Librairie de Achille Faure (p. 34-48).


QUATORZIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

29 juillet.

J’ai souvenir de t’avoir écrit une lettre très-dure ; à présent, j’en suis fâché ; mais, pour l’amour de Dieu, suis ta voie et laisse-moi la mienne. Je t’aime de tout mon cœur, tu le sais bien et tu m’aimes de même. Cela ne nous donne pas absolument le devoir et le droit de nous tenailler réciproquement les nerfs. Quoi que tu dises d’ailleurs, ne sais-tu pas que je ne ferai jamais qu’à ma guise ? et pour moi ne respecté-je pas ta liberté en toute occasion, quelque déplaisants que me soient parfois tes actes. Rencontrons-nous sur le terrain où nous pouvons nous entendre et ne nous égarons jamais ailleurs. Ce terrain est plus vaste qu’il n’en a l’air ; tu es très-bon, très-délicat en beaucoup de points ; mais la sagesse toute faite du monde t’a perdu. Garde-la pour toi — et pour les autres, puisque tu le veux ; mais, quand nous sommes ensemble, rends-moi mon vieux camarade, celui qui, Gilbert, te le rappelles-tu, pleura si amèrement sa première maîtresse, et qui fut malade de chagrin à notre première séparation.

Pardonne-moi donc mes duretés ; car je vais, sans fausse honte, et même avec une vraie satisfaction du plaisir que je te ferai, te raconter le détail de mes tergiversations, et du changement qui vient de se faire dans ma destinée.

Après la lecture de ta lettre qui m’avait fait plus vivement sentir dans quelle situation je me laissais tomber, je résolus de savoir sur-le-champ si Blanche était une héritière et si je pouvais être soupçonné par conséquent de jouer près d’elle le rôle d’un quêteur de dot. À cet effet, je m’arrangeai pour entrer en conversation, au café des bains, avec un vieux juge fort médisant, qui porte dans sa cravate blanche les secrets de plusieurs départements. Probablement il vit ce que je voulais, et mit de la bonne volonté à me satisfaire. M. Plichon, me dit-il, est un ancien notaire de Poitiers, comme vous le savez, qui a ramassé de fort belles rentes, d’autant plus que sa fortune est toute en espèces, excepté un domaine, assez médiocre, qu’il possède du côté de Vivonne ou de Lusignan. Il a trois enfants ; mais on dit, que l’aînée ne se mariera pas. S’il en était ainsi, eh ! eh ! ce serait bien un demi-million à partager quelque jour entre le fils et la plus jeune des demoiselles.

250, 000 francs, un pareil chiffre si lointain, à l’horizon, et très-douteux, puisque mademoiselle Édith peut se marier, ça ne t’éblouira pas ; mais ça passe ici pour une grande fortune et ce n’est point d’ailleurs au million évanoui de mon héritage qu’il doit être comparé, mais à ces 30, 000 fr. non complets que je possède. Désormais, je devenais vis-à-vis de Blanche, non plus un jeune homme épris d’une charmante fille, mais un ignoble mendiant. Mon parti fut pris. Je préparai mon départ et allai retenir ma place à la diligence, qui part à cinq heures tous les matins. Seulement, cette fois je ne voulais pas quitter Blanche sans lui dire adieu ; je ne voulais pas être à la fois brutal et grossier ; je ne voulais pas briser cette pauvre jeune âme si cruellement qu’elle dût mépriser jusqu’à sa douleur. Une explication de vive voix était trop dangereuse. J’écrivis. Sans lui révéler le motif de mon départ, je lui disais adieu pour toujours, et je t’assure, avec l’accent d’un désespoir véritable, car — c’est un des retours de notre précieuse nature — à présent qu’il me fallait renoncer à Blanche, je n’éprouvais plus d’hésitation à l’égard du mariage et m’y serais jeté sans balancer.

