Librairie de Achille Faure (p. 130-135).


TRENTE-UNIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

4 septembre.

Il y a des journées capables de dégoûter d’une vie entière. Il pleut depuis ce matin, et depuis ce matin, en outre, ce n’a été à propos des poules, de M. Plichon, de je ne sais quels malheurs survenus à la cuisine, de je ne sais quelle contrariété de Blanche, qu’impatiences et maussaderies. J’en plaisantais ; mais, après déjeuner, ce fut mon tour. Je voulus comme d’ordinaire emmener ces dames à la leçon ; mais elles se consultèrent du regard ; il pleuvait, on ne pouvait aller dans le jardin ; ne fallait-il pas tenir compagnie au cousin Marc ?… Bref, la leçon fut renvoyée au lendemain.

Je n’ai pu m’empêcher d’être irrité ; car c’est pour écouter les contes bleus que cet homme débite sur les tripotages du monde que Blanche et Clotilde ont voulu rester dans le salon. Édith attendait la fin de la discussion, d’un air un peu ironique.

— Alors, je puis emporter le livre, a-t-elle dit.

— Mais, ai-je répliqué avec dépit, nous ferons la leçon ensemble si vous voulez.

Elle a souri avec ironie et m’a remercié sans accepter. Blanche a vu ma contrariété et n’en a pas tenu compte. Mais ce qui m’a frappé au cœur comme une flèche empoisonnée, dont la blessure est toujours aussi âpre, quelque effort que je fasse pour la calmer, c’est le fait que voici :

Ce Prosper Coulineau, fils du meunier, ce jeune homme qu’on dit amoureux de Blanche, est venu faire une visite, sous je ne sais plus quel prétexte, et, comme il abordait le seuil de la maison, quelqu’un l’a vu et l’a signalé. Blanche à ce moment était debout auprès de la cheminée, attentive à l’histoire d’un scandale de Bourse que racontait M. Forgeot. Elle s’est vivement retournée vers la glace et, après un coup d’œil hâtif, a rajusté ses cheveux et son ruban ; puis, elle s’est replacée en face de la porte, de cet air doux et candide qu’elle prend, je le vois maintenant, quand il lui plaît. J’ai beau me dire qu’on les dresse dès l’enfance à ces manèges ; que toutes les femmes sont plus ou moins coquettes et posent toujours un peu, ce n’est point une femme semblable à toutes les autres que je puis adorer ; en vérité, par moments, je la trouve différente d’elle-même, de l’être que je rêvais en elle, du moins. Je l’ai cependant observée à Royan, au milieu des fêtes ; elle rapportait tout à moi et n’était coquette que pour moi seul. Son sentiment pour moi éclatait alors avec une sorte de violence. Elle est toujours bonne et tendre, mais en effet moins passionnée. Ah ! Gilbert ! ce que tu as pensé d’elle serait-il vrai ? Est-ce l’imagination qui la guide au lieu du cœur. Cette passion, n’était-ce que le désir de captiver un homme envié, roi, sans l’avoir voulu, de cette société de provinciaux ? ce désespoir, était-ce le dépit de l’abandon, surexcité par l’obstacle ? Tiens, je me maudis d’avoir de pareilles pensées. Ce n’est pas vrai ! C’est toi qui m’as jeté ces doutes odieux, c’est toi qui me causes toutes ces tortures. Oh ! le soupçon ! quel poison secret, sûr autant qu’infâme. Oui, c’est bien cela, calomniez ! le doute au moins restera. Il n’y a peut-être pas sur terre une foi assez ferme pour n’être pas ébranlée par le soupçon. Quels êtres de peu nous sommes ! Je suis un fou, et un fou méchant, et quand je me suis livré à toutes les suppositions, quand j’ai rampé dans les sentiers tortueux, à la recherche des choses viles, quand j’en suis venu à détruire pièce à pièce tout mon bonheur, à mépriser ce que j’adorais, je me réveille en sursaut tout à coup, transporté d’indignation contre moi-même ; et, revenant à la cause de tout ce bruit, je hausse les épaules. Ne voilà-t-il pas une belle affaire ? Oui, je suis trop susceptible, trop rigoureux……

Que la vie tient peu les promesses dont elle nous berce ! Pourquoi, mon Dieu, ces aspirations vaines… si impérieuses pourtant ?……

J’ai rencontré aujourd’hui un homme de quatre-vingt-neuf ans. Dire qu’on pourrait atteindre à une pareille vieillesse ! à coup sûr, la patience m’échapperait. Et de quoi peut-il vivre si longtemps ? Il est plein de sérénité pourtant ce vieillard, souriant, curieux encore, curieux et naïf comme un enfant.

