Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Texte entier

LES
IMPOSTEURS
DÉMASQUÉS,
ET LES
USURPATEURS PUNIS,
OU
HISTOIRE
DE PLUSIEURS AVENTURIERS
qui, ayant pris la qualité d’Empereur, de Roi, de Prince, d’Ambassadeur, de Tribun, de Messie, de Prophete, &c. &c. &c., ont fini leur vie dans l’obscurité, ou par une mort violente.


À PARIS,
Chez Nyon, Libraire, rue Saint-Jean-de-Beauvais.

M. DCC. LXXVI.
Avec Approbation, & Permission du Roi.


Amulius, vers l’an 754 avant J. C. 
 11
Smerdis le Mage, 522 ans avant J. C. 
 18
Alexandre Balès, vers l’an 150 avant J. C. 
 28
Andriscus, 152 ans avant J. C. 
 40
Alexandre, imposteur Juif, quelque tems après la naissance de J. C. 
 47
Manahem, prétendu roi des Juifs, 
 56
Sabinus, l’an 70 de J. C. 
 60
Les faux Nérons, vers l’an 80 de J. C. 
 70
Alexandre d’Abotonique, vers l’an 180 de J. C. 
 75
Procope, vers l’an 365, 
 98
Eugene, l’an 392 de J. C. 
 105
Hypace, l’an 532, 
 112
Héraclien, l’an 413, 
 116
Thomas, l’an 823, 
 119
Dolianus, vers l’an 1040, 
 126
Le faux Léon, l’an 1085, 
 132
Le faux Alexis, vers l’an 1191, 
 141
Jacob, vers l’an 1250, 
 144
Le faux Baudouin, vers l’an 1259, 
 156
Les faux Lascaris, vers l’an 1263, 
 160
Lacane, vers l’an 1277, 
 165
Rienzi, faux tribun, vers l’an 1347, 
 177
 192
Zisca, vers l’an 1420, 
 196
Les fausses Jeannes d’Arc, vers l’an 1436, 
 209
Le faux Édouard, l’an 1486 
 212
Le faux Richard, en 1494, 
 224
Roi des Anabaptistes, depuis 1525 jusqu’en 1536, 
 242
Le faux Mustapha, vers l’an 1553, 
 254
Les faux Sebastiens, vers l’an 1585, 
 257
Les faux Demetrius, depuis l’an 1585 jusqu’en 1648. 
 265
Jacaya, vers l’an 1620, 
 300
Zaga Christ, vers l’an 1632, 
 305
Mazaniello, l’an 1646, 
 310
Osman, vers l’an 1666, 
 323
Cigale, vers l’an 1670, 
 346
Mahomet, en 568, 569 ou 570, 
 358
Cromwel (Olivier), en 1603, 
 370
François Mourene, ou le faux marquis de Villeneuve
 380
Le faux Pierre III, en 1767, 1768 & 1769, 
 383
Iehelman Pugatschew, en 1773 & 1774, 
 387

HISTOIRE DES FAUX MESSIES

André et Barcoquebas, faux messies, l’un vers l’an 115 de J. C. & l’autre vers l’an 135
 407
Le faux Moyse, vers l’an 432, 
 421
Julien, vers l’an 530, 
 425
Serenus, vers l’an 745, 
 429
Digression sur l’état des Juifs en France, & sur les malheurs qu’ils y ont essuyés, 
 442
Zacharie, faux messie en Espagne, 
 454
David Leimlein, vers 1500, 
 456
 460


APPROBATION.


J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, un manuscrit intitulé : Les Imposteurs démasqués, & les Usurpateurs punis, par M. Chaudon, & je n’y ai rien trouvé qui m’ait paru devoir en empêcher l’impression. À Paris, le 30 Octobre 1775.

COQUELEY DE CHAUSSEPIERRE.




PRIVILEGE DU ROI.


LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France et de Navarre, À nos amés & féaux Conseillers, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prévôt de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenant-Civils, & autres nos Justiciers qu’il appartiendra : Salut, notre amé le Sieur Chandon Nous a fait exposer qu’il desireroit faire imprimer & donner au Public un Ouvrage intitulé : Les Imposteurs démasqués, & les Usurpateurs punis, &c. s’il Nous plaisoit lui accorder nos Lettres de permission pour ce nécessaires. À ces Causes, voulant favorablement traiter l’Exposant, nous lui avons permis & permettons par ces présentes, de faire imprimer ledit Ouvrage autant de fois que bon lui semblera, & de le faire vendre & débiter par-tout notre Royaume, pendant le tems de trois années consécutives, à compter du jour de la date des présentes. Faisons défenses à tous Imprimeurs, Libraires & autres personnes, de quelque qualité & condition qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance : À la charge que ces présentes seront enregistrées tout au long sur le registre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, dans trois mois de la date d’icelles ; que l’impression dudit Ouvrage sera faite dans notre Royaume & non ailleurs, en bon papier & beaux caractères ; que l’Impétrant se conformera en tout aux réglemens de la Librairie, & notamment à celui du dix Avril mil sept cent vingt-cinq, à peine de déchéance de la présente permission ; qu’avant de l’exposer en vente, le manuscrit qui aura servi de copie à l’impression du dit Ouvrage, sera remis dans le même état où l’approbation y aura été donnée, ès mains de notre très-cher & féal Chevalier Garde des Sceaux de France le Sieur Hue de Miromenil ; qu’il en sera ensuite remis deux exemplaires dans notre bibliothèque publique, un dans celle de notre château du Louvre, un dans celle de notre très-cher & féal Chevalier Chancelier de France le Sieur de Maupeou, & un dans celle dudit Sieur Hue de Miromenil, le tout à peine de nullité des présentes : du contenu desquelles vous mandons & enjoignons de faire jouir ledit Exposant, & ses ayans cause, pleinement & paisiblement, sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons qu’à la copie des présentes, qui sera imprimée tout au long, au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, foi soit ajoutée comme à l’original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’exécution d’icelles tous actes requis & nécessaires, sans demander autre permission, & nonobstant clameur de haro, charte normande, & lettres à ce contraires : car tel est notre plaisir. Donné à Paris, le cinquieme jour du mois de Juin, l’an mil sept cent soixante-seize, & de notre regne le troisieme. Par le Roi en son Conseil. Signé, LEBEGUE.


Regîtré sur le regître XX de la Chambre Royale & Syndicale des Libraires & Imprimeurs de Paris, n°. 456, fol. 164, conformément aux Réglemens de 1723, qui fait défenses, article IV, à toutes personnes, de quelque qualité & condition qu’elles soient, autres que les Libraires & Imprimeurs, de vendre, débiter, faire afficher aucuns livres pour les vendre en leurs noms, soit qu’ils s’en disent les Auteurs ou autrement, & à la charge de fournir à la susdite Chambre huit exemplaires prescrits par l’article CVIII du même Réglement. À Paris, ce 11 Juin 1776.

Lambert, Adjoint.


AVERTISSEMENT.

Troubler l’ordre de la société, prophaner la religion, & la faisant servir à des vues de rapine & de cupidité, s’écarter de tous les liens qui caractérisent l’honnête-homme & le bon citoyen ; abuser d’une puissance passagere & usurpée pour se familiariser avec le crime, & se porter à des cruautés inouies, & souvent peu vraisemblables : tels ont été la plupart de ces fourbes audacieux dont nous donnons l’histoire au public.