Je la rencontre tous les soirs à l’établissement des bains, soit dans les jardins, soit dans les salons, avec sa famille. J’y allai ; j’étais malheureux, embarrassé. Je n’osais aborder Blanche, que je suivais seulement des yeux, et, tandis qu’elle se promenait sur la terrasse, avec sa tante et sa sœur, je restai longtemps à causer avec madame Plichon, assise dans le salon près d’une fenêtre ouverte. Il faut que tu saches que madame Plichon est une personne excellente et vraiment distinguée qui me va au cœur tout à fait comme mère. Je ne sais comment la conversation tomba sur le soupçon, ce triste élément de notre atmosphère sociale. J’en parlai sottement avec tant de vivacité, que madame Plichon, en arrêtant sur les miens ses yeux noirs intelligents, me demanda : Qu’avez-vous donc ? Je répondis vaguement et la quittai pour aller enfin rejoindre Blanche qui, assise sur un banc à quelque distance, faisait semblant de ne pas me voir, mais, détachait vers moi comme messagers à tout moment les doux sons de sa voix, ou des éclats de rire lutins qui venaient me tirer l’oreille. En entendant derrière elle le bruit de mes pas :

— N’êtes-vous pas fatiguées d’être assises ? s’écria-t-elle en s’adressant à Édith et à Clotilde, marchons un peu.

Elle se levait comme j’arrivais en face d’elle.

— Ah ! vous voilà ! dit-elle alors d’un petit ton insouciant.

Le cœur serré, je lui offris le bras sans répondre, après avoir salué les autres dames, qui nous suivirent.

Blanche gazouillait des riens charmants ; je l’écoutais et lui répondais à peine. J’entendis la tante Clotilde derrière nous qui disait :

— Notre amoureux paraît triste ce soir.

À quoi mademoiselle Édith, tout d’abord, ne répondit rien, ce qui est sa manière de causer la plus habituelle. Quelquefois cependant elle parle d’or ; car un moment après elle se mit à dire :

— Nous les gênons.

Et elles s’arrêtèrent.

De son petit ton de reine Titania :

— Vous n’êtes donc pas aimable tous les soirs. Monsieur, me demanda ma charmante compagne.

— Je suis comme tout le monde, ma chère Blanche, quand je souffre je ne ris pas.

— Vous souffrez ! s’écria-t-elle, et ses deux mains se croisèrent sur mon bras, et, tendant vers moi son doux visage, triste, inquiet :

— William ! oh ! qu’avez-vous ?

Nous étions seuls. Je ne pus lui répondre que par un baiser, qui pour mon âme était un baiser d’adieu, et j’éludai ses questions. Elle n’eût pas compris mes scrupules, que moi-même en ce moment je ne comprenais plus guère ; elle eût pleuré, m’eût adressé des reproches, peut-être même elle eût fait intervenir sa famille dans ce débat ; je me serais fait contraindre, c’eût été lâche, moi seul devais prononcer. Je la ramenai donc près de sa tante, et tout le reste de la soirée nous ne fûmes plus seuls. Ces dames quittèrent l’établissement vers onze heures. En prenant congé d’elles à la porte de leur hôtel, je glissai dans la main de Blanche le billet que j’avais préparé ; puis, désolé, ne sachant plus même ce que je faisais, ni pourquoi j’allais commettre l’odieuse action d’abandonner cette jeune fille, qui m’avait donné son âme avec tant d’amour et de confiance, j’allai me jeter sur mon lit, en attendant l’heure du départ.

J’étais en proie à cette agitation douloureuse qui ne nous laisse pas la notion du temps ; aussi, quand j’entendis frapper à ma porte, pensai-je qu’il était cinq heures et qu’on venait m’appeler. Je me levai aussitôt et j’ouvris ; mais, au lieu du garçon chargé de prendre ma malle, je reculai de surprise en me trouvant en face de mademoiselle Clotilde.

Je vis sur-le-champ tout ce qui s’était passé : Blanche avait laissé éclater son désespoir. Mais alors cette famille devait être blessée de ma conduite et j’aurais compris la visite du père, ou du jeune Anténor, plutôt que celle de la tante, à pareille heure.

