Librairie de Achille Faure (p. 307-315).

CINQUANTE-SIXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

29 décembre.

Non, le bonheur n’est pas pour moi. Ma destinée s’accomplira.

De nouvelles complications se sont produites qui pouvaient tout remettre en question ; elles ont fini par serrer plus fortement ce nœud qui m’étouffe.

Avant-hier, nous étions tous réunis dans la salle à manger quand madame Plichon, que nous attendions, est enfin venue. Elle était si triste, si défaite, qu’au premier coup d’œil je vis un malheur et m’approchai d’elle en lui demandant ce qu’elle avait. Elle me remit une lettre, d’une main tremblante. Cette lettre, venant de l’agent d’affaires de M. Plichon, annonçait que les mines de Fouilliza étaient en faillite complète ; les livres étaient saisis, les directeurs en prison et le parquet nanti de l’affaire ; car le prétendu capital de 6 millions était un pur mythe et ne se composait, outre la valeur réelle des mines, c’est-à-dire fort peu de chose, que de l’argent même des acheteurs. Les actions, cotées à la Bourse, avaient déjà changé de mains, vendues, sous un prête-nom, par les directeurs de l’entreprise ; et comme elles s’étaient élevées, sous l’influence des programmes, à un tiers au-dessus de leur émission, les porteurs actuels des actions perdaient le tiers de leurs versements, à supposer que l’encaisse se retrouvât entière ; mais on disait Roblard, le principal directeur, parti pour la Belgique, et de grandes dépenses avaient été faites pour l’établissement de la compagnie.

— Nous sommes ruinés, mes enfants, dit ma pauvre maman en joignant les mains. Je sais que votre père, je n’ai pu l’en empêcher, avait vendu toutes ses rentes pour acheter ces malheureuses actions. On les lui avait tant vantées, ajouta-t-elle, en se tournant vers Forgeot. Vous ne saviez donc pas, Monsieur, que ces gens-là étaient des voleurs ?

Forgeot était fort pâle et renversé sur sa chaise comme un homme foudroyé.

— J’allais les lui faire vendre, balbutia-t-il. Déjà ! Roblard est un misérable !

Ce déjà fut pour moi une révélation. Forgeot savait l’affaire véreuse et en était peut-être un des organisateurs. Sans doute, comme il le dit, il allait pousser son parent à vendre, en lui donnant des soupçons qu’il savait trop justes, et, s’il l’eût fait plutôt, M. Plichon eût été l’un des gagnants de ce jeu infâme. Mais à coquin, coquin et demi. Roblard avait pris les devants, ou les mesures de la justice avaient tout hâté.

— C’est un scandale de plus à porter au compte du système honteux qui règne, dis-je en regardant fixement Forgeot. Décidément, on va trop vite. Ceux qui se sentent compromis là dedans feront bien de suivre Roblard.

Il me regarda d’un air éperdu, comme si j’eusse voulu l’aider, et sans prendre garde à mon mépris. Sa conscience, je crois, n’existe plus.

Édith s’était approchée de sa mère, et, l’embrassant :

— Chère maman, nous travaillerons, dit-elle.

— Oui, tu seras la plus forte, toi, dit Mme Plichon en la serrant dans ses bras, et l’on va savoir ce que tu vaux.

Blanche se trouva mal, nous la secourûmes. Clotilde pleurait, se répandait en malédictions, faisait cent questions et ne comprenait rien à l’affaire. Elle se releva enfin par un élan de générosité :

— Mes amis, s’écria-t-elle, moi je n’ai presque rien perdu ; ce que j’ai du moins est à vous.

Je regardai Forgeot ; ce n’était pas son affaire. Il leva les bras par un geste désespéré, chercha des yeux son chapeau, le prit, et vint se placer un genou en terre devant Mme Plichon.

— Pardonnez, dit-il, à l’homme le plus malheureux !…

Clotilde fondit en larmes ; Édith se rejeta en arrière et s’éloigna ; ma pauvre maman eut l’extrême bonté d’être émue :

— Une imprudence n’est pas un crime, dit-elle, mon pauvre cousin ; nous ne vous accusons pas.

— Dieu merci, reprit-il en se relevant, je suis atteint du même malheur ; je suis ruiné encore plus complétement que vous ; il ne me reste rien !

Sur ce mot, d’un air héroïque, il se retourna vers nous tous, nous dit adieu solennellement et se dirigea vers la porte. Comme il s’y attendait bien, Clotilde courut au-devant de lui :

— Où allez-vous, Marc ?

— Je pars… chère Clotilde.

— Où allez-vous ? je vous le demande.

— Je n’en sais rien, répondit-il en levant les yeux au ciel.

— Marc, je ne veux pas que vous partiez.