Le funeste desir de régner par des voies illégitimes a été dans tous les tems la source de l’imposture & du crime ; c’est d’une ambition démesurée que naissent presque toujours injustice & les plus horribles attentats. Il faut que tout cede à cette passion violente ; le poison, le fer, les droits de la nature violés (ce n’est point trop dire, on en jugera d’après ces exemples), servent tour-à-tour d’instrument à sa cruauté.

Tous ceux qui ont osé envahir le trône sans avoir le droit d’y monter, ont employé différentes ruses pour parvenir à leurs fins ; les uns, sous le voile spécieux de la religion, n’ont cherché qu’à masquer les artifices de la politique ; les autres, pour fasciner l’esprit d’un peuple crédule & simple, ont eu recours à tout ce qui peut nourrir la superstition. Tout est prestige pour les sots. La plupart de ces imposteurs n’étoient que trop convaincus de cette vérité : voilà pourquoi on a regardé si souvent comme des miracles ce qu’on ne devoit attribuer qu’à des effets très-naturels.

On ne verra point sans surprise dans l’histoire des faux Messies, des faux Prophetes, jusqu’à quel point ces charlatans en ont imposé ; on regardoit ces visionnaires comme des hommes inspirés de Dieu, & ils profitoient du pouvoir étrange qu’ils avoient sur les esprits, pour se soustraire aux loix, pour exciter des séditions, ou pour déposséder les vrais & légitimes héritiers du trône. Rien de si ordinaire pour les imposteurs Juifs que de ressusciter des morts, donner la santé aux malades, faire ouvrir les prisons, se rendre invisibles, diviser les eaux de la mer comme des autres Moïses. À la faveur de ces prétendus prodiges, le vulgaire stupide leur rendoit hommage, & se croyoit trop heureux lorsque la divinité vouloit bien leur faire la grâce d’accepter leurs offrandes.

Ne passons pas sous silence ceux qui, sur une ressemblance de figure seulement (quoique nés dans la plus vile condition) ont voulu ressusciter des princes morts sur le champ de bataille. Ce qu’il y a de bien singulier, c’est que les imposteurs de cette espèce ont presque tous réussi dans leurs desseins, & qu’ils ont eu l’art de persuader à la plus grande partie, le peuple, qu’ils étoient les successeurs de la couronne ; mais le tems & l’incapacité de gouverner démasquoient ces fourbes qu’on faisoit périr du dernier supplice. Ceux même qui les avoient reçus avec des transports de joie & des acclamations réitérées, les maltraitoient le plus cruellement dès qu’ils avoient reconnu le mensonge & l’audace.

On ne sauroit employer trop de célérité pour s’opposer aux désordres & aux excès de ceux qui veulent se soustraire à l’autorité souveraine. Des circonstances malheureuses, le fanatisme des peuples, l’attrait de la nouveauté, les injustices de la politique qui a soutenu quelquefois, & prêté des secours à un brigand au préjudice d’un légitime possesseur de la couronne, ont souvent empêché qu’on éteignît le feu de la révolte dans son principe. Voilà la source de tant de crimes & de cruautés ; voilà la cause de tant de sang répandu, de pillages, de concussions & de rapines. Pourquoi chercher à secouer le joug sous lequel on doit plier (si toutefois c’en est un) lorsqu’on est gouverné par un prince juste, & qui est jaloux de faire le bonheur de ses sujets ? Il n’est rien de plus doux & de moins pénible que d’obéir à un bon roi, & de se soumettre à lui. C’est d’après ce principe que les François ont toujours été les plus fideles à leurs souverains, & qu’ils sacrifieroient leurs vies pour défendre celle du prince qui les rend heureux.

La modération des desirs est au moral ce qu’une bonne constitution est au physique. Pour pouvoir être heureux, il faut savoir se restreindre dans les bornes de son état. Quand on sort des limites que la raison, le devoir & les loix nous prescrivent, on s’attire des peines & des malheurs proportionnés aux desseins ambitieux qui nous font agir. Icare n’eût pas été précipité dans les flots, s’il n’avoit eu la folle manie de vouloir regarder de trop près l’astre qui nous éclaire.

Qu’il est glorieux de régner, lorsque les droits de la naissance & l’amour du peuple appellent un souverain au trône ! Qu’il est doux de se reposer sur la tendresse & sur le cœur de ses sujets, pour assurer les forces de son autorité ! Pourroit-on s’imaginer que, sans ces prérogatives, il y ait eu des hommes assez hardis & assez téméraires pour oser entreprendre de vouloir envahir le rang suprême ? Ces insensés, à qui l’ambition fascinoit les yeux, ne connoissoient pas le poids d’une couronne, sur-tout lorsqu’on veut l’obtenir par la voie du crime & de l’usurpation, c’est-à-dire, lorsqu’on s’en rend indigne par d’exécrables forfaits. Peut-on jouir en paix & sans remords de ce qu’on acquiert par la violence & la force ? Celui qui se voit dépouillé n’a-t-il pas toujours le droit de se plaindre, & d’employer toutes ses forces pour rentrer dans son héritage, & pour en chasser celui qui a voulu le lui ravir ? Il n’est malheureusement que trop vrai qu’une politique injuste emploie souvent la loi du plus fort, qu’elle est sourde aux cris & aux plaintes, & qu’elle se familiarise avec cet axiome : Possideo quia possideo.

Sous un roi juste & équitable, si tous les hommes soumis à ses loix suivoient son exemple, & étoient animés des mêmes principes qui le dirigent dans l’amour du bien public, il n’y auroit personne de mécontent ; on ne connoîtroit pas ces sombres esprits, ces censeurs extravagants, qui osent fronder les vues d’un sage ministere, & qui ne sont capables de rien. Nous observons néanmoins avec regret, & à la honte de ceux qui n’ont pas su apprécier le meilleur des rois, qu’il fut longtems en butte aux traits de la plus noire calomnie, lui qui étoit l’appui & le pere de son peuple, lui qui sacrifioit son repos pour le rendre heureux. La jalousie de ses rivaux avoit armé contre lui des hommes qui auroient dû prêcher la douceur & la paix, & qui néanmoins, par un zele mal entendu, ou pour faire oublier leur obscurité, osoient outrager les actions du modèle des rois. Mais que la postérité fait bien le dédommager de ces injures passageres ! Les noms de ses ennemis seront à jamais en horreur, & sa mémoire sera éternellement chere à tous les bons François ! Ils regretteroient encore plus vivement le grand Henri, s’il ne revivoit, pour le bonheur de la nation, dans l’auguste Personne de Louis XVI.

L’histoire particuliere de chacun de ces fourbes mettra le lecteur à portée de distinguer les simples rebelles qui ont mis leurs desseins à découvert, de ceux qui ont usurpé le trône par la force & la violence.

La plupart des livres aujourd’hui sont plus agréables qu’utiles ; on diroit qu’on est plus jaloux de s’amuser que de s’instruire. Il est néanmoins bien essentiel de réunir ces deux avantages précieux, & nous osons dire que nous y avons réussi dans l’heureux choix du sujet que nous avons traité ; on y trouvera tout l’intérêt du roman : aucun de ces ouvrages éphémeres ne fournit des événemens si variés, des circonstances si singulieres, & un si grand fonds d’intrigue, d’astuce, de souplesse & de duplicité. La vérité de l’histoire donne un nouveau prix à tout ce que nous avançons dans ce recueil : c’est d’après les meilleurs historiens que nous parlons.

