Librairie de Achille Faure (p. 68-78).


DIX-NEUVIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

8 août.

Me voici au Fougeré depuis deux jours, mon Gilbert, nous avons quitté la diligence à Vivonne, village situé sur une belle rivière, et nous sommes montés presque aussitôt dans une calèche un peu fanée, attelée de deux coursiers percherons qui nous ont traînés pendant deux lieues à travers des chemins inimaginables. Imagine des ornières de un pied et demi de profondeur, ou béantes, ou remplies par des cailloux de 4 à 5 pouces de diamètre, des ponts de la largeur exacte d’une voiture et sans garde-fous, des gués, des montées verticales, parsemées de rochers, des chemins à surface oblique, où l’une des roues est en l’air, tandis que l’autre s’enfonce à la recherche du point exact où l’équilibre doit manquer. Notre cocher allait d’un train superbe au milieu de tout cela et je regardais les dames dont le sang-froid m’étonnait.

— Nos chemins ne sont pas beaux, dit M. Plichon ; c’est la faute de ces diables de paysans du conseil municipal, des imbéciles, pleins d’idées étroites et ne faisant qu’à leur tête ; l’utilité publique n’existe pas pour eux ; ça ne connaît pas même l’intérêt de clocher, mais seulement celui de sa ferme. Encore…

Il me fit un amer tableau des vices des campagnards.

La campagne en ce cas ne leur ressemble point. Dieu ! quelle fertilité, quelle douceur, quelle charmante et bonne nature ! Prairies où se balancent les peupliers, coteaux tantôt riants, tantôt abruptes, plaines couvertes de chaume après moisson et bordées de grands chênes ou de grands ormeaux ; partout des groupes de feuillages, des fermes, des bois. En approchant du Fougeré, ce fut une autre beauté, dont j’aime la sauvagerie ; de grands espaces incultes, couverts de bruyères, où la calèche roulait silencieusement.

Ce pays est une suite de plateaux, coupés par des ravines, qui de plis en plis descendent aux rivières.

L’habitation du Fougeré est assise au bord d’un de ces plateaux. Les jardins, situés à l’est et au midi, s’inclinent en pente douce vers les bords du Malignon, tandis que devant la façade au nord une belle avenue de châtaigniers projette sa ligne droite au milieu des champs, et qu’à gauche s’étend une vaste plaine. Autour de nous l’horizon est très-vaste, sauf du côté des bois, qui s’étagent au-dessus des jardins et sont magnifiques à voir sous les flots de lumière dont le soleil inonde leur fraîche verdure.

La maison est une sorte de château du dix-huitième siècle, que, par un compromis plein de justesse, les paysans nomment le logis. Sa façade a deux pavillons, une porte ornée d’écussons, de hautes fenêtres. Les chambres sont vastes, et partout règne cette ampleur de proportions qui me semble agrandir la vie domestique. Ce fut bâti sous Louis XV, par un marquis amoureux de la chasse, qui venait passer un ou deux mois de l’année dans ce pays plein de bois et de bruyères, presque désert alors, et maintenant encore abondant en gibier. Tout le rez-de-chaussée, excepté le salon, est tendu de belles tapisseries à paysages, ornés d’oiseaux flamboyants. Le salon, arrangé suivant le goût moderne, n’en est pas plus beau. Ce papier fond gris, à arabesques vertes et à fleurs roses, est une parure mesquine pour ces hauts et larges jours ; les fauteuils et les canapés de velours sont beaucoup trop à l’aise dans cette vaste pièce ; les brimborions amassés par la tante Clotilde y tremblotent, et la large cheminée de marbre sculpté est fort tristement gâtée par l’appareil du chauffage économique.

Tel qu’il est cependant, ce salon fait l’orgueil de la famille, et les raisons d’une prudente économie ont seules empêché la transformation complète du reste de la maison. On m’a donné la plus belle chambre, une chambre que tu connais sans l’avoir vue, parcequ’elle ressemble à toutes les chambres, et que je changerais volontiers contre une de ces salles, comme il y en a deux ou trois encore, meublées d’un lit à baldaquin, en serge, et tendues de vieilles tapisseries.

