Librairie de Achille Faure (p. 167-169).


QUARANTIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Hyère, 12 novembre.

Mon ami, j’en suis toujours au même point, ce qui est désespérant. Olga ne me donne jamais que des demi-promesses, des espérances reculées sans cesse. Elle veut, dit-elle, éprouver mon caractère, et puis elle est d’une coquetterie diabolique, et c’est à n’y pas tenir. Hier, elle m’a reçu en tête-à-tête dans son boudoir ; elle était couchée sur un canapé dans l’attitude la plus séduisante, et me regardait, avec passion. J’ai vu que c’était une épreuve, et j’ai été fort ; car elle est trop fière et trop chaste pour pardonner un manque de respect. Il faut dire aussi que j’étais rempli de jalousie par un mot de cet Italien maudit, qu’elle a renvoyé enfin, et qui a voulu se venger d’elle en me faisant croire… qu’il l’avait eue pour maîtresse, parbleu ! Nous nous sommes battus ; il n’a eu qu’une égratignure au bras, et moi rien du tout. Olga m’a appelé son chevalier, et m’a donné sa main à baiser, ç’a été tout. Elle m’a dit qu’elle avait chassé cet homme parce qu’il avait été audacieux. Pourquoi diable aussi prend-elle ces poses par trop orientales ? Et puis encore, il y a ici un comte portugais et un petit baron de nos compatriotes, pour lesquels elle déploie une amabilité désolante. Mon cher, cette femme-là ne m’aime pas. Je crois qu’elle cherche un mari seulement, et qu’elle hésite beaucoup, pouvant choisir. J’en souffre, car plus ce rêve prend racine en moi, plus la déception serait affreuse. Tantôt elle veut que je donne ma démission, afin que nous puissions courir le monde ensemble, et, pour commencer, elle parle d’aller en Amérique ; tantôt elle me demande si je suis bien sûr d’être ministre un jour.

J’ai reçu, mon cher, la réponse de Harle, notre premier éditeur français, relativement à la demande de ta future belle-sœur. Ce n’est pas très-encourageant : on n’édite rien, que ce soit traduction ou œuvre originale, qui ne soit signé d’un nom connu. Que mademoiselle Édith se fasse un nom, et elle trouvera des éditeurs. Ça me parait un cercle des plus vicieux. Harle me dit en outre : — C’est à l’auteur d’avoir une œuvre à présenter. Que la personne en question fasse sa traduction, on verra après. — Mais il a soin de m’avertir que ces sortes de travaux sont peu payés.

Si tu veux me permettre de te dire mon avis, ni toi ni mademoiselle Édith ne réussirez dans les lettres. C’est une galère où commande le hasard. Point d’arbitre sérieux ; l’éditeur est simplement un capitaliste qui fait des affaires ; on ne trouve à l’entrée de cette carrière que des obstacles, et nul encouragement. Notre pays, plein d’institutions de toutes sortes, n’a pas un seul centre intellectuel où puisse s’adresser un jeune écrivain. En cela comme en tout le reste, le moyen de réussir, c’est d’être riche. Que mademoiselle Édith, si elle le peut, fasse éditer à ses frais. Si elle a bien choisi ses auteurs, et sait les rendre d’une façon à la fois fidèle et intéressante pour nous, elle réussira ; mais, autrement, elle pourrait frapper à cent portes sans être comprise et sans être lue.

Tu abandonnes le duc d’Hellérin, je le reprends. Je connais son secrétaire. Il faut bien que je sollicite pour toi, puisque tu en es incapable toi-même.