Librairie de Achille Faure (p. 246-286).


CINQUANTE-DEUXIÈME LETTRE.

WILLIAM À LUI-MÊME.

8 décembre.

Je ne sais où j’en suis. C’est bien étrange ! La vie a-t-elle des émotions que je ne connaissais pas ? Y a-t-il des joies supérieures à celles de l’amour ?

Nous allions nous mettre à table, ce matin, quand maman est entrée, le visage ému. Elle vient à moi et m’embrasse :

— Vous êtes un grand cœur, William, mon cher fils.

Elle venait de causer à la porte avec cette pauvre femme dont j’ai porté les enfants l’autre jour, et qui lui a demandé de mes nouvelles, en racontant l’aventure et en exprimant sa reconnaissance pour moi. Ils ont tous fort admiré que j’eusse pris dans mes bras ces pauvres petits, crottés et déguenillés, pour les porter à travers les mauvais chemins, et M. Forgeot et Clotilde en ont tant dit là-dessus, que je n’ai pu m’empêcher de montrer mon impatience. D’abord je ne puis souffrir que la louange, — le plus fade et le plus écœurant des rapports humains, — se permette de toucher aux actes du cœur ; puis, je leur ai fait observer qu’il n’y avait là rien d’héroïque, puisque j’y compromettais seulement la propreté de mes vêtements, et que j’eusse été par trop lâche enfin de laisser cette pauvre femme écrasée sous son fardeau.

— Ce qu’il vous plaît de trouver beau, leur dis-je encore, c’est surtout d’avoir mis de côté ma gentilhommerie pour traiter des pauvres en frères ; car, vis-à-vis de gens comme il faut, vous auriez trouvé la chose simplement polie. Mais, heureusement, nous laissons de plus en plus derrière nous le temps où l’humanité des riches envers les pauvres était célébrée comme un acte sublime de condescendance, et fournissait le sujet de tableaux touchants, dans lesquels le souverain ou le gentilhomme, la bouche en cœur, et pénétré de sa propre sublimité, posait d’un air complaisant vis-à-vis du manant à genoux. Maintenant nous devons savoir qu’en obligeant notre semblable, nous ne faisons que remplir le devoir le plus simple, le plus impérieux, le plus utile à nous-mêmes.

En achevant ces mots, mon regard rencontra celui d’Édith ; elle baissa les yeux. Elle était pâle, immobile comme à l’ordinaire, et cependant je vis qu’elle était émue, car je commence à lire sur ses traits, malgré le masque dont elle les recouvre. Après le déjeuner, je ne sais encore, je ne puis me rappeler quel mouvement irréfléchi m’entraîna sur ses pas, comme elle quittait la salle et remontait à sa chambre. Je n’avais point d’intention précise, et cependant je montai. L’escalier de pierre est à deux volées. Ces marches bénies, la fenêtre en haut qui les éclaire, forment à présent l’image la plus vivement empreinte que j’ai dans l’âme. J’abordais la seconde volée ; Édith l’achevait ; elle entendit le bruit de mes pas et se retourna… Oh ! je ne vis jamais figure si radieuse et si éclatante, quand elle descendit les marches jusqu’à moi. Elle me jeta les bras autour du cou, serra fortement ma tête sur son sein, voulut parler ; mais elle éclata en sanglots et je sentis mon front baigné de ses larmes.

Je ne puis exprimer le choc qui se fit en moi. Ce fut comme une entrée dans un monde nouveau. Depuis ce temps, je suis là, ivre, étourdi, le corps inerte, l’âme si haut qu’elle échappe à ma propre vue. J’éprouve un immense bonheur, sans savoir pourquoi. Oh mon Dieu ! l’amitié serait-elle supérieure à l’amour ?

9 décembre.

L’hiver a des beautés que je ne lui soupçonnais pas. La terre est glacée, mais le ciel est admirable. Le soleil tantôt luit, tantôt se cache sous des nuages blancs. Les chênes ont encore leur feuillage ; le vert de la lande a bruni ; mais les fougères qui la parsèment sont devenues d’un rouge éclatant. Là-bas, sur ces ajoncs qui bordent un carré d’herbe, le soleil, grand décorateur, fait éclore les nuances les plus vives et roule mille splendeurs ; les voici maintenant dans l’ombre et ces chênes brillent à leur tour ; les blancs nuages qui glissent au ciel, forment sur la lande des ombres légères, qui la parcourent en la plissant, comme le vent l’onde.

Tout ce qui est autour de nous est révélation de l’inconnu. Qui saurait lire dans la nature saurait tout sans doute ; car les plus grandes choses ont d’humbles attaches ; tout est parent dans l’univers. Moi, je trouve à rêver des joies infinies, là, sur ma table accoudé, contemplant cet horizon, avec lequel je me sens mille affinités secrètes. Il y a là de ma vie future ou passée ; que d’espaces invisibles j’ai explorés, les yeux attachés sur quelque détail de cette lande, ou la voyant d’ensemble, confusément, à travers les brumes de la rêverie.

Édith m’a raconté sa vie, hier, dans une promenade où nous nous sommes rencontrés. C’était bien hier. Depuis qu’elle m’a donné sa confiance et son amitié, les jours sont si pleins qu’ils me semblent valoir beaucoup d’autres jours. Elle sort toujours vers quatre heures et je la rencontre aux environs de la cabane du vieux, où souvent nous nous asseyons. Il nous apprit hier que la pauvre Mignonne s’est empoisonnée en mangeant des baies vénéneuses, parce que Justin, vaincu par son père, ne la voit plus et va épouser la fille d’un riche. — Pauvre fille ! dit Édith, et elle resta triste et silencieuse quelque temps, après quoi elle se leva et sortit de la cabane.

Nous avions fait à peine quelques pas ensemble qu’elle me donna la main comme pour me quitter.

— Vous ne revenez pas à la maison, demandai-je avec tristesse ; car je souffrais de la perdre déjà.

— Non, répondit-elle, et elle s’éloignait, quand je la vis se retourner au bout de quelques pas. Eh bien, si vous le voulez, venez avec moi, William. Mais c’est un peu loin.

— Où allez-vous donc ?

— Voir cette pauvre Mignonne.

— Ah ! bien, chère Édith. Vous êtes donc aussi compatissante pour les peines d’amour ?

— Et pourquoi pas ?

— C’est que… je le crois du moins, vous ne les avez pas comprises ?

Elle sourit :

— Je les ai effleurées, William. J’ai voulu aimer et ne l’ai pu. C’est à dater de ce moment que j’ai découvert le profond antagonisme qui existe entre mes idées, mes besoins, mes volontés et ce que le monde nous offre. Et c’est depuis ce temps que je suis devenue silencieuse, froide en apparence ; car je ne le suis pas, en réalité, William.

— Je le sais ! je le sais ! répondis-je, en prenant sa main dans la mienne.

Je désirais ardemment sa confidence, mais n’osant le lui dire, toute mon attitude le lui disait. Elle garda le silence, hésitant encore sans doute. Intérieurement, je la suppliais, je trouvais que sa confiance m’était due et qu’elle m’eût fait une horrible injustice en ne me l’accordant pas. Toute la chaleur de ma volonté semblait avoir passé dans la paume de ma main qui touchait la sienne, comme pour se communiquer à elle ainsi.

— Je n’ai jamais raconté ces choses à personne, dit-elle enfin, et j’ai une telle habitude de renfermer en moi tous mes sentiments que j’éprouve à les dire une sorte de souffrance. N’en soyez pas blessé, William, puisque le besoin de vous ouvrir mon âme tout entière est encore plus fort que cette répugnance. Car je ne puis vous dire combien je suis heureuse de cette fraternité, que je découvre à chaque instant plus profonde entre vous et moi.

— Et moi, m’écriai-je, Édith, vous m’élevez à une hauteur, où je jouis d’une vie nouvelle, comme au sommet des montagnes, en respirant un air plus pur, on se sent plus fort et plus léger. Chère sœur bien-aimée, j’ai beaucoup rêvé, beaucoup désiré, et cependant je n’avais encore jamais compris un état de l’âme si sublime et si heureux.

Elle me regarda avec une tendresse, où se mêlait un peu de surprise, et en même temps une expression de timidité charmante que je n’avais point encore vue sur son visage ; nos mains unies se pressèrent longuement.