En tout cas, l’immixtion d’autrui dans mes affaires intimes m’est insupportable ; aussi exprimai-je sèchement à mademoiselle Clotilde mon étonnement de sa présence. J’ai dû te dire que, malgré son titre acquis de vieille fille, cette tante est une jeune femme, fort agréable. Sa visite de nuit dans ma chambre constituait donc une situation essentiellement romanesque ; et elle ne l’oubliait point, car elle avait un air héroïque et désespéré, et ses premières paroles furent :

— Ma présence, à cette heure. Monsieur, devrait en effet vous étonner, si votre conscience ne vous en révélait le motif.

En même temps, elle entrait, presque malgré moi, et je n’avais pas eu le temps de présenter un fauteuil qu’elle s’y était déjà laissée tomber, émue à l’extrême, tremblante, mais d’exaltation plus que de peur. Je regardai la pendule, il n’était qu’une heure.

— Monsieur, s’écria mademoiselle Clotilde, je vous croyais un homme d’honneur, et jamais, non jamais, je n’aurais deviné que vous fussiez capable d’une si odieuse et si coupable trahison !

Ce début acheva de me porter sur les nerfs et je fus lâche et méchant, comme nous sommes facilement, nous autres hommes, à l’égard des femmes. Certes, je savais bien que cette pauvre fille n’était venue que par un élan de dévouement presque sublime, et cependant je lui dis, en prenant sa main :

— J’ignorais, Mademoiselle, avoir mérité votre attention et votre bonté jusqu’au point où vous me les prodiguez en ce moment. Les injures mêmes d’une jolie bouche ont du prix, et venir ainsi au milieu de la nuit, dans ma chambre, est une preuve d’intérêt si particulière, que……

Je rougis de moi-même en la voyant rougir. Elle dompta cependant sa souffrance et sa crainte, et, retirant sa main, elle reprit avec la dignité la plus vraie :

— Vous sentez aussi bien que moi. Monsieur, que je ne mérite pas ces insultes. Vous avez trompé la confiance de toute une famille, vous avez porté le désespoir dans une jeune âme qui ne demandait qu’à croire et qu’à aimer ; vous avez troublé en elle tous les sentiments vrais et purs. C’est moi qui par ma folle imprudence ai secondé vos coupables manœuvres ; voilà pourquoi je suis venue et pourquoi j’ai le droit de vous demander une explication et de chercher à pénétrer les motifs de cette étrange et inqualifiable conduite.

La tante Clotilde ne manque pas d’un certain talent oratoire ; mais elle a le défaut d’abuser de l’épithète, défaut grave en cette circonstance ; car mon sentiment critique, en l’écoutant, nuisit à mon émotion. Elle avait si parfaitement raison, cependant, et ma conscience, à qui elle faisait appel, était si bien de son avis, que j’abandonnai tout persiflage. Debout devant elle, plein d’embarras et de chagrin, je ne savais que lui répondre, et le coude appuyé sur la cheminée, je restais les yeux fixement attachés sur son bras blanc, qui, orné d’un bracelet d’émeraudes, gesticulait entre les flots de sa manche de dentelle. — Car elle avait encore sa toilette de soirée sous le long burnous noir dont elle s’était enveloppée pour venir chez moi.

— Mon intention, lui dis-je enfin, n’est pas de faire un plaidoyer pour ma justification. Peut-être, cependant, ne suis-je pas si coupable que vous voulez bien le croire. Peut-être ne suis-je pas le moins à plaindre dans tout ceci. Quand un attrait mutuel s’exerce, pourquoi toujours prétendre que l’homme a séduit la femme, comme s’il eût agi avec préméditation, quand il peut avoir été entraîné lui-même… plus loin que sa raison ne l’eût permis ?

— Assurément, Monsieur, ce n’est point ma nièce qui la première vous a parlé d’amour.

— Affaire de pure étiquette, Madame. Qu’importe, si, avant de parler, je savais qu’elle m’aimait déjà ?

— Mais, pourquoi ne l’aimez-vous plus ? car enfin, Blanche est un ange ! Elle ne mérite point le dédain. Est-il possible que tous les hommes, sans exception, se fassent un jeu du sentiment le plus noble, le plus pur ! (Elle leva les yeux au ciel.) Hélas ! une expérience cruelle aurait dû me rendre soupçonneuse ; mais il est si doux de croire, si cruel de se défier ! Vous m’aviez semblé, Monsieur, si noble, si loyal !

