Librairie de Achille Faure (p. 318-332).

CINQUANTE-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

3 janvier 1847.

Mon ami, console-toi ; tu n’as perdu que de l’argent ; des biens infinis te restent. Oh ! mon cher Gilbert, aime, il n’y a pas au monde d’autre joie. Il n’y a pas d’autres splendeurs, pas d’autre réalité. Quand je songe à vos ambitions, vous me semblez fous ; je ne puis vous comprendre. Si tu savais ce que c’est qu’un bonheur immense en soi et qui se sent l’infini pour carrière ! Il est vrai qu’elle seule peut inspirer un tel amour et le remplir de pareils ravissements ; et cependant aimer, ce doux et magique échange, c’est toujours, vois-tu, le bien le plus grand, c’est la grâce céleste elle-même, l’effluve éternelle, supérieure à tout ce qui passe autour de nous.

Tu le vois, mon Gilbert, je suis heureux. Ton embarras seul me peine ; sans quoi je t’estimerais heureux d’avoir échappé à ce mariage. Prends courage, mon ami. Avec de la jeunesse, de l’énergie, une bonne conscience, tu te relèveras bientôt. Nous allons nous revoir, et causer de tes affaires. Je vais dans peu de jours m’arracher d’ici ; car j’ai à travailler, à créer notre avenir, et je suis animé d’une telle ardeur, que par moments j’ai hâte de la quitter. Veux-tu prendre la place qu’on m’a offerte ? Tu connais le secrétaire du duc ; ce serait facile. C’est peu, mais en attendant… Je ne l’accepte pas, moi ; j’ai maintenant bien d’autres projets.

Mais il faut que je te dise tout. Tu sais dans quelle situation affreuse j’étais, ou plutôt, non, tu ne savais pas, car je n’avais pu t’avouer la résolution extrême que j’avais prise dans mon désespoir : esclave de ma parole, l’âme aux fers, je ne pouvais plus vivre. Ce mariage, maintenant, me révoltait. Rien du prestige qu’autrefois Blanche avait eu pour moi ne subsistait plus ; sa présence m’était importune ; il me fallait un effort de justice pour être indulgent et bon vis-à-vis d’elle. D’ailleurs, aimant Édith, je ne pouvais épouser une autre femme, je ne pouvais à ce point profaner l’amour. J’étais donc décidé à ne point entrer dans la chambre nuptiale, et, ma promesse accomplie, à me brûler la cervelle le soir du mariage. Blanche, comtesse et libre, ne m’eût pas pleuré longtemps.

Te croyant riche alors, je laissais à ma veuve le peu que je possédais ; je léguais à Édith les diamants de ma mère, dont je ne voulais point que Blanche se parât. Édith en eût fondé son école ; je la priais seulement de garder une bague en mémoire de moi. Je n’avais pas été son frère ; mort, elle n’eût pas refusé de m’accepter pour amant, et m’eût chéri comme tel dans son âme.

Ne pouvais-je, diras-tu, m’expliquer franchement et rompre ? Mais à quoi bon ? Je perdais Édith ; mieux valait mourir. C’était bien peu courageux ; mais je souffrais tant ! Je me sentais incapable de rien faire d’utile sans elle ; je n’aurais pu que traîner ma vie dans le plus mortel ennui. Depuis que j’avais pris cette résolution, au contraire, j’étais calme, je souffrais moins. Elle m’aimait, je le savais ; nous nous retrouverions ; mais je n’avais pas le courage d’attendre ici, avec cet unique désir dans l’âme, qui des minutes me faisait des heures, et me rendait l’heure aussi longue qu’un jour. Bien sûr de la reconnaître ailleurs, je préférais me confier à cet oubli de la mort, qui endort nos douleurs et calme nos attentes.

