Librairie de Achille Faure (p. 49-55).

QUINZIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

31 juillet.

Je suis bavard comme un amoureux, mon cher, c’est-à-dire que là-bas je ne cause guère ; je la regarde et l’écoute, ou je rêve à côté d’elle, chose délicieuse. Mais je ne suis pas plutôt seul ici, qu’incapable de dormir, je sens la démangeaison de parler d’elle avec toi.

Elle est si naïvement exaltée dans son amour, que j’en suis fier et tout attendri. Ce matin, fixant sur moi des yeux humides et rayonnants, elle m’a dit ; J’en serais morte ! Monsieur. — Se tromperait-elle elle-même ? Non, sa certitude vient d’une source plus profonde que l’expérience. Elle est un vrai rayon de foi qui rend à mon âme sa première jeunesse. Quand je la revis, le lendemain de mon explication avec tante Clotilde, elle semblait une fleur de mai au sortir de l’orage. Ses yeux cernés, son teint pâle, une langueur involontaire, témoignaient encore de la douleur qui l’avait brisée, et cependant à ma vue elle rayonna. Et j’allais venger sur cet ange le mal que m’a fait une âme vulgaire !… Hier, grâce à la tante Clotilde, nous sommes restés seuls. Je ne te raconterai pas notre entretien ; il fut trop plein de choses qui n’appartiennent qu’à nous ; mais les dernières inquiétudes de mon indépendance, les dernières protestations de ma sauvagerie s’y sont éteintes à jamais.

Il s’agit bien d’ailleurs de mon bonheur ; est-ce que j’y pense ? Moi ! toujours moi ! que j’étais fou ! égoïste, lâche ! Il s’agit qu’elle soit heureuse, elle, et je le veux. Ah ! je le ferai ! mon ami, mon cher Gilbert, la vie n’est large et profonde qu’en dehors de soi. Oh ! la divine enfant qui vient d’arracher en moi jusqu’aux racines du doute et de la tristesse ! Maintenant j’aime, je vis, je crois, je suis heureux…

… Je ne puis m’empêcher de penser que cette ivresse, je l’ai déjà éprouvée, et que c’était un mensonge. Oh ! quel poison pour l’âme qu’un amour trompé. Il atteint la foi dans sa source même. Il faudrait l’oubli.

J’étais né pour un seul amour…

Et nous le sommes tous ! Et l’amour est toujours le même. C’est l’objet seul qui trompe. Je reprends ma vie suspendue, là où je l’avais laissée, voilà tout. Je sors d’un sommeil plein de rêves pénibles. Bénie soit celle qui m’éveille ; oui bénie, heureuse, adorée ! et voilà mon but ! car c’est une des lois de l’harmonie universelle que le bonheur de cette adorable enfant… Pauvre Gilbert ! tu vas croire que je divague. Aime donc véritablement. Sache que l’être solitaire, que l’égoïste, réalise mieux que l’esclave antique la sentence du vieil Homère ; il n’a pas même la moitié d’une âme. Crois-moi, et si ton Olga ne te donne que des millions, elle te donnera bien peu.

J’ai eu, dès ma première visite, un long entretien avec la mère. Elle était émue, douce, inquiète :

— Je crains, Monsieur, que ma sœur n’ait agi avec trop d’entraînement ; c’est-à-dire je voudrais être sûre que votre volonté est restée parfaitement libre. Clotilde a eu raison de vous assurer que des considérations de fortune étaient mesquines en pareil cas ; mais elle a eu tort de vous peindre le désespoir de Blanche. Vous saviez être aimé, c’était assez. Pour rien au monde, je ne voudrais… (et ma fille non plus, soyez-en sûr) que votre retour fût dû à la compassion, même au devoir.

— Vous voulez avant tout qu’elle soit aimée, lui répondis-je ; elle l’est, je vous le jure ; car elle a triomphé de ma crainte du mariage et de mes doutes sur l’amour même. Si je ne trouvais pas en moi la certitude de son bonheur, si je ne me croyais pas aimé sérieusement, en dépit de son désespoir et du mien, je partirais.

— Alors, me dit-elle avec une surprise naïve, c’est donc une chose vraiment sérieuse pour vous que le mariage ?

— Oui, répondis-je avec émotion, pour moi c’est l’amour.

Madame Plichon me prit les deux mains :

— Oh ! je suis vraiment heureuse de ce que vous me dites-là, parce que je vous crois. J’ai toujours senti, Monsieur, que vous étiez très-sincère, que vous ne ressembliez pas du tout aux autres ; et c’est pourquoi j’ai vu, sans trop d’inquiétude, vos attentions pour Blanche et son penchant pour vous. Quand j’ai trouvé ce billet d’adieu dans la main de ma pauvre fille, folle de douleur, après l’avoir lu, j’ai dit tout de suite : Il y a quelque chose que nous ne savons pas ; peut-être est-il aussi malheureux que nous. Et c’est là-dessus que Clotilde a pris sa résolution, car auparavant…

— Je n’étais pour elle qu’un monstre, n’est-ce pas ? dis-je en exprimant la réticence.

