Librairie de Achille Faure (p. 123-126).


VINGT-NEUVIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

1er septembre.

Comme c’est ennuyeux ! nous étions dans le jardin où nous prenons d’ordinaire la leçon d’Histoire naturelle, à l’ombre d’un grand figuier, quand on apporte une lettre pour Clotilde. Elle nous fit bientôt part du contenu : c’est d’un cousin à elle et à madame Plichon, habitant de Paris, qui annonce son arrivée et l’intention de passer un mois au Fougeré, afin, dit-il, de rétablir sa santé, ébranlée par des travaux excessifs. La lettre de ce monsieur est pleine de compliments pour tout le monde, mais surtout pour Clotilde, et si ampoulés, qu’à sa place je me défierais de cet homme-là. Il se dit l’âme fatiguée du séjour de Paris, et plein du besoin de venir se retremper au milieu de cœurs d’élite. Il se nomme Marc Forgeot et c’est le secrétaire intime du fameux Nicolas Gargan, tu sais, ce coryphée du centre, que le National poursuit de ses plaisanteries, et qu’il interpelle toujours ainsi : Gargan tu as !… tu devrais connaître ça.

Un mois ! c’est tout au plus le temps que je pourrai encore passer ici. Cet homme va gâter notre intimité. Suis-je malheureux !

J’ai annoncé l’intention de céder la place à ce monsieur ; mais Clotilde s’est récriée, et Blanche, passant doucement son bras sous le mien, m’a dit : Oh ! William ! Son accent était celui du reproche, et ces mots ont suffi pour m’ôter l’idée de partir. Je ne dois pas cependant manquer de discrétion et j’ai renouvelé ma proposition, à dîner, le soir. Maman Plichon a pris la chose en vraie mère.

— Vos intérêts à Paris exigent-ils votre départ, William ?

— Pas encore, ai-je répondu. Impossible de voir personne avant un mois.

— Eh bien, vous vous ennuyez ici ?

— Oh ne dites donc plus ce blasphème !

— Alors, mon cher William, vous n’avez pas le sens commun.

Je me suis levé et suis allé lui baiser la main avec tendresse. Il est convenu que je rentrerai à Paris en y conduisant Anténor, ma peu logique raison d’être ici. Je ne crois pas que le cousin s’y trompe, quelque ventru qu’il puisse être, et cependant il est convenu qu’on lui taira mon titre de fiancé, et que je serai pour lui comme pour les autres l’ami d’Anténor. C’est par trop naïf ; mais ça m’est égal.

Un autre phénomène a eu lieu ce soir : Édith m’a adressé la parole. Comme nous sortions de table, elle est venue à moi : — J’ai appris, Monsieur, que vous avez l’Histoire naturelle de Milne Edwards. Auriez-vous la bonté de me la prêter, dans l’intervalle de vos leçons ?

— Avec plaisir, lui ai-je répondu, mais avez-vous déjà étudié cette science ?

— Non, Monsieur.

— Les commencements sont toujours difficiles sans maître. Vous feriez bien de vous joindre à nous.

— Je vous dérangerais, a-t-elle dit.

Mais Clotilde et Blanche, un peu ironiquement, l’y ont engagée, et de son air froid et hautain elle a accepté. Me voilà trois écolières, et je me demande maintenant comment j’ai pu faire, moi qui ne rêve que le tête-à-tête, pour amener entre nous ce nouveau témoin, mille fois plus gênant que Clotilde. La curiosité que m’inspire cette étrange Édith m’a poussé à cela sans réflexion. Maintenant, elle va tout glacer, tandis que nos premières leçons ont été charmantes. Animé par la présence de Blanche, et le bonheur de cultiver ce doux esprit, jamais je n’avais senti le charme et la grandeur de la nature avec tant de force, jamais des aperçus aussi vrais ne m’avaient frappé. Je sentais l’âme de mon naïf auditoire attachée à la mienne, et, tout en riant de l’enthousiasme de Clotilde, qui assure que je devrais être professeur au Collége de France, j’ai eu conscience plus d’une fois que j’atteignais à cette éloquence naturelle que l’émotion donne à tous. Mais nous sommes les uns pour les autres autant de forces qui doivent nécessairement se confondre ou s’opposer. Qui n’a senti le poids écrasant d’un silence désapprobateur ? Je le prévois donc, l’âme dure et sèche d’Édith va, malgré nous, changer en algèbre notre poésie.

Au repas, seul moment qui d’ordinaire la réunisse à nous, je contemple souvent cette vivante énigme placée en face de moi. Elle ne laisse jamais échapper que les paroles les plus indispensables. Si la conversation aborde des sujets sérieux, parfois je crois voir luire dans ses yeux un feu secret ; mais le masque est immobile ; on dirait une statue de marbre. Sa figure est d’un blanc mat et l’on n’y voit éclater que ses grands yeux noirs… J’ai vainement cherché sur ses traits les ravages d’un amour trahi. Quand elle vient à s’apercevoir de mon examen, sa lèvre ferme et son brun sourcil se contractent légèrement, et l’œuvre de pétrification qu’elle opère sur elle-même devient plus complète.

Pourtant, le dirai-je ? oui, puisqu’ici je veux tout dire. Voyons si l’avenir justifiera ce pressentiment. Il me semble — j’ignore absolument pourquoi — il me semble que, dans toutes les discussions où je me suis trouvé seul de mon avis, je n’étais pas seul réellement, qu’Édith était avec moi.

À la leçon, demain, je saurai si je me trompe, selon que je me sentirai à l’aise ou embarrassé.