— J’avais dix-neuf ans, me dit-elle, quand mon père me présenta un jeune homme avec lequel il désirait me marier. Il se nommait Alfred Rocheuil ; il était riche ; il avait fait de bonnes études et travaillait dans la maison de son père, banquier à Poitiers. Sa figure annonçait la bonté et l’intelligence ; il avait du tact et de l’esprit. C’était, comme on dit parmi nous, un parti superbe, et mon père était fier de son futur gendre. M. Alfred était devenu amoureux de moi dans une soirée où nous nous étions rencontrés. J’étais alors très-naïve et parfois très-gaie. Toute ma vie s’était partagée entre les livres et les champs. Je disais ce que je pensais ; j’avais confiance en l’avenir.

Ma première impression fut beaucoup d’étonnement, une sorte d’effroi qu’on songeât à me marier ; je me sentais beaucoup trop jeune pour savoir être femme et mère ; je le dis à mon père et demandai du temps. Il compta sur M. Alfred pour me décider bientôt, et tout d’abord, en effet, l’amabilité de ce jeune homme, l’amour qu’il avait pour moi me touchèrent. Un nouvel horizon m’apparut ; des sentiments nouveaux s’éveillèrent en moi. Oui, l’amour me fit battre le cœur, et je crus que j’aimais M. Rocheuil. Cependant, la crainte de m’engager persistait, je voulais savoir…

Édith s’arrêta comme embarrassée ; un voile de pourpre s’étendit sur son visage ; et moi, je me le rappelle, j’avais le cœur serré à en mourir.

— C’est difficile à exprimer, reprit-elle. J’aimais à être avec lui, à l’entendre exprimer ce qu’il sentait, mais lorsqu’il me demandait ces marques d’amour qui engagent… baisers ou serments, instinctivement je me rejetais en arrière ; quelque chose me retenait. Plus il devenait exigeant, plus cette répulsion acquérait de force. Je ne réfléchissais pas que j’avais tort, que je voulais me servir de lui pour éclairer ma route, sans lui rien donner, que j’abusais du sentiment, sincère à sa manière, qu’il avait pour moi. J’ai compris cela depuis ; mais quelle folie ont les hommes de faire peser sur des êtres à peine sortis de l’enfance, les soins et les intérêts les plus graves ! Peu à peu, dans mes entretiens avec M. Alfred, je connus tout l’esprit du monde sur l’amour, le mariage et la condition des femmes. À travers son amour et sa politesse, je vis pourtant qu’il partageait les opinions de mon père, que je croyais exceptionnel sur ce point. Je vis clairement qu’il ne prisait en moi qu’une chose, la beauté qu’il me trouvait, me tenant quitte de tout le reste, sauf de l’esprit de douceur et de soumission que je n’avais pas. Je le vis lui-même, tel que depuis j’ai trouvé presque tous les hommes, fat, irréfléchi sur toutes choses vraiment sérieuses, plein d’un orgueil faux, et parfaitement égoïste. Dès lors, ses prétentions m’indignèrent, et je ne m’attachai plus qu’à le dégoûter de moi en me faisant bien connaître à lui. Nous eûmes ensemble sur le chapitre des droits et des devoirs les querelles les plus animées. Il me railla, je le persifflai. Nous étions fort mal ensemble déjà, quand, sur ce mot fameux, qu’emporté par la colère, il osa me citer : la femme n’est bonne qu’à coudre et à faire des enfants, je le renvoyais à la première Gothon qui pourrait lui plaire, et lui défendis de lever désormais les yeux sur moi.

Mon père avait eu le tort d’annoncer notre mariage publiquement. Quand M. Rocheuil vint lui rendre sa parole, quand je déclarai que, pour rien au monde, je ne consentirais à me marier, sa fureur n’eut pas de bornes, et non plus ses soupçons. Il traita fort mal M. Rocheuil. Quant à moi, les scènes que nous eûmes ensemble furent cruelles… Tenez, William, je vous dirai tout. Depuis ce temps, je n’estime plus mon père… et je l’aime bien moins.

Je voyais maintenant combien cette confidence avait dû coûter à Édith. Cette coloration charmante que le grand air met sur ses joues avait fait place à une pâleur extrême ; elle était agitée d’un tremblement nerveux. Je la fis asseoir sur un tertre des bords du chemin. Quand son tremblement eut cessé, elle respira plusieurs fois largement, et une larme coula sur sa joue. Puis elle se leva, reprit mon bras et me fit signe de ne pas parler. Elle eut mieux fait peut-être de ne pas me laisser à mes pensées, tandis que je marchais ainsi à côté d’elle, son bras sur le mien, repassant en moi ce qu’elle venait de me raconter. Pourquoi m’a-t-elle dit qu’un homme avait osé être amoureux d’elle ? Pourquoi ai-je vu sur ses lèvres ce mot d’amour, et dans son cœur la conception et l’aspiration de l’amour vrai ? Ah ! quel mal elle m’a fait sans le vouloir !

J’ai passé la nuit en d’affreuses colères contre ce misérable qui avait osé prétendre à elle, et surtout contre cette fatalité stupide qui nous mène hors de nos voies, un bandeau sur les yeux. La vie est une marche à tâtons dans les ténèbres, et, comme des enfants, nous nous hâtons de saisir l’objet le plus proche. Toutes les heures, une à une, se sont écoulées en rêves, en projets insensés. Je me suis levé avec l’intention de fuir à jamais le Fougeré ; je l’ai revue ; elle m’a souri et son serrement de main, son regard affectueux, ont remis le calme en moi. Il me semble à présent que j’ai eu le délire et que je ne l’aurai plus. Quelle situation étrange ! Est-ce le vide de mon cœur qui m’agite ainsi ? Suis-je comme un homme mourant de faim, à qui la fièvre cause des hallucinations ? Plus je vais cependant, plus je sens qu’il faut que je parte. Mais comment me dégager honorablement ?

Nous parlions de Mignonne aujourd’hui, Édith et moi.

— Elle n’en mourra pas, me dit Édith. Le vieux ne nous l’avait pas dit ; mais il l’a soignée. Les coliques s’apaisent, sa figure est plus reposée ; elle cède à la fatigue et dort.

— Tant pis pour elle, dis-je.

— Non, elle se relèvera peut-être guérie de corps et d’esprit. L’amour de la vie, ou plutôt la crainte de la mort, semble maintenant dominer sa douleur, et elle reçoit avec reconnaissance les soins de son pauvre père.

— Je l’avais bien jugée, m’écriai-je. C’est une imagination romanesque, et voilà tout. Elle a voulu jouer le rôle d’une héroïne. C’est un suicide d’importation parisienne. Un autre amant la consolera.

— Vous êtes bien sévère, William. Cette jeune fille est romanesque, sans doute, mais elle est sincère. Comme la plupart des femmes, elle avait pris pour base de son existence, la plus frêle de toutes, l’amour d’un homme. N’est-il pas naturel que, cet amour lui manquant, elle ne sache plus de quoi vivre et désire la mort ?

Mal disposé comme je l’étais, ces paroles d’Édith me blessèrent, et quelque temps après, assez hors de propos, je lui reprochai de ne pas supposer les hommes capables d’aimer.

— En général, me répondit-elle, l’amour n’est pour eux qu’une satisfaction égoïste, qu’un épisode, tandis que les femmes y mettent leur vie tout entière.

— Il y a pourtant, repris-je, des hommes de cœur… dont l’égoïsme et la légèreté des femmes ont perdu la vie.

— Je parlais, dit Édith, de ce qui arrive le plus souvent, il me semble du moins, dans les conditions actuelles. Au reste, nous sommes tous responsables, et souffrons tous, à différents degrés, des mêmes erreurs.

Et comme elle me regardait en même temps, sa voix prit l’accent de la surprise.

— Je croyais que nous pouvions parler de cela en indifférents, William. Je n’y mets pas d’esprit de parti, et ne vous en suppose pas. Que vous soyez homme, que je sois femme, peu importe, je n’y songe point.

— Vous possédez l’esprit d’abstraction à un degré remarquable ! m’écriai-je. Et, fâché d’avoir dit cela, furieux contre elle et contre moi-même, je la quittai brusquement, disant que j’avais mal à la tête, et que l’air des bois me ferait du bien.