Madame Plichon sourit :

— Oui, reprit-elle, si vraiment vous placez l’amour au-dessus de tout, Blanche sera heureuse ; et quelle reconnaissance j’aurai pour vous ! Nous autres femmes, voyez-vous, nous ne demandons que cela, être aimées ; il ne faut pas nous juger d’après les femmes du grand monde, qui sont coquettes et infidèles, à ce qu’on dit. Heureuses ou malheureuses, nous gardons nos devoirs… Il y a sans doute des exceptions ; mais elles sont rares. Et cependant nos maris nous délaissent beaucoup. La lune de miel passée, ils se croient quittes envers nous, et retournent à leurs affaires, à leurs amis, aux commérages politiques ou locaux, à la vie matérielle, hébétante, du café. Nous restons seules, avec nos enfants. La vie cependant est bien froide et bien triste ainsi !

— Je baisai la main de cette charmante et bonne femme, et l’assurai que mon goût et ma raison me porteraient également à être le compagnon et l’ami de Blanche. Nous causâmes comme de vieux amis. Elle me dit :

— Mon mari consentira ; mais il faut attendre quelques jours et ne pas brusquer votre demande. Il n’exigera pas que vous soyez riche ; mais il demandera (et je crois avec raison) que vous ayez une fonction pour vous occuper et pour augmenter vos revenus. Blanche a 50,000 fr. de dot ; ce n’est pas assez pour vivre à l’aise et pour élever des enfants.

— J’y avais déjà pensé, dis-je ; votre fille se mariera sous le régime dotal, et je ne l’épouserai qu’après avoir obtenu un emploi.

— Oh ! que vous êtes fier ! observa-t-elle, mais bien généreux aussi. Et vous ne continuerez pas à être prodigue ?

— Me prenez-vous pour un égoïste ? demandai-je.

Elle me serra la main pour toute réponse. Je lui donnerai sans peine le nom de mère ; et pour toi qui as connu celle que j’ai perdue, c’est un éloge assez grand, Gilbert.

Il y a dans cette famille deux personnes dont je ne crois pas t’avoir parlé encore, mademoiselle Édith et Anténor, un garçon de vingt et un ans, qui sort, un peu tard, du collége, et qui va bientôt se rendre à Paris, pour y étudier le droit, à ce qu’il assure. C’est moi pour le moment qui suis l’objet de son étude, et il s’efforce de copier ma tenue, ma mise et mes manières avec une fidélité servile, qui m’humilie quelquefois. Peu spirituel, très-vaniteux, fanfaron, pas méchant diable : tel est mon futur beau-frère.

Mademoiselle Édith a vingt-quatre ans ; elle est grande, extrêmement blanche ; elle a des yeux et des cheveux noirs. C’est une personne presque désagréable, à force de sécheresse et de mutisme. Ses lèvres ne s’ouvrent que pour laisser tomber des monosyllabes ; elle semble étrangère dans sa famille, où l’on tient d’elle peu de compte. Elle passe une grande partie de la journée dans sa chambre, s’abstient de paraître au bal et ne paraît prendre plaisir qu’à la natation, où elle est de première force. La première fois que je la rencontrai, ce fut à deux cents brasses de la côte. J’étais seul et songeais à revenir, quand, un clapotement me faisant tourner la tête, j’aperçus cette figure pâle, aux longues tresses de cheveux noirs, que je pris pour ceux d’Amphitrite elle-même ; car toutes nos baigneuses portent d’affreux bonnets de taffetas ciré. Pour comble d’illusion, la divinité me lança un froid regard, et, plongeant soudain, elle disparut à mes yeux. Mais je dois à la vérité d’ajouter qu’elle reparut quelques brasses plus loin. À partir de ce jour, je la distinguai au milieu des autres baigneuses. Elle a une taille fort belle, dont parfois les plis ruisselants de son vêtement de laine dessinent les contours athéniens ; mais dans ses habits de ville elle n’est plus la même, et cette taille paraît grossière à côté du corsage étranglé des autres femmes. Évidemment, elle ne porte pas de corset, je te donne ce détail pour te montrer combien elle se soucie peu d’être remarquée. Est-ce à force d’orgueil ? à force d’insouciance ? Ou bien est-ce un de ces cerveaux mal organisés, qui par nature donnent dans la bizarrerie ? Quand on parle d’elle, ce qui arrive rarement, c’est d’une façon quelque peu maussade ou réservée. Nous fîmes hier une promenade en voiture.

— Je crois que nous n’avons pas prévenu Édith, observa Clotilde, au bout d’un quart d’heure de route.

— Oh ! elle ne serait pas venue, répondit Blanche indifféremment.

— C’est égal, ma fille, dit la voix raisonnable et douce de madame Plichon, il aurait fallu la prévenir.

— Bah ! elle n’en sera ni plus ni moins de bonne humeur, assura le père d’un ton bourru.

Je rapproche ceci d’un mot que me dit madame Plichon, en me faisant l’éloge de Blanche : c’est le caractère le plus facile et le plus doux, me disait-elle. Elle ne nous a jamais donné la moindre peine, ce n’est pas comme sa sœur ! — Cette Édith serait donc quelque démon domestique. Et pourquoi ne devrait-elle pas se marier, si j’en crois le vieux juge ? Quelque aventure peut-être, moins facile à raconter que celles de la tante Clotilde. Après tout, de quoi vais-je m’inquiéter ? Mon amour pour Blanche est assez fort pour que les folies de sa sœur n’y changent rien.