Librairie de Achille Faure (p. 336-350).


WILLIAM À GILBERT.

SOIXANTE-DEUXIÈME LETTRE.

16 juin 1852.

Non, tu n’en pouvais douter. En reconnaissant ton écriture, j’ai eu un saisissement de joie, et j’ai pleuré en lisant ta lettre. Oh ! mon pauvre Gilbert ! comme tu t’es fait souffrir ! Je t’attendais depuis bien longtemps et ne pouvais comprendre ton silence. J’ai voulu souvent t’écrire ; mais je te croyais fâché contre moi, je n’osais te parler de mon bonheur, de tout ce qui m’occupait… Je vais donc être tout à fait heureux ; car il faut que tu viennes avec nous. Édith te recevra en frère. Oui, mon ami, nous avons un enfant, un garçon qui est fort et marche déjà. Il est sérieux comme sa mère, à laquelle il ressemble ; mais il rit aussi de grand cœur quand nous jouons lui et moi. Tu le verras. Nous préparons ta chambre. Viens vite, et nous causerons.

Mais je veux te donner, en attendant, tous les détails que tu demandes. Va, j’ai toujours un grand plaisir à causer avec toi, et tu me trouveras aussi bavard que par le passé. Je vais te mettre au courant de tout ce qui m’est arrivé depuis notre séparation ; quand tu arriveras au milieu de nous, tu n’auras rien à apprendre ; il semblera que nous ne nous sommes point quittés.

Je partis du Fougeré à la fin de janvier 1847, après avoir commencé déjà l’exécution de mon plan, en achetant cent hectares de bruyères incultes, au prix de vingt-sept mille francs. Ces terrains s’étendaient des bords du Malignon jusqu’à un bouquet de bois, vers le milieu de la lande, et formaient une seule pièce, d’immense étendue. Mais le terrain ici se vend peu cher et l’on tire de ces terres incultes si peu de profit, que le propriétaire auquel j’eus affaire s’en défit avec plaisir, pour acheter ailleurs. Cette première mise de fonds n’était que la moindre chose ; il fallait défricher, puis bâtir la ferme. Leyrot était devenu mon agent ; il avait compris mes plans, et son désir de les exécuter n’avait d’égal que sa joie de m’être utile. Nous nous concertâmes. Le défrichement opéré comme à l’ordinaire, en arrachant la brande à l’aide de la pioche, eût demandé des années et coûté beaucoup. Nous achetâmes douze bœufs vigoureux et deux grandes charrues. Leyrot loua quatre domestiques et se chargea de tout loger dans sa ferme vide. On se mit à l’œuvre alors, et, à partir de ce moment, pendant dix-neuf mois, sauf par les grandes pluies ou la sécheresse extrême, ces deux grands attelages passèrent sur la brande, qu’ils soulevèrent et ensevelirent sous les guérets.

Leyrot travaillait et surveillait tout, avec autant d’ardeur qu’il en eût eu pour lui-même ; il s’entendait avec Édith, qui me transmettait ses comptes, ses observations, ou ses embarras. Pendant ce temps, moi, j’étais à Grignon, prenant part à tous les travaux, étudiant dans ma chambre, assistant aux classes, ne me rebutant de rien, encouragé par les lettres de ma fiancée et par mon but lui-même, que je fixais constamment. J’y restai une année ; puis je voyageai en France, en Angleterre et en Allemagne pour visiter des fermes célèbres et comparer les différents procédés, les diverses applications.

En septembre 1848, je revins au Fougeré. Sous la direction de M. Plichon, ma ferme s’était bâtie et l’intérieur s’achevait. Outre une dizaine d’hectares, ensemencés déjà, la plupart en légumineuses, pour la nourriture du bétail, quarante hectares défrichés étaient prêts à recevoir la semence. Je venais diriger ce nouveau travail.