Et cependant une réflexion depuis m’est venue qui m’a fait frémir : ça toujours été pour l’homme un problème que de savoir s’il a le droit de briser une existence qui lui pèse. Si la justice préside, et c’est ma croyance, à toute part qui nous échoit, l’impatient qui rejette sa tâche mérite-t-il d’aller plus loin ? n’est-il pas condamné sans doute à la reprendre ? pouvons-nous tromper cette loi des affinités qui marque notre place en tel lieu, à tel moment, d’après l’état où nous sommes ? Hélas ! par mon impatience et ma lâcheté, j’aurais pu m’éloigner d’elle pour un temps plus long, elle si forte, si austère, si obéissante envers la justice.

Mais elle est à moi et je suis à elle. Nous voilà deux pour l’éternité. Comment cela s’est-il fait qu’elle ait consenti à notre bonheur ? que tout le monde y consente ? Je vais te le dire : c’est bien simple.

— Cette vérité que je sentais, que j’affirmais seul, l’inanité de tout lien sérieux entre Blanche et moi, Blanche elle-même l’a sentie et manifestée. Mon cher, notre sort commun ne tenait qu’à une pendule, et cette pendule a sonné l’heure de notre séparation. Dieu bénisse, où qu’il soit, le saint pape Gerbert !

Notre mariage était décidé plus que jamais ; on avait demandé les dispenses de bans ; on avait fixé le jour et les lettres d’invitation se préparaient ; tout cela, il est vrai, sur un ton assez triste ; car la ruine de la famille réprimait forcément tout éclat, toute fantaisie. On n’avait communiqué à M. Plichon la triste nouvelle qu’après son entière guérison et avec les plus grands ménagements. Elle ne l’en avait pas moins accablé ; après tant de rêves ambitieux, c’était un affreux réveil. Un autre coup était venu s’ajouter à celui-là et le rendre plus amer. Anténor vivait à Paris en fils de famille et ne ménageait rien, pas même sa santé peut-être, en dépit des nobles conseils de Forgeot. Des notes de tailleur et de chapelier, celle d’un dîner gigantesque et la réclamation d’un magasin de nouveautés qui avait fourni au jeune Plichon des mantelets et des robes de soie, étaient arrivées au Fougeré. M. Plichon s’aperçut ce jour-là que l’éducation de son fils était manquée et me le dit naïvement.

J’avais donc peu d’effort à faire pour me mettre au ton de cet intérieur, où régnait la tristesse. Blanche seule par moments se ranimait en pensant qu’elle allait habiter Paris, tenir un ménage, faire des emplettes elle-même, et surtout aller dans le monde, car elle n’y renonçait pas. Sa visite chez le duc d’Hellérin surtout lui tournait la tête ; elle ne pouvait manquer d’être invitée aux soirées de la duchesse, et sa corbeille lui donnerait les moyens d’y paraître avec avantage. Il lui avait bien fallu faire le sacrifice de cette femme de chambre, à laquelle elle tenait tant ; mais elle rêvait encore, la pauvre enfant, une foule de joies impossibles dans la situation qu’elle devait avoir.

Car il va sans dire que la dot était réduite. M. Plichon promettait encore 20,000 fr. ; mais, pour avoir le capital, il fallait attendre que la maison de Poitiers eût été vendue ; c’étaient 1,000 fr. de rente qui, joints aux 3,000 de ma place, ne nous donnaient à Paris que le strict nécessaire. Je n’avais garde, quant à moi, de déranger les rêves de Blanche, et cela ne m’importait guère ; mais la fillette avait une fièvre de zèle touchant ses fonctions futures, et l’entretien avec elle ne roulait que là-dessus.

Elle en vint aux chiffres ; Clotilde et sa mère furent consultées, et j’eus à dire ce que je pouvais savoir de la dépense d’un ménage à Paris. Mes renseignements eurent peu de valeur ; mais on savait par les Martin beaucoup de détails, et les supputations les plus modérées se montaient toujours à plus de 4,000 fr. de dépenses annuelles. Et le mobilier ?