10 décembre.

Quand j’ai fixé mes pensées sur ce papier, cela rafraîchit un peu mon cerveau ; je ne reviens plus sans cesse sur le même objet pour le considérer sous toutes ses faces et l’interpréter de cent façons ; sur un souvenir, sur un trait furtif, pour les graver à jamais dans ma mémoire. L’incarnation de la pensée est, certes, une chose bonne, utile, c’est le travail, c’est la vie. Le rêve, sorte de gestation, est maladif souvent et sa confusion nous fatigue. Je ne sais quelle étrange erreur fait dédaigner, sous le nom de matière, tout ce qui s’épanouit au grand jour de la forme, dans une vie complète. Oh ! que je souffre les nuits ! D’horribles pensées battent mon front ; je ne vois qu’images funèbres. Au fond de toute conjecture, le désespoir. Dans la journée je respire mieux ; certaines issues me semblent possibles ; parfois de célestes clartés m’inondent ; par-dessus tout enfin le bonheur m’enivre, en dépit de l’avenir.

J’étais allé ce matin par le chemin où l’autre jour nous avions passé ; je ne sais pourquoi je l’ai rencontrée ; elle venait sans doute encore de chez Mignonne. Elle m’accueillit du même air et du même ton dont elle m’accueille toujours, confiance et amitié, rien de plus. Me suis-je trompé, mon Dieu, une heure plus tard ! Non, le même rayon nous a pénétrés, et nos âmes se sont jetées ensemble éperdues dans ce grand foyer d’amour où l’individualité s’absorbe, où la vie touche à la mort, où la pensée elle-même s’arrête… Oh ! non ! l’on ne peut aller seul dans ces abîmes ; elle y était avec moi.

Nous entrions dans la plaine, où paissent les vaches et les grands bœufs roux, quand nous vîmes ce pauvre groupe affaissé contre la haie, cette femme le sein nu et pendant, qui, la tête baissée, le front pâle, révélait par son attitude l’abattement du désespoir, et sur ses genoux ce petit enfant, dont la faible plainte, s’exhalant par intervalles, semblait le tintement d’une agonie. Nous allâmes à eux. Soit étreinte de la douleur, soit épuisement, la femme chercha vainement un peu de voix pour nous répondre, mais par un geste saisissant, elle nous montra son sein vide, et l’enfant qui râlait. Oh ! le regard d’Édith ! le mouvement à peine indiqué, mais sublime, par lequel, dans un élan aussitôt réprimé par la pensée, elle toucha son sein de vierge en regardant l’enfant ! Puis, elle jeta les yeux autour d’elle cherchant du secours, et, comme j’allais courir à la maison, dont nous étions encore à plus de dix minutes, je la vis passer devant moi, rapide comme un trait, arriver au milieu du troupeau qui paissait et s’arrêter près d’une vache, derrière laquelle elle s’agenouilla. Elle avait passé le bras dans la jambe de l’énorme bête, et malgré la résistance que celle-ci lui opposait en marchant et se secouant, elle avait déjà fait jaillir une cuillerée de lait dans la paume de sa main, quand arrivant, je saisis la bête par les cornes. J’avais sur moi une de ces petites tasses de cuir que portent les chasseurs ou les touristes pour boire aux fontaines ; je la remis à Édith qui la remplit, et nous revînmes en courant près des pauvres affamés, à qui nous partageâmes le contenu de la coupe. C’est tandis qu’elle épanchait ainsi goutte à goutte le blanc liquide sur les lèvres de l’enfant que nos regards se sont rencontrés. Ce fut un coup de foudre plein d’éclairs, œuvre de Dieu, qui nous a mariés en cet instant même. Oui, quand elle aurait dormi des années entre mes bras, quand tous les hommes auraient signé sur une feuille de papier notre mariage, nous ne serions pas mieux l’un à l’autre, je le sens bien. Comme elle était émue et tremblante, l’instant d’après ! Nous avons remis ces deux pauvres êtres aux soins de maman ; il nous fallait être seuls ; mais Édith s’est renfermée. Hélas ! je n’ai point osé la suivre. Ah ! si Blanche n’était pas sa sœur !… Mais qu’importe ? Vis-à-vis de toute autre femme, Édith ne me permettrait pas de rompre mes serments. Eh bien, pourtant je ne peux les remplir ; non, c’est impossible. Maintenant, je ne le peux, je ne le dois pas.

12 décembre.

Il y a des jours aussi pleins que des années, des heures plus longues que des jours. Mille événements doux ou terribles, que nul ne voit, se passent en moi, et je ne sais au milieu de tout cela quel homme je suis pour les autres, car l’habitude seule me guide dans mes rapports avec eux, et je n’ai d’attention que pour leur dérober ma vie intérieure. Je m’étais levé ce matin résolu à partir ; j’avais considéré ma situation dans sa désolante réalité : les liens qui m’engagent à Blanche sont faux et vains en elle comme en moi, je le sais, et, si nos cœurs pouvaient se montrer à nu, l’évidence même prononcerait ; nous ne sommes point unis. Mais nous portons en nous, par le fait des idées générales, bonnes ou mauvaises, une seconde nature toute de convention, qui nous fait agir avec l’hypocrisie la plus naïve et la plus inconsciente dans tous les actes qui doivent tomber sous le contrôle d’autrui. Si je romps, Blanche, qui au fond de l’âme me préférerait un homme plus riche et mieux épris, versera des larmes sur ma trahison et s’arrangera pour en souffrir, ne fût-ce que par l’ennui d’avoir à se montrer quelque temps fidèle à mon souvenir. Édith elle-même m’accuserait et j’aurais rompu sans retour avec sa famille et avec elle. Montrer la vérité à Blanche et la lui faire adopter, vaincre les objections, les répugnances, les beaux sentiments, les défiances de tous, œuvre impossible ! Si peu d’entre nous cherchent le vrai et le veulent sincèrement ! Et cependant, quant à devenir le frère de celle que j’ai si longtemps appelée, dans mes rêves ardents, pour mon éternelle compagne, quant à vivre près d’elle dans les bras d’une autre que je n’aime pas, c’est outrager plus que l’honneur, c’est plus que rompre des serments, ce serait manquer à ce qu’il y a de plus sacré, me mentir à moi-même.

Voilà ce que je m’étais dit, ce que je dois me dire encore. Tout cela est vrai ce soir, comme c’était vrai ce matin.

J’allais partir, fuir une situation si fausse et si odieuse, partir sans explication et leur envoyer ensuite mes excuses et mes regrets. Je ne la verrais peut-être plus ; je ne savais pas ce que je ferais après ; mais rester ainsi à deux pas d’elle, sans jamais pouvoir l’atteindre, c’était au-dessus de mes forces, ou du moins je le croyais.

Puisqu’elle le veut, j’essayerai ; mais si mon cœur m’échappe, ce sera sa faute. Elle est plus forte que moi. Ce qu’on doit faire, on le peut toujours, m’a-t-elle dit. Hélas ! je n’en suis pas sûr.

J’étais allé sous le châtaignier, espérant la rencontrer, pour échanger avec elle un dernier regard ; mais elle n’y était pas, ni le vieux non plus. Je m’en étonnai ; le jour était pur ; il faisait peu froid ; un clair soleil réchauffait les dernières pâquerettes. La petite Madeluche était là, gardant les bœufs ; je lui demandai ce que faisait son grand-père.

— Il est malade, me dit-elle ; il n’a pas pu se relever ce matin, et, m’a dit comme ça, si vous vous mettiez en peine de lui, que vous l’alliez voir.

Je me rendis à la ferme, avec un vague espoir d’y trouver Édith ; elle n’y était pas ; mais le vieux, en me voyant, parut tout content et il me tendit la main :

— Je pensais bien que vous viendriez, me dit-il, et je suis sûr aussi que la demoiselle viendra. Ah ! vous êtes tous deux braves et de bon cœur. Vous devriez vous mettre ensemble. Il y en a qui disent que c’est l’autre que vous voulez. Moi, je ne crois pas… Eh bien, Monsieur, voilà que mon heure est arrivée. Je ne sais pas bien où je vais aller ; mais je n’ai point peur du bon Dieu.