Nous avons abrégé la matiere autant qu’il nous a été possible, persuadés qu’on doit éviter avec soin l’ennui des lectures inutiles.


AMULIUS, vers l’an 754 avant Jesus-Christ.


Procas, roi d’Albe, & descendant d’Énée, dont la postérité régnoit depuis 400 ans, eut deux fils, Amulius & Numitor. Ce dernier étoit l’aîné ; mais son caractère paisible, son goût pour la vie privée, sembloient l’exclure du trône qui lui tomboit en partage par le droit de la naissance. Amulius, son frere, aussi ambitieux qu’il étoit modéré, brûloit du desir de régner ; un esprit violent & porté à la tyrannie le rendoit incapable d’obéir à un maître.

Procas, après 23 ans de regne, disposa de sa couronne en faveur de Numitor ; mais Amulius n’eut aucun respect pour les dernieres volontés de son pere. La foiblesse de Numitor, son indifférence pour les grandeurs, son aversion pour les sollicitudes, qui sont inséparables du trône, semblent prouver qu’il n’en étoit pas digne ; du moins faut-il convenir que son frere avoit sur lui la supériorité de l’esprit & du courage.

Amulius, après avoir usurpé le royaume sur Numitor, voulut rendre sa possession paisible. Après avoir fait périr Egestus, fils unique de Numitor, la foiblesse de Rhea Sylvia, sa niece, ne le rassure pas ; il craint qu’elle ne donne le jour à des enfans, & qu’instruits par l’exemple, ils lui ravissent ce même rang qu’il avoit usurpé.

Il crut n’avoir pas besoin de répandre le sang de cette jeune victime, il se contenta de la reléguer chez les vestales, & de consacrer sa virginité aux dieux, pour se rassurer contre les craintes d’une postérité dangereuse. L’impuissance de ce sexe tient lieu d’innocence aux tyrans ; & s’il n’attenta pas sur ses jours, c’est qu’il croyoit pouvoir en disposer à son gré ; mais il reçut dans la suite les châtimens de ses crimes, pour avoir péché contre la prévoyance.

Quelque rusé que fût ce prince, il se leurra ; il auroit dû mettre à mort le pere & la fille : mais ce ménagement affecté ne le rendoit pas moins coupable, & ne servit qu’à sa propre ruine. C’est une cruelle pitié de ravir la couronne à un roi, & de lui accorder la vie. Il est bien dur d’obeir, lorsqu’on doit commander. Il ne se rappella point, en gardant quelqu’ombre de justice & de modération, qu’il étoit usurpateur.

Rhea Sylvia viola les vœux que la contrainte lui avoit fait prononcer ; elle mit au monde deux fils, dont elle attribua la naissance au dieu Mars, pour se soustraire à la peine du parjure, & pour être estimée & honorée par le respect qu’on avoit pour l’auteur de son forfait. Ce fut sans doute un artifice de Rhea Sylvia ; elle avoit intérêt de dire que Mars l’avoit rendue sacrilege : la valeur de Romulus nourrit cette opinion dans l’esprit des peuples, & les Romains surent bien la faire valoir pour l’augmentation de leur propre gloire ; les nations subjuguées le publierent hautement, pour diminuer la honte de leur défaite. Il étoit naturel de céder au fils de Mars, & glorieux d’avoir osé lui disputer la victoire.

Quelques auteurs pensent que le dieu Mars n’étoit qu’un jeune amant à qui la vestale avoit donné un rendez-vous dans le bois sacré ; d’autres assurent qu’Amulius lui-même, sous les habits que la superstition attribuoit au dieu de la guerre, avoit fait violence à sa niece, moins par un sentiment de passion, que pour avoir un prétexte de la faire périr. On sait quelle étoit la rigueur des loix contre une vestale convaincue de foiblesse. Il la surprit, dit-on, lorsque, pour quelque cérémonie de son ministere, elle alloit puiser de l’eau dans une source voisine du temple. Ce sacrilege & l’inceste n’ont rien d’incroyable dans Amulius : la crainte des dieux n’arrête guere un tyran, tant qu’il peut braver la main des hommes.

Lorsque l’usurpateur n’eut plus à douter du succès de sa perfidie, des femmes vendues à sa cruauté observerent la princesse par ses ordres, jusqu’au moment de la naissance des deux jumeaux. Alors Amulius leva le masque, & dans une assemblée du peuple, il prêta les couleurs les plus noires à l’intrigue prétendue de la vestale ; il osa même répandre des soupçons qui rejettoient l’inceste sur Numitor, ou du moins qui le rendoient suspect d’avoir favorisé un commerce qui devoit lui donner des petits-fils. Il se servit habilement des préjugés de la religion & de l’autorité des loix pour mettre le peuple dans la nécessité d’user de sa rigueur, en conservant les apparences de la justice.

Amulius averti de l’enfantement de Rhea Sylvia, fit prendre ces deux jumeaux, dans le dessein d’en ôter la connoissance au monde par leur mort ; mais celui qui fut chargé du soin de se défaire de ces petits innocens, leur sauva la vie par un motif de compassion ou de prudence. Ils furent exposés sur le Tibre, & sauvés par une espèce de prodige que personne n’ignore, ainsi que la maniere dont ils furent élevés.

Romulus & Remus (c’étoient les noms de ces princes) parvenus à l’âge d’adolescence, n’attaquoient que les plus furieux animaux, pour accoutumer leurs corps à la fatigue, & exposer leur courage à des périls ; ils tournent ensuite leurs armes contre des brigands qui ravageoient la campagne ; & sur le bruit de leur renommée, ils sont élus chefs des pasteurs circonvoisins.

Les brigands domptés, desiroient ardemment de se venger ; ils épierent le moment que Romulus & Remus célébroient la mémoire du dieu Pan : ils les assiégerent ; Remus fut enlevé & mené devant l’usurpateur, & accusé d’avoir ravagé ses terres. Amulius maître d’une victime dont il ne connoissoit pas l’importance, la retint dans les fers.

Romulus brûloit de venger son frere. Le berger Faustulus admiroit les actions hardies de ces deux princes ; il s’instruisit à-peu-près de leurs âges ; & rapprochant le tems & les circonstances, il soupçonnoit qu’ils étoient fils de l’ambitieux Amulius ; mais il voulut attendre une occasion favorable pour leur déclarer le secret de leur naissance, de peur de les engager mal-à-propos à des entreprises au-dessus de leurs forces.

La détention de Remus & le danger où il étoit exposé, engagea le berger à découvrir à Romulus le secret de son aventure.

« Vous n’êtes point mon fils, lui dit-il ; & si on en croit l’opinion publique, vous êtes d’un sang plus auguste que celui de nos rois. L’infortunée Rhea Sylvia, dont je vous ai souvent raconté les malheurs, expie dans une affreuse prison celui de vous avoir donné le jour ; & Numitor, votre aïeul, gémit dans l’esclavage sous la tyrannie d’Amulius ».

Romulus instruit de son origine, commença à conspirer contre le tyran, impatient de satisfaire à deux véhémentes passions qui l’aiguillonnoient, la gloire & la vengeance ; mais ses forces ne lui permettant pas de déclarer une guerre ouverte, il eut recours à la ruse : il va droit au palais, où il investit le barbare Amulius, & lui fit rendre l’ame au lieu même où il avoit commis tant de cruautés. Ainsi finit l’usurpateur, après 43 ans de regne. Numitor assembla le peuple, il lui rappella les crimes de son frere, fit approcher ses petits-fils, & les ayant embrassés, ils furent reconnus princes du sang royal, & Numitor, leur aïeul, roi légitime d’Albe.


