Librairie de Achille Faure (p. 169-172).


QUARANTE-UNIÈME LETTRE.

BLANCHE À WILLIAM.


Le Fougeré, 14 novembre.

Savez-vous, Monsieur, qu’il y a deux mois que vous êtes parti ? Nous sommes à la mi-novembre. Je crois bien que le temps vous semble moins long à Paris qu’ici ; mais moi je trouve odieux qu’on abandonne si longtemps sa fiancée. Vous m’écrivez de belles lettres, c’est vrai ; mais quand c’est fait, vous allez vous promener, vous retrouvez vos amis, vos plaisirs d’autrefois ; tandis que moi, je suis toute seule dans cette grande maison, n’ayant d’autre plaisir que de taquiner mon petit père, de causer de vous avec tante Clotilde et d’écouter le cousin Marc, lequel est arrivé à nous faire tout haut des articles de journal, ce qui m’ennuie. Je ne dirais pas cela devant tante Clotilde, parce qu’elle trouve bien tout ce que dit M. Forgeot ; et, en effet, il lui fait toujours des compliments, beaucoup plus qu’à moi, ce que vous ne trouverez peut-être pas juste, à moins que vous n’ayez changé d’avis, et cela est bien possible, puisque tout est possible à Paris, dit le cousin Marc. Savez-vous que tante Clotilde lui a dit que c’était moi que vous aimiez, et le cousin en a paru très-content, et depuis ce temps il vous est beaucoup plus favorable, ce qui me donne à penser beaucoup ; hein ! qu’en dites-vous ? Cependant je ne pourrais jamais croire que tante Clotilde, qui nous est si attachée… Et puis enfin à son âge ! moi je trouve que ce serait ridicule. Et vous ?

Vous êtes fâché que je ne réponde pas à toutes vos questions, et vous me demandez toujours la même chose, si je vous aime bien. D’abord, Monsieur, papa m’a défendu de, vous dire trop de tendresses, et puis, je ne suis pas tout à fait contente de vous. Il me semble que vous ne vous occupez guère de ce que vous appelez votre bonheur. Vous êtes beaucoup plus occupé de vos idées que d’agir : vous vous découragez tout de suite ; cela vous répugne de solliciter, et vous qui prétendez m’aimer si fort, vous ne faites rien pour moi. Avec tout cela, je ne vois pas trop quand nous pourrons nous marier ; et pourtant votre séjour ici a fait causer un peu ; on s’est douté de la vérité, et mesdames Martin m’en ont fait à mots couverts quelques plaisanteries. Je n’ai pas avoué, bien entendu, car dans l’état des choses je ne puis rien dire ; mais ayez donc vite une belle place, et je me vengerai de toutes les taquineries dont on m’accable à cause de vous. Car je ne dis pas tout ; mais il y a des moments où j’ai du chagrin, allez ! Il y a des gens qui prétendent que vous ne parviendrez jamais, entendez-vous, William ! que vous êtes de ces caractères apathiques et rêveurs qui ne réussissent à rien, parce qu’ils ne veulent pas s’imposer la moindre peine ; mais je veux croire qu’ils ont tort, et que mon William, — tant pis, c’est écrit, papa ne le verra pas, — que mon William m’aime assez pour vouloir triompher des obstacles qui nous séparent.

Il faut, Monsieur, que vous reveniez ici. On a besoin de vous voir. Les gens du Fougeré ne peuvent plus se passer de vous. Toutefois, si quelque affaire vous retenait à Paris, ne venez pas tout de suite ; je vous écrirai le jour qu’il faudra partir, et dont la date n’est pas fixée encore. Ah ! il y a quelque chose là-dessous, mais je ne vous le dirai pas. C’est un mystère. Je vous dirai seulement que, puisque les ducs ne sont bons à rien, j’ai imaginé, moi, de faire quelque chose. Vous saurez ici de quoi il s’agit. Si vous n’avez pas peur de vous ennuyer en restant une quinzaine de plus, venez tout de suite ; mais pas avant de m’avoir choisi une robe de soie bleu Marie-Louise, à rayures ou à carreaux. Il ne faudra pas y mettre plus de soixante francs, et encore ai-je eu bien de la peine à faire comprendre à papa qu’on n’y pouvait mettre moins. Vous prendrez une soie légère. Je me fie à votre goût que je sais très-bon, et je me réjouis déjà de ma jolie robe. Après tout, s’il fallait absolument soixante-dix ou quatre-vingts francs, nous braverions la colère paternelle, et je me chargerais de l’adoucir. C’est que papa crie toujours qu’il est gêné, vous savez, et il parait qu’en effet cette année est bien mauvaise. On n’entend parler que de la misère des pauvres, et l’on dit même qu’il y a des gens qui meurent de faim, ce qui est affreux. Nous ne voyons que mendiants ; il en vient à la porte plus de vingt par jour, et l’on est obligé d’en refuser.

J’entends un coup de fusil : papa vient de tuer une poule ; je crois qu’il n’en reste plus dans le hameau du Fougeré. Pendant qu’il est tout à l’émotion de ce haut fait, je vais plier ma lettre et la donnerai au facteur sans qu’on la voie. C’est pourquoi, mon William, j’ose vous embrasser bien vite et bien fort, de toute ma tendresse. Oui, je vous aime bien. Votre petite Blanche vous aime un peu, beaucoup, passionnément. Revenez bien vite. Oh ! comme je vais être heureuse de vous voir ! Quand vous arriverez, vous nous manderez le jour pour qu’on vous envoie chercher. Mettez pied à terre au bas du coteau et montez par le sentier ; je vous attendrai sous le saule-pleureur du grand étang ; mais… mais vous me promettez de ne pas m’embrasser trop fort… À bientôt, mon William. Je t’aime.