Pour la première fois, mon goût et celui de Mlle Édith se sont rencontrés. Hier, Blanche, me faisant visiter toute la maison, m’a conduit jusque dans la chambre de sa sœur, après s’être assurée que celle-ci n’y était pas. C’est à coup sûr une indiscrétion ; mais ma curiosité, je l’avoue, a été plus forte que ma réserve. Cette chambre, trop austère pour une jeune fille, convient à merveille à l’humeur d’Édith. Elle est tendue de tapisseries, belles, mais sombres, qui représentent un bois d’admirables chênes, où paissent quelques cerfs. La cheminée de marbre rougeâtre n’est garni que de livres et d’une glace trop haute pour que la coquetterie puisse y prendre ses aises. Les chaises sont de paille noire et jaune à médaillon sculpté ; il y a de plus deux fauteuils en tapisserie, une armoire en noyer sculpté, un grand bureau chargé de papiers et de livres, enfin, seul meuble moderne, un lit en palissandre à rideaux de mousseline blanche ; puis des rideaux semblables aux fenêtres. Tout cela compose un ensemble à la fois triste et gracieux et la vue de cette chambre m’a causé une émotion que je ne saurais comprendre ni définir. C’est comme si je l’avais habitée en rêve.

J’aurais voulu lire les titres de quelques livres ; mais mon charmant guide ne m’en laissa pas le temps, et m’entraîna.

— Vous craignez donc beaucoup votre sœur ? lui dis-je.

— Mais…, un peu.

— Pourquoi ?

— Elle a un caractère si extraordinaire ! Elle ne fait rien comme les autres.

— D’où cela vient-il ? Aurait-elle des chagrins ?…

À ce moment Blanche rougit ; mais j’ignore si ce fut à cause de ma question ou par suite de la double indiscrétion que je commettais en passant le bras autour de sa taille : tout ce que je me rappelle, c’est qu’elle ouvrit une porte, que je lui pris un baiser et que nous parlâmes cinq minutes sans savoir ce que nous disions. Sa chambre à elle est un boudoir blanc et rose taillé dans la moitié d’une ancienne salle, plein de jolis brimborions à son usage, ou sans usage aucun, et qu’elle voulut bien me montrer l’un après l’autre, tandis que je contemplais seulement ses mains effilées et son cou si blanc.

Tu vois qu’on nous laisse une grande liberté. Déjà, en effet, nous nous sommes écartés souvent des conditions posées à mon séjour ici ; mais c’est un peu en cachette, et les serviteurs de la maison n’en ont rien vu. Devant eux j’affecte plutôt de m’occuper de Clotilde, car il n’est guère possible de supposer que je sois ici pour Anténor, qui chasse du matin au soir et dont je ne puis me condamner à suivre à travers champs la course folle, quand toutes mes pensées resteraient ici. On semble maintenant plus occupé du plaisir de m’avoir pour hôte que d’aucun scrupule touchant ma présence. Il y a bien dans tout cela un fond d’apathie ; mais par-dessus tout une bonne foi, je dirai plus, une innocence qui m’inspire pour mes nouveaux parents une grande estime et une sérieuse amitié.

Leur train de maison est fort simple : un jardinier, la cuisinière et le cocher Jean, qui est en même temps valet de chambre et factotum. C’est un garçon peu dégourdi, mais de l’apparence la plus honnête. La cuisinière est une fille entendue, qui est là depuis dix ans. La table est abondante, sans recherche ; les domestiques semblent heureux et attachés ; une libéralité pleine d’ordre règne partout. Je passerais ici ma vie.

On n’a pas l’embarras des occupations rurales. M. Plichon fait cultiver ses terres par un métayer dont l’habitation se trouve à peu de distance, du côté des champs. J’ai traversé la cour de cette ferme, occupée d’un côté par un fumier aux exhalaisons fétides, de l’autre par une mare, dont l’eau croupit au soleil. Le peu de terre ferme qui reste vacant est rempli par des poules, des canards et une bande d’enfants, dont l’aînée, une petite fille, a dix ans environ. Quand je lui ai demandé son âge, elle m’a répondu : — Je ne sais pas ; mais le petit a dix-huit mois.