Il y avait sur son front de mourant une admirable sérénité ; dans ses yeux une flamme secrète qui me frappa, et je la contemplais, cherchant en moi-même quel pouvait être le sort futur de cette âme simple, bonne et croyante. Je songeais en même temps au moyen de nous rejoindre, Édith et moi, dans un autre monde, et, dans l’exaltation où me jetait le chagrin, sans doute je perdis la notion du temps. Je me rappelle seulement que les yeux du vieillard se troublèrent, que la flamme un moment y brilla plus intense, puisqu’ils s’éteignirent et se fermèrent. Je m’aperçus alors que je serrais sa main un peu fortement, et je fis un effort pour détendre mes nerfs crispés.

N’est-il point mort ? me demandai-je en voyant sa face pâle et ses yeux fermés ; mais sa main moite restée dans la mienne répondait au battement de mes artères par un battement égal. Il dort, pensais-je, quand le vieillard se mit à remuer les lèvres et sa voix s’éleva un peu changée, douce et mystérieuse :

— Vous êtes en grande peine, me dit-il ; mais ayez patience et bientôt tout changera. Votre bonheur n’est pas loin de vous. Je vois passer la charrue où le ver travaillait seul ; il y a là-bas de joyeux enfants ; oh ! la jolie troupe ! Un ange est au milieu d’eux ; le pays prospère. Écoutez, me dit-il encore, écoutez bien ; je vais vous indiquer où est votre trésor, le trésor qui vous est réservé. Passez par la porte du jardin, franchissez le pas qui est en face et suivez le sentier jusqu’à la lisière du bois. Là, vous compterez les cépées à votre gauche ; — il compta lui-même : une, deux, trois, quatre…, neuf. Vous prendrez à gauche de la neuvième et suivrez tout droit. Là, sous un chêne, vous verrez le trésor qui vous est promis et il ne faut pas partir avant qu’il vous soit promis. Vous ne devez pas partir encore.

J’avais vu des magnétisés ; mais il s’était endormi si vite sous mon seul regard, que je ne pus croire à ce phénomène et je le secouai en l’appelant. Il sourit :

— Ce n’est pas ainsi que vous me réveillerez. Laissez-moi dormir encore.

Je voulus alors faire les passes qui arrachent à ce sommeil ; mais il me pria d’une voix suppliante de le laisser et d’aller où il m’avait dit.

Surtout, répéta-t-il, ne partez pas.

J’obéis, curieux de voir ce que signifiait sa prophétie. Il était seul quand j’étais entré ; je le laissai seul, et suivis le chemin qu’il m’avait indiqué.

Cinq minutes après la neuvième cépée, j’arrivais sous un chêne, au bord d’une allée, où je vis Édith, enveloppée dans un châle, et qui pleurait, le front appuyé contre l’arbre.

Je jetai un cri de joie. C’était bien elle, mon trésor ! Surprise, elle laissa échapper un autre cri et voulut me cacher son trouble ; mais je saisis ses mains et l’attirai dans mes bras.

— Édith ! oh ! ma chère Édith, pourquoi pleurez-vous ?

Elle me repoussa doucement, et se remit à sa place, appuyée contre le chêne :

— Le sais-je moi-même, William ? je repassais toute ma vie en moi et m’accusais de beaucoup d’erreurs. J’ai été froide et dure pour les autres ; je le vois maintenant, et cela me fait mal. Je ne savais pas… il me semblait que j’avais raison de mépriser ceux qui ne pensaient pas comme moi. Je rejetais la vie, ne la trouvant pas suffisamment belle, j’attristais ma famille ; j’ai secouru les pauvres sans les obliger. Depuis hier, je sens cela, et tout à l’heure j’en avais le cœur déchiré. Mais je veux être bonne pour les autres, maintenant, William. Je veux aimer de toute mon âme et de toutes mes forces, dussé-je en souffrir… même jusqu’à la mort.

Deux larmes limpides, globes de cristal où le ciel se réfléchit, coulèrent sur ses joues. Je les recueillis de mes lèvres avec une adoration égale à celle de ces chrétiens, qui croient recevoir en eux la divinité. Des paroles passionnées échappèrent à mes lèvres. Édith se troubla.

— Cher frère, me dit-elle, en passant son bras sous le mien et en m’entraînant dans une allée, je ne mérite guère d’être aimée ; je n’ai vécu jusqu’ici que pour moi.

— Et vous avez eu raison, lui répondis-je plus froidement ; car j’avais peur de ses résolutions et sentais la nécessité de me remettre ; avant de pouvoir donner, ne faut-il pas que l’être soit constitué en lui-même complétement ? Vous vous êtes formée seule à force d’idéal, de justice et de noble orgueil.

— Mais j’ai dépassé le but, mon ami, oh ! je le sens bien. J’ai tout mesuré à ma règle sans pitié pour l’aveuglement ni pour la faiblesse. J’ai frappé ceux qui ne savaient pas marcher, pour les faire aller plus vite. Dans un autre genre, ma folie s’est trouvée pareille aux intolérances que je blâmais. Ne pouvant réformer le monde d’un coup, je me suis réfugiée comme les ermites d’autrefois dans un égoïste abri ; j’ai renié les miens ; je me proposais de passer ainsi ma vie en simple spectateur, sans mêler mon action à celle des autres.

— C’est-à-dire, m’écriai-je en tremblant de rage, que vous allez abaisser votre fierté jusqu’à descendre dans les bras d’un homme qui ne vous comprendra pas… afin… d’être mère… Eh bien…

Je sentis sur mon bras une ferme pression, et de cette voix claire dont un honnête homme prononce un serment :

— Non ! William, dit-elle.

— Édith ! Édith ! ce n’est pas assez. Vous avez bien raison ; il faut aimer, et tout obstacle doit s’effacer devant ce qu’il y a de plus grand et de plus sacré, l’amour véritable. Quand il tombe du ciel sur deux têtes humaines, c’est la grâce même, Édith, c’est l’ordre de Dieu !

Elle m’écarta de la main, fit quelques pas et resta un moment immobile, en appuyant la main sur sa poitrine comme si elle souffrait :

— William, me dit-elle ensuite d’une voix altérée, mais en s’efforçant de sourire, nous sommes de grands enfants ; nous nous laissons emporter par ce qui souffle en nous à cette heure ; mais ce qu’il faut écouter, c’est la voix de l’être immuable et indépendant qui juge en nous nos propres actes. Une exaltation, quelque divine qu’elle soit dans sa source, n’est pas, ne doit pas être notre seule loi.

— Puisqu’elle divine, m’écriai-je, nous ne pouvons mieux faire que de la suivre et de l’adorer.

— Non, reprit-elle en s’arrêtant, non, ce n’est pas tout.

Je me taisais, tremblant, mais prêt à lui tout dire, quand, relevant son front pâle qui semblait recouvrir une résolution immuable :

— Il y a le présent aussi bien que l’avenir, William ; et Dieu, comme autrefois, ne doit pas faire oublier les hommes. Il n’y a pas seulement l’idéal, il y a la vie, la vie humaine, réseau de joies, de douleurs et d’intérêts où nous sommes mêlés tous ensemble comme les fils d’une trame, et notre premier pas vers le bien ne peut consister à écraser le bonheur d’autrui en courant au nôtre. Non, mon ami, rien ne peut nous délier de nos devoirs les uns vis-à-vis des autres, quelque temporaires qu’ils soient. Notre véritable but n’est pas le bonheur. Non, la vérité même n’a pas le pouvoir de nous dispenser de la justice.

Elle avait raison, quoique bien sévèrement. J’étais le fiancé de sa sœur. Ah ! pourquoi, dans mes heures d’ennui et de doute, ai-je formé ces liens maudits ? Je restais là, presqu’à ses pieds, à la fois écrasé par une douleur immense, et prosterné par un amour plus enthousiaste et plus profond que je ne l’avais rêvé. Je regardais son beau visage, transfiguré par la hauteur de ses pensées, où brillait encore l’humidité de ses larmes, et je ne pouvais m’éloigner, quand elle mit sa main dans la mienne en me disant :

— Adieu, cher William.

Le sang me battit aux oreilles ; ma vue se troubla ; une oppression invincible m’ôta la voix, et je la laissai partir.

