Les Deux Filles de monsieur Plichon/8
HUITIÈME LETTRE.
WILLIAM À GILBERT.
J’ai le spleen et t’écris pour sortir un peu de moi-même. La solitude ne m’est pas bonne. Il y a quelques années, je l’aimais tant ! Mais elle ne convient qu’à ceux qui ont le cœur plein, ou qui cherchent leur objet dans le monde de l’esprit. Moi je n’ai rien à poursuivre, je ne cherche rien, je m’ennuie.
Il y a ici, comme à Royan, une plage admirable ; le ciel est toujours bleu, la mer toujours unie. Toujours çà et là des voiles blanches à l’horizon. Toujours le clapotement de la mer sous ma fenêtre. C’est toujours beau ; mais monotone comme le paradis, dont je n’ai jamais désiré l’immobile béatitude, même lorsqu’enfant j’y croyais encore : il est vrai qu’on s’ennuie presque autant sur cette terre. Où donc aller ?
Je voudrais souffrir franchement ; cela me ferait du bien. Mais je m’ennuie ; c’est mortel. Vous me conseillez de l’énergie ; mais je ne puis venir à bout de trouver pourquoi je prendrais la peine d’en avoir. Non ; j’ai cherché, je t’assure ; mais ne sachant, ni pourquoi nous sommes ici, ni ce que nous y faisons… Ne va pas faire le rhéteur, tu ne le sais pas plus que moi. Tu n’éprouves pas le besoin de le savoir, voilà tout, et c’est à merveille, puisque vivre te suffit. Pour moi, la vie humaine à toutes les époques, et partout, me présente la répétition des mêmes crimes, des mêmes folies, des mêmes mensonges, une éternelle compétition d’égoïsmes, enfin. À quoi cela est-il bon ?
J’ai vécu pendant quelques années dans le monde des puissants ; nous avons sondé la bohème ensemble. C’était partout la même chose, partout les mêmes passions, ou plutôt les mêmes avidités, ici repoussantes de cynisme, là dégoûtantes d’hypocrisie. Ce que j’ai rencontré de noble et de bon souffrait. Ici et là, mêmes types, mêmes personnages. Souvent, dans les banquets, aux vapeurs de minuit, ces types, sans cesse retrouvés, se dépouillaient à mes yeux de leurs variétés individuelles et m’apparaissaient plus accusés et plus grimaçants dans la hideuse nudité du caractère générique, semblables aux êtres fantastiques d’Holbein. Oui, partout des cercles pareils, où l’on s’agite en valses plus ou moins folles. Le cercle, une invention diabolique de Dieu, c’est la vie même, c’est-à-dire un leurre, un piège, une mystification. Nous contribuons à l’ornement de l’univers à la manière de ces poissons rouges qui font des lieues dans un bocal.
Je ne plaisante pas. Il n’y a, vois-tu, que des surfaces, bien vite traversées, et la fièvre de la jeunesse nous cache seule le néant de la vie. Comment les hommes mûrs font-ils pour vivre ? Je n’en sais rien. Ah ! ils ont aussi des fièvres à eux, l’ambition, l’avarice, la vanité, que sais-je. Ces maux me sont inconnus, et il parait que je me porte beaucoup trop bien, car je me sens aussi vide de désirs, aussi dépourvu d’idéal que le mollusque des rochers qui ouvre sa coquille à la mer montante. J’ai loué hier une barque, où je suis resté couché tout le jour entre le ciel bleu et la mer bleue. C’est beau ; mais je ne suis pas un alcyon pour me contenter de ces harmonies.
— Je rentre pour t’expédier cette lettre. J’ai fait une promenade au bord de la mer. Elle était splendide, les feux d’un horizon enflammé s’y réfléchissaient, les voiles, à peine tendues, glissaient dans le lointain et le soleil couchant dorait là-bas la grève de Royan, l’établissement des bains et ses ombrages. Le parfum de la mer m’emplissait les narines du haut de la falaise où j’étais assis. Une hirondelle de mer a longtemps ébloui mes yeux des éclairs de son vol. Je respirais plus librement que je n’avais fait de tout le jour ; je ne pensais presque pas ; un essaim d’images tourbillonnait autour de moi et j’avais perdu conscience de toute actualité, à tel point, que je faillis dégringoler au choc produit en moi par cette phrase tirée dans mes oreilles à bout portant : Sacrédié ! Monsieur, vous pourriez tomber ! — C’était le facteur du village. Il va venir chercher cette lettre. Écris-moi donc, je n’ai pas le temps de me relire, et il se peut bien que je t’aie écrit une lettre stupide. Ne va pas croire au moins que ce soit la perte de ma fortune qui m’attriste, et ne m’ouvre aucun avis, dont je ne profiterais pas. Je vais rester encore quelque temps ici, puis j’irai te rejoindre. Ce qui me fait mal, c’est d’être seul, au milieu d’un silence auquel je ne suis pas accoutumé. Je n’étais pas plus né pour être seul que l’homme de l’Évangile, dirais-je, si l’on naissait pour quelque chose. Et puis, il y a une idée que je ne peux supporter, c’est celle de faire souffrir une âme qui ne le méritait pas. Moi ! faire éprouver à une autre cette angoisse des angoisses que cause la trahison ! Cela m’indigne et me révolte. Mais qui peut mesurer la petite part de sentiment et la grosse part de vanité que renferme l’amour d’une femme. Je blasphème peut-être. Oui ! peut-être ! — Tiens, je me déteste. Adieu.