Librairie de Achille Faure (p. 114-118).

VINGT-SEPTIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

29 août.

Je parie, mon pauvre cher William, que tu vas maintenant te tourmenter l’esprit jusqu’à ce que tu aies détruit de tes propres mains le bonheur que tu t’étais fait. Je te l’ai toujours dit, mon cher, tu as l’esprit trop critique. Ou plutôt, ce n’est pas cela, il faut avoir l’esprit critique, mais ne pas être exigeant. Et tu l’es, tu l’es à un point, que j’oserai dire maladif, si tu le veux bien. Car c’est une vérité banale, et que personne ne contredit, que la perfection n’est pas de ce monde. À quoi bon la chercher, par conséquent ? Chercher le mieux, c’est assez ; et, quand on l’a trouvé, se tenir tranquille. Car, d’aller considérer à la loupe les défauts de ce qu’on possède, je n’y vois pas d’avantage. Les choses sont ce qu’elles sont, et nous ne les ferons pas plus belles à les retourner de cent côtés. Mais cela a toujours été ton souci, pénétrer le fond des choses. Es-tu sûr d’abord qu’elles aient un fond ? Et s’il est laid, qu’en veux-tu faire ?

Je t’ai suivi près d’une année dans ces sortes d’investigations, et je me rappelle, mon cher, que tu m’avais rendu fort triste. C’était, il est vrai, après ton chagrin. Mais ce chagrin même tu l’as poussé à un point excessif, injuste. Jamais tu n’avais dit à Hermance que tu voulais l’épouser ; il n’était donc pas bien étonnant qu’elle cherchât à se faire un sort en dehors de toi. Tu supprimes l’égoïsme et l’intérêt ; dès lors, il n’y a plus moyen de s’entendre, et par là tu te composes des malentendus énormes, aboutissant à d’effroyables déceptions. Je ne trouve pas mauvais, moi, que cette jolie Blanche mène son père ; c’est son intérêt ; ne souffre pas qu’elle te mène, c’est le tien. Si tu veux que je te dise toute ma pensée, tu vas l’ennuyer énormément avec tes leçons. Je la vois d’ici ; car je connais les femmes mieux que toi : c’est une vraie jeune fille, un peu plus naïve que les autres, à cause de son éducation à la campagne, une vraie fleur du printemps, ne voulant voir dans la vie que sourire, éclat, amour ; l’amour, non comme tu l’entends, mais celui qui met à leurs pieds un homme plus beau, plus riche, ou plus titré, plus enviable en un mot, et surtout plus envié que les autres. Et je te la garantis coquette, en tout bien tout honneur, coquette par vanité, aimant à causer des martyres et non à les soulager. Tu te fâches peut-être ; tu as tort, et le verras bien. Promets-moi seulement d’être franc et de ne garder vis-à-vis de ton frère aucune réserve ; car je te dis tout cela pour abréger tes désenchantements. Et j’y joins ce bon conseil, mon cher ami, d’accepter ce qui est, parce qu’il n’y a pas autre chose et qu’il faut bien vivre.

Le bon côté ne manque pas d’ailleurs. Presque toujours la force des choses et celle de l’opinion font persister dans les voies honnêtes celles qui y sont nées ; on peut compter aussi sur le bon naturel des femmes qui, une fois mères, se prennent souvent à aimer leurs devoirs. Quant à Blanche, elle est de celles que l’imagination gouvernera toujours, quoi que tu fasses. Elle aurait pu se jeter à la mer, par désespoir amoureux, mais tu ne l’attacheras point par le seul empire du sentiment. Toi qui as l’imagination aussi vive qu’elle peut l’avoir, et probablement plus brillante, tu la conduirais par là, si tu le voulais ; mais tu es malheureusement incapable d’aucun calcul. Aussi, je te dis tout cela sans grand espoir ; mais j’ai beau faire, je ne puis prendre mon parti de te voir gâter en toute occasion ton avenir par cette fougue d’idéal qui t’emporte. Tu en viendras pourtant au point où nous sommes, nous, les gens raisonnables, que tu méprises. Déjà tu es plus clairvoyant et moins emporté que tu ne l’étais vis-à-vis d’Hermance. Tu arriveras forcément à te contenter de la vie telle qu’elle peut être ; mais ce jour-là, j’en ai peur, ta jeunesse ne sera plus et ton avenir peut-être sera manqué sans retour. En définitive, Blanche n’est pas un beau parti ; mais c’est un parti, et si tu voulais être quelque peu autre, le premier pas fait, tu marcherais dans la voie des honneurs administratifs, avec une jolie femme assez bien pourvue, et de beaux enfants appelés par leur position et leur naissance à obtenir les faveurs de l’État, ce qui est l’ambition de tout honnête homme.

Crois-tu donc que je sois parfaitement satisfait d’Olga ? Non, elle a quelquefois un caractère diabolique ; elle est coquette, hautaine, fantasque, despote ; mais ça ne m’empêche pas de l’adorer pour ses autres qualités : sa beauté merveilleuse d’abord, sa voix admirable, son esprit, sa fierté, sa distinction. Croirais-tu qu’elle est alliée, par une branche collatérale, aux Romanoff même ? Tu vas m’accuser de l’aimer pour son arbre généalogique et sa richesse ? Mais cela vaut beaucoup et j’en tiens compte très-assurément. Enfin, à quoi bon ces analyses ? Je l’aime telle qu’elle est ; cela suffit. Elle est ma préoccupation constante, n’est-ce pas assez ? Aimer avec désintéressement, ce grand dada des gens romanesques, au fond qu’est-ce que cela veut dire ? On aime toujours avec un intérêt, qui, en définitive, est celui d’être heureux. Je ne puis pas aimer Olga avec ce que tu appelles désintéressement, je n’en ai pas. Je l’aime avec mon ambition, avec mon goût pour la beauté et pour le luxe, avec mon cœur et ma tête, avec ce que j’ai enfin et comme je suis. Naturellement elle m’aime de même ; car elle m’aime un peu. Mais je vois bien d’où viennent ses hésitations ; elle ne trouve pas que j’offre assez, en comparaison de ce qu’elle donne, et entre nous elle a raison. Toute ma chance consiste donc à ce que ma personne lui plaise plus que ne fera l’état et la condition d’un autre. Pour le moment, je ne vois auprès d’elle aucun Français riche et titré qui me fasse ombrage ; mais il est infaillible qu’il en viendra.

Tu n’imagines guère à quoi je m’exerce depuis huit jours. À mener huit chevaux de front, pour la conduire au bois avec banderolles et clochettes, en équipage russe. Elle me sait bien à ses ordres et j’aime à lui voir prendre cette autorité qui l’engage vis-à-vis de moi. Mais elle me surmène, mon cher. J’emprunte et suis éreinté. Si j’échoue, je suis perdu.

À Paris, statu quo complet. Le duc est toujours en Italie ; Bouville en Écosse, Vieillegarde aux eaux. Tu n’as besoin d’être ici qu’en octobre.

Je viens de t’expédier l’Histoire naturelle de Milne Edwards et Jussieu.

À toi toujours.
Gilbert.