Ce petit est un gros enfant, très-barbouillé, qu’elle tenait dans ses bras, et dont le poids dépasse assurément les forces de cette fillette.

— Est-ce que le petit ne marche pas ? lui demandai-je.

— Oh si. Monsieur, c’est qu’i n’veut pas.

— Il faut le mettre par terre, Madeluche, dit M. Plichon, qui m’accompagnait, ou plutôt que j’accompagnais, dans sa visite à la ferme.

— Oh ! il crierait.

— Laisse-le crier ; ce gros enfant te fera tourner la taille.

Mais Madeluche nous regarda de travers pour ce bon conseil, et n’en serra que plus étroitement le marmot dans ses bras.

— Où donc est la mère de ces enfants ? demandai-je.

— Elle travaille aux champs, dit M. Plichon.

— Quoi, les femmes travaillent comme les hommes, au dehors ?

— À peu près, excepté le labourage.

— Et les enfants, qui les soigne ?

— Il n’y a que les premiers qui retiennent un peu la mère à la maison ; les derniers sont élevés par les aînés. Tenez, ces deux plus petits, leur véritable mère est la Madeluche ; l’autre n’est que leur nourrice.

En retournant la tête vers le groupe des enfants, dont nous nous étions éloignés de quelques pas, je vis Madeluche embrasser son marmot avec cette passion maternelle dont nous avons tous le souvenir.

Je demandai à M. Plichon comment on pouvait vivre et élever des enfants au milieu des miasmes de ce fumier.

— Eh ! s’écria-t-il, faites donc entendre cela aux paysans. Leur fumier, c’est leur trésor, et ils consentiraient plutôt à le mettre dans leur maison qu’à l’éloigner de leur porte.

Il partit de là pour déblatérer contre la sottise et l’entêtement des gens de la campagne. C’est bon ; mais je crois qu’il n’en souffre guère. Si j’étais le maître de cette ferme, elle serait plus saine.

Je te disais tout à l’heure que je changerais volontiers l’ameublement de ma chambre ; mais pour rien je ne donnerais la vue que j’ai de ma fenêtre, sur le grand plateau inculte qui s’étend de l’autre côté du Malignon. C’est immense et sauvage. Partout, au premier plan, et comme fond, la brande, sorte de haute bruyère à fleurs d’or bruni, dont le vert vif tranche avec le feuillage plus sombre des chênes qui la parsèment ; puis çà et là des bouquets d’arbres, une ferme isolée, des bois, des plans rougeâtres ou jaunes qui sont des champs, plus loin encore des lignes de plus en plus bleuâtres qui vont mourir en vapeurs au bord du ciel.

Le matin et le soir, cette lande est animée par des troupeaux ; on entend les cris des bergers. Quelquefois, quand le vent porte de ce côté, je saisis même leurs paroles. Et tout à l’heure, dans un de ces chemins tortus et raboteux où l’essieu gémit, où le charretier pressait ses bœufs de la voix et de l’aiguillon, les sons, affaiblis par l’éloignement, venaient à moi, pleins d’une sonorité particulière…

Tiens, en ce moment même, un grand coup de soleil qui tombe au milieu de cette étendue fait saillir des détails qu’on ne soupçonnait pas, rend les lignes plus tranchées et fait ressortir les ombres si vivement, que de bleues qu’elles étaient les voilà presque noires. Bientôt, un coup de vent, balayant les nuages, va produire d’autres effets. C’est inimaginable. Je reste quelquefois longtemps accoudé devant ce spectacle, et l’œil charmé de ces beautés, le cœur plein d’amour, je rêve avec délices et je bénis la vie. Oh ! mon ami, la vie est grande et belle ; elle est divine quand nous sommes bons et intelligents. Il y a des situations de l’âme qui obscurcissent tout ; d’autres qui tout illuminent : sommes-nous les jouets de nos passions ? Non ; si je doute dans l’ombre, quand je vois, je crois.