SMERDIS le Mage, 522 ans avant Jesus-Christ.


Cyrus, ce conquérant illustre & ce prince juste dont la gloire & les actions héroïques ont passé jusqu’à nous, laissa deux fils, Cambyse & Smerdis. Le premier monta sur le trône sans en être digne, & conserva néanmoins une jalousie secrete contre son frere, dont les qualités aimables lui concilioient tous les cœurs. Ayant rêvé une nuit, pendant sa célébre expédition d’Egypte, qu’un Courier venoit lui apprendre que Smerdis régnoit, la foiblesse de son esprit, ou plutôt la haine dont son cœur étoit ulcéré, lui avoient représenté son frere comme l’usurpateur de la couronne. Sur des motifs aussi vagues & aussi mal fondés, il envoie à l’instant Prexaspe, l’un de ses principaux confidens, & le ministre de ses cruautés, avec ordre de le faire mourir. On lui obéit, & il ne rougit point de s’être souillé du sang d’un frere, l’idole des peuples & des grands.

Cambyse, à son départ de Suse pour la conquête de l’Egypte, avoit laissé l’administration des affaires entre les mains de Patisithe, l’un des chefs des mages. Ce Patisithe avoit un frere qui ressembloit beaucoup à Smerdis, fils de Cyrus, & qui peut-être pour cette raison étoit appellé du même nom. Dès qu’il fut instruit de la mort de ce prince, qu’on avoit cachée avec soin, il résolut de profiter de cette circonstance pour élever son frere sur le trône. Les fureurs de Cambyse en étoient venues à un excès qui révoltoit tous ses sujets. Le mécontentement général étant favorable à une révolution, le mage mit la couronne sur la tête du faux Smerdis, & fit courir le bruit que c’étoit le véritable Smerdis, fils de Cyrus ; il envoya en même tems des hérauts par tout l’empire pour le faire reconnoître.

Cambyse fit arrêter celui qui étoit venu porter cet ordre en Syrie ; & ayant fait venir Prexaspe, & l’ayant interrogé, il apprit de la propre bouche de ce lâche assassin, que le véritable Smerdis n’existoit plus. Il fut rassuré sur la mort de son frere, & il ne tarda pas de découvrir que Smerdis le mage avoit envahi le trône. Troublé par les remords & les regrets, suite inévitable du crime, désespéré d’avoir sacrifié son frere à la foi qu’il avoit ajoutée à un songe trompeur, & à la conformité du nom, il donna les ordres les plus précis à ses troupes de se mettre en marche pour se saisir de l’usurpateur ; mais lorsqu’il montoit à cheval pour cette expédition, son épée étant tombée du fourreau, lui fit une blessure à la cuisse dont il mourut peu de tems après.

Avant de rendre les derniers soupirs, il fit appeller auprès de lui les principaux Perses : il leur apprit que Smerdis le mage étoit monté sur le trône par une fourberie indigne, il les exhorta vivement à ne point se soumettre à cet imposteur, il les conjura de s’opposer à ce que la souveraineté passât des Perses aux Medes (car le mage étoit de Médie), mais à faire tous leurs efforts pour se donner un roi de leur nation. Les Perses croyant que tout ce qu’il disoit n’étoit qu’une suite du ressentiment dont il étoit animé contre son frere, n’y eurent aucun égard ; & lorsqu’il fut mort, ils se soumirent aveuglément à cet imposteur, dans l’idée que c’étoit le véritable Smerdis.

Le mage sentoit à merveille combien il étoit important pour lui de cacher son imposture ; il affecta dès le commencement de son regne de ne point se montrer en public, de se tenir enfermé dans le fond de son palais, de traiter toutes les affaires par l’entremise de quelques eunuques, & de ne laisser approcher de sa personne que ses plus intimes confidens.

Pour mieux s’affermir encore sur le trône qu’il avoit usurpé, il s’appliqua, dès les premiers jours de son regne, à gagner l’affection de ses sujets, en leur accordant une exemption de taxe & de tout service pendant trois ans ; il les combla de tant de graces, que sa mort fut pleurée par tous les peuples d’Asie, excepté par les Perses, dans la révolution qui arriva bientôt après.

Les précautions qu’il prenoit pour dérober la connoissance de son état aux grands de la cour & au peuple, faisoient soupçonner de plus en plus qu’il n’étoit pas le véritable Smerdis. Il avoit épousé toutes les femmes de son prédécesseur, entr’autres Atosse, fille de Cyrus, & Phédime, fille d’Otanes, l’un des plus grands seigneurs de Perse. Son pere fit demander à celle-ci, par un homme de confiance, si le roi étoit le véritable Smerdis, ou quelqu’autre. Elle répondit que n’ayant jamais vu Smerdis, fils de Cyrus, elle ne pouvoit l’assurer de la vérité.

Otanes ne se contenta pas de cette réponse, il lui fit dire de s’informer d’Atosse, à qui son propre frere devoit être connu, si c’étoit lui ou non. Elle répondit que le roi, quel qu’il fût, du premier jour qu’il étoit monté sur le trône, avoit distribué ses femmes dans des appartemens séparés, afin qu’elles ne pussent avoir entr’elles aucune communication, & qu’ainsi il ne pouvoit approcher d’Atosse pour savoir d’elle ce qu’il souhaitoit. La curiosité inquiete d’Otanes n’étoit point satisfaite ; il engagea sa fille à s’éclaircir du fait, & à examiner adroitement si Smerdis avoit des oreilles, lorsqu’il seroit avec elle la nuit, & qu’il dormiroit d’un profond sommeil. Il ajouta qu’en cas que ce fût le mage, à qui Cyrus avoit fait couper autrefois les oreilles pour des crimes dont il avoit été convaincu, il n’étoit digne d’elle, ni de la couronne.

Phédime promit d’exécuter les ordres de son pere, au péril de sa vie, lorsqu’elle seroit destinée à partager le lit de l’imposteur. En effet, elle profita de la premiere occasion pour s’assurer du fait ; & s’étant apperçue que le prétendu roi avec qui elle avoit couché n’avoit point d’oreilles, elle en avertit son pere, & la fraude fut ainsi sûrement découverte & constatée.

Otanes sur le champ forma une conspiration avec cinq des plus grands seigneurs Persans ; Darius, un des plus illustres, dont le pere étoit gouverneur de la Perse, étant survenu fort à propos dans le même tems, fut associé aux autres, & pressa fort l’exécution. L’affaire fut conduite avec le plus grand secret, & fixée au jour même, de crainte que la lenteur ne la fît échouer.

Pendant qu’ils délibéroient entr’eux, un événement auquel on ne pouvoit pas s’attendre déconcerta étrangement les Mages. Pour détourner tout soupçon, ils avoient proposé à Prexaspe de déclarer devant le peuple qu’ils feroient assembler pour cet effet, que le roi étoit véritablement Smerdis, fils de Cyrus, & il l’avoit promis. Ce jour-là même, le peuple fut assemblé ; Prexaspe parla du haut d’une tour, & au grand étonnement des assistans, il déclara ingénuement tout ce qui s’étoit passé ; il avoua qu’il avoit tué de sa propre main Smerdis, par l’ordre de Cambyse, son frere ; que celui qui occupoit le trône étoit le mage ; qu’il demandoit pardon à dieu & aux hommes du crime qu’il avoit commis malgré lui & par nécessité. Après avoir ainsi parlé, il se jetta du haut de la tour la tête en bas, & se tua. Il est aisé de juger quel trouble cette nouvelle répandit dans le palais.