— Mon devoir me l’ordonne, répliqua-t-il.

Et il monta dans sa chambre.

— William, dit maman, qu’il n’aille pas prendre congé de mon mari et l’instruire de cette nouvelle, M. Plichon n’est pas encore assez fort pour l’apprendre. Cela le tuerait.

Je courus sur les pas de Forgeot, accompagné de Clotilde.

— Je n’osais pas aller dans sa chambre, me dit-elle ! mais je vais y aller avec vous.

Je vis qu’elle avait la tête montée au diapason le plus haut :

— Soyez donc tranquille, répondis-je, il ne partira pas sans déjeuner.

Elle répliqua naïvement : — Vous croyez ? n’ayant conscience ni de mon intention ni de ce qu’elle disait elle-même, son imagination étant par avance à ce qui allait se passer.

Le cousin Marc ne s’était point hâté d’aller trouver son hôte ; il traînait sa malle dans sa chambre comme nous entrions, et l’arrivée de Clotilde ne le surprit guère, bien qu’il fit un geste tragique en l’apercevant.

— Marc, je veux savoir vos projets, vos ressources, tout. J’ai droit à votre confiance. Pourquoi vous presser de partir ?

— Ah ! trop chère Clotilde, ne comprenez-vous pas mes remords, en présence de cette famille qui me doit sa ruine ?

— Mon ami ! mais ce sont de nobles cœurs ; ils vous excusent ; ils vous pardonnent. Vous n’êtes point coupable dans tout ceci ; vous en êtes la victime comme eux.

— Sans doute, pour votre âme élevée, Clotilde ; mais je connais la faiblesse humaine ; ils m’en voudront malgré tout. Il faut que je parte. Adieu, pour jamais sans doute, hélas ! J’espérais vous offrir, Clotilde, une immense fortune ; au lieu de cela, je suis ruiné. Je refoule désormais au fond de mon cœur tous ces ambitieux projets d’un bonheur !… (il ne trouva pas d’épithète).

— Marc, cela ne peut pas être ainsi. Qu’est-ce qu’un vil métal peut avoir à faire dans nos sentiments ? Non, au contraire ! vous êtes pauvre, malheureux ? plus que jamais il faut rester, Marc, m’entendez-vous ?

Ils se pressaient les mains ; Clotilde avait besoin de faire un coup de tête ; le péril était imminent. Moi, le coude appuyé sur la commode, je les regardais, et ma présence, je le voyais, gênait Marc horriblement.

— Clotilde, dit-il enfin, comme après un grand effort, vous allez être leur ressource ; moi, mon expiation sera de vous laisser à eux.

— Et que deviendrez-vous, Marc ?

— Je ne sais pas, dit-il. Je chercherai.

— Cherchez ici ; attendez.

— Non ; j’ai de la force en ce moment ; j’en veux user. Et puis, je pouvais habiter chez mon cousin ; je ne resterai pas à la charge de la femme que j’aime !

Cette quintessence parut sublime à Clotilde.

— N’êtes-vous pas aussi mon parent ? dit-elle en baissant les yeux.

— Trop ! et pas assez ! répondit-il. Je vous dis qu’il faut que je parte.

— Et moi, je vous dis que vous ne partirez pas. Je ne vous laisserai pas aller seul, abandonné… Ne comprenez-vous pas que j’en mourrais d’inquiétude ? Restez, Marc, et bientôt, chez moi, vous serez chez vous.

Que n’allait-il s’engager à la porte Saint-Martin ? Je faillis le lui dire ; mais Clotilde ne m’eût pas cru et se fût défiée de moi. Ils unissaient leurs mains de l’air de ravissement obligé en pareil cas, lorsque je m’avançai : — Clotilde, lui dis-je, M. Forgeot n’est pas libre de s’engager à vous. Moi aussi, ce matin, j’ai reçu une lettre : M. Forgeot est gravement impliqué dans le procès qui va s’ouvrir et doit songer, soit à se mettre au plutôt en sûreté, soit à se justifier des soupçons qui planent sur lui. Dans une situation semblable, sa délicatesse ne lui permet pas de recevoir votre engagement.

Le regard que Forgeot me lança ne fut pas mortel ; mais eût voulu l’être.

D’où tenez-vous ces nouvelles. Monsieur ?

— D’un ami.

— Puis-je savoir ?…

— Non, dis-je en accompagnant ce refus d’un tel coup d’œil, qu’il vit en moi un ennemi bien décidé à rompre ses feintes.

— Je pars, dit-il. Vous voyez déjà. Ce monsieur a besoin de votre héritage.

En souriant, je lui répondis :

— Quand vous vous serez justifié des soupçons qui pèsent sur vous, on verra si vos insultes valent la peine d’être relevées.

