Librairie de Achille Faure (p. 288-295).


CINQUANTE-QUATRIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

23 décembre.

Mille pardons, mon ami. Voilà bien longtemps, en effet, que je te néglige. Vois-tu, j’étais sous l’empire d’émotions qu’on ne peut, qu’on ne doit confier qu’à soi. J’écrivais encore, mais les lettres ne partaient pas, et j’oubliais ainsi que tu n’avais rien reçu. Pardonne-moi, j’ai beaucoup souffert, je souffre beaucoup encore, et je n’aime pas à me plaindre, tu sais. Je te dirai simplement ceci : J’aime Édith, et je vais me marier avec Blanche, tout est décidé. Charge-toi, je te prie, de la corbeille et consulte pour cela Mme Léon. Faites absolument ce qu’il vous plaira. Tout m’est égal sur ce point. Je n’irai pas à Paris. Je ne pourrais m’occuper de futilités en ce moment et je veux passer ici les derniers jours qui me restent. Qui me restent, veux-je dire, avant ce mariage.

De moi-même, je l’avoue, je ne pouvais m’y décider. J’attendais, il me semblait que la vérité se ferait d’elle-même, que quelque événement allait venir, qui romprait ma chaîne. Blanche, irritée de ma froideur, était agressive, taquine, pleine d’aigreur ; nous faisions déjà fort mauvais ménage. Ses parents soucieux m’observaient ; Édith m’évitait. Je voulus rompre avec cette situation, de plus en plus insoutenable, et, coupant court aux instances de maman et de Clotilde, qui ne comprennent rien à mes tourments, prétextant des affaires, j’annonçai, du ton le plus péremptoire, mon départ pour le lendemain. Cela leur fit l’effet d’un coup de foudre au milieu d’un orage, et M. Plichon, me demandant solennellement un entretien, m’emmena dans la bibliothèque :

Vous voulez partir, monsieur William ?

— Oui, Monsieur, mes affaires m’appellent à Paris.

— Quand reviendrez-vous ? me demanda-t-il en fixant sur moi ses yeux bleus, plus sagaces et plus pénétrants qu’à l’ordinaire.

J’hésitais à répondre.

— Vous ne savez pas ?

— Il m’est bien difficile, Monsieur, de fixer le jour.

— Écoutez, M. William, il y a cinq mois que vous honorez ma fille de vos assiduités. Ce n’est pas l’usage, vous le savez. Dans le monde, on n’admet un jeune homme chez soi que lorsque toutes les conditions sont connues et réglées, que le mariage est fait en principe, et qu’il ne reste plus qu’à faire faire connaissance aux futurs époux.

— Oui, Monsieur ; mais cette coutume est odieuse, absurde.

— Non, Monsieur, elle ne l’est pas ; attendu que de cette manière le mariage est certain et que tout se passe dans l’ordre ; tandis qu’avec vos raisons de sentiment (il faut entendre l’accent de mépris dont il dit ce mot), rien de sûr, et l’honneur des familles se trouve exposé, Monsieur, aux caprices des hommes d’imagination.

Il s’échauffait, je faillis en faire autant ; car ces attaques incessantes et stupides contre les hommes d’imagination me lassent les oreilles ; sentiment, honneur vrai, délicatesse, tout cela est pour eux de l’imagination. Mais je me souvins à temps que j’étais en faute, et qu’en effet mon amour pour Blanche avait été le fruit d’une imagination inquiète. J’admirais sa naïveté, sa grâce ; j’étais touché de son amour pour moi, produit également de l’imagination d’une jeune fille qui voulait aimer et qui choisit l’homme recommandé à sa vanité par les suffrages d’une foule. Oh ! si alors j’avais résisté aux prières de Clotilde… ! Mais je n’aurais pas connu Édith ; elle ne m’aurait pas aimé, et même, au prix du malheur, je veux garder ce lien, le seul qui me fasse accepter une vie éternelle.

M. Plichon finit par me déclarer nettement ses craintes : il voyait avec chagrin que je n’étais plus amoureux comme autrefois, que ça se gâtait entre nous. La place que j’occuperais pouvait se faire attendre une année encore. Il n’y avait pas de raison pour que ça finît, et, dans le cours d’une année, on ne peut savoir combien d’eau passe sous le pont, non plus que d’idées dans la tête d’un homme. Il soupçonnait enfin que j’en viendrais à ne plus aimer sa fille, et c’était pour cela précisément, le malheureux, qu’il voulait au plus tôt nous marier. Il me parla avec emphase de sa fortune future ; elle lui permettait, dit-il, d’être généreux ; une fois marié, j’aurais des idées plus sages et prendrais à cœur de faire mon chemin. Il termina en me proposant de me marier dans la quinzaine. J’étais atterré.

— Monsieur, lui dis-je, vous me permettrez quelques réflexions.

— Des réflexions, Monsieur ! s’écria-t-il en devenant écarlate ; un honnête homme pour tenir sa parole n’en a pas besoin.

— Nous traitons la question de temps, Monsieur, et pas d’autre, répliquai-je sèchement.

— Le temps, Monsieur ! le temps est quelquefois tout ; depuis cinq mois que vous êtes ici, on s’étonne partout que le mariage ne se fasse pas. Il commence à circuler des bruits injurieux pour ma famille et…

— Je ne suis venu chez vous, Monsieur, que sur votre invitation et celle de Mme Plichon ; je n’y suis resté que sur vos instances.