Pour l’acheter, Clotilde avait fait à sa nièce un cadeau de 3,000 fr. On évalua d’abord le linge et l’argenterie, ce qui engloba presque tout ; car un des orgueils de la province est la quantité du linge empilé dans les armoires. Assurément, elles en achetaient trop ; mais je les laissai faire. Il ne resta presque rien pour l’ameublement. Je voyais l’irritation de Blanche croître au milieu de ces déficits. Elle mettait en écrit tous ses calculs et promenait partout son crayon et son cahier, qui le plus souvent gisaient sur la cheminée, d’un air abattu.

Après avoir essayé vainement d’échapper à ces détails, l’ennui qu’ils me causaient, un instinct secret peut-être, ma secrète irritation, me poussèrent à embarrasser Blanche encore davantage ; ce qu’elle ignorait des détails du luxe à Paris, je l’en informai ; le total s’accrut d’une manière désespérante ; mais tout ce qu’elle portait en compte n’en était pas moins indispensable. Nous arrivâmes ainsi à 6,000 fr.

La voyant désespérée, je lui proposai de tout recommencer, en réduisant tout. Les sommes nécessaires à l’achat du linge, des lits, de l’argenterie, furent établies au plus bas mot, à 1,800 fr. Nous rachetâmes sur nouveaux frais, un peu plus modestes, les meubles de la chambre à coucher, de la salle à manger, de la cuisine. Il ne resta que 500 fr. pour le salon.

Il y fallait cependant un canapé, des fauteuils, des chaises, le tout en velours. Autrement, une duchesse ne s’y fût pas assise. Doubles rideaux guipure et soie, glaces et vases, table et tapis, garniture de la cheminée.

Tout cela fut brin à brin discuté, supputé, considéré sous toutes faces. Nous n’arrivions à rien de possible ; et moi, ennuyé au delà de toute expression, je me vengeais, tantôt en augmentant les difficultés, tantôt en proposant des mesures radicales qui l’exaspéraient. Elle me lança un regard terrible quand j’imaginai de remplacer par de simple perse les rideaux de soie, et le velours par du damas.

— Ma chère enfant, lui dis-je alors, ce qu’il y a de plus misérable, c’est d’affecter un luxe qu’on ne peut soutenir. Un petit employé à Paris doit loger au quatrième, près des faubourgs, et se passer de salon.

Alors tout en colère, se tournant vers moi :

— Quel étrange noble vous êtes ! vous n’avez que des goûts roturiers.

— Je vous demande pardon, répliquai-je, le ridicule de vouloir paraître appartient surtout aux parvenus. La vie de la grisette et de l’ouvrier ne sont pas hors la loi humaine ; ils ont aussi leurs plaisirs. Après le travail de la semaine, viennent les courses du dimanche, hors barrières, dans la patache ou dans l’omnibus, et le dîner à l’auberge, arrosé de vin bleu et d’éclats de rire. L’hiver, le spectacle, vu des troisièmes ou quatrièmes loges, en toilette modeste, est le même que celui dont on jouit des premières dans les petits salons de velours, ornés de glaces, où les belles dames vont pour coqueter.

Blanche serrait les lèvres et baissait les yeux. Mes dernières paroles, en lui montrant hors de sa portée la vie élégante qu’elle ambitionnait, lui causaient par avance les tortures de l’envie. J’ajoutai :

— Vous pourriez, il est vrai, obtenir une entrée dans ces salons, par grâce et comme par aumône ; mais une femme pauvre qui veut briller s’attire, sachez-le bien, des insultes de tous genres, et où je placerai, moi, mon orgueil, c’est à vous en préserver.

Elle ne dit rien, mais le crayon trembla dans sa main comme elle feignait de poursuivre ses calculs.

— Où en étiez-vous ? dit maman qui vit l’orage.

Nous continuâmes. Après avoir posé sur la cheminée deux vases fort mesquins, nous en vînmes à la pendule. Cette pendule ne pouvait coûter moins de 150 fr. pour n’être pas trop vulgaire, nous posâmes donc ce chiffre, et, comme c’était le dernier détail, on chercha la somme : 3,900 !!! Blanche jeta le cahier à l’autre bout de la chambre.

