Librairie de Achille Faure (p. 286-288).


CINQUANTE-TROISIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

20 décembre.

Tu m’inquiètes, mon cher William, je ne reçois plus un seul mot de toi. Que deviens-tu ? Voilà quinze jours que tes confidences, autrefois si abondantes, ne m’arrivent plus. Es-tu définitivement détaché de ta fiancée ? Triste exigeant, va, éternel rêveur. Ah ! mon cher, l’imagination est un don bien précieux, mais la nature le vend trop cher à ses favoris. Il faudra donc que je te voie tout effleurer, sans jamais te fixer à rien. Heureusement, ton avenir ne m’inquiète plus, car le mien est fixé. Enfin, mon bien cher, j’épouse Olga. J’ai sa promesse, et je viens de donner ma démission ; car tu comprends comme nous que l’époux de la princesse Vanilisikow ne peut rester sous-chef de bureau dans un ministère. Ministre, à la bonne heure, je ne dis pas. La chose ne serait pas tout à fait impossible. J’ai un salon à Paris ; une terre dans quelque département ; je répands des bienfaits, je suis nommé à la chambre ; le reste dépend de moi, ou des caprices de la fortune, qui souvent porte au pouvoir des gens plus inconnus, moins bien préparés.

Mais laissons cela aux temps à venir. Mon mariage a lieu dans un mois et il va sans dire que tu es mon premier témoin. Ah ! mon cher, enfin ! enfin ! c’est partie gagnée ! je suis au comble de mes vœux ! Vois ce que c’est que la persévérance. On n’arrive mon cher, qu’avec cela.

Il faut bien que je te donne des nouvelles de ton manuscrit. J’ai vu Saurin, avec lequel j’ai longuement causé : Il reconnaît le mérite de ton œuvre ; mais il ne croit pas plus que Harle à son succès, et refuse également d’en faire l’essai. Ses raisons sont à peu près les mêmes, toujours le goût du public ; l’ouvrage est trop sérieux. M. de Valencin m’a-t-il dit, voulez-vous que je vous donne le fin mot ? Il nous faut du décolleté ; il n’y a que ça. Le succès des ballets de l’Opéra, vous savez, tient au plus ou moins de longueur des jupes de danseuses ; et, s’il y avait moins de pantalons, on applaudirait bien davantage. Eh bien, voyez-vous, pour un livre, le grand talent consiste à faire des pantalons — car il en faut toujours — bien faits, ou plutôt pas trop bien faits, et de la gaze la plus claire possible. Habillez comme cela deux ou trois scènes, le reste importe peu.

— Cependant, lui dis-je, il répugne à un honnête homme…

— Attendez, me dit-il, ce succès-là peut être encore un succès d’estime. Il y a moyen de tout arranger. On peut, tout en prenant ce moyen sûr et facile d’être lu, obtenir pourtant les honneurs du grand jour et des jugements sérieux. Il ne s’agit que de mêler à tout cela un peu de catéchisme, de jeter du fond du vice quelques soupirs très-ardents vers la vertu, le foyer domestique, une mère sainte, les joies de famille, etc. On dit alors : Ce n’est pas écrit pour les enfants ; mais le but est moral. Dame ! le chemin du paradis est bien jonché de pierres et d’épines ! celui de la morale est plein d’immondices. À présent, c’est accepté.

Il conclut en te conseillant beaucoup de traiter ce genre, où ton style, à la fois souple, ferme et facile, dit-il, te promet de beaux succès. Je te connais trop pour ne pas savoir que tu dédaigneras ces conseils, comme d’autres plus sages peut-être. Mais, mon cher, je vais être riche, et c’est moi, si tu le permets, qui me fais ton éditeur. Écris-moi bien vite pour me rassurer sur ton compte et m’adresser tes félicitations.

Ton ami et frère,
Gilbert.