigner d’eux, et qu’ils préféreraient me voir mourir ici de misère morale que me voir agir à vingt-cinq ans en être majeur. Veuillez, Monsieur, vous consulter et me répondre. »

Que dis-tu de cette lettre ? C’est écrit à l’emporte-pièce. Et pourtant cet orgueil me plaît et je suis fier de la confiance de cette fille étrange. Après tout elle a raison ; elle est dans son droit, et je n’ai aucun scrupule à la satisfaire.

Il est certain que le sort imposé aux femmes par nos mœurs est triste. Elles n’ont pas d’existence qui leur soit propre, ni aucun refuge contre l’autorité paternelle que l’autorité d’un mari. Ça conviendrait tout au plus à des odalisques, et non à des natures élevées dans la libre atmosphère de notre siècle. Pauvres oiseaux à qui l’on attache les ailes !

Nous ne songeons guère à cela, nous autres hommes, parce que nous ignorons de telles souffrances. Mais tout à l’heure, faisant abstraction de ces formes qui nous gênent la vue, et me mettant à la place d’Édith, en qualité d’être humain, j’en ai frémi. Certes, à aucun prix je n’accepterais pour autocrate le père Plichon, et cette immobilité forcée d’un être actif et intelligent, qui gît ainsi dans la vie sans puissance d’action, sans avenir, n’est-ce pas affreux ?

Pourquoi ne veut-elle pas se marier ? Par orgueil sans doute. C’est bien possible. Plus aimante et plus dévouée, Édith serait plus aimable assurément et je ne saurais comprendre pourquoi elle ne s’entend pas avec sa mère. Mais nul n’est parfait. J’estime Édith, et serai vraiment son frère. C’est ce que je lui ai dit en lui répondant ; car j’ai envoyé de suite les dictionnaires et les grammaires, plus un livre d’Œhlenschlager. Mais le difficile, c’est l’éditeur. J’en ai vu quatre. Mêmes fins de non-recevoir, partout. Toi, qui connais particulièrement un de ces messieurs, vois, je t’en prie, à te charger de cela. Écris, et tâche d’obtenir une prompte réponse. Je voudrais satisfaire Édith.