— Nous avions mis tout au plus bas, dit-elle ; maintenant, j’y renonce. Et elle se mit à pleurer.

— Supprimons la pendule, dis-je alors.

— Supprimer la pendule ! s’écria-t-elle en relevant la tête et en me regardant avec autant de stupéfaction que si j’avais dit : — C’est demain la fin du monde. — Supprimer la pendule ! répéta-t-elle avec une horreur mieux sentie, je crois que vous êtes fou !

— Je crois au contraire que cela serait fort sage, dis-je en souriant, mais avec ténacité.

— Eh bien, s’écria-t-elle, je renonce à tout ! je ne veux plus m’occuper de tout cela ! je ne veux plus me marier ! Vous me feriez mourir de chagrin.

À ces mots, je faillis suffoquer de joie ; mais, rappelant toute ma présence d’esprit, je me hâtai d’en prendre acte. Élevant la voix au-dessus du ton de maman et de Clotilde, qui grondaient Blanche et traitaient comme une boutade sa déclaration :

— J’ai reconnu, dis-je, depuis longtemps, que nous n’étions pas faits l’un pour l’autre ; je suis heureux, Blanche, que vous le reconnaissiez comme moi.

— William ! s’écria madame Plichon, tout ceci n’est pas sérieux.

— Chère maman, repris-je avec un regard qui lui donna le soupçon de la vérité, je serai toujours votre fils, et je veux l’être ; mais Blanche et moi, je le répète, nous ne sommes pas faits pour être unis, tant nos caractères et nos goûts diffèrent. Il lui faut un homme riche, et qui aime le monde. Aimable et charmante comme elle est, elle le trouvera.

— Vous ne m’avez jamais aimée ! s’écria Blanche au milieu de ses pleurs.

— Je vous demande pardon, répondis-je en prenant cette petite main, autrefois tant baisée, qu’elle retira brusquement, je vous ai aimée sans vous connaître. Maintenant que je vous connais… Vous m’êtes encore chère, mais non plus comme autrefois. Cependant si vous désirez toujours notre union…

— Jamais ! s’écria-t-elle, jamais ! Je serais trop malheureuse. Moi aussi, maintenant, je vous connais ; avec votre air de douceur, vous êtes le plus entêté des hommes, vous ne m’aimez plus, et je vous déteste !

— C’est trop, cela, dis-je avec un peu de tristesse, tandis qu’elle s’échappait du salon, suivie par sa mère ; car pour moi le seul souvenir d’une affection est encore de la tendresse, et que Blanche le veuille ou non, je resterai son ami.

— Ah ! mon cher William ! s’écria Clotilde aussitôt que nous fûmes seuls, ah ! mon pauvre ami ! je n’aurais jamais cru cela de Blanche. Encore une déception. Il n’y a donc point au monde, grand Dieu ! d’affection vraie ! Ah ! vous devez bien souffrir !

En même temps, elle s’empressait autour de moi, voulait me faire respirer des sels, m’offrait sa médiation, et j’eus bien de la peine à lui faire comprendre que je n’étais ni malade ni désolé, ce qui la déconcerta encore plus que tout le reste. Cette pauvre Clotilde, elle, ne comprend plus rien à la vie depuis quelque temps ; car elle n’ose plus même donner de larmes à Forgeot, qui, tu le sais, figure en première ligne dans tous les journaux, parmi les bandits organisateurs de l’affaire des mines.

J’obtins donc de Clotilde qu’elle cessât ses consolations, et je sortis du salon sous prétexte de prendre l’air.

Certes, j’étais libre, et, quelle que fût la contrariété de M. Plichon, rien ne pouvait m’obliger, après les paroles de Blanche, à renouer cette union. Je montai l’escalier ; je cessais enfin de me contenir, et l’ivresse du bonheur me montait à la tête. J’allai frapper à la porte d’Édith ; elle vint ouvrir, et, en me voyant, devint toute saisie :

Qu’y a-t-il, mon Dieu, William ?

