Librairie de Achille Faure (p. 3-4).

DEUXIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.
Paris, 10 juillet 1846.

Je viens d’expédier, mon très-cher, la somme requise par toi, que j’ai prise chez Delage, car tu sais que pour moi je ne suis jamais en fonds. J’espère bien que tu recevras à temps. J’irai voir Frabert, mais Delage est très-inquiet à son sujet. Il dit que c’est un fripon, que tu as tort d’avoir confiance en lui, qu’il mène grand train depuis ton départ, et qu’enfin tu ferais bien de lui retirer ta procuration. Je puis te dire également que la figure de cet homme-là ne m’a jamais plu. Il a des manières communes et fort peu de politesse. Il y a quelques jours, il est allé chez Delage pour retirer les sommes qui t’appartiennent, mais notre ami l’a refusé sous divers prétextes, et il m’enjoint de te recommander expressément de régler tes comptes avec Frabert. Je connais l’insouciance de William, m’a-t-il dit ; il prend sans compter depuis des années ; à ce train-là on se ruine vite, surtout quand on a affaire à un agent comme celui qu’il a choisi. Je lui aurais dit cela depuis longtemps si je l’avais osé ; vous qui êtes son intime, monsieur Valencin, il faut lui donner ce conseil, et insister pour qu’il le suive.

Il a raison, mon cher tu as toujours été trop insouciant des affaires d’argent, et trop généreux. Ce n’est pas à moi à m’en plaindre, je le sais ; mais pourtant, il faut avant tout penser à soi-même. Tu crois que la fantaisie peut, toute la vie, nous mener à grandes guides sur une large route ; mais cela n’est pas, et tu cours, je le crains, à quelque choc fatal. Cesse de donner des bals, romps même, si tu m’en crois, ta pastorale, à moins que ta bergère ne soit sur le point de se rendre, même en ce cas, si tu es sage, et viens mettre ordre à tes affaires ; Delage t’y aidera.

Tu me reproches, malheureux, de ne pas t’avoir écrit depuis trois semaines, et tu ne m’avais pas donné ton adresse ; je ne savais ce que tu pouvais être devenu. Et que peux-tu faire là-bas dans ce petit port ? J’aurais bien des confidences à te faire, mon cher William ; mais ce sera pour une autre fois, car voici l’heure de me rendre chez ma princesse. Oui, mon cher, une princesse, et qui plus est une reine de beauté, avec des millions pour dot. Parfois, je crois rêver…, mais enfin, je suis loin d’être sûr encore… Viens donc, j’aurais grand besoin de tes conseils. Et cependant j’aurais peur qu’en te voyant…, car ce n’est pas en vain que la nature t’a créé comte, et moi ton très-humble serviteur.

À toi,
Gilbert.