Librairie de Achille Faure (p. 4-8).


TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

12 juillet.

Il était temps ! Je gardais un calme héroïque ; mais je touchais à l’une de ces situations d’où l’on ne peut sortir que par un trait de génie, ou par un désespoir à la Vatel. Représente toi, Gilbert — je te raconte cela pour te faire comprendre combien je te dois de reconnaissance — c’était donc hier le bal. L’orchestre, arrivant de tous côtés à grand renfort de voitures, de dîners pris en route, de rafraîchissements copieux, de prétentions exorbitantes, se croisait avec les confiseurs chargés de boîtes, de paniers et de plateaux, tandis que les jardiniers encombraient tout de leurs caisses ; un va-et-vient, un tapage, un tohu bohu, au milieu duquel mon nom retentissait de toutes parts, tandis qu’une foule de réclamations, plus ou moins bizarres, m’accostaient chapeau bas. Je les laissai se réunir autour de moi, et ces paroles, prononcées d’un ton froid et dédaigneux, tombèrent de ma bouche : Messieurs, mon intendant n’est pas ici, je n’ai pas l’habitude de traiter ces choses. Vous ferez demain vos comptes, le plus clairement possible et me les adresserez. Ce soir, j’ai à surveiller l’arrangement de la fête et à m’habiller. Ils se retirèrent à reculons, en saluant jusqu’à terre.

J’ai obtenu avec assez de peine une fort belle illumination, et la décoration de la salle, quoique sans fleurs bien rares, était ma foi délicieuse. On n’entendait qu’exclamations enthousiastes. Je souriais ; mais, comme un héros de drame, je marchais escorté d’un spectre, ce lendemain lugubre qui m’attendait. Par moments, je m’imaginais te voir de ton côté, paradant insoucieux dans quelque bal d’eaux allemandes, et ce tort épouvantable que tu avais de ne point être à Paris me causait contre toi des transports de colère. Jamais je ne t’ai vu des défauts si laids et si nombreux, tandis que tu devenais pour moi quelques heures après un ange sauveur, doué des vertus les plus divines. Ô justice ! ainsi notre pauvre vue passe des verres les plus gros aux plus petits sous le branle de nos passions ! Comment trouves-tu cette phrase ? Ne vaut-elle pas les grandes guides de ta fantaisie ? Que tu es un moraliste magnifique, ô Gilbert ! Je t’ai toujours dit que tu étais né pour pratiquer la sagesse des multitudes, celle qui, assise sur un coffre-fort, tient à la main des pincettes et se couronne d’un bonnet de coton. Suis ta destinée. Je ne l’empêcherai point d’épouser une princesse italienne ou russe, avec des millions. Promets-moi seulement pour dernier asile la maison d’un garde et les chênes de tes forêts.

Sérieusement, où as-tu pris que j’ai besoin de richesse ? Je ne m’en suis guère jamais servi pour moi. J’ai de la fantaisie, c’est vrai ; mais cette fantaisie peut s’exercer sur des objets simples. Je suis las de Paris et de cette folle vie que j’ai voulu voir pour la connaître, exactement comme j’ai visité les musées, les palais et les greniers. Tu sais que je l’ai traversée de même, en spectateur, et qu’elle ne peut avoir d’enivrements pour moi. Ce n’est pas ce que je cherche ; je me sens quelquefois l’âme vide à en mourir, puis l’espérance revient et j’aime encore, — Tes conseils et ceux de Delage sont bons ; mais je ne les suivrai pas — du moins pas tout de suite, je veux rester encore un peu de temps ici. Et cependant, peut-être ferais-je mieux de partir ?

Si vous pouviez arranger mes affaires sans moi, toi et Delage ? Je sais que c’est ennuyeux, mais vous êtes mes amis et comme tels corvéables ; puis, quand je serais, là-bas, de bonne foi, ferais-je autre chose que souscrire à vos décisions ? De ce qui me restera, j’achèterai un domaine à la campagne, avec une bibliothèque, et m’occuperai d’agriculture. J’écrirai peut-être ; l’envie souvent m’en est venue ; mais je me suis laissé vivre d’abord, ce qui est sage.

En définitive, faites ce que vous voudrez, je ne veux pas quitter Royan… Et toi, Gilbert, fais-moi le plaisir de retirer tes phrases insolentes sur les bergères. Je ne crois pas toujours en particulier à ce qu’on appelle la vertu des femmes ; mais je ne puis souffrir qu’on la raille en général. C’est odieux et faux. J’ai précisément sous les yeux le type le plus charmant de vraie chasteté, une ignorante naïve. Je veux t’en parler — d’abord pour que tu la respectes, ensuite, parce que depuis l’enfance j’ai pris la mauvaise habitude de tout te dire ; surtout, peut-être, parce que ce me sera un grand plaisir de parler d’elle.

Figure-toi une jeune fille de dix-neuf ans, d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, d’une blancheur extrême, avec dos cheveux d’un blond d’or, des joues rosées et des yeux bleus, où viennent se peindre une foule de volontés hardies et de pensées timides — comme une troupe de faons, curieux et craintifs, interrogeant l’espace à la lisière d’un bois. C’est une tête d’Hébé sur un corps de vierge. Elle a des bras divins, qui ne ressemblent point aux pattes d’araignée de la plupart des jeunes filles. Élevée à la campagne, l’air et le soleil ont vivifié cette jolie plante, et la rosée du ciel l’a imprégnée de ses plus doux sucs. Cet œil plein de feu se baigne dans des flots d’amour sous la paupière humide et frangée, qui à chaque instant s’abaisse et se relève. Elle a de même un esprit feu follet qui luit et se cache sans cesse, une pudeur de Galathée, des réserves qui avouent tout ; des naïvetés à faire éclater de rire, si l’on n’était saisi de respect. Elle ne manque pas de coquetterie ; mais ses ruses sont celles d’un enfant, et sa préférence pour moi, qu’elle croit bien cacher, est le secret de tout Royan. — Il faut dire en passant qu’elle est très-fière de m’avoir conquis, et que, sans croire s’engager, elle aime à constater son empire aux yeux de tous, en me donnant des ordres, en acceptant mon bras au jardin, en ne dansant guère qu’avec moi.

Le plus étrange, c’est que les parents de Blanche, dans leur genre aussi naïfs qu’elle, au lieu de s’inquiéter de mes assiduités, semblent trouver aussi le jeu charmant. Est-ce confiance en leur fille ? en moi ? Ils n’auraient pas tout à fait tort, car je respecte et j’adore sa candeur et vais parfois jusqu’à m’impatienter de la voir se compromettre par étourderie, et de la manière la plus bénévole. Mais ils ne me connaissent pas. Peut-être me considèrent-ils comme un parti ? Mais la plus simple prudence devrait les porter à m’interroger sur mes intentions. Heureusement, ou malheureusement, ils ne me jettent point dans cet embarras. Du diable, si je sais quel avenir je désirerais, quand même une fée m’offrirait sa baguette. Je te quitte ! je me sens porté à réfléchir, c’est-à-dire à devenir fort sec ou fort triste. Adieu.