Je m’inclinai :

— Je conviens avec vous, Mademoiselle, que je n’aurais pas dû me laisser aller à l’attrait que j’éprouvais pour mademoiselle Blanche, puisqu’il ne m’était point permis de songer à elle. Mais j’ignorais alors… Cette première faute commise enfin, il n’est qu’un seul moyen de la réparer, c’est celui auquel je me condamne.

Elle s’écria :

— Ce serait donc un sacrifice ? Vous l’aimez toujours ? Ah ! je l’espérais. Dites-moi tout, Monsieur, je vous en supplie. Je suis digne de cette confiance ! c’est à un cœur cruellement éprouvé lui-même que vous confierez vos chagrins.

Elle me tendait la main ; je la serrai légèrement :

— Permettez-moi, Madame, de garder le silence. Il est des délicatesses, des scrupules qui ne restent complets qu’en restant ignorés.

— Ah Monsieur, vous êtes sans pitié ! Mais songez donc à cette enfant que j’ai laissée mourante, dans les bras de sa mère. Elle est désespérée ! elle invoque la mort ! Elle vous aime ! vous êtes son premier amour ; elle avait mis en vous toute sa foi, tout son avenir. Si vous l’abandonnez, son bonheur est à jamais flétri. Ah ! combien je me reproche !… Mais je ne puis vous supposer une âme insensible, Monsieur. Vous parlez de délicatesses, de scrupules ! Faites-m’en juge. D’avance je suis sûre qu’ils ne méritent pas d’être mis en comparaison avec cet amour, cette confiance, toutes ces saintes choses que vous leur sacrifiez.

Elle avait raison, oh ! oui, elle avait raison ! mais mon amour-propre résistait. Si Blanche eût été là… il me répugnait de céder à Mlle Clotilde. Pourtant ces mots qu’elle avait prononcés : Je l’ai laissée mourante, m’étaient restés dans le cœur. M’aimait-elle à ce point ? Cette âme si jeune était-elle si passionnée ? si j’en étais sûr pensai-je. Et je pensai aussi que la tante Clotilde adore l’exagération.

— Je suis désolé… dis-je d’un air qui la congédiait.

— Non, vous ne l’êtes pas, s’écria-t-elle avec force, non ce n’est pas vrai ! Oh fâchez-vous ! je ne vous crois pas. Non, vous n’êtes pas désolé ; vous n’aimez pas ; un amour véritable ne cède pas aux obstacles, il lutte contre eux. Non, peu vous importe d’avoir brisé l’existence de cette jeune fille, compromis sa réputation, mis sa vie en danger…

— Madame, puis-je vraiment être si coupable ? Elle et moi ne nous connaissons que depuis quelques semaines, et…

— Est-ce qu’on doute à dix-huit ans ? Est-ce qu’on hésite ? L’amour à cet âge (hélas ! je le sais) est un coup de foudre, une révélation. Ah ! ma pauvre Blanche ! ma pauvre enfant ! si bonne, si pure, si pleine d’avenir ! C’est moi, folle ! qui l’ai perdue ! moi qui l’aimais tant !

Mlle Clotilde éclata en sanglots et se cacha le visage dans ses mains. Moi aussi, mon cœur se brisa.

— Si je croyais, murmurai-je, que celle-là saurait aimer…

— Vous ne le croyez pas ! s’écria Clotilde en se levant ; vous ne le croyez pas ; et pourquoi, mon Dieu ? Mais ce ne sont pas les femmes qui se lassent d’aimer, Monsieur ; vous n’en avez donc pas connu d’honnêtes ? Ah ! si vous vous défiez de cette enfant, dont vous avez pris l’âme, si vous n’avez que ce motif-là, tenez, je vous laisse, vous n’êtes pas digne d’elle. Dites, sont-ce là ces scrupules dont vous parliez ?

— Non.

— Alors dites-les. Puisqu’ils sont honorables, vous devez les faire connaître. Voyons, ne pourrais-je les deviner ? Il va sans dire que vous n’êtes point marié ?

— Je fis en souriant un geste de dénégation.

— Bien. Vous n’êtes non plus, justement ou injustement, sous le coup d’aucune accusation déshonorante ?

Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules en disant :

— Je n’ai rien fait de méritoire ; mais mon père et ma mère, deux êtres des plus respectables et des plus respectés, quand ils étaient en ce monde, n’ont pas à se plaindre de ce que j’ai pu ajouter à l’idée qu’éveille leur nom.

— Sont-ce les préjugés de noblesse qui vous retiennent ?

— Je ne les ai point.

— Mais alors, voyons,… le mariage vous effraye ?

— Il y a quelques jours encore, oui. Mais je suis rentré ce soir, brisé de regrets. J’aime Blanche. Elle porte dans ses yeux quelque chose du ciel ; je ne puis pas ne pas croire en elle. Je suis las et découragé… elle est le seul être qui me fit trouver du bonheur à vivre… jamais je ne me consolerai de l’avoir fait souffrir et je voudrais…

J’étais si ému que je ne pus achever. Tu me comprendrais, Gilbert, si tu voyais cette adorable enfant, dont la divine franchise et la radieuse innocence m’ont rajeuni le cœur de plusieurs années. Et ne vient-elle pas de montrer une énergie de sentiment qui dompte tous mes doutes, et soumet toutes mes réserves ? Ah ! puisqu’elle aussi prend l’amour pour Dieu suprême, qu’elle ne craigne pas pour son avenir, elle sera aimée !

Tu devines qu’après m’être laissé entamer jusque-là, je ne pus me dégager de la tante Clotilde, et que, lorsqu’enfin elle aborda le chapitre de la fortune, mon silence lui révéla le motif qu’elle cherchait. Ce lui fut matière à de vives exclamations :

— Quoi ! ce n’était que cela ! Mettre en balance les nobles instincts du cœur et les vils soucis de l’existence matérielle ! Est-ce d’argent que l’âme se nourrit ? etc.

Une demi-douzaine d’autres phrases pareilles. Puis elle dit que Blanche aurait une belle dot et serait heureuse de réparer à mon égard les injustices de la fortune.

— Il n’y a pas d’injustice, Mademoiselle, je suis ruiné.

— Par grandeur d’âme, s’écria-t-elle, j’en suis sûre. Noble jeune homme !

— Je ne pus retenir un mouvement d’impatience.

— Oh ! mademoiselle, ne m’écrasez pas ainsi, je vous en conjure. Je me suis ruiné surtout par manque d’ordre et de jugement, par insouciance, par prodigalité plus que par bonté. Voici la première fois que je regrette cette folle conduite. Mais veuillez ne pas me prendre pour un héros. Je serais trop confus d’une telle méprise.

Cette réplique déconcerta pourtant un peu son enthousiasme.

— Au moins, reprit-elle, je suis certaine que vous n’avez donné dans aucun entraînement vil. Votre désintéressement et votre délicatesse m’en sont la preuve.

— Vous voyez bien que vous les approuvez.

— Non ! c’est-à-dire, je les honore ; mais je ne les accepte pas.

— Ils sont faux ou vrais ; il n’y a pas de milieu.

— Ils sont faux. Monsieur, je n’hésite pas, ce n’est pas un vil métal qui peut régler l’union de deux cœurs.

— Cependant, repris-je, impatienté de nouveau par le vil métal, si je cédais, rien ne me garantirait contre les soupçons.

— Vous ne nous connaissez pas, Monsieur. Peut-être les parents de Blanche auraient-ils préféré que vous fussiez riche (elle était trop bonne de mettre cela en doute), mais ils chercheront avant tout le bonheur de leur enfant. Ma sœur a des sentiments très-élevés. Quant à mon beau-frère… d’abord il ignore ce qui s’est passé ce soir ; il s’est couché en rentrant, et tout au plus, s’il s’aperçoit de quelque chose, croira-t-il à une indisposition de sa fille chérie. Blanche fait de lui tout ce qu’elle veut, avec sa gentillesse et ses flatteries. Il est bien moins distingué que sa femme ; mais très-bon, et je vous réponds de lui. Confiez-vous à mes soins. Ah ! Monsieur, la plus cruelle épreuve de ma vie se rattache à ces considérations d’argent, qui ne doivent point trouver place dans les affaires de cœur. C’est une histoire bien différente ; mais faites que je ne sois point frappée deux fois pour la même cause ; car j’aime Blanche comme si elle était ma propre fille, et, depuis que je n’ai plus rien à attendre de la vie pour moi-même, j’ai reporté sur elle tout mon égoïsme.