À peine eut-elle refermé la porte. — Il y avait un nuage autour de moi ; je la voyais à peine. — Je lui dis :

— Votre sœur vient de rompre avec moi !

Édith comprit aussitôt ; car, sans me répondre, elle se laissa tomber sur une chaise.

— C’est Blanche elle-même qui a rompu ? me demanda-t-elle enfin d’une voix altérée.

— Je vous le jure, Édith, je suis libre, je suis libre !

Et je m’agenouillai devant elle, baisant sa robe, pleurant et criant de joie, car, j’étais sûr qu’elle m’aimait et je n’avais jamais espéré ce moment où nous étions. Elle me donna ses mains qui tremblaient et elle appuya sa tête sur mon front. Ce que nous dîmes est écrit en moi ; je ne l’oublierai jamais. Nous n’avions qu’une pensée, à la surface de laquelle d’autres passaient, comme dans l’infini le fini s’agite, et de temps en temps, quand nos esprits emportés bien loin revenaient à ce moment bienheureux de notre rencontre et de notre union, nos mains échangeaient une pression nouvelle, et de nouveaux frémissements de joie nous parcouraient le cœur.

J’étais à genoux ; elle s’en aperçut et me fit asseoir près d’elle ; et ses regards rayonnants et souriants me disaient :

— Ce n’est pas à genoux que tu dois m’aimer. Il me venait des pensées, des protestations qui mouraient sur mes lèvres ; tout cela était inutile, nous nous comprenions. Un seul regard disait plus que cent paroles. La nuit tomba ; mais nous nous contemplions encore dans la nuit. Je sentis que désormais nous serions toujours ensemble, même éloignés. Il me faudrait aller travailler loin d’elle pour l’acquérir ; mais la distance même n’avait plus le pouvoir de nous séparer.

On appela Édith pour le dîner ; nous descendîmes. Blanche gardait sa chambre. M. Plichon arrivait de la ferme ; il ne savait rien. Le dîner fut silencieux ; mais tout éclairé pour elle et pour moi des rayons de nos regards qui se croisaient à travers la table. Parfois, en contemplant cet être admirable que j’avais jusqu’alors adoré de loin, une folie me prenait, et je ne pouvais croire qu’elle était à moi, ou j’étais sur le point d’en crier de bonheur.

Après dîner, je fis signe à maman, et l’emmenai dans la bibliothèque, où je lui dis tout. Elle me sauta au cou en poussant un cri de joie.

— Ah ! mon cher enfant ! j’y avais pensé ; mais je ne croyais pas que ce fût possible. C’est en effet mon Édith qui doit être votre femme ! Elle sera donc heureuse ! moi, qui en désespérais. Blanche, comme vous le dites, trouvera, j’espère, un autre mari, mieux en rapport avec elle. Et vous ne nous quitterez pas, William !

— Le mari de Blanche, lui dis-je, est sous votre main si vous le voulez, riche et très-amoureux.

— Prosper ? demanda-t-elle. Ah ! sans doute ; mais… le moulin !

— Je la raillai de ses préjugés, et lui fis sentir que, pour marier richement une fille sans dot, il faut faire quelques sacrifices. On obtiendrait du père de Prosper la moitié de sa fortune, c’est-à-dire environ cent cinquante mille francs, en faveur de cette noble union, et quant à Prosper lui-même, il n’aurait d’autres volontés que celles de Blanche ; car elle était le rêve, l’étoile de ce pauvre garçon, que la veille même, à dix heures du soir et par une forte gelée, j’avais rencontré immobile dans l’avenue, occupé à contempler la fenêtre éclairée de celle qu’il aimait.

Maman enfin se chargea de tout arranger près de son mari. Le scandale d’une rupture, qui était la grande préoccupation de M. Plichon, se trouvait sauvé par la substitution d’Édith à sa sœur. On soutiendrait aux gens qu’ils avaient mal vu, et qu’il s’était toujours agi, non de la plus jeune, mais de l’aînée.

