Librairie de Achille Faure (p. 143-148).

TRENTE-QUATRIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

9 septembre.

Nous parlions des chrysalides, et il me vint cette idée que la nature nous a donné peut-être dans ces transformations la forme du travail invisible de la mort. Édith a levé la tête et son grand œil rêveur s’est fixé sur le mien. Blanche a souri comme si elle ne comprenait pas, et Clotilde s’est écriée :

— Quelles superbes idées vous avez, William !

Ce mot m’impatienta et je rouvris le livre, car rien n’est rapetissant comme l’immixtion de la personnalité dans le domaine de la pensée. Mais Clotilde reprit aussitôt :

— Cette belle nature, dont vous êtes si enthousiaste, ce qu’on y rencontre à chaque pas, c’est la mort.

— En effet, répondis-je, et cela doit être, puisque tout y est mouvement et transformation. Mais pourquoi la mort vous effraye-t-elle ? Savez-vous ce que c’est ?

— Pas beaucoup, sinon que c’est une souffrance.

— Non, cela n’est pas prouvé. La souffrance existe surtout dans la vie et par la vie. Il faut souffrir pour enfanter, pour se développer, pour acquérir, pour vaincre ; la maladie ordinairement précède la mort ; mais il n’est pas prouvé que ce passage, si court souvent, soit en lui-même une souffrance. Après tout, je le répète, cela ne distinguerait guère ce que nous appelons la mort de ce qui s’appelle la vie. Non, ce qui vous épouvante, c’est la nuit, le Tartare, empire des ombres, l’abîme, les lieux inférieurs de l’Écriture, le sépulcre béant des chrétiens, tout cet appareil lugubre dont l’ignorance et la superstition ont entouré la mort. Mais si elle n’était que l’accomplissement de cette loi, dont l’instinct vous porte à revêtir joyeusement des parures nouvelles, et qui force la terre à se couvrir de fleurs comme à dépouiller ses feuilles, vous la contempleriez avec le même sourire que provoque sur vos lèvres la vue d’un berceau d’enfant ou d’un nid d’oiseau. La mort, toutes les analogies, toutes les lois de l’univers le prouvent, n’est qu’une transformation. Est-elle une renaissance telle que nous la désirons, c’est-à-dire individuelle ? Ici, les preuves manquent encore ; mais, quels que soient d’ailleurs ses autres résultats, je la bénis, la mort, la plus féconde des lois universelles, grâce à laquelle nous avons l’amour.

— Comment cela ? demanda Blanche. Vous nous dites toujours des choses extraordinaires, William ; moi, je ne sais que ma mythologie : l’amour est fils de Vénus et non de la mort.

— L’amour enfant, Blanche, celui qui vit de jeux et de ris ; mais le grand amour, celui qui unit les êtres d’un nœud forgé par Dieu même, d’où naissent des êtres nouveaux ; l’amour sans lequel l’humanité ne serait qu’une agglomération d’égoïsmes, ou qu’un cercle d’étrangers ; cette loi qui force l’être le plus dur à se nourrir de lait et de caresses et à rendre à son tour à un autre les mêmes tendresses ; les mêmes soins, qui nous unit par les noms de frère, de sœur, de mère, de fils, d’amant, le grand amour, l’âme de ce monde, c’est à la mort que nous le devons, puisqu’elle nécessite la naissance ; et voilà pourquoi je bénis et adore la mort comme la plus puissante des lois de la vie.

Je me rappelle que je leur dis cela bien mieux et plus vivement. J’étais ému. J’avais souffert et rêvé tout ce matin, et mon âme était vibrante comme un fil tendu. Je ne suis déjà plus tout à fait heureux, et tantôt je m’en indigne comme d’une injustice, tantôt je me reproche d’être si avide, si insatiable, que je ne puisse me contenter à moins d’un idéal, sans doute irréalisé. Oui, je subis les ennuis d’une âme trop susceptible et d’un esprit trop investigateur. Je ferais mieux de moins réfléchir, peut-être. Quoi qu’il en soit, je ne reviendrai pas sur ces rêveries funestes, ni sur leur cause. Que voulais-je dire ?

Ah ! je voulais dire combien me frappa l’expression d’Édith quand j’eus fini de parler. Au moment où je la regardais, elle baissa les yeux ; mais son visage fut illuminé longtemps des reflets de sa pensée, comme les montagnes après que le soleil a disparu. Que pensait-elle ? Elle ne le dit point, et je n’ai pu le saisir.

Ce Forgeot est venu apporter ici toute la bassesse et toute la vénalité du monde qu’il habite. Il nous raconte, en se frottant les mains, les tripotages auxquels il a assisté ; des marchés effrontés faits aux dépens de la richesse publique, des coups de Bourse scandaleux, une conscience achetée par-ci par-là, le tout accompagné de quelque mot plaisant. On rit du mot, puis on dit : C’est indigne ! Mais on a ri. M. Forgeot répète alors :

Ce n’est pas beau, j’en conviens ; mais c’est reçu. C’est comme cela. Si vous portiez là-bas vos scrupules, on les traiterait d’imbécillité. Tous les honnêtes gens font comme vous ; ils crient d’abord ; puis, en voyant le gâteau se partager, ils font ce raisonnement :

— Après tout, puisque c’est ainsi, autant moi qu’un autre. — Et le fait est que, si on laissait tout prendre aux gens malhonnêtes, ce serait leur faire trop beau jeu. On ne s’enrichit que comme ça ; il faut faire comme les autres ; on est libre après de bien employer ce qu’on a gagné.

J’ai protesté contre de tels arguments avec plus de vivacité, peut-être que de politesse. Il m’assure paternellement qu’avec ces principes, je ne ferai jamais mon chemin. Cet homme me hait, et je le déteste. Il vient apporter au milieu de cette famille, simple et bonne dans sa solitude, tous les mauvais ferments du monde ; leur éducation et leurs préjugés les rendent facilement accessibles à ces influences ; le cœur est bon, mais l’esprit sans force et sans culture ; or une conscience ferme, je le crois, ne s’allie guère à un esprit faible.

Il est certain que dans ce milieu bourgeois, où la fortune est l’appât suprême, les histoires trop vraies de M. Forgeot doivent exciter bien des rêves, remuer bien des désirs. S’enrichir tout à coup par un mot dit à la Bourse, ou par quelques actions de ces mines riches en trésors, dont M. Forgeot semblerait l’agent, tant il les exalte ; puis, le lendemain, pouvoir aller habiter Paris, être invitée dans le grand monde, aux Tuileries, porter des diamants, des toilettes divines, se voir entourée, citée peut-être comme une des reines de ce paradis……

— Oh ! tout cela ne vous fait rien à vous ? m’a-t-elle dit avec amertume, en abaissant aussitôt ses longues paupières pour voiler tout un monde de rêves et de désirs.

Si, en vérité, cela me fait beaucoup. Nous irons dans le monde, c’est convenu. La retrouverai-je après ?

Blanche est douce, gracieuse, vive et sensible. Elle manque seulement, dans l’esprit, de vigueur et d’élévation. Mais ces derniers avantages ne sont-ils pas souvent gâtés chez les femmes par une sécheresse odieuse et par l’absence de toute grâce, de tout charme, de toute bonté ? Cette incompatibilité entre l’esprit et le cœur dont M. Forgeot nous fatigue les oreilles Bah ! c’est absurde. Et cependant ma Blanche, avec ses défauts d’enfant, est bien supérieure à la froide et hautaine Édith. Qu’elle m’aime donc de toute son âme, qu’elle m’aime toujours, et je devrai être heureux.

Le paysage est si beau sous ma fenêtre, que je regrette de l’admirer seul. Il a plu cette nuit : de grands nuages parcourent la voûte du ciel ; le soleil luit ; ma lande resplendit de lumière, et de grandes ombres d’un bleu sombre, nettement arrêtées sur leurs bords, et jetées là d’en haut et sans demi-teintes, rendent cette lumière plus éclatante. Là bas, un grand bois tout noir s’allongeait au milieu du vert vif des autres feuillages, comme un promontoire dans la mer ; quand tout à coup l’ombre qui le couvrait s’enlève, emportée, et l’on ne voit plus qu’une vaste étendue de ce beau vert reluisant, dont éclate sous le soleil la feuille vernie du chêne. Maintenant, c’est un nuage, noir et fauve, tout en lambeaux, qui pend au milieu du ciel, poussé par le vent ; son ombre, projetée sur la plaine, le suit, et, sur son passage, chaque partie de la lande s’assombrit ou s’éclaire tour à tour. Océan de verdure où, comme sur l’autre océan, tous les jeux de la lumière se réfléchissent.