J’achetai du fumier et quatre juments du pays pour les charrois ; le blé nécessaire à l’ensemencement des quarante hectares m’était fourni par le produit d’une emblavaison, faite l’automne précédent par Leyrot. Nous commençâmes à meubler la ferme, que Leyrot et sa fille vinrent habiter. Elle était belle et commode. Par une innovation que dans ces campagnes, pas même chez les bourgeois, on ne voit nulle part, elle a un second étage qui fait notre logement. Nous aimons à dominer le paysage et à voir au loin. Le bruit de la ferme en outre nous incommode moins, les greniers étant au premier, au lieu d’être sur notre tête.

Tu trouveras notre mobilier modeste ; mais il n’y manque rien de ce qui est vraiment utile et commode. Une simple addition de cinq cents francs aux trois mille francs de la tante Clotilde, qui voulut faire à Édith le même cadeau qu’à Blanche, a suffi pour payer, outre ce mobilier, celui de la ferme. Il est vrai que nous n’avons pas encore de pendule ; mais la montre d’Édith et la mienne vont parfaitement. J’oubliais un grand coucou, entouré de roses, qui de son balancier monotone règle l’heure en bas. N’est-ce pas assez de luxe, et puis-je regretter cette fameuse pendule qui changea si soudainement ma destinée, il y a quatre ans ?

Mais je suis sûr que tu ne t’imagines pas combien j’avais dépensé déjà. La terre, assurément, rend plus qu’on ne lui donne, mais il faut lui donner beaucoup. Pendant ces dix-neuf mois qu’il m’avait fallu acheter du fourrage et de la litière, et nourrir mes domestiques, j’avais, en y comprenant l’achat des bœufs et des charrues, dépensé près de quinze mille francs. La construction de la ferme, le prix du terrain, l’achat du fumier et de la semence ajoutés à cette somme, élevaient mes déboursés à soixante-deux mille francs. J’avais vendu soixante mille francs les diamants de ma mère ; il ne me restait plus de mon avoir personnel qu’une dizaine de mille francs ; car mes études et mes voyages avaient emporté leur part, et sans la dot de ma femme il m’eût été difficile de continuer, à moins de m’endetter, de me ruiner peut-être. Le plus fort était fait cependant ; j’allais récolter. Édith voulut consacrer sa dot à l’achat de quatre-vingt nouveaux hectares attenants à notre ferme, qu’on m’offrait alors ; mais nous ne payâmes que le tiers comptant et le reste nous servit à continuer nos dépenses et à acheter au printemps de nouveau bétail, juments, porcs, moutons charmois, qui garnirent notre pâturage…

Mais je m’aperçois, cher ami, que je te traite en agriculteur. Ma fonction m’absorbe et je la laisse faire ; car c’est une des plus larges et des plus variées qui puissent occuper l’esprit d’un homme. Elle est loin cependant de me rendre insensible aux questions générales qui nous intéressent tous, et le spectacle de ces dernières années m’a troublé bien souvent au milieu de mes travaux. Mais dans nos plus grandes colères et dans nos plus vifs chagrins, l’idée que nous travaillions, autant qu’il était en nous, à la solution du problème nous a soutenus et consolés.

Notre mariage eut lieu en novembre, et nous passâmes l’hiver au Fougeré. Maman, qui depuis la perte de leur fortune, a plus d’influence sur son mari, maintenait notre intérieur dans une paix profonde. Clotilde, toujours bonne, mais un peu triste, brodait une layette à tout hasard. Blanche, mariée depuis plus d’un an avec Prosper, habitait Paris.

Pendant l’hiver, je fis entourer le domaine d’un large fossé bordé d’aubépine et planté d’ormeaux, de pommiers et de cerisiers. Édith a voulu que les belles bruyères détruites par notre charrue eussent asile sur la jetée, où toutes leurs variétés fleurissent en un cordon charmant. Nous allâmes au printemps habiter la ferme et planter notre jardin.