Mais, quand elle eut disparu, j’éclatai eu sanglots. Le vent sifflait autour de moi dans les feuilles sèches et j’eusse voulu être emporté, balayé bien loin, dans des espaces où je me fusse perdu. Ah ! je l’avais maintenant cet amour tant désiré ; plus de doutes, plus d’hésitations ; c’est elle, je n’ai même pas besoin de me le dire ; il n’y a là ni pensée ni volonté ; cela est, parce qu’elle existe et que je suis. Quelle fatalité, grand Dieu ! m’a fait si longtemps passer insoucieux, aveugle à côté d’elle. Ne suis-je pas un fou, bien digne de mon sort !

Je lui obéirai ; je ne pars pas. Mais je me demande encore si c’est bien possible. Je ne vois de tous côtés devant moi qu’injustice ou crime. N’est-ce pas me jouer du mariage que d’épouser Blanche ? Le pourrais-je d’ailleurs ? Non, c’est une infamie. Elle juge de trop haut, Édith, elle ne sait pas, non, elle ne se rend pas compte de ce qui se passe en moi. Son caractère, si ferme et si élevé, la place sans effort au sommet de tout devoir et supprime tout combat en elle. Ah ! qu’elle est heureuse d’être ainsi !… Non ; je préfère mille fois souffrir ces tortures et l’aimer éperduement.

J’avais oublié le bonhomme. On est venu ce soir de la ferme nous raconter l’état où il se trouvait, et qui semble à ces gens un miracle. Il a parlé, donné des conseils ; il a révélé des choses cachées, et il a indiqué une source voisine de la ferme dans un endroit où l’on creuse déjà. Inquiet de l’avoir laissé dans cet état si longtemps, j’ai couru à son chevet et l’ai réveillé en quelques passes. Il s’est levé sur son séant en disant : — Quel bon sommeil ! comme je suis bien ! et il a repris la conversation où nous l’avions laissée. J’ai défendu qu’on lui dit ce qui s’était passé, de peur de jeter un trop grand trouble dans son cerveau. Je songe à sa prophétie. Il m’a conduit au trésor ; mais le reste l’a-t-il bien vu ? Puis-je espérer que tout changera, et que mon bonheur n’est pas loin ?

15 décembre.

Édith n’est plus la même. Elle n’a rien changé à ses habitudes et vit toujours dans sa chambre ; mais pendant le temps qu’elle passe au milieu de nous, à l’heure des repas, sa froideur et son mutisme habituels ont fait place à un ton de douce et charmante humeur, qui fait une adorable femme de cet être splendide. Ce beau regard, autrefois si fier, s’est adouci ; sa voix a des inflexions nouvelles qui me font frémir le cœur. Elle ne dédaigne plus de se mêler à la conversation, même quand le sujet en est futile, et de grandes remarques lui sont inspirées parfois par de petites choses ; mais elle les formule du ton le plus simple et son accent demande à ceux qui l’écoutent : — Ne trouvez-vous pas ? Quand on discute sa pensée, elle l’explique avec une clarté saisissante, et si la discussion s’échauffe et se prolonge, elle détourne l’entretien. Son but n’est plus d’affirmer seulement, mais de faire réfléchir, et elle entre résolument dans cette voie d’amour et d’utilité qu’elle vient de se tracer à elle-même. Si peu marqué encore que soit ce changement, il étonne la famille et l’on en cherche la cause. Moi seul la sais, et j’ose à peine me la dire tout bas : Elle est ainsi maintenant parce qu’elle m’aime ! C’est à devenir fou de délices et d’orgueil !

— Oui, si le bonheur était fait pour moi.

Il n’y a que Forgeot pour qui elle reste sévère et froide, et elle a raison ; cet être-là est faux des pieds à la tête et a complétement oblitéré en lui, à force de rhétoriser, toute vérité d’appréciation. Il a osé lui adresser des compliments et ne s’est attiré qu’une méprisante réplique.

Elle a aussi vaincu sa froideur pour son père. Ce matin, il était souffrant et n’a pas déjeuné. On lui apporta une infusion de feuilles d’oranger qu’on déposa bouillante sur la cheminée, autour de laquelle nous étions groupés. On causait, ce breuvage était là depuis longtemps et allait devenir froid, quand Édith, prenant la tasse, la présenta à son père en le priant de boire. Je le vis très-touché de cette attention, et Blanche, qui a le monopole des câlineries et des petits soins, s’étant élancée pour ôter la tasse des mains de sa sœur, M. Plichon lui dit un peu brusquement :

— Reste donc tranquille, toi, tu n’y pensais pas.

Maman regarde Édith avec une joie de mère et je ne sais quel instinct la porte à me regarder aussitôt après. Mais ce qui me touche le plus, en me faisant mal pourtant, ce sont les prévenances d’Édith pour sa sœur. Il y a quelques heures, elle l’encourageait à sortir par ce beau temps froid.

— Je t’assure, disait-elle, que cela te ferait du bien.

— Mais je ne suis pas malade, répondait Blanche d’un petit ton sec.

— Tu serais plus forte. L’hiver t’a déjà pâlie.

— Oh ! je ne tiens pas à être rouge comme une paysanne.

— Tu n’as pas ce danger à craindre. Tu ne gagnerais que plus de souplesse et de grâce à courir un peu. Rien n’énerve comme l’atmosphère d’une chambre chauffée.

— Les femmes n’ont pas besoin d’être fortes, répliqua Blanche en se laissant aller mollement dans un fauteuil.

— Mais si, dit Édith, elles en ont besoin, et ne serait-ce que pour leurs enfants…

— Oh ! ma chère ! Et, par un geste d’Anglaise, Blanche ramena ses mains effilées sur son visage.

Moi, je les contemplais toutes les deux. Édith surprit mon regard ; une rougeur passa sur ses traits ; elle serra son châle sur sa poitrine et dit en partant :

— C’est votre faute, William, vous qui aimez la nature et l’exercice au grand air, vous auriez dû les lui faire aimer.

Je n’osai la suivre, je sentais bien qu’elle ne voulait pas.

16 décembre.

Elle ne comprend pas ma situation. Elle croit sans doute que sa sœur m’aime réellement, que je pourrais encore être heureux avec elle. Elle croit que nous pouvons vivre ainsi, elle et moi, côte à côte, et séparés à jamais. Elle m’évite cependant. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois, au lit de mort du pauvre vieux, et quelques instants avant de s’éteindre, il nous a parlé comme on parle à deux fiancés, presque à deux époux. Était-ce un rêveur ? était-ce un voyant ?

Ma porte ouvre sur le corridor à dix pas de la sienne. Je ne vis pas en moi ; j’ai l’oreille tendue sans cesse, je ne suis plus chez moi dans cette chambre et ne me trouverais à ma place que sur le seuil. Deux heures par jour, je la vois et je l’écoute ; mais elle s’efforce alors d’être à tous et nous ne pouvons causer. Quand parfois nous sommes seuls ensemble, nos âmes s’enlèvent à une même hauteur, d’où elles dominent toutes choses et s’entendent délicieusement. Son contact à elle seule produit ce phénomène et je ne suis avec tout autre que la moitié de moi-même…

J’ai entendu son pas dans l’escalier, je suis sorti. Elle a rougi en me voyant et d’un ton de gaieté quelque peu forcée :

— Vous allez à la promenade, m’a-t-elle dit ; j’en viens.

— Puisque tel est votre désir, lui répondis-je.

Elle marchait toujours et je la suivais ; nous nous trouvâmes ainsi à la porte de sa chambre.

— Viendriez-vous me faire visite ? dit-elle du même ton.

— Je craindrais trop de vous déplaire.

— Que vous avez donc un mauvais caractère, William ! entrez, et si quelqu’un de mes livres peut vous convenir… Je vous montrerai où j’en suis d’Axel et Valbor.

J’entrai, et le souvenir de l’impression que m’avait causée pour la première fois la vue de cette chambre me vint avec le retour de cette impression : c’est du respect et de l’attendrissement, c’est surtout… quelque chose d’inexplicable. L’aspect de cette chambre est si doux, si austère, si mystérieux ! Que de pensées, que de secrets dans cette âme concentrée, combien d’elle il y a là !