Elle parlait avec abandon et mélancolie et semblait devenue parfaitement oublieuse de l’heure et du lieu. C’était la troisième ou quatrième fois qu’elle revenait sur le sujet de ses chagrins, et je me serais fait en tout autre temps un devoir d’accepter sa confidence ; mais le jour n’était pas loin, et je ne pouvais la garder une heure de plus chez moi, sans procurer aux Royannais le plus beau festin de scandale qu’ils eussent savouré depuis longtemps.

— Chère Mademoiselle, dis-je en lui montrant l’aiguille, qui marquait trois heures, vous avez accompli en venant ici un acte de bravoure et d’abnégation, dont, même sous l’empire de la passion, peu de femmes seraient capables. Je ne puis supporter l’idée que vous en fussiez victime. Cependant, le jour va poindre et vous avez à traverser, pour vous rendre à votre hôtel, une des rues les plus fréquentées. Ne songeons maintenant qu’à votre départ.

— À condition, dit-elle en se levant, que vous promettrez de ne pas partir, et que je puis transmettre à Blanche votre promesse de la revoir ?

Une dernière fois l’orgueil me mordit au cœur. Je détournai la tête.

— C’est un sacrifice d’amour-propre, je le sais, reprit Clotilde. Je vous comprends à merveille maintenant. Mais ce n’est pas vous, mon ami ; car mon cœur a besoin de vous donner ce titre, ce n’est pas vous qui hésiterez à faire ce sacrifice à l’amour.

— Bon à vous autres femmes, répliquai-je, plus touché que railleur. Vous avez pris l’amour et on vous l’accorde ; mais que nous restera-t-il à nous autres si nous abjurons le point d’honneur ?

— Eh, me répondit-elle, il n’y a pas de monopole en ces choses-là ; elles sont de droit commun. Pesez-les dans votre conscience et choisissez… Quoi ! vous hésitez encore ? Eh bien, Monsieur, comme il vous plaira. J’attends, je ne vous quitte pas et l’aube peut venir ; elle me trouvera ici attendant votre réponse. Puis-je aller dire à blanche que vous hésitez ? Oui ou non, maintenant ; je ne sors qu’avec un de ces deux termes.

Elle s’était rassise en effet, et s’établissait dans le fauteuil, aussi carrément que si elle eût dû y passer le reste de la nuit. Je ne cède guère à la violence, et j’eus un instant la tentation d’aller me jeter sur mon lit, pour faire pendant à sa résolution. Une si mauvaise pensée toutefois ne fit que me traverser la tête :

— J’irai voir demain mademoiselle Blanche, dis-je à la fin.

— À la bonne heure ! s’écria Clotilde, qui, je crois, faillit me sauter au cou, mais se borna pourtant à me serrer la main. Vous la reverrez, et le sacrifice de votre orgueil vous deviendra bien facile. Songez pourtant que, s’il est en rapport avec votre légèreté et votre imprudence, vis-à-vis d’une jeune fille confiante et pure, il ne peut être mis en balance avec les délices d’un amour vrai.

Elle avait de nouveau cent fois raison. Aujourd’hui, je suis encore tout étonné de me marier ; mais j’en suis heureux, c’est l’essentiel.

Il ne faut pas que j’oublie de te rassurer sur le compte de la tante Clotilde. Tout dormait dans l’hôtel comme dans la ville quand j’allai explorer sa route, et elle regagna sa demeure saine et sauve sous les vastes plis et le capuchon de son burnous noir. Je te ferai connaître plus tard ma nouvelle famille ; car mon mariage est chose à peu près conclue. Tâche de réussir de ton côté, puisque tu le veux.

Quant à moi, je suis parvenu à être heureux sans le vouloir ; peut-être est-ce le meilleur moyen ? Le destin se laisse rarement poursuivre, il fond sur nous. À bientôt.

William.