La récolte de 1849 fut magnifique. Nos quarante-cinq hectares, ensemencés en froment et seigle, nous rendirent quatre mille cinq cents doubles décalitres, valant onze mille deux cents francs. Mais ne va pas prendre ce chiffre pour celui du revenu net ; car les dépenses de la récolte et du battage, l’achat d’une machine, le gage et la nourriture des domestiques et des bestiaux, le réduisaient à douze cents francs à peine, et je devais en automne consacrer une forte somme, près de cinq mille francs, à la création de prairies artificielles, qui m’affranchiraient enfin de l’obligation d’acheter tous les ans pour un millier de francs de fourrages, en sus des légumineuses que la ferme fournissait.

Je ne veux pas te fatiguer par le détail de progrès peu appréciables pour toi, mais délicieux, même dans leur lenteur, pour ceux qui les créent eux-mêmes. Les soirs de printemps, en nous promenant autour de nos blés, en épiant les progrès de la prairie, tandis que les oiseaux chantaient leur couchée et que les travailleurs revenaient des champs, les harmonies de la nature nous semblaient plus suaves et plus pénétrantes. Nous n’en jouissions plus en voluptueux, mais en créateurs, et cette joie est celle qui rapproche le plus l’homme de ses destinées futures et des êtres supérieurs. C’est que nous marchons, vois-tu, vers un idéal dont nous sommes certains, et que nous goûtons d’avance à chaque progrès qui l’amène. Le travail, selon qu’on l’accepte ou qu’on le repousse, est un bonheur ou une torture. C’est un bonheur pour nous.

Je me lève avec le jour, non pour surveiller mes domestiques ; ne travaillant point comme eux, cela me répugne et Leyrot suffit pour cela ; mais je parcours le domaine ; je vois en quel état se trouve chaque chose, ce qu’il faudrait faire, et souvent je le fais moi-même, quand il ne s’agit que d’un coup de main. Je visite les cours, les étables, trouvant toujours çà et là quelque chose à redresser, quelque soin à prendre. Je taille mes arbres, je cultive mes fleurs, j’ai ma part de la garde du bambino, qui vient avec moi le plus souvent, grimpé sur mon épaule. En cette saison, je vais fréquemment à la collation des gens, qu’ils font dans les champs ; je mange avec eux de leur pain, qui est excellent ; ils me donnent parfois des conseils utiles et de mon côté je les instruis en causant avec eux. Bien nourris, bien traités, mes domestiques ne me quittent guère. J’aurais voulu les rendre associés dans mes travaux ; mais je n’ai pas jusqu’à présent de base équitable ; comme ils ne peuvent participer aux pertes, toute rémunération, lors d’une belle récolte, n’est jamais qu’un surcroît de gages, ou un don que je leur fais.

Nous recevons trois journaux : un politique, un scientifique et un agricole. Nous achetons à mesure tous les ouvrages nouveaux de quelque valeur, science, philosophie, ou littérature, qui viennent à paraître ; mais c’est l’hiver que nous lisons le plus. Dans l’été, science, poësie et philosophie vivent surtout en nous et autour de nous. Tous les dimanches et tous les jeudis, le soir, nous nous réunissons aux domestiques pour une ou deux heures, après le souper, et tantôt nous causons seulement avec eux, tantôt nous leur lisons, en les développant, des faits récents ou anciens qui peuvent les intéresser et les instruire. On leur fournit aussi des livres le dimanche. Mignonne apprend à lire à ceux qui ne le savent pas. Cette bonne fille est devenue avec nous plus simple et plus gaie. C’est elle qui tient le linge de la maison et qui fait les repassages ; elle veille à la propreté des chambres, au ménagement des fruits. Elle serait, en un mot, notre femme de chambre, si nous ne faisions nos chambres nous-mêmes, Édith et moi. L’autre servante fait la cuisine et soigne les volailles, concurremment avec Édith, qui tous les printemps s’occupe des couvées. Ma chère femme prend beaucoup de peine, surtout pour l’enfant ; mais le rôle de mère lui sied à merveille, et ses joues, pâles autrefois, ont maintenant le coloris de ces petites roses des haies, les plus pâles des roses roses, mais les plus suaves.