Les conjurés qui ne savoient pas ce qui venoit d’arriver, y entrerent sans qu’on soupçonnât rien. Comme c’étoient les plus grands seigneurs de la cour, la premiere garde ne songea pas même à leur demander à qui ils en vouloient ; mais quand ils furent près de l’appartement du roi, les officiers s’opposerent à leur entrée, mais ce fut en vain ; les conjurés, l’épée à la main, forcent les portes, & font main basse sur tout ce qui se présente.

Smerdis le mage & son frere qui délibéroient ensemble sur ce qui venoit d’arriver, ayant entendu du bruit, prirent leurs armes pour se défendre, & blesserent quelques-uns des conjurés. L’un de deux freres fut tué sur le champ ; l’autre s’étant sauvé dans une chambre plus reculée, y fut poursuivi par Gobrias & Darius. Le premier l’ayant saisi par le corps, le tenoit serré fortement entre ses bras. Comme il étoit dans les ténébres, Darius n’osoit lui porter des coups, de peur de tuer l’autre en même tems.

Gobrias sachant son embarras, l’obligea de passer son épée au travers du corps du mage, dût-il les percer tous deux ensemble ; mais il le fit avec tant d’adresse & de bonheur, que le mage fut tué seul.

Dans le moment même, les mains encore ensanglantées, ils sortent du palais, paroissent en public, exposent aux yeux du peuple la tête du faux Smerdis & celle de son frere Patisithe, & découvrent toute l’imposture. Le peuple transporté de fureur, se jette sur tous ceux qui étoient du parti de l’usurpateur, & massacre tous ceux qu’il put rencontrer.

Quand la tyrannie des mages fut détruite, les sept conjurés convinrent de se trouver le lendemain dans un faux-bourg de la ville, & de déférer la couronne à celui dont le cheval henniroit le premier. Darius, fils d’Hystaspes, avoit un écuyer sort adroit, qui attacha la nuit auparavant une jument dans l’endroit où les prétendans à la royauté devoient se rendre ; y ayant mené le cheval de son maître, le lendemain il hennit le premier, & Darius fut roi.

L’empire des Perses étant affermi par cette révolution, la valeur des sept conjurés fut dignement récompensée ; le nouveau roi les éleva aux plus grandes dignités, & les honora des privileges les plus flatteurs ; ils eurent le droit de s’approcher de sa personne toutes les fois qu’ils le voudroient, & d’opiner les premiers sur toutes les affaires de l’empire. Tous les Perses portoient la tiare ou le turban le bout renversé en arriere, à la réserve du roi, qui le portoit droit. Ceux-ci eurent le privilege de le porter le bout tourné en avant, en mémoire de ce que, lorsqu’ils attaquerent les mages, ils l’avoient tourné de cette maniere, afin de se mieux reconnoître dans la multitude.

Si ces seigneurs gagnerent à ce changement de domination, les mages y perdirent beaucoup ; ils furent regardés pendant quelque tems avec exécration. Le jour que Smerdis fut massacré devint dans la suite une fête annuelle chez les Perses, qui la solemnisoient avec beaucoup de pompe. Elle fut appellée le massacre des mages : aucun d’eux ce jour-là n’osoit paroître en public.

Leur secte tomba dans un si grand mépris, qu’elle eût bientôt péri, si, quelques années après, elle n’eût été remise en honneur par Zoroastre, qui la réforma. Ils se rendirent très-habiles dans les sciences par les instructions de ce philosophe, qui étant l’homme le plus éclairé de son tems, se fit un devoir d’introduire ceux de sa secte non-seulement dans le sanctuaire de la religion, mais encore dans celui des sciences naturelles.

Leur crédit étant rétabli, les peuples eurent une crédulité aveugle pour leurs prédictions. Agathias dit à ce sujet que les peuples ayant été assurés par eux que la veuve d’un de leurs rois étoit grosse d’un fils, ils ne firent nulle difficulté de couronner le ventre de cette reine, & de proclamer roi son embryon, pour nous servir des propres termes de l’historien.

Au reste, l’histoire des oreilles de Smerdis & de son imposture, & la singuliere proclamation de Darius, graces à son cheval, sont traitées par quelques auteurs modernes, comme des contes ridicules, qui sont dignes tout au plus d’amuser les enfans qui aiment le romanesque. Nous ne croyons pas devoir adopter leur jugement, parce qu’ils ont les anciens contr’eux, entr’autres, Hérodote & Justin. Comme aucun écrivain de leur tems ne les contredit, on ne peut s’en rapporter à d’autres sur ces tems reculés. M. Rollin a adopté leur récit, & nous nous sommes guidés sur cet auteur éclairé.


ALEXANDRE BALÈS, vers l’an 150 avant J. C.


Demetrius Soter ou Sauveur, petit-fils d’Antiochus-le-Grand, & fils de Séleucus Philopator, étant monté, après beaucoup d’obstacles, sur le trône de Syrie, se montra d’abord digne de la couronne ; mais les loisirs d’une longue paix l’énerverent & le plongerent dans les plaisirs & dans l’oisiveté, qui entraîne avec elle tous les vices. Cette conduite déréglée & son humeur bizarre souleverent bientôt tous les esprits contre lui ; il se forma une conspiration pour le déposer : elle fut découverte, mais elle ne fut pas éteinte. Les rebelles étoient soutenus sous main par Ptolémée Philometor, Attale & Ariarathe, qui vouloient se venger de quelques mécontentemens qu’ils avoient reçus de Demetrius. Ces trois princes chercherent un fourbe capable de jouer le personnage du fils d’Antiochus Épiphane, pour faire valoir des prétentions héréditaires à la couronne de Syrie. Comme tous les siecles ont vu des ambitieux & des imposteurs, on n’attendit pas long-tems ce que l’on desiroit. Alexandre Balès, homme d’une naissance obscure, mais d’une adresse & d’une souplesse singulieres, saisit avidement le rôle qu’on lui destinoit.

Après l’avoir instruit & l’avoir mis en état de paroître sur la scene, les trois rois qui étoient du secret le reconnurent pour le vrai souverain de la Syrie ; ensuite il fut mené à Rome avec Laodice, fille du véritable Antiochus Épiphane, pour mieux cacher l’imposture. À force de sollicitation & d’adresse, on le fit reconnoître, & on obtint un décret du sénat en sa faveur, qui non-seulement lui permettoit de retourner en Syrie pour recouvrer ses états, mais qui lui accordoit même le secours des armes du peuple Romain. Le sénat sut très-bien démasquer l’imposture & la faction ; mais il étoit bien aise d’humilier Demetrius, dont il étoit mécontent. Avec cette protection, l’imposteur n’eut pas de peine à lever des troupes. Il se saisit de Ptolemaïde dans la Palestine ; & là, sous le nom d’Alexandre, fils d’Antiochus Épiphane, il prit le titre de roi de Syrie, & plusieurs mécontens vinrent l’y trouver, & se ranger sous ses drapeaux.