Elle se débarrassa de son châle et de sa frileuse et m’offrit un siége près du feu ; mais elle-même ne s’assit point ; je restai debout. Je parcourus ses livres, qui sont les poëtes et les philosophes que moi aussi je préfère, et je lui empruntai Byron pour avoir quelque chose d’elle. Œlenschlager était ouvert sur son bureau ; je lus sur son cahier de traduction ce qu’elle venait d’écrire. C’était l’impression d’un amour exalté jusqu’au dévouement, et il y avait dans ces lignes écrites de la main d’Édith une chaleur et un lyrisme qui m’émurent au dernier point. Traduire ainsi, avec une telle force et une telle clarté, n’est-ce pas penser soi-même ce qu’on écrit ? L’idée qu’elle avait compris et senti ces choses me causa une émotion telle que je dus m’asseoir et ne pus répondre à quelques mots qu’elle m’adressa. Elle éprouvait aussi, je crois, quelque embarras, car elle se mit à railler le désordre de sa table, et, en l’arrangeant, fit disparaître le cahier ; mais dans sa précipitation un autre tomba ; je le ramassai : il s’était ouvert et j’y lus en lettres plus grosses que le texte ordinaire : École buissonnière.

— Qu’est-cela ? demandai-je.

— Oh ! s’écria Édith en saisissant le cahier, rien, des niaiseries.

— Vous ne pouvez pas écrire des niaiseries, dis-je d’un ton de reproche.

— Eh bien, ce sont des idées fixées là au jour le jour, que je n’ai jamais relues, et qui ne sont que pour moi.

— Oh ! Édith ! oh ! je vous en prie, qu’elles soient pour nous deux !

Elle rougit beaucoup :

— Non, William, vraiment, je ne puis. Voyez-vous… il faut bien s’épancher de quelque manière, et je n’avais personne à qui parler. C’est dans le secret le plus profond de ma pensée, toute seule avec moi-même que j’ai écrit cela. Tenez, il vaut mieux…

Elle approchait le cahier du feu, je saisis sa main. Elle était émue, confuse :

— Oh ! William, ce n’est pas bien.

— Je ne le prendrai pas sans votre permission ; mais je ne veux pas que vous le brûliez. Édith, je ne suis donc pas digne de votre confiance ?

— Oh si ! j’ai beaucoup, beaucoup de confiance en vous.

— Non pas tout entière.

— Mon Dieu, si, pourtant. — Et sa tête se pencha sur son sein en disant cela. Je faillis l’étreindre dans mes bras, je me contins avec peine.

— Alors, repris-je d’une voix altérée, pourquoi ne voulez-vous pas ?…

— Mais, je vous le répète, c’était pour moi seule…

Hélas, je n’osais lui dire que je voulais mêmes droits qu’elle avait elle-même, et que l’amour me les donnait ; qu’elle et moi nous pouvions nous substituer l’un à l’autre ; je n’osais le dire ; mais je le sentais, et l’ardeur de mon désir sans doute éclatait sur mon visage ; ma main tremblait.

— William ! oh ! vrai, vous désirez cela si fortement ? murmura-t-elle en me retirant sa main.

Je la laissai aller, et baissai la tête avec désespoir. Elle vit combien je souffrais et d’un brusque mouvement, où je sentis un transport de tendresse, elle me donna le cahier.

Je m’écriai, je ne pus m’empêcher de la remercier à genoux. Mais je la vis pâlir et d’un ton sévère, elle me releva :

— William !

Mon Dieu ! mais ne venait-elle pas de se donner à moi ! Les autres cèdent leurs lèvres, donnent leurs corps ; elle, elle venait de lever pour moi, pour moi seul, les voiles de son âme, de me livrer la source de ses émotions les plus vives et les plus sacrées. J’allais connaître et savourer ses impressions intimes, ses secrètes délicatesses ; je la possédais enfin, sauf cette indépendance incessible de l’être qui s’appartient et qui veut. Et l’étendue de ce don, elle l’avait sentie. Elle avait souffert dans sa pudeur, elle avait lutté, et ne s’était rendue qu’en me voyant souffrir. Ô mon Édith ! Jamais je n’éprouvai pareils ravissements et pareille torture. Dans quel abîme d’amertume et de délices je suis plongé !

18 décembre.

Ce cahier, je l’ai lu et relu toute la nuit. C’est bien elle ! mais plus grande, plus divine que je ne la savais. D’où vient-elle, mon Dieu ? Née seulement depuis dix ans à la vie de la pensée, comment possède-t-elle tant de hauts secrets ? Elle a du premier coup trouvé ce que je cherchais, ce que tous cherchent encore. Ah ! si de toute ma foi je ne croyais pas à l’immortalité, je la comprendrais et la toucherais par elle. Cette âme, si savante, si forte en naissant, a déjà vécu. Je me demande seulement de quel ciel elle est tombée.

Je voudrais garder ce cahier ; mais peut-être exigera-t-elle que je le lui rende, je vais donc transcrire pour moi seul, comme elle le fit pour elle seule, tous ses fragments sur l’amour. Ils sont le résumé, plus naïf et plus pur, de tout ce que j’ai pensé ; mais je n’ai pas su trouver comme elle une solution vraie. Elle, elle sait tout.

Premier fragment. « Ce dont parlent la plupart des hommes et des livres sous le nom d’amour me cause du dégoût, une sorte de haine. Ils me font éprouver de la honte à être femme. Souvent, en considérant cette passion telle qu’elle se présente, si peu de chose comme but, j’éprouve un étonnement extrême en la voyant un des principaux mobiles du mouvement humain, une des plus grandes préoccupations de l’être. Chez la femme, elle s’allie volontiers à l’ambition ; c’est un moyen. Pour l’homme c’est un but, mais de sensualité pure. Et cependant, il sacrifie souvent à ce but son devoir et sa conscience. »

« Dans les moments d’exaltation, où l’amant évoque, pour les jeter aux pieds de sa maîtresse, toutes les grandeurs et tous les devoirs, le livre m’échappe des mains et je me dis : Quoi ! tant pour si peu ! Et je ne puis savoir pourquoi il l’aime à ce point. Elle est belle ; il aspire à la posséder. On n’y voit guère autre chose.

« Dans les conversations, où l’on se permet tant d’allusions transparentes, l’amour est un plaisir dont les hommes rient, dont les femmes rougissent.

« Moi, je ne puis comprendre à la fois sa force et son abjection. Les hommes méprisent l’amour et ils se laissent gouverner par lui. Se méprisent-ils donc eux-mêmes ? »

Deuxième fragment : « Il faut, cependant, me rendre compte de cette colère et de cette douleur que j’éprouve quand on parle devant moi de l’amour, ou plutôt des rapports qu’ont entre eux sous ce nom l’homme et la femme.

« Il y a donc autre chose pour moi qui mériterait ce nom ?

« Oui, je l’ai senti plus d’une fois. J’ai rêvé plus d’une fois de l’avenir comme épouse et mère. Quand M. Rocheuil me parlait de son amour, une émotion vive et douce me serrait le cœur. J’ai pleuré amèrement quand je l’ai reconnu indigne, mais ce n’était pas lui que je pleurais. Je me rappelle l’impression que m’a causée l’histoire d’Abeilard et d’Héloïse. Cela n’est pas un roman ordinaire. J’ai compris la douleur de cette femme, et sa révolte contre une séparation, que lui impose la volonté brutale de son amant. Elle seule aimait, elle aimait avec passion… je comprends la passion, et c’est étrange ; car il me semble que je n’aimerai jamais.

« Je vivrai toujours seule, de peur d’épouser quelque autre Rocheuil plus hypocrite que le premier. Mais j’ai parfois des heures de rêverie où cette résolution me cause une tristesse extrême ; une si longue solitude me glace, et je me sens, dans ces moments-là, comme attirée vers une autre patrie, où l’on pourrait s’aimer sans s’avilir.

« Entre mon aspiration et l’amour de ce monde, il y a un abîme. »

Troisième fragment : « Je sortais dans le jardin quand mes pigeons sont venus voleter autour de moi, et je suis allée leur chercher du sel, dont ils sont friands. Après avoir mangé dans ma main, ils se mirent à becqueter les grains tombés sur ma robe étalée autour de moi ; je les regardais. Le mâle tournait en roucoulant autour de sa femelle et j’admirais les belles nuances de sa gorge. Ils se prirent à se baiser. — Moi j’attendis, pour me relever, qu’ils eussent cessé leurs caresses, car il m’eût semblé faire, en les chassant, une action aussi stupide que si j’eusse renversé leur nid. Mais tout à coup une grosse exclamation retentit ; c’était la voix de mon père. Il frappa dans ses mains et les pigeons s’envolèrent.