Après quatre ans et quelques mois de travaux, ma ferme des Bruyères compte actuellement cent vingt hectares en rapport, et de nouveaux défrichements s’y ajoutent chaque année. Elle fournit avec abondance la nourriture du bétail, et celui-ci nous rend le fumier nécessaire à l’engrais des terres. La vente de nos poulains et de nos moutons nous procurera cette année au moins deux mille francs de bénéfice, et mes blés me donneront bien huit mille francs de revenu net, tous frais et consommation déduits. J’ai fait planter sur la pente du Malignon, dans les rochers, à la place des épines, une vigne qui me fournira dans deux ou trois ans du vin pour mes travailleurs. Songe qu’à part cet achat du vin, de quelques articles d’épiceries et du vêtement, la ferme fournit à toutes nos dépenses. C’est la saine abondance de la vie agricole, où la richesse se présente sous sa forme primitive, où l’on a rarement besoin d’argent.

Édith, je dois l’avouer pourtant, est devenue plus coquette. Mais une robe de toile claire, des manches de mousseline, quelque charmant fichu : voilà sa toilette de toute la saison, et tu me trouveras vêtu de coutil des pieds à la tête.

Et maintenant, mon ami, avec ce revenu de dix mille francs, en moyenne, qui chaque année doit recevoir une augmentation par l’adjonction de guérêts nouveaux, nous pouvons commencer enfin l’exécution de notre plan le plus cher, c’est-à-dire réaliser la conception d’Édith, l’école buissonnière.

Nous avons au rez-de-chaussée, entre cour et jardin, une grande salle largement vitrée, vide encore et que nos gens et les habitants du pays appellent notre église, ne pouvant deviner à quel usage nous la destinons. C’est notre église en effet. C’est là que nous rendrons nos devoirs à l’idéal, en guidant selon nos forces l’humanité dans ses voies. Édith s’est procurée dès l’année dernière un brevet d’institutrice de première classe. Une jeune fille du village sera maîtresse de lecture et d’écriture sous sa direction. Ceux des pauvres petits dont la besace ne sera pas garnie trouveront à la maison un repas suffisant, et le fléau de la mendicité sera doublement écarté d’eux dans le présent et dans l’avenir.

Comme je ne pourrais suffire à la surveillance de la ferme et aux soins de l’école, non plus qu’Édith, je cherche, Gilbert, un professeur encore jeune, capable d’envisager et de connaître la science au point presque exclusif de l’application, et qui sache dévoiler aux enfants les secrets de la nature, sans les dépouiller de leur poësie. Je te préviens que celui-là sera aussi le second d’Édith et le mien ; nous lui tracerons la voie que nous avons méditée et choisie ensemble, et dont nous avons fixé la méthode d’un commun accord. Il ne lui faudrait donc au commencement que le bagage ordinaire de tout homme instruit, quelques mois d’étude et de réflexion, une bonne volonté sérieuse, et ce caractère doux et complaisant, cette bonté naturelle que je connais à mon ami. Songe à cela, Gilbert, ou plutôt viens en causer avec nous.

Voilà l’utilité que tu demandais, une des plus incontestables qui se puisse trouver. Si tu adoptes et comprends comme nous cette œuvre, elle te charmera et t’exaltera le cœur. Et tu la comprendras, j’en suis sûr. Pour certaines âmes, un changement de milieu est toute une rénovation, parce qu’elles n’étaient vraiment qu’égarées, c’est-à-dire littéralement hors de leur chemin. Rien n’est touchant comme l’enfance, quand, au lieu de l’attrister et de la glacer de crainte, on sait l’attirer à soi. Mon cher petit enfant, et ceux qui, je l’espère, me viendront encore, élevés avec les autres, leur garantiront ma sollicitude et mon indulgence, et partageant ainsi avec les enfants des pauvres le don le plus précieux de l’égalité, ils en auront, je crois, le cœur plus large. Et ce qu’Édith et moi nous aurons fait de bien retombera sur eux en bénédiction.