— Eh ! je le sais bien ! j’ai cédé à leur volonté… on ne devrait jamais céder aux idées des femmes. Mais elles vous tourmentent, et l’on veut avoir la paix. Je sais que j’ai eu tort ; la confiance est toujours funeste…

— Assez, Monsieur, lui dis-je, voilà deux fois que vous m’insultez. L’affaire qui nous occupe n’est pas de celles qui se traitent comme un marché. Il y a des convenances premières et plus hautes que celles que vous invoquez. Mais, puisque vous parlez purement et simplement de parole donnée, je vous rappellerai les termes de notre engagement : je voulais, pour garantir mon indépendance, avoir une fonction avant de me marier.

— Fort bien. Monsieur ; et si vous n’en avez pas, ou que vous ne jugiez pas convenable d’en accepter ?

— Ce point est délicat, en effet. Monsieur ; j’y réfléchirai et vous aurez ma réponse ce soir.

Je le quittai, sans vouloir l’écouter davantage, et je courus dehors, où le froid me calma les nerfs, et où je restai longtemps, épiant vainement la sortie d’Édith. Elle ne descendit que pour le dîner, morne réunion où chacun s’observa sans pouvoir causer. M. Forgeot seul mangeait et parlait d’égal appétit. À l’exception de Clotilde, on commence au Fougeré à être fort las de cet hôte ; mais il semble n’y rien comprendre, se passe fort bien des instances qu’on ne lui fait pas, et vit à l’aise comme chez lui.

Mon regard demandait à Édith un entretien ; je la vis inquiète. Elle causait, cependant, avec cette grâce toute nouvelle qui maintenant s’épanche à flots de tout son être ; Je l’adorais avec désespoir. Aussitôt que maman se fut levée, j’allai à la fenêtre et, frappant sur la vitre la mesure d’un récitatif, j’y adaptai en anglais, qu’on prit, sans doute, pour de l’italien, ces paroles : i must speak to you this night. Il faut que je vous parle ce soir. Je la distinguai dans le jardin un instant après, et je courus la rejoindre.

Elle n’avait ni châle ni coiffure. Je ne sais si elle tremblait de froid ou d’émotion ; elle me dit :

— Qu’y a-t-il, William ?

— On me somme d’épouser votre sœur, lui dis-je, et vous savez que ce n’est pas elle que j’aime. Est-il permis de traiter le mariage comme un engagement ordinaire ? doit on jurer un mensonge ? tenir sa parole aux dépens de la vérité ?

— Vous n’êtes pas seul dans cette question, me répondit-elle d’une voix brisée. Si vous n’aimez plus, on vous aime encore. Par crainte d’être malheureux, vous ne devez pas briser le bonheur d’une autre.

— Et vous aussi, Édith, vous ne la connaissez point. Son âme est sans force ; elle n’est point de celles qui savent aimer. Un autre la rendrait plus heureuse que moi.

— Ne craignez-vous pas de vous abuser, William, parce que vous avez intérêt à le faire ? elle n’est point à votre hauteur, mais, dans sa mesure, elle aime et elle souffre aussi. Il me semble, William, que le respect des engagements, le souvenir de l’amour que vous avez eu pour elle, la recherche du bien et de la justice, en voilà assez pour remplir la vie d’un honnête homme et lui donner même quelques bonheurs. Je ne vous en dirai pas davantage. Votre conscience seule doit vous décider ; mais si vous rompez avec ma sœur, moi aussi j’en serai malheureuse, car, je vous le jure, nous ne nous verrons plus ; tandis que j’avais espéré pouvoir toute ma vie vous traiter en frère.

Elle monta les deux marches qui vont du jardin à la maison et disparut dans l’ombre du corridor. Je vis une nuée de ténèbres descendre sur moi et je sentis mon cœur s’en aller. Il était tard, je crois, quand je rentrai. J’étais calme. Nous rîmes beaucoup des plaisanteries de Forgeot, qui a souvent de l’esprit. Ces dames montèrent à leurs chambres, je restai seul avec M. Plichon.

— Je trouve. Monsieur, lui dis-je, que vous avez raison ; il faut que ce mariage se fasse au plus tôt. Veuillez vous-même fixer le jour le plus proche.

Il fut étonné, mais content, et me dit que ce qu’il aurait craint par-dessus tout, après l’esclandre qu’avait faite la rupture du mariage de sa fille aînée, c’était que pareille chose arrivât à la cadette. Il était certain maintenant que tout irait bien, que le mariage et l’état de père de famille me rendraient plus positif. Il possédait assez, d’ailleurs, pour doter ses petites-filles, et si Blanche n’épousait pas un pair de France (c’était une idée de Forgeot), elle épousait du moins un grand nom, ce qui allait bien avec la richesse. Il parla comme cela pendant une heure, et me quitta fort attendri.

Je joins à cette lettre, mon cher ami, toutes les indications et les demandes nécessaires pour que tu puisses m’expédier promptement mon acte de naissance et les actes de décès de mon père et de ma mère. Fais, je t’en prie, diligence. On désire publier les bans le plus tôt possible.

Je te félicite d’être enfin arrivé au but que tu ambitionnais depuis si longtemps, et je te désire, mon très-cher Gilbert, un véritable bonheur. C’est peut-être le hasard qui le donne. Adieu.

P. S. Il faut que tu joignes aux cadeaux de noce une paire de jolis pistolets de chez Devisme. C’est pour Anténor.