« — Vous devriez rougir de honte, me cria-t-il en passant, furieux.

« Étonnée d’abord de sa colère, à mon tour, elle m’indigna. J’ai longtemps réfléchi à cela et j’arrive à cette conclusion, que les hommes trouvent sans doute la nature impure à cause de leur propre impureté.

« Cela m’a consolée : l’animal a reçu sa loi ; l’homme doit trouver la sienne. Il part de plus bas que l’immondice, mais pour s’élever plus haut que l’innocence. »

Quatrième fragment : « Je viens de lire un article où don Juan est représenté comme un chercheur d’idéal en amour ; n’est-ce pas plus que spécieux ? C’est un résultat de ces travaux d’épluchage auxquels se livre notre siècle, faute de mieux, sans doute, ou de ce charlatanisme qui recherche le bizarre, à défaut du vrai. Don Juan ne poursuit que le plaisir dans la variété. Il n’a ni la patience ni l’attention qu’exige toute étude ; il ne cherche pas, il court. C’est le type du libertin ; qu’il reste à sa place.

« Mais… la loi de progrès et de changement qui semble régir toutes choses, régit-elle aussi l’amour ?

« Si cela est, les plus ardentes croyances de l’âme humaine ne sont qu’illusion, et les liens les plus forts qui unissent les hommes sont brisés.

« Mais si l’amour doit se borner à un seul être, l’âme est donc arrêtée sur ce point dans son développement. Il n’est plus permis de comparer, de choisir ; plus d’idéal en cette voie.

« Cependant, tout le témoigne, faute de trouver dans l’être borné un aliment infini, l’amour s’éteint par la connaissance.

« Puisqu’il s’éteint, il peut donc renaître, il peut donc changer ? Mais peut-il s’éteindre complètement ? Pourquoi ce triple lien du père, de l’enfant et de la mère, si vivant, qu’on ne peut le trancher ni le dénouer sans que cela crie ? Est-ce bien tout dans l’amour que l’illusion ?

« Le progrès, l’élément nouveau, ne sont pas la vie entière. L’esprit lui-même a ses bases, nécessaires à toute recherche, au doute même. Ce qui s’acquiert et ce qui se garde ne sont pas des choses différentes. Le passé, en dehors de la succession des temps, ne forme qu’un seul être avec l’avenir, et l’amour se compose d’attachement aussi bien que d’aspiration.

« Toute la difficulté, sans doute, est d’accorder ces deux termes.

— L’aspiration, dans l’amour, est-ce la recherche de l’être ? ou celle de la perfection idéale dans l’être vivant ?

« L’une et l’autre, assurément. Un être fort imparfait ne nous touche point. Une réunion d’idéalités ne charme point notre cœur ; c’est d’un être conscient et volontaire seul que nous pouvons recevoir la joie d’être compris et aimés.

« La recherche du beau idéal dans l’être fini est évidemment bornée. Épuisé, faut-il donc le rejeter en disant : Tu n’as plus rien de nouveau pour moi, je ne t’aime plus, et passer à d’autres ? Mais les autres, de même, s’épuiseront ; car notre désir est plus grand que notre puissance, et nous demandons plus que nous ne pouvons donner. — Il faut en convenir, cette recherche est injuste aussi bien qu’insensée. C’est moins de l’amour que de l’égoïsme. »

« Et n’est-ce point aussi parce que nous poursuivons trop peu l’idéal en nous que nous le cherchons dans les autres si ardemment ?

« Non, l’aspiration n’est pas l’amour tout entier. Il contient encore l’attachement, base solide, fruit de la fleur. L’enthousiasme en amour a pour fin le dévouement. »

Cinquième fragment : « J’entends par dévouement le sacrifice de l’aspiration, de cette enivrante recherche de l’idéal dans l’être, aux intérêts de la famille, au respect des souvenirs, au devoir enfin.

« Deux êtres que réunit autrefois une adoration mutuelle, bien qu’ils soient devenus incomplets l’un pour l’autre, ne sont-ils pas encore ceux qui ont le plus de rapports et qui peuvent le mieux s’entendre dans un but commun ? L’illusion est passée ; mais ils se doivent l’un à l’autre l’enchantement qu’elle leur a causé. Pourquoi s’obstiner à demander à l’été les fleurs du printemps quand la moisson réclame ses ouvriers ?

« Je crois que bien des désordres et des folies ont pour cause le vide que trouvent autour d’eux ceux qui ont considéré l’amour comme but de la vie. Il est, sans doute, un moyen puissant de s’élever à l’idéal ; mais il n’est pas l’idéal lui-même, — ou du moins ne peut être poursuivi comme tel sous forme humaine. »

« Notre but, c’est une œuvre conçue dans l’idéal et poursuivie à tout prix, malgré tout obstacle, par deux êtres appuyés l’un sur l’autre et qui, réunis dans la même foi, s’aiment, s’encouragent et se consolent. »

Elle a raison, je le sens et le reconnais, bien que mon amour pour elle domine tout en moi. Mais c’est qu’en elle se confondent le devoir et le bonheur. Elle sent ce qu’il faut faire ; elle voit où est le mal ; elle trouve le remède. Elle réveille tous mes rêves tristement comprimés ; elle me rend à moi-même et triple mon courage. Ah ! c’est avec elle, mais avec elle seule que je puis être utile et grand. Et je le serai. Non, cette union qui existe déjà, la seule légitime, ne sera pas sacrifiée à de prétendues convenances. Je ne le souffrirai pas.

Sixième fragment. « Ce ne sont partout dans les champs que nappes de blés mûrs, si épaisses et si serrées, que les bras manquent pour la moisson. Il faut se hâter pourtant ; car le soleil chauffe les grains et les mûrit ; ils rompraient vite leur frêle enveloppe, et le moissonneur ne rapporterait dans la grange que des épis vides.

« Je souriais au spectacle de cette abondance, et je me disais : Le pauvre, cette année, aura du pain à souhait. Nous ne verrons pas, l’hiver prochain, les petits enfants et les vieillards se traîner dans la neige ou dans la boue jusqu’à notre porte, où ils se tiennent silencieux, l’air triste et suppliant. Je me parlais ainsi, le cœur tout épanoui de joie, et, les yeux dans l’espace, je cherchais instinctivement la cause bienfaisante du bonheur humain, quand notre métayer, triste et brusque, vint jeter une gerbe à côté de moi. Tout en essuyant son front, chargé de soucis et de soins, il jetait des regards désolés sur le groupe des travailleurs qui, suivant leur sillon, chantaient et riaient.

« — Qu’avez-vous ? lui demandai-je.

« — Eh ! mam’zelle, tout ça me ruine, voyez-vous.

« — Comment ? votre moisson est magnifique !

« — C’est ben ça, précisément. Si le blé avait été rare cette année, j’aurais fait de bonnes affaires ; mais une moisson comme ça, c’est ruineux, je suis perdu.

« Il s’éloigna, et je me demandai si quelque coup de soleil l’avait rendu fou ; mais j’ai reçu l’explication de ses paroles :

« Quand la moisson est rare, il faut peu de travailleurs pour la recueillir. Partout, le salaire est faible, car ils s’offrent tous à l’envi. Donc, peu de frais de récolte, et le blé se vend très-cher.

« Quand la moisson est abondante, les journaliers, demandés de tous côtés, mettent leurs services à haut prix. Il en faut un grand nombre, chèrement payés. Pour pouvoir acquitter ces salaires, il faut vendre en hâte. Le blé, de toutes parts offert, tombe à un taux qui n’atteint pas les frais de culture.

« Le journalier, du moins, l’homme qui n’a pour capital que sa propre force, retire-t-il un grand profit de cette abondance ? En apparence, oui, d’abord ; mais en réalité, non ; car la gêne ou la ruine de celui qui commande le travail met son salaire en péril, et produit ensuite de longs chômages. Si peu que vaille le blé, il ne peut l’acheter que par petites portions, ne recevant que par faibles à-comptes. Bientôt, grâce à de savants retards, à d’habiles manœuvres, le grain entré dans le commerce hausse, et la spéculation, qui l’a reçu à vil prix des mains du travailleur, le lui rapporte à un taux plus convenable.