Cette nouvelle fit sortir l’indolent Demetrius de son palais, pour songer à se défendre. Il assembla tout ce qu’il put de troupes ; Alexandre, de son côté, armoit aussi. L’assistance de Jonathas, Juif distingué par sa valeur & son crédit, général des troupes de sa nation, & frere du célebre Judas Machabée, étoit de grande conséquence dans cette conjoncture : les deux partis lui faisoient la cour. Demetrius lui écrivit le premier, & lui envoya la commission de général des troupes du Roi en Judée, ce qui le rendoit pour lors très-supérieur à ses ennemis.

Alexandre, à l’exemple de Demetrius, fit faire des propositions très-avantageuses à Jonathas pour l’attirer dans son parti ; il le nommoit souverain sacrificateur, lui accordoit le titre d’ami du roi, lui envoyoit une robe de pourpre & une couronne d’or, marques de la haute dignité dont il le revêtoit ; car personne ne portoit alors la pourpre que les princes & les nobles du premier rang. Demetrius qui en eut avis, encherit encore sur lui pour s’assurer d’un allié de cette importance ; mais le souvenir des cruautés qu’il avoit exercées contre ceux qui avoient pris à cœur les vrais intérêts des Juifs & de toute la nation en général, rendit ses propositions vaines ; les enfans d’Israël n’osant se fier à lui, résolurent de traiter avec Alexandre. Jonathas accepta la souveraine sacrificature ; & avec le consentement de tout le peuple, à la fête des tabernacles qu’on célébra peu de tems après, il se revêtit des habits pontificaux, & officia comme souverain sacrificateur. La place avoit été vacante pendant sept ans, depuis la mort d’Alcime. La souveraine sacrificature fut possédée par la famille des Asmonéens jusqu’au tems d’Hérodes, qui, d’héréditaire qu’elle avoit été jusques-là, en fit une charge dont il disposoit à son gré.

Les deux rois s’étant mis en campagne, Demetrius qui réunissoit la capacité au courage lorsque le vin ne troubloit pas sa raison, remporta la victoire dans la premiere bataille, mais il n’en retira aucun avantage. Alexandre eut bientôt des nouvelles troupes que lui fournirent les trois rois qui l’avoient produit, & qui continuaient à le soutenir vigoureusement. Assuré d’ailleurs du secours des Romains & de Jonathas, il se releva, & se maintint. Les Syriens continuoient aussi à déserter, parce qu’ils ne pouvoient supporter Demetrius. Ce Prince commençant à craindre l’issue de cette guerre, envoya à Cnide, ville de la Carie, ses deux fils, Demetrius & Antiochus, pour les mettre à couvert en cas de malheur ; il les confia avec une somme d’argent considérable, aux soins d’un ami qu’il avoit dans cette ville, afin que (si la fortune lui étoit contraire) ils pussent y demeurer en sûreté, & y attendre quelque conjoncture favorable.

C’est dans ce tems même, & peut-être à l’imitation d’Alexandre Balès, qu’Andriscus joua le même rôle d’imposteur en Macédoine. Il s’étoit pour lors retiré chez Demetrius, qui le livra aux Romains pour tâcher de se les rendre favorables.

Les deux concurrens pour la couronne de Syrie ayant assemblé toutes leurs troupes, en vinrent à une bataille décisive. D’abord l’aile gauche de Demetrius enfonça celle de l’ennemi qui lui étoit opposée, & la mit en fuite ; mais l’ardeur de la poursuivre l’ayant entraîné, faute ordinaire dans les combats, & qui en cause presque toujours la perte, elle trouva à son retour l’aîle droite où Demetrius combattoit en personne, battue, & le roi tué dans la déroute. Tant qu’il avoit été en état de soutenir l’ennemi, il n’avoit rien omis de ce que peuvent la bravoure & la conduite pour se procurer un succès plus favorable ; mais enfin obligé de plier & de fuir, son cheval le plongea dans une fondriere, où il fut tué à coups de fleches par ceux qui le poursuivoient. Il avoit régné douze ans. Alexandre, par cette victoire, se trouva maître de l’empire de la Syrie.

Dès que l’imposteur se vit affermi sur le trône, il envoya demander en mariage à Ptolémée, roi d’Egypte, Cléopatre, sa fille. Elle lui fut accordée, & son pere la conduisit lui-même jusqu’à Ptolemaïde, où se célébra le mariage. Jonathas fut invité à cette fête ; il s’y rendit, & y fut reçu avec toutes sortes d’honneurs de la part des deux rois.

Alexandre Balès devenu paisible possesseur de la couronne de Syrie, crut pouvoir se livrer avec sécurité à tous les plaisirs que lui fournissoient l’abondance & le pouvoir ou il étoit parvenu ; il suivit son penchant naturel, qui le portoit au luxe, à l’oisiveté & à la débauche ; il laissa entiérement le soin des affaires à son favori Amonius. Ce ministre insolent & cruel abusa de son pouvoir, & se conduisit en tyran. Il fit mourir Laodice, sœur de Demetrius, & veuve de Persée, roi de Macédoine ; Antigone, fils de Demetrius, qui étoit resté en Syrie quand on envoya les deux autres à Cnide, enfin tous ceux du sang royal qu’il put trouver. Il croyoit par-là assurer à son maître la possession de la couronne qu’il avoit usurpée sur eux ; mais ces atrocités lui attirerent bientôt la haine des peuples.

Demetrius, l’aîné des fils de Demetrius détrôné, étoit à Cnide, & commençoit à entrer dans un âge où la raison se développe, & où l’on est capable d’entreprendre & d’agir. Quoique jeune, il n’ignoroit pas que l’amour du peuple est le plus ferme appui du souverain, & qu’un usurpateur sur-tout doit craindre plus qu’un autre, lorsqu’il ne sait point s’en rendre digne. Persuadé de cette maxime, il crut l’occasion favorable pour pouvoir rentrer aisément dans ses droits. Lasthene, l’ami chez qui il demeuroit, lui fit avoir quelques compagnies de Crétois, avec lesquels il alla débarquer en Cilicie. Il y vint bientôt assez de mécontens pour former une armée avec laquelle il se rendit maître de tout ce pays. Alexandre, quoique plongé dans la mollesse & dans la volupté, se vit forcé de quitter son serrail pour songer à se défendre ; il laissa le gouvernement d’Antioche à Hiérax & à Diodote, qui est aussi appellée Tryphon, & se mit à la tête d’une armée composée de toutes les troupes qu’il put assembler. Sur l’avis qu’il eut qu’Appollonius, gouverneur de Célé-Syrie & de Phénicie, s’étoit déclaré pour Demetrius, il envoya demander des secours à Ptolémée, son beau-pere.

Apollonius songea premiérément à réduire Jonathas, qui demeuroit attaché à Alexandre ; mais il y réussit mal, & dans un seul jour, il perdit plus de 8000 hommes. Ptolomée Philometor, à qui Alexandre s’étoit adressé dans l’extrême danger où il se trouvoit, vint enfin au secours de son gendre, & entra avec une armée considérable dans la Palestine. Toutes les villes lui ouvrirent leurs portes, selon les ordres qu’elles en avoient reçus d’Alexandre. Jonathas vint le joindre à Joppé, & le suivit à Ptolémaïde. En y arrivant, on découvrit un complot qu’Apollonius avoit formé contre la vie de Philometor. Comme Alexandre refusa de lui livrer ce perfide, il conclut qu’il étoit entré lui-même dans ce complot, & en conséquence il lui ôta sa fille, la donna à Demetrius, & fit un traité avec lui par lequel il s’engageoit à l’aider à remonter sur le trône de son pere.