Je voulais te faire une description détaillée de ce domaine ; mais je m’égare sans cesse en toutes sortes de digressions. Les bois au bout du jardin, percés de belles allées et de jolis sentiers, d’un côté, montent jusqu’au sommet du plateau, de l’autre descendent jusqu’au bord du ravin, où le Malignon sort d’une fontaine. L’eau de cette source a tant de force, que, si l’on y jette de petites pierres, elles n’arrivent pas au fond ; elle remplit un grand réservoir ombragé de saules qui termine de ce côté l’enclos du jardin, et, s’échappant, court entre deux rives assez abruptes, que percent çà et là de gros rochers noirs, tout échevelés de ronces et de clématites. C’est le Malignon, ou plutôt, comme le nomment les paysans, le Malinet, petit Malin, parce qu’après de fortes pluies devenu le réservoir des deux grands plateaux qui le dominent, il s’enfle, écume et ravage ses bords. On dit aussi que cette fontaine fut creusée par le diable, selon une légende locale. Ce ruisseau est assez abondant pour faire tourner en tout temps la roue d’un vieux moulin jeté sur son cours, et qui se trouve à peu de distance de là.

À propos de ce moulin, il paraît que j’ai un rival dans ce pays même, Prosper Coulineau, le fils du meunier, un garçon qui a fait ses classes et qui se trouvera un jour, par les gains de son père et des héritages, à la tête, dit-on, de plus de deux cent mille francs. Heureusement que ma Blanche ne tient pas à la richesse. Il faut dire aussi que les préjugés bourgeois s’opposent énergiquement à pareille mésalliance et que, tout en m’approuvant de ne pas avoir de préjugés, mon futur beau-père garde les siens avec amour. Le jour de notre arrivée, comme nous grimpions au pas la côte du Malignon, nous vîmes un grand garçon, vêtu d’une blouse grise, disparaître derrière les arbres, après nous avoir salués rapidement. Blanche détourna la tête avec une moue de dédain, et M. et madame Plichon ainsi que tante Clotilde échangèrent un sourire assez narquois.

— Il paraît qu’il a voulu s’assurer de notre retour, dit Clotilde. Pauvre garçon !

Quel est son malheur ? demandai-je.

On sembla vouloir piquer ma curiosité en se faisant prier un peu, et l’on me signala enfin M. Prosper comme un soupirant malheureux de ma jolie fiancée.

— Ce n’est pas qu’il ait osé me faire une demande formelle dit M. Plichon ; mais ses intentions sont assez claires et il n’eût fallu qu’un mot d’encouragement…

Je dis alors :

— C’est un naturel timide ?

— Ah ! par exemple ! s’écria Blanche, au contraire ; je ne le trouve que trop audacieux, et cela va jusqu’à l’impertinence.

Je m’étonnais de la vivacité de ces paroles et de l’accent dont elles étaient dites, quand madame Plichon ajouta :

— Mais c’est un jeune homme rempli de moyens et d’un très-bon caractère. Tout son malheur est d’être fils d’un meunier.

Je ne pus m’empêcher de sourire en regardant Blanche. Ce sera moi, je le vois bien, qui devrai enseigner à cette chère plébéienne les droits du mérite personnel. Il y eut encore sur ce jeune homme des quolibets qui me déplurent. À quoi bon triompher de ce vaincu ? Je ne puis souffrir d’entendre railler une affection, surtout par ceux qui en sont l’objet. C’est ingrat et dur. Avec tout son étalage de sentiment, Clotilde est vaine, et elle m’aurait gâté Blanche, si le mal pouvait jeter des racines profondes dans un être si pur et si charmant.

Je te quitte, voici l’heure où elle descend de sa chambre. J’attends une lettre de toi qui me dise si je dois me rendre à Paris. Mais ce n’est guère le moment, et je puis bien rester ici, n’est-ce pas, une quinzaine au moins ?