« Concluons : une abondante moisson ruine le fermier ; une récolte rare l’enrichit.

« — C’est comme cela, m’ont-ils dit d’un air profond. Le bien des uns fait le mal des autres. C’est comme cela.

« Ils trouvent la chose ingénieuse.

« — Moi, si j’osais appeler à témoin l’intelligence qui a conçu les lois de l’univers, je lui dirais : Vois ce que l’homme a fait de ton œuvre : l’abondance des trésors de la nature fait gémir le travailleur ! il triomphe sur le sillon vide.

« Je sais que le temps viendra où l’on s’étonnera de tant de folie. Mais, d’ici-là, mon Dieu, que de souffrances et de larmes ! Le temps viendra ; mais seulement à l’heure où nous l’appellerons. Si je pouvais l’appeler ? Il faut que j’en trouve la force. »

ÉCOLE BUISSONNIÈRE.

Septième fragment : « L’enfant du pauvre ne va pas à l’école.

« — Il y a des places gratis, — Fort peu ; mais, qu’importe ! il n’a pas de pain ; sa mère et ses petits frères n’ont pas de pain. Il n’a pas le temps d’aller à l’école ; il faut qu’il mendie.

« Beaucoup d’autres enfants, qui ne mendient point, n’ont pas le temps non plus. Ils vont garder le bétail, ou les volailles, que la mère élève pour les vendre, afin de ne pas mendier.

« Et puis les paysans se demandent : À quoi ça sert-il d’aller à l’école ?

« Après des dépenses de temps et d’argent qui sont grosses pour eux, ils voient revenir leurs enfants vaniteux, quand ils étaient humbles, rêvant de la ville et d’un peu de luxe, parce qu’ils ont appris que Sémiramis ou Néron avaient des palais. Ils savent lire ; mais ne comprennent pas ce que dit le livre ; ils écrivent ; mais les messieurs se moquent des lettres qu’ils font. Il leur faut une plume pour compter ; mais leur père compte de tête plus vite et plus juste. Ils n’aiment plus autant la terre et sont moins durs au travail.

« On ne peut savoir d’eux le nom d’une herbe, ni ses propriétés. Ils ne savent pas pourquoi tel pré ne donne pas de foin, et ce qu’il faudrait y faire.

« Leur père a beau les interroger, ils n’ont rien à lui apprendre. Pour ce qu’il doit leur enseigner lui-même, ils sont en retard.

— « Les discours officiels se félicitent des progrès de l’instruction primaire. Ils devraient dire à quoi elle sert. Quant à moi, je n’ai rien trouvé à répondre à ce paysan qui hier me le demandait.

« Un peu de science pratique et de poésie : voilà ce qu’il faudrait au fils des champs.

« Quand je serai sortie de cette prison, d’où je puis seulement contempler la vie, voilà ce que je ferai :

« Je prendrai un brevet d’institutrice et j’achèterai une maison, à l’extrémité d’un village, au milieu des champs.

« Là, j’appellerai les enfants, garçons et filles, et la rétribution des plus riches me servira à nourrir ceux qui n’auront pas de pain.

« La classe du matin consistera en une heure d’exercice de lecture ; mais, auparavant, je leur aurai lu quelques pages, intéressantes pour eux, qui leur feront comprendre à quoi sert de savoir lire et qui exciteront leur désir d’apprendre.

« Alors commencera l’école buissonnière : nous irons dans les champs, le long des haies, dans les bois, chercher des insectes ou des plantes.

« Les enfants ne marcheront point deux à deux, alignés comme des soldats, mais en bande joyeuse et libre. Il sera, dans l’école, permis d’être enfant, et l’ordre et la bonne tenue consisteront seulement à ne pas gêner les autres.

« Quand chacun aura choisi l’insecte ou la plante qu’il veut connaître, on s’assiéra tous en rond, et chacun à son tour exhibera son butin.

« Quelle est cette petite plante à longue tige et à fleurs roses, si jolie ? Les enfants s’écrient : C’est la centaurée !

« Voilà des milliers d’années qu’elle guérit les fièvres des hommes et réjouit les prés de ses gracieux corymbes. Elle porte le nom d’un des premiers médecins connus, et la voilà parmi nous, aussi jeune et aussi fraîche qu’au temps où l’homme s’habillait de peaux de bêtes et chassait avec des arcs.

« On la met dans l’herbier, puis on passe à une autre. Bien souvent, ce sont des plantes déjà étudiées qu’ils ont cueillies de nouveau pour en répéter avec amour, ou terreur, la légende terrible ou charmante.

« Les jours de pluie sont consacrés à la revue des herbiers. J’écris moi-même au-dessous de chaque plante ses propriétés, après que l’enfant l’a étendue et fixée sur la page.

« On rentre pour la leçon d’écriture. Il n’est pas besoin de récréation. La collation se fait en causant de la promenade.

« Cette leçon d’écriture se change la seconde année en leçon d’orthographe. On ne copie plus une exemple, mais une page de livre. La troisième année, on écrit de tête, et c’est un devoir de style et d’orthographe à la fois.

« Nouvelle promenade : on va voir les travaux des champs. On étudie les terrains et les pierres, ou, alternativement, les animaux domestiques, leur anatomie, leur caractère, leurs goûts, leurs maladies.

« On revient dans la classe pour une leçon de calcul. Dès que l’enfant connaît la numération, toute abstraction s’efface. Chaque règle a son but pratique et s’applique surtout aux opérations de la vie agricole.

« Car c’est mettre de côté tout à la fois la nature de l’enfance et la marche naturelle de l’esprit humain que de commencer par les règles générales. C’est par l’analyse qu’on est parvenu à la synthèse ; l’esprit de l’enfant, que charme le détail, ne peut s’élever à des vues d’ensemble.

« On y arriverait seulement la troisième année, peut-être la quatrième ; l’expérience peut seule régler ces dispositions.

« Nous formerions peu à peu un musée minéralogique. Certains appareils de physique seraient nécessaires, ainsi que des gravures de zoologie.

« Si j’établis cette école, d’autres pareilles la suivront certainement ; car elle est nécessaire. Les paysans sauraient alors pourquoi leurs enfants vont à l’école ; et cette pauvre enfance, depuis des siècles estropiée et rachitisée, s’épanouirait enfin à l’air pur dans sa liberté.

« Il faut que j’apprenne l’histoire naturelle. »

D’autres fragments reviennent sur cette idée et la complètent, entre autres celui-ci :

« Il faut bien que l’homme sache l’histoire de l’humanité. Mais pour l’enfant cette histoire est peu saine. L’enfant est l’espoir des temps, l’homme de l’avenir. Lui faire connaître avant sa maturité les erreurs et les crimes des anciens — ou plutôt des trop jeunes — humains, n’est-ce pas infuser dans son sang les germes de maladies, déjà trop héréditaires ? Tant de guerres, de massacres, de rapines, de conquêtes, tant de violences, tant de faux orgueil sont-ils bien propres à former une âme à la justice et à l’égalité ? L’histoire écrite pour les enfants serait un recueil de beaux caractères, de faits d’héroïsme ou de vertu ; ou bien, à l’exemple de Bossuet, mais non dans le même esprit, une esquisse à grands traits de la marche progressive de l’homme, depuis son berceau, jusqu’à nos jours. »

Elle et moi nous pourrions ensemble réaliser tout cela ; je deviendrais avec elle un homme nouveau. Je me ferais agriculteur ; je prêcherais d’exemple les nouvelles méthodes, et, tandis qu’elle jetterait dans les âmes la bonne semence, je transformerais en grenier d’abondance la lande inculte. Édith, mon Édith, vous n’y pensez pas de sacrifier à un vain engagement ce noble avenir.

Ah ! que je l’aime ! je ne puis sortir de ma chambre que pour la revoir. La vue de sa sœur me fait mal et je l’évite ; je dois leur sembler étrange. Il me prend parfois l’envie de penser tout haut, d’exposer la vérité de ma situation devant tous, et de leur dire, à Blanche elle-même : N’ai-je pas raison ? Tout ne sera-t-il pas mieux ainsi ? Je le ferais peut-être, sans ce Forgeot, qui est toujours là.