Il est certain que j’agissais ainsi sans rien savoir, mais dominé par des soupçons irrésistibles, et que le trouble de cet homme confirmait à chaque instant. Et j’avais deviné si bien, qu’un mandat d’amener, porté par deux gendarmes, est arrivé hier. Mais le Forgeot était parti depuis près de vingt-quatre heures. Clotilde est au désespoir. Il est certain qu’elle n’a pas de chance dans ses amours. Elle persiste cependant à croire qu’il comparaîtra et fera briller son innocence. Je ne le pense pas.

Nous avons eu en outre la visite du juge de paix, accompagné de son greffier et d’un autre scribe, qui venaient prendre des renseignements sur l’affaire de dimanche dernier. Mme Plichon a déclaré son mari hors d’état d’être interrogé, quoiqu’il soit assez bien pour se lever, et qu’il garde seulement la chambre ; puis elle a présenté l’affaire comme extrêmement grossie par les rumeurs qui ont circulé et se bornant à des coups de bâton donnés dans une porte par quelques gamins. Le rassemblement, assura-t-elle, n’avait d’autre but que de recevoir une aumône qu’elle voulait faire. Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat.

Les domestiques qui avaient le mot ont dit la même chose, et si le juge de paix a interrogé quelqu’un sur son chemin, les paysans, selon leur invariable habitude en pareil cas, ont dû lui répondre qu’ils n’avaient rien vu.

Grâce à la maladie de M. Plichon, nous avons donc sauvé tous ces pauvres gens, et la provision de blé, cause de tout le mal, part demain pour le marché, d’où nous la ramènerons, Leyrot et moi, si, comme je l’espère, je reçois ton envoi ce soir.

M. Plichon ignore tout encore. Maman porte son malheur courageusement. Il leur reste le Fougeré, qu’elle prend pour sa dot, et un hôtel à Poitiers, qu’ils mettront en vente et qui sera la dot de ses filles. Elle s’occupe déjà de réduire les dépenses de la maison. On renverra le jardinier, dont Jean prend la place ; au lieu des quatre ou cinq plats qui couvraient la table, nous n’en avons plus que deux, bien suffisants. Édith est presque gaie. Elle, sa mère et moi nous causons affectueusement, tandis que Clotilde soupire et que Blanche, les yeux gros, ne peut manger. Cette pauvre enfant ne comprend pas la vie sans richesse ; elle ne se sent pas le courage de travailler ; elle pleure de ne plus avoir de chiffons à acheter ; elle s’irrite et sanglotte quand sa mère lui dit :

— Tu devrais t’habituer. Blanche, à faire ta chambre. Quand nous n’aurons plus Jean à la maison, la bonne ne pourra suffire.

Elle me fait pitié. Et vraiment, il faut la prendre en pitié pour lui pardonner un peu, quand elle entre en colère de me voir tenir ma parole et distribuer aux pauvres ce que j’ai promis. Elle jalouse pour sa corbeille le pain que ces misérables vont manger, ou plutôt, habituée à se renfermer dans le cercle le plus étroit, elle ne comprend qu’elle-même et ses propres besoins. Ces profonds moralistes, qui ont inventé l’antagonisme entre le cœur et l’intelligence, ne soupçonnent guère à quel point on rétrécit le cœur en rétrécissant l’esprit.

J’avais repris ma première résolution ; je voulais partir ; car dans ces nouvelles circonstances, M. Plichon lui-même ne pouvait exiger notre mariage, avant que j’eusse acquis un revenu capable de subvenir à l’entretien d’un ménage et d’une famille. Faut-il l’avouer, je songeais déjà aux bienfaits possibles de cette absence, à l’influence croissante que pouvait obtenir Prosper, aidé des 150,000 francs qu’il possède dit-on ; mais le sort est contre moi et je n’ai plus qu’à m’abandonner à ses décisions : hier, je reçois de la part du secrétaire du duc l’avis de ma nomination comme employé dans les bureaux du ministère de l’instruction publique, 3,000 fr. d’appointements.

J’aurais dû, j’y pense à présent, déchirer cette lettre et n’en tenir compte ; mais mon premier mouvement n’est jamais la ruse, et quand maman me demanda :

— Que vous apporte donc cette grande enveloppe, William ?

Je lui présentai bêtement la lettre. Son cri de joie m’avertit de ma folie.

— Ah ! voilà qui vous sauve. Blanche et vous, dit-elle. Dieu soit béni !

Blanche aussi parut charmée ; tout le monde me félicita ; je m’efforçai de sourire et faillis me trouver mal.

N’oublie rien, cher Gilbert, de tout ce que j’ai demandé.