Et maman a réussi, M. Plichon est charmé qu’Édith se marie, non sans quelque frayeur toutefois, de ce que deux pareilles têtes, comme il dit, pourront faire ensemble. Les deux sœurs viennent d’avoir une explication, où Blanche a assuré qu’elle n’avait aucun regret touchant ma personne. Maintenant, elle affecte de me traiter en frère, et prend le beau rôle dans notre rupture, en donnant à entendre qu’elle seule a voulu briser. Nous la laissons faire. Cependant, le dépit et l’amour-propre la pousseront à désirer un prompt mariage et la feront passer, je crois, sur la mésalliance, quand elle se sera persuadée suffisamment qu’elle aime Prosper, et que le refuser serait le précipiter la tête la première sous les roues de son moulin. C’est d’ailleurs un beau garçon, poétique et timide comme un amant malheureux, doux, instruit, pas trop gauche et romantiquement pâle, d’une pâleur qui malheureusement rappelle la farine, mais qui fera très-bien à cent lieues d’ici.

Quant à moi, je te l’ai dit, je rejette la bureaucratie. Me voici rendu à moi-même et j’ai des projets nouveaux. Il me faut acquérir l’aisance pour mon Édith et pour moi, et nous avons également besoin d’une utilité vraie, à laquelle nous puissions nous consacrer. Elle a raison : le but de la vie, c’est une œuvre conçue dans l’idéal, et que l’homme et la femme, appuyés l’un sur l’autre, et soutenus par l’amour, réalisent ensemble. Notre bonheur, si grand qu’il soit, ne nous suffirait pas, si nous nous bornions à le savourer avec égoïsme. Il est pour nous une force, par conséquent un devoir de plus.

Cette lande inculte qui est là sous mes yeux et sans cesse les attire, c’est elle que je veux féconder, c’est par elle que je veux procurer à ce pays pauvre une plus large vie. C’est là que plus tard nous réaliserons le beau rêve d’Édith, en donnant aux enfants de ces campagnes de l’instruction et du pain. Je vais consacrer le reste de cet hiver à repasser mes livres de science : chimie, physique et géologie ; puis, au printemps, j’irai revêtir la blouse dans une ferme-école et me livrer aux travaux des champs. Je ne deviendrai l’époux d’Édith que lorsque je me serai senti maître dans cette science si vaste et si complexe des forces de la nature et de leur exploitation par l’homme. Leyrot défrichera les terres que je vais acheter, en attendant que j’y puisse moi-même mettre la semence. Les diamants de ma mère, auxquels jusqu’à présent je ne voulais point toucher, je les vends sans remords pour fonder notre œuvre et pour assurer notre bonheur.

Ma lande en ce moment déploie toutes ses pompes. Il fait un beau jour d’hiver, sec et brillant. La gelée de la nuit s’est fondue en vapeurs que le soleil a dissipées. Toutes les couleurs et toutes les nuances de l’arc-en-ciel se succèdent dans ce grand espace. Si belle dans sa stérilité, sans doute, elle le sera moins, féconde. Elle différera d’elle-même, comme la jeune fille folâtre et naïve diffère de la femme aux pleins contours, que l’amour à rendue mère. Mais c’est de même au nom de l’humanité, que cette transformation doit s’accomplir, et je fendrai sans regret du soc de la charrue le sein de cette terre, en invoquant l’amour et le travail, dont les poésies ne sont pas inférieures à celles du sauvage et de l’inculte.

Voici l’heure où nous allons nous promener ensemble, Édith et moi. Je te quitte. Ma prochaine lettre t’annoncera le jour de mon arrivée à Paris. Courage, cher Gilbert. Tu vas retrouver ton compagnon plus fort et plus heureux que tu ne l’as jamais vu, et nous travaillerons ensemble à notre avenir.