Ceux d’Antioche qui haïssoient singuliérement Amonius, crurent qu’il étoit tems d’éclater ; l’ayant découvert déguisé en femme, ils le sacrifierent à leur colere. Non contents de cette vengeance, ils se déclarerent contre Alexandre même, & ouvrirent leurs portes à Ptolomée ; ils le vouloient même reconnoître pour leur roi ; mais ce prince juste ayant déclaré qu’il se contentoit de ses états, leur recommanda Demetrius, l’héritier légitime, qui fut en effet mis sur le trône de ses ancêtres, & reconnu par tous les habitans. Alexandre qui étoit alors en Cilicie, marcha en diligence avec ses troupes, & mit tout à feu & à sang autour d’Antioche. Les deux armées en vinrent aux mains ; Alexandre perdit la bataille, & s’enfuit avec 500 chevaux vers Zabdiel, prince Arabe, à qui il avoit confié ses enfans. Trahi par celui en qui il avoit le plus de confiance, on lui trancha la tête, & elle fut envoyée à Ptolémée, qui témoigna beaucoup de joie de la voir ; mais cette joie ne fut pas de longue durée, car il mourut peu de jours après d’une blessure qu’il avoit reçue dans le combat. Ainsi Alexandre, roi de Syrie, & Ptolomée Philometor, roi d’Egypte, moururent en même tems ; le premier, après avoir régné cinq ans injustement, & le second, trente-cinq. Demetrius qui étoit parvenu à la couronne par cette victoire, prit le surnom de Nicator, qui veut dire le vainqueur.

Ce jeune prince sans expérience laissoit gouverner son favori, homme corrompu & téméraire, dont la mauvaise conduite fit bientôt perdre à son maître le cœur de ceux qui lui étoient les plus nécessaires pour le soutenir. Demetrius s’abandonna sans mesure à toutes sortes d’excès de violence & de cruautés, & poussa à bout la patience des peuples. Tous ses sujets disposés à une révolte générale, Diodote, surnommé Tryphon, amena en Syrie Antiochus, fils d’Alexandre Balès, & fit déclarer ses prétentions à la couronne par un manifeste. Les mécontens se rangerent en foule auprès du prétendant, & le proclamerent roi. Ils marcherent sous ses étendards contre Demetrius, le battirent, & l’obligerent à se retirer à Séleucie. Ils se rendirent maîtres d’Antioche, y placerent Antiochus sur le trône des rois de Syrie, & lui donnerent le surnom de Theos, qui signifie Dieu.

Tryphon pour satisfaire son ambition, avoit formé le plan de faire valoir les prétentions d’Antiochus jusqu’à ce qu’il eût détrôné Demetrius, & ensuite de se défaire de ce jeune prince, & de prendre la couronne pour lui-même. Lorsqu’il vit que tout favorisoit ses desseins, il exécuta le cruel projet qu’il avoit formé, de faire périr Antiochus, il le fit tuer secrétement ; il répandit le bruit qu’il étoit mort de la pierre, & en même tems il se déclara roi de Syrie, & prit possession du trône. Il faut avouer que dans tous les tems l’ambition a été la source des crimes les plus atroces.

L’usurpateur fut bientôt dépouillé d’un royaume que le crime lui avoit acquis. Le successeur légitime de la couronne rentra dans son héritage ; & toutes les troupes lassées de la tyrannie de Tryphon, l’abandonnerent. L’usurpateur se voyant sans secours, s’enfuit à Dora, où le nouveau roi le poursuivit par mer & par terre. Cette place ne pouvant tenir long-tems contre une aussi puissante armée, Tryphon trouva le moyen de s’enfuir à Orthosiade, & delà il gagna Apamée, sa patrie, où il croyoit trouver un asyle ; mais y ayant été pris, il subit la mort qu’il méritoit. (Rollin, Hist. ancienne. Josephe, Hist. des Juifs.)


ANDRISCUS, 152 ans avant Jesus-Christ


Quiconque a lu l’histoire Romaine, connoît le nom & les actions de Persée, roi de Macédoine, mené à Rome en triomphe par Paul Émile. Ce Prince infortuné mourut dans les fers, après avoir orné les chars de son vainqueur. Quinze ou seize ans après sa mort, un homme de la lie du peuple, nommé Andriscus, né à Adramyte, ville de Troade, eut le front de se donner pour son fils. Il prit le nom de Philippe, & entra en Macédoine, dans l’espérance de s’y faire reconnoître roi. Cet imposteur voulant s’attirer de la considération, avoit composé sur sa naissance une fable qu’il débitoit par-tout avec l’air de la vérité. Il prétendoit qu’il étoit né d’une concubine de Persée, & que ce prince l’avoit fait élever secrétement à Adramyte, afin qu’il pût rester un rejetton de la race royale, en cas qu’il succombât à la guerre que les Romains lui avoient déclarée. Il ajoutoit qu’après la mort de Persée, il avoit été nourri & élevé à Adramyte jusqu’à l’âge de douze ans ; que celui qui passoit pour son pere se voyant près de mourir, avoit révélé le secret à sa femme, & lui avoit confié un écrit signé de la main de Persée, qui attestoit son origine, & qui devoit lui être remis lorsqu’il seroit en âge de sentir cette noble fierté, le partage de ceux qui sont nés près du trône ; que son mari l’ayant conjuré de tenir la chose absolument cachée jusques-là, elle avoit été très-fidelle à garder le secret, en le pressant de sortir du pays avant que ce bruit fût parvenu aux oreilles d’Eumene, ennemi déclaré de Persée, de peur qu’il ne le fît mourir.

Andriscus persuadé qu’on ajouteroit foi à son roman, & ressemblant d’ailleurs beaucoup à Persée par la figure & par la taille, s’imaginoit de trouver des esprits crédules, & exciter dans la Macédoine une grande révolution en sa faveur. Quand il vit que tout y demeuroit tranquille, il se retira en Syrie chez Demetrius Soter, dont la sœur avoit épousé Persée. Ce prince reconnut tout d’un coup le fourbe, il le fit arrêter, & l’envoya à Rome. Comme il ne produisoit aucune preuve de son illustre origine, & que son extérieur & ses manieres démentoient les prétentions de son rang, le sénat le crut plus ridicule que redoutable, & le traita avec beaucoup de mépris. On se mit peu en peine de le garder exactement, & de le tenir resserré de fort près : il profita de la négligence de ses gardes, & s’échappa de Rome.

Ce prétendu fils de Persée ayant trouvé le moyen de lever une armée assez considérable chez les Thraces, qui voulurent bien le croire pour pouvoir se délivrer du joug des Romains, il se rendit maître de la Macédoine, de gré ou de force, il prit les marques de la dignité royale. Non-content de cette premiere conquête, qui lui avoit peu coûté, il attaque la Thessalie, & en soumet une partie à ses loix.

La chose pour lors commença à paroître plus sérieuse aux Romains ; ils nommerent Scipion Nasica pour aller appaiser ce tumulte dans sa naissance. Ce général, non moins habile négociateur que guerrier intrépide, avoit l’art de manier les esprits, & de les ramener à la persuasion ; & si cette révolution devoit être terminée par les armes, il étoit très-capable de former un projet avec sagesse, & de l’exécuter avec courage. Dès qu’il fut arrivé en Grece, & qu’il eut été exactement instruit des affaires dans la Macédoine & dans la Thessalie, il en donna avis au sénat ; il parcourut ensuite les villes des alliés, afin de lever promptement des troupes pour la défense de la Thessalie. Les Achéens, alors le peuple le plus puissant de la Grece, furent ceux qui lui en fournirent le plus grand nombre. Avec ce secours, il enleva bientôt au faux Philippe toutes les villes qu’il avoit prises dans la Thessalie, en chassa les garnisons, & les repoussa lui-même dans la Macédoine.