Je m’étais échappé de la maison, agité, mécontent, et marchant tête nue, dans les champs, malgré la pluie. Elle devint tout à coup si forte, que je cherchai des yeux un abri et me dirigeai vers un châtaignier, qui s’élevait majestueux au milieu de la plaine. Deux juments, avec des entraves aux pieds, paissaient sous les branches. Arrivé près du tronc, qui de loin me semblait énorme, je vis qu’il était entouré par une sorte de cabane circulaire, en branches de genet, où de distance en distance étaient pratiquées de petites fenêtres.

— Voulez-vous entrer chez moi ? Monsieur, me dit une voix, et je vis paraître à une des ouvertures une figure ridée. En même temps un fagot se dérangea ; c’était la porte, et l’homme se montra disant :

— Vous serez mieux à couvert.

J’entrai pour ne pas le refuser, il m’offrit une place sur un siége circulaire bâti de pierres et de mousse autour de l’arbre, et nous causâmes un peu. Comme je le félicitais de son industrie :

— C’est que j’ai l’hiver dans le dos, voyez-vous. Monsieur… et depuis que je suis au monde, il a tombé tant de pluie sur ma pauvre échine qu’elle n’en veut plus.

Il me dit alors son âge et qu’il était le grand-père du métayer de M. Plichon, bisaïeul par conséquent de la petite Madeluche. Il avait vu la révolution, et me parla de l’année de la grande peur, où la France fut parcourue par un ennemi invisible. Mais ce qu’il avait le plus à cœur, c’était de m’interroger ; car sachant que j’étais de Paris, il me supposait plein de toute la connaissance qui fût au monde et il me fit les questions les plus naïves. Son imagination dépasse les conquêtes de la science ; car il me demanda si ce n’était pas vrai que de Paris on pouvait aller dans la lune et en revenir. Il écouta avidement les explications que je lui donnai, et de question en question nous aurions fait le tour du monde si je n’eusse pris congé de lui. Alors il me retint quelque temps encore en me montrant un petit livre crasseux qu’il avait dans sa poche, et qui était un livre de magie. Il avait essayé, me dit-il sérieusement, de faire les expériences dont il était parlé dans ce petit livre ; mais il n’avait jamais pu ni faire tomber de la pluie, ni voiler la lune d’un nuage, ni même faire danser les chèvres. Quant à faire venir le diable, il n’avait pas osé. Il connaissait pourtant tels et tels qui jetaient des sorts ; mais pour lui il ne voulait pas faire de mal au monde, et n’était bon que pour guérir.

— Ah ! vous guérissez, lui dis-je.

— Pas toujours. Monsieur, je ne veux pas dire de menteries. Quelquefois ça réussit ; quelquefois non.

— Absolument comme les autres médecins, répliquai-je, et quels moyens employez-vous ?

Il hésita un peu, puis il me dit :

— Le principal, c’est de prier de tout mon cœur.

— Et vous croyez guérir ainsi, quelquefois ?

— Oui, Monsieur.

Il me cita plusieurs personnes dont les maux avaient disparu après qu’il leur avait imposé les mains. Puis il voulut savoir ce que j’en pensais.

— Je ne suis pas de ces gens, lui dis-je, qui ne reconnaissent de pouvoir qu’aux choses visibles. L’amour et la foi peuvent assurément valoir bien des drogues.

Cette réponse le charma.

Pour cet homme si vieux, la vie en elle-même est encore une joie et un intérêt comme dans l’enfance. Nous ne nous ressemblons guère.