Nous avons une si ferme volonté d’accomplir cette œuvre, que je suis sûr que nous l’accomplirons. Mais nous avons à lutter encore avec bien des préjugés et surtout avec cette morale officielle, triste oripeau, qui recouvre tant de dissolution. Sans parler de la prière, à laquelle il faudra sans doute nous soumettre, mais qu’Édith rédigera, il nous faudra triompher de ces malsaines préoccupations qui séparent dans l’école ceux que Dieu a mêlés dans la famille. Nous ne sommes pas de ceux qui confondent l’enfant avec l’homme et qui osent souiller son innocence de leurs précautions ignobles. Dans notre école, garçons et filles seront confondus comme ils le sont dans la vie, et parce qu’il est absurde de séparer ceux qui doivent être plus spécialement unis et parce que la science et la vérité sont les mêmes pour tous.

Si tu veux rester avec nous, comme je l’espère, apporte ton piano ; la musique nous manque. Tu seras heureux d’accompagner quelquefois la belle voix d’Édith, et puis tu nous enlèveras dans ces hautes régions où la musique transporte ; tu parleras la langue de l’infini à ces pauvres gens courbés vers la terre, et rempliras de vagues désirs leur âme endormie.

Tu me demandes des nouvelles de tous ceux dont autrefois je te parlais. Blanche, je te l’ai dit, peu de mois après notre rupture, s’est mariée avec Prosper, non sans avoir désespéré dix fois le pauvre garçon, qui faillit en perdre la tête. La principale condition du mariage fut qu’on habiterait Paris ; et le voisinage du moulin et la familiarité des deux vieux parents sont en effet si désagréables pour Blanche, qu’elle ne vient ici que très-rarement. Est-elle heureuse ? Je ne le crois pas. Elle méprise son mari, qui est cependant un homme de cœur et dont le seul défaut est un caractère faible. Prosper commence à s’effrayer des prodigalités de sa femme. Ils ont à peine neuf mille francs de rente, et Blanche est devenue une femme à la mode, dans le cercle d’artistes qu’ils fréquentent. Elle a deux enfants, que sa femme de chambre élève. Le vieux meunier branle la tête d’un air soucieux quand il parle de sa bru et continue avec ardeur à tourner la roue de son moulin, à cause, dit-il, des petits-enfants, qui pourraient bien avoir besoin de ce grand-père, qu’ils ne connaissent pas.

Maman est comme toujours la plus aimable et la meilleure des mères. Clotilde est devenue moins expansive et plus réellement mélancolique. Elle raffole de notre enfant au point de souffrir quand elle s’en sépare, et je l’ai vue pleurer une fois, comme Andromaque, d’un jour passé sans le voir. La pauvre fille a manqué sa vie par esprit romanesque et faux jugement ; elle se trouve seule maintenant, sans lien assez sérieux avec ses semblables pour se sentir nécessaire et à sa place quelque part. Elle en souffre d’autant plus qu’elle est très-aimante, et que se dévouer est pour elle un besoin. Mais l’amour a ses exigences naturelles qu’on ne peut tromper et devient une souffrance quand il n’est pas payé de retour. Aucun de nous ne peut rendre à Clotilde ce que son âme inoccupée a besoin de donner. L’enfant lui-même a sa mère et moi qu’il préfère à elle. Elle avait demandé à Blanche de lui céder sa fille ; mais Prosper, qui adore ses enfants, n’a pu faire ce sacrifice. Je la gronde quelquefois de nous ravir Julien, et lui conseille sérieusement d’aviser à avoir des enfants elle-même ; mais elle est arrivée à l’âge de trente-six ans et ne peut plus, avec l’insouciance ou la confiance d’une jeune fille, épouser un parti, un inconnu.

En t’expliquant tout cela, il me vient l’idée que, vivant l’un près de l’autre, vous pourriez vous aimer. Elle n’a que cinq ans de plus que toi, elle est encore jeune et fort agréable ; tu la verras. Certes, elle saurait te faire oublier les mauvais jours, et n’aurait le tort que de te gâter. Je sais que, si tu acceptais son dévouement, tu ne serais point ingrat. Ma foi, ce serait drôle si je t’appelais mon oncle. N’en ris pas. Quand tu auras passé quelque temps au milieu de nous, et pressenti les joies de la famille, tu voudras en goûter aussi et savoir ce que ce peut être que de voir son enfant marcher pour la première fois, ou bégayer ses premiers mots. Julien lui aussi t’instruira, notre professeur. Viens-nous, viens-nous vite.

Faut-il enfin que je réponde à cette autre demande que tu m’adresses, touchant mon bonheur ? Il est des joies que l’âme ne confie point aux lèvres ; mais ce que je puis dire, je te le dirai. Non, mon ami, mon bonheur n’est plus le même. Il ne saurait l’être, car, en nous développant, nous changeons sans cesse et notre horizon aussi, à mesure que nous marchons, change autour de nous. Les joies les plus vraies, sont-ce les premières ? Peut-être ; mais je n’en suis pas bien sûr. Plus je vis avec elle, et plus je m’élève, à ce qu’il me semble. Nous avons l’un sur l’autre ce pouvoir d’activer en nous les forces du sentiment et de la pensée. S’agrandir, n’est-ce pas devenir plus heureux ? Je le sens ainsi du moins.

Notre amour n’y peut perdre ; il s’augmente au contraire par des découvertes toujours nouvelles, par ce besoin profond que nous avons l’un de l’autre, par tant de bonheur échangé déjà, par tant de bonheur que nous nous gardons encore. Nous ne nous sommes point absorbés l’un dans l’autre ; l’absorption est un rêve, un despotisme ; c’est la mort d’une âme. Nous sommes restés distincts et indépendants, autant que l’amour le peut permettre, c’est-à-dire que notre pensée a gardé toute sa liberté et que nos volontés ne relèvent que d’elles-mêmes. Édith n’est pas de celles qui se donnent une seule fois pour toute la vie ; elle s’appartient, le sent et le fait sentir. Je suis toujours son amant et ne la respecte et ne la désire pas moins que le jour où, devenu libre, et sachant bien qu’elle m’aimait, je l’obtins pour fiancée. Elle est en face de moi comme les délices et le charme de ma vie ; mais aussi comme un être libre et clairvoyant, dont le jugement m’est plus précieux que celui de tout autre, dont l’estime m’est nécessaire autant que l’amour. Les élans de sa tendresse me sont toujours une grâce, une faveur, et, je te l’avoue, je l’admire tant, que je ne puis comprendre par quel miracle d’amour, ou quelle bonté de sa part, je suis précisément pour elle ce qu’elle est pour moi.

C’est que toute la raison de l’influence de l’être, vois-tu, est dans sa force et dans sa liberté. Pouvons-nous désirer ce que nous possédons ? Non, et le triste secret de tant d’abandons et de satiétés est là. L’être qui s’appartient à lui-même, au contraire, est toujours notre arbitre pour ce que nous voulons de lui. Il porte en lui tout l’inconnu de ses résolutions futures, tout ce que l’indéterminé contient d’infini.

Puis, nous travaillons ensemble au même but. Aux joies de l’amour s’ajoutent les plaisirs de la recherche, l’activité de la lutte, et l’ardeur des espérances. N’est-ce pas le véritable bonheur humain que cet épanouissement de toutes les facultés dans une même harmonie ? C’est la vive saveur de l’inconnu, mêlée à l’ineffable douceur des attachements sacrés ; c’est la sécurité dans l’agitation, le progrès dans la durée, la vie enfin, conforme aux lois naturelles.

Non, l’amour même ne peut contenir l’esprit, infatigable chercheur, conquérant insatiable. Mais quand deux êtres sont unis à la fois par un grand amour et par de communes croyances, leur mariage, vois-tu, c’est le roc solide, inexpugnable, éternel, contre lequel se brise tout effort de l’Océan, du temps ou des hommes, et sur lequel fleurissent les plus douces choses que puisse créer le mélange des forces de la terre et de la rosée du ciel.


FIN.