Cependant à Rome on vit bien, sur les lettres de Scipion, que la Macédoine avoit besoin d’un prompt secours ; le prêteur P. Juventius Thalna eut ordre d’y passer au plutôt avec une armée. Il s’y rendit ; mais ne regardant Andriscus que comme un roi de théâtre, il ne crut pas devoir prendre de grandes précautions. Il s’engagea témérairement dans un combat où il perdit la vie avec une partie de son armée ; le reste ne se sauva qu’à la faveur de la nuit, avec la honte d’avoir été vaincu par l’objet de leur mépris.

Le vainqueur enorgueilli par cet heureux succès, & croyant son autorité suffisamment établie, suivit les mouvemens de son cœur corrompu. Tour-à-tour méchant, avare, fier & cruel, on le vit bientôt se souiller de meurtres, de violences, de confiscations de biens. Profitant de la terreur que la défaite des Romains avoit jettée dans les esprits, il recouvra tout ce qu’il avoit perdu en Thessalie. Une ambassade que les Carthaginois, qui étoient alors attaqués par les Romains, lui envoyerent, avec promesse d’un prompt secours, lui enfla extrêmement le courage, & ne fit qu’augmenter ses excès.

Q. Cecilius Metellus, nommé récemment prêteur, avoit pris la place de Juventius : Andriscus avoit résolu d’aller à sa rencontre, mais il ne crut pas devoir s’éloigner beaucoup de la mer. Il s’arrêta à Pydna, où il fortifia son camp : le prêteur Romain l’y suivit bientôt : les deux armées étoient en présence : il y avoit tous les jours des escarmouches. Andriscus remporta un avantage assez considérable dans un petit combat de cavalerie : le moindre succès aveugle un général peu expérimenté dans l’art de la guerre, & le moindre revers l’abbat. Andriscus, dis-je, se croyant très-supérieur aux Romains, affoiblit son armée par un gros détachement qu’il envoya pour défendre ses conquêtes en Italie. Ce fut une faute grossiere ; & Metellus qui étoit attentif à tout, ne manqua pas d’en profiter.

L’armée restée en Macédoine fut battue, & Andriscus obligé de prendre la fuite. Il s’étoit retiré chez les Thraces, d’où il revint bientôt avec une nouvelle armée. Il eut la témérité de hasarder une seconde bataille, qui fut encore moins heureuse pour lui que la premiere. Il y eut dans ces deux combats plus de 25,000 hommes de tués ; il ne manquoit à la gloire du général Romain que de se saisir d’Andriscus, qui s’étoit réfugié chez un petit roi de Thrace, à la bonne foi duquel il s’étoit abandonné : mais chez les Thraces tout cédoit à l’intérêt. Celui-ci remit son hôte & son suppliant entre les mains de Metellus, pour se rendre les Romains favorables. Il fut envoyé à Rome, où il orna le triomphe de Metellus.

Un autre aventurier, qui se disoit aussi fils de Persée, & qui se faisoit nommer Alexandre, eut le même sort que le premier ; mais Metellus ne put l’arrêter ; il s’étoit retiré dans la Dardanie, où il s’étoit caché, & où l’on ne put le découvrir.

Ce fut pour lors que la Macédoine fut entiérement soumise aux Romains, & réduite en province.

Un troisieme usurpateur, quelques années après, parut encore sur les rangs, & se donna pour fils de Persée, sous le nom de Philippe. Sa prétendue royauté fut de peu de durée : il fut vaincu & tué en Macédoine par Trémelius, surnommé Scrofa, parce qu’il avoit dit qu’il dissiperoit les ennemis, ut Scrofa Porcos. (Rollin, Hist. anc.)


ALEXANDRE, imposteur Juif,
quelque tems après la naissance de Jesus-Christ.


La belle histoire des Juifs, écrite par Josephe, fait assez connoître Hérode à la postérité. Ce prince élevé sur le trône du sein de la médiocrité, fut assez habile pour gagner la faveur de Sextus-César, de Cassius, d’Antoine & d’Octave, qui lui firent donner le sceptre de la Judée par le sénat Romain. Ayant reçu l’investiture de ce royaume en marchant au Capitole, entre les deux Triumvirs, il revient en Palestine, & s’y montre aussi courageux qu’il avoit paru adroit à Rome. Il prend Jérusalem, se soutient auprès d’Antoine, en dédaignant les charmes de la belle Cléopatre, est vainqueur d’Antigone, de Malchus, des Arabes, dissipe les brigands de la Traconite, fonde plusieurs villes, éleve des édifices superbes, entr’autres, le temple de Jérusalem qu’il rebâtit, & rétablit les jeux olympiques dans leur ancienne splendeur.

Mais au milieu de la gloire que tant de belles actions devoient lui acquérir, il se souilla des plus grands crimes ; il fit mourir le vieillard Hircan dans sa quatre-vingtieme année ; le grand-prêtre Aristobule, son beau-frere ; Joseph, son propre oncle ; Alexandre, mere de Marianne, son épouse, enfin cette belle & vertueuse Marianne elle-même, dont la mort l’accabla de regrets, & le déchira de remords pendant le reste de sa vie.

Il avoit eu deux fils de cette princesse digne d’un meilleur sort, Alexandre & Aristobule, élevés avec soin à la cour d’Auguste, & doués des qualités de leur mere. Hérode voyant en eux des objets importuns qui lui reprochoient sans cesse le meurtre de Marianne, fut facilement prévenu par les ennemis de ces deux princes. Il les accusa à Rome d’avoir eu dessein de lui ravir la couronne avec la vie ; ils n’eurent pas de peine de se justifier de cette calomnie atroce, & l’Empereur Auguste persuadé de leur innocence, les réconcilia avec leur pere. Mais ce Prince soupçonneux, qui méritoit plutôt le nom de cruel que celui de grand, se laissant encore prévenir contre ses enfans, les fit condamner à Beryte dans une grande assemblée, & se souille d’un double assassinat, en les faisant étrangler à Sebaste. C’est bien le cas de dire avec un de nos poëtes, en parlant de ce monstre : Nature, tu frémis.

Un imposteur voulut profiter de cette mort pour tâcher de se rendre maître de la Judée. Voici comme Josephe raconte cette aventure. « Un Juif nourri dans Sydon chez l’affranchi d’un citoyen Romain, entreprit de s’élever sur le trône par la ressemblance qu’il avoit avec Alexandre que le roi Hérode, son pere, avoit fait mourir. Cette ressemblance étoit telle, que ceux qui avoient connu ce jeune prince étoient persuadés que c’étoit lui-même. Pour réussir dans cette fourberie, il se servit d’un homme de sa tribu, lequel avoit une connoissance particuliere de tout ce qui s’étoit passé dans la maison royale, & qui, n’étant pas moins artificieux qu’intriguant, étoit très-propre à exciter de grands troubles. Assisté d’un tel conseil, il feignit d’être Alexandre, & qu’un de ceux qu’Hérode avoit chargés de faire mourir avec Aristobule, son frere, les avoit sauvés, & en avoit supposé d’autres en leur place.