Librairie de Achille Faure (p. 56-67).

DIX-SEPTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

2 août.

Hier, à la soirée, Clotilde, qui, depuis le succès obtenu par sa démarche, a des airs de triomphe étourdissants, me prit le bras d’un air mystérieux, et m’emmena dans les allées du jardin :

— Eh bien ! me dit-elle, ma sœur et moi nous avons parfaitement préparé le terrain ; vous pouvez dès demain faire votre démarche.

— Suis-je donc sûr d’une bonne réponse ?

— Mais… oui, nous n’en doutons pas. Il faut vous dire que M. Plichon avait écrit depuis plusieurs jours à son notaire de Paris, pour avoir des renseignements sur vous. On a reçu hier la lettre du notaire, elle vous est très-favorable.

— Bah !

— Oui, grand nom, grandes relations, une immense fortune, une jeunesse folle, mais de l’honneur. En résumé, parti superbe.

— Eh bien ! vous voyez s’il faut s’en fier à ces donneurs de renseignements.

— La tante Clotilde fit une longue pause pleine de pensées.

— Voyons, dit-elle en me regardant en face, il est bien vrai que vous êtes ruiné ?

— Je ne pus retenir un brusque mouvement et rougis de colère.

— Je ne joue point de rôle, Mademoiselle, répondis-je sèchement.

— Écoutez donc, reprit-elle avec embarras, vous auriez pu… vouloir éprouver…

— Des moyens de roman ? Je n’en use pas. Veuillez songer d’ailleurs qu’il m’eût été impossible de deviner avec quelle promptitude je serais retenu, et que j’allais partir. Franchement, du reste, à votre place j’aimerais mieux un homme ruiné qu’un inventeur de trucs de ce genre-là.

— Voyons, ne vous fâchez pas ; je ne suis pourtant pas la seule qui ait conçu cette idée. Blanche l’a eue comme moi.

— Tant pis, dis-je ; elle y tiendrait donc ?

— Eh non ! vous êtes vraiment trop susceptible ; c’est une idée comme cela. Quand mon beau-frère nous a lu la lettre, Adeline a dit à son mari : M. Lebrun s’est trompé quant à la fortune ; car M. de Montsalvan est ruiné, il me l’a dit. — Ruiné ! s’est écrié M. Plichon, qui a paru très-déconcerté — Adeline alors a raconté que le principal artisan de votre ruine avait été un intendant en qui vous aviez confiance, et elle a fait remarquer votre franchise et votre délicatesse. — Dame, les pères ont tous la même marotte. Il y a eu une longue discussion, et mon beau-frère s’entêtait, quand Blanche s’est jetée à ses genoux en pleurant. — En voici bien d’une autre, s’est-il écrié ; il paraît que vous êtes toutes entêtées à cela. Et il s’en est allé en tirant la porte. Blanche s’est presque trouvée mal. Moi, je savais bien que M. Plichon ne tarderait pas à revenir. En effet, il est rentré quelque temps après, et voyant sa fille toute en larmes dans mes bras, il s’est emporté encore ; puis il lui a pris les mains et l’a grondée ; enfin il l’a attirée sur ses genoux. J’ai dit alors que votre nom et vos relations valaient une fortune et que vous obtiendriez facilement une place superbe. Cela a fait beaucoup d’impression sur mon beau-frère. — Mais alors, a-t-il dit, ce serait tout différent, tout différent ! Il ne lui reste plus que des doutes sur votre sagesse ; il craint que vous ne puissiez perdre l’habitude d’être prodigue, et aussi… Clotilde s’arrêta en me regardant malicieusement ; puis, reprenant un air sérieux : Mon beau-frère ignore combien un véritable amour a d’empire ; moi je le considère comme un baptême, une rénovation… ce n’est pas dans les bras d’un ange tel que Blanche, que vous pourriez être tenté d’impures amours.

— D’impures amours, m’écriai-je, et qui donc a osé m’en accuser ?

— Mon Dieu, mon ami, vous n’avez sans doute pas fait plus que les autres, et maintenant, vous voilà purifié, renouvelé…

— De quoi suis-je accusé ? répétai-je avec insistance.

— Mais, cette actrice que vous avez enlevée, cette jeunesse sans frein dont parle M. Lebrun…

— Je n’ai jamais courtisé d’actrice, et si des esprits superficiels ont pu croire ma jeunesse folle, elle n’a jamais cessé d’être honnête.

— Oh ! M. Lebrun rend le plus haut hommage à votre moralité.

Je partis d’un éclat de rire :

— Vraiment ? Que dit-il encore ?

— En vérité, je ne devrais pas vous révéler tout cela, je suis indiscrète. M. Lebrun craint que vous n’ayez des dettes, et recommande de veiller au contrat.

— Récapitulons, dis-je alors : grande fortune, grandes relations, jeunesse sans frein, amours impures, haute moralité, se défier de l’homme au contrat. Et dans cet assemblage de choses hétérogènes, pas un mot de réalité. Il faut en convenir, c’est une admirable garantie que de recevoir d’un étranger des renseignements sur un étranger. Que M. Plichon me demande du temps pour me connaître, je comprendrai cela ; mais qu’il se permette de me juger sur de tels rapports, je ne le souffrirai pas.

— Voyons, n’allez-vous pas vous fâcher avec lui ? Comment voulez-vous que fassent des parents ? On ne peut cependant accorder rentrée de sa maison qu’à un fiancé.

— En sorte que l’engagement précède la connaissance. Est-ce logique ?

— Mon Dieu non ; mais que voulez-vous ? Il faut bien se conformer à l’usage.

— Assurément, d’autant mieux qu’on n’y court de risque autre que le malheur de sa vie. Mais l’usage en vaut bien la peine.

Comme nous discutions ainsi, M. et madame Plichon, avec Blanche, nous rejoignirent, et l’on s’arrangea bientôt pour nous laisser seuls, M. Plichon et moi.

M. Plichon est un homme de cinquante ans, de taille moyenne, frais, coloré, tournant à l’obésité, et qui doit avoir été blond dans sa jeunesse. Il a le visage ouvert, des yeux bleus saillants, le nez rond, la bouche moyenne, des favoris grisonnants, le menton rond, l’encolure solide. Tu vois que je te donne son signalement. Marques particulières : le goût des lieux communs, le culte des classiques, la foi en Voltaire et l’amour de Béranger.

Vieux Gaulois mordant, Français batailleur, républicain de 89, bourgeois de Louis-Philippe, mille contradictions vivent en lui dans la plus entière liberté. Ses opinions, il les a recueillies dans son berceau, dans son entourage, dans les livres qu’il a lus, dans le journal qu’il reçoit, et il les émet à l’occasion en phrases toutes faites, avec la même conviction et le même aplomb que si elles émanaient toutes armées de son cerveau ; mais il se laisse guider surtout, à ce qu’il me semble, par ses affections, ou peut-être par un sens moral, plein de bonté et d’une droiture naturelle, que je crois sentir en lui. Il ne manque ni d’esprit ni d’instruction ; mais cette instruction est pédantesque, sèche, étroite, et son esprit se complaît en des niaiseries, des jeux de mots, des plaisanteries plus qu’équivoques. Malgré ces défauts, il y a dans cet homme tant de bonhomie, de franchise, de paternité, qu’il ne me déplaît ni ne me choque. Blanche paraît l’aimer beaucoup et il raffole d’elle. Ce fut donc avec assez de confiance que je lui adressai la solennelle demande que j’avais à lui faire.

Il m’écouta doucement et me dit avec une émotion que sa voix révélait, bien qu’il cherchât à la dompter :

— Monsieur, vous me faites honneur en me demandant la main de ma fille. Votre personne me plaît beaucoup ; vous avez un beau nom, de l’honnêteté, c’est le principal. Cependant, il faut encore d’autres avantages pour jouir de l’existence. Je donne à Blanche 50,000 francs de dot ; ce qui fait naturellement 2,500 francs de rente, et ce n’est pas assez pour faire vivre un ménage. Vous n’avez pas d’état ; avez-vous de la fortune ?

— Je lui avouai que je n’en avais plus et lui fis part de ma résolution d’obtenir un emploi pour suffire à mes besoins, et afin de sauvegarder ma dignité et mon indépendance.

— C’est bien, très-bien, me dit-il, et même je préférerais vous voir gagner de l’argent en vous occupant que de vous voir riche et oisif. Il faut qu’un homme soit occupé ; l’oisiveté ne vaut jamais rien ; et puis un homme attaché à sa place reste aussi plus facilement attaché à sa femme, n’ayant pas le temps de songer aux autres. Mais quand vous aurez une place, serait-ce une place de 8 ou 10,000 francs, comme vous en obtiendrez sans doute par vos relations dans le grand monde, avec une famille à entretenir, vous ne seriez pas encore tout à fait un Crésus ; êtes-vous bien sûr de ne plus vouloir faire le grand seigneur ? On dit que les prodigues ne se corrigent point.

— Je souris sans répondre.

— Hein ? eh bien ? vous ne savez pas ?

— Je crois savoir, lui dis-je ; mais je répugne à donner ma parole quand on a quelque droit de n’y pas croire.

— Ma foi, je suis très-porté à avoir confiance en vous, je vous assure. Vos manières sont pleines de loyauté, d’une grandeur qui me plaît. Moi, ce ne sont pas les nobles que je déteste ; ce sont leurs préjugés. Vous n’en avez pas, c’est bien ; aussi je vous verrais avec plaisir entrer dans ma famille. Mais enfin à côté de l’homme, il y a le père, et le père doit être cent fois défiant.

— Mariez votre fille sous le régime dotal ; non-seulement je le demande, mais j’y tiens essentiellement.

— Vrai, s’écria-t-il avec un profond étonnement, cela vous conviendrait ? Votre parole d’honneur.

Je lui en donnai ma parole d’honneur. Il ne pouvait revenir de sa surprise.

— Cela ne vous blesse pas ? car enfin l’homme, le chef de famille, l’autorité…

— Et pourquoi voulez-vous, Monsieur, que je prétende à l’autorité sur ce qui ne m’appartient pas ? Ne puis-je m’entendre avec ma femme à cet égard comme on s’entend avec un associé, dont les intérêts cependant sont liés bien moins étroitement avec les nôtres ?

Il persista, je le vis bien, à ne point comprendre une telle concession ; mais il se hâta de l’accepter.

— Eh bien, me dit-il, ma fille vous aime ; je me suis fait une loi de ne point abuser de mon autorité paternelle pour contrarier l’inclination de mes enfants. Blanche a la tête vive ; c’est une petite folle ; je lui ai fait mes observations ; elle veut ce mariage ; elle n’aura rien à me reprocher. Je tiens pourtant à une chose, c’est que vous n’ayez pas de dettes.

Quand je l’eus rassuré à cet égard, il me fit de paternelles admonestations sur ma vie de jeune homme, telle que la lui a présentée le notaire Lebrun.

— Après tout, me dit-il avec un sourire de complaisance, je sais ce que c’est, et n’ai pas non plus été trop sage dans mon temps. Mais, quand on est marié, tout doit être fini. Un honnête homme n’a que sa parole et par conséquent il doit tenir ses promesses envers sa femme. Vous êtes malheureusement un peu jeune encore, et il serait à craindre que vous ne fussiez pas las de toutes ces folies.

Il me soulevait le cœur avec cette basse et plate opinion, qu’ils ont presque tous, qu’une jeunesse déréglée est la garantie de l’âge mûr, et que le seul remède à la soif du plaisir est d’en avoir bu jusqu’à la lie. Il y a là dedans l’ignorance complète, ignoble, de tout autre mobile que des appétits sensuels. S’ils étaient conséquents, ils voileraient leurs filles et les garderaient encore plus étroitement, puisqu’ils n’accordent aucune force à la raison et à l’honneur. J’affirmai un peu vivement à M. Plichon que je n’avais, Dieu merci, ni le corps énervé, ni l’âme blasée, et me trouvais extrêmement heureux d’être encore jeune, ardent, plein de croyances et digne d’aimer.

— Plein de croyances, dit-il en saisissant le mot avec inquiétude ; ah diable ! en votre qualité de noble, seriez-vous dévot ?

— Pas du tout. Je crois à l’amour, par exemple.

— Ah ! c’est-à-dire que vous avez des illusions. Bien, bien, mon cher Monsieur, soyez amoureux tant qu’il vous plaira, pourvu que ça ne passe pas trop vite.

— Ah çà, m’écriai-je, vous n’admettez donc que les extrêmes ?

— Moi ! les extrêmes ! s’écria-t-il à son tour avec indignation, mais au contraire. Les extrêmes ! les opinions, les partis extrêmes, je fuis cela comme le feu. Il n’y a rien d’absolu, et selon moi la sagesse consiste à se tenir à part de toute exaltation, dans une sage tiédeur.

— Cependant, vous ne consentez à me croire sage que si j’ai été suffisamment fou ; et vous semblez craindre que j’arrive à ne plus aimer ma femme, parce que je suis très-amoureux de ma fiancée.

— Oh, sans doute, la contradiction des choses, des intérêts, des idées, des caractères, il n’y a que cela partout, action et réaction, voyez-vous, c’est toute l’histoire. On n’avance que pour reculer, on ne recule que pour mieux sauter, un excès en amène toujours un autre. Les gens se tiennent où ils sont, c’est le plus sûr. N’y a-t-il pas en tout deux principes contraires : le blanc et le noir, le bien et le mal, le chaud et le froid, le mouvement et le repos ?

— Mais voyez donc, lui dis-je, que c’est non pas la lutte, comme vous le croyez, mais l’incessante fusion de ces contraires qui crée et constitue la vie. La vie n’est pas un combat impie ; mais un accord divin.

Il ne comprit point et se mit à philosopher sur les théodicées persane et hébraïque, c’est-à-dire qu’il me récita Voltaire, Dupuis et Montesquieu. Je le laissai parler ; il me quitta charmé de notre entretien. Je n’en pouvais dire autant ; il m’avait agacé les nerfs et j’eus besoin de revoir Blanche pour oublier les désagréments de mon rôle.

Me voici donc mis en demeure de chercher une fonction, et, comme tu le dis très-bien, il s’agit avant tout de savoir laquelle. En y songeant, tous mes dédains d’autrefois me reviennent ; mais je ne veux pas trop les écouter, car j’ai maintenant pour devoir de me mêler activement, sérieusement, à la vie sociale, aux risques et périls de mes répugnances. Il en est cependant que je garderai. Il me faut une fonction honnête, c’est-à-dire utile, et dont encore l’utilité ne soit pas compromise par trop d’erreurs ou de préjugés. Sais-tu que je n’en vois guère ? Si je pouvais être conservateur de quelque musée ? ou bibliothécaire ? C’est ce qu’il me faudrait. L’étude paisible du passé permet de se tenir à part des tripotages présents ; quand les savants s’en mêlent, c’est double bonne volonté de leur part assurément. Oui, c’est une de ces places que nous demanderons ; malheureusement elles sont rares. Peut-être encore l’administration des postes, ou celle de la marine, ou celle des eaux et forêts. Un service public, mais véritablement utile, rien de politique par conséquent.

À qui m’adresser ? Quelle marche me conseilles-tu ? Comme tu le dis, ce n’est guère le moment, Paris étant à la campagne. Le duc d’Hellérin devrait me servir et le pourrait puissamment ; mais je dois avoir près de lui une implacable ennemie. Nous sommes parents ; mais cette parenté que j’ai dédaignée, vais-je à présent la revendiquer ? Que de dégoûts et d’ennuis je prévois. Allons, conseille-moi, je te le permets enfin ? Sache d’abord qui je puis voir, où chacun se trouve ? La famille Plichon va partir dans quelques jours. Je rentrerai donc à Paris. Cependant, j’entends des chuchotteries ; on a fait le projet de m’emmener au Fougeré, leur campagne. Naturellement Blanche et la tante Clotilde sont à la tête de ce complot. Anténor les seconde. Il y a de la résistance chez M. et Mme Plichon. J’entendis ce matin qu’on parlait d’Édith, qui je le vois, a été compromise par la rupture d’un mariage.

— Vous vous montez toujours la tête comme cela, disait M. Plichon à tante Clotilde, attendez qu’il ait sa place et que tout soit dans l’ordre ; ils se verront alors suffisamment. Je ne veux pas qu’il m’arrive de nouveaux ennuis.

— Mais c’est tout différent, disait la tante Clotilde. Pouvez-vous comparer le caractère de Blanche et celui d’Édith ?

C’était dans la salle à manger qu’ils causaient ainsi et j’étais dans le salon à les attendre. Je feignis de lire quand ils entrèrent ; mais ils ne semblèrent pas s’inquiéter d’avoir été entendus. Il y a dans cette famille une naïveté, une simplicité de cœur qui parfois contredisent fort leur souci de l’usage, dont ils se souviennent ensuite à certains moments avec d’autant plus d’ardeur. Cela tient sans doute à leur habitude de vivre à la campagne, où ils sont allés se fixer il y a dix ans, à cause de la santé d’Édith, très-menacée alors. M. Plichon, las de ne voir sa femme et ses enfants que par intervalles, vendit son étude quelque temps après. C’est là que ma Blanche s’est élevée, dans le milieu fort et sain d’une belle nature et dans les bras de cette excellente famille ; c’est là que ses doux yeux se sont emplis du bleu du ciel, de l’humidité des eaux et de ce feu latent qui est la force première et dont le soleil n’est qu’un atome. J’extravague, n’est ce-pas ? Que diable, mon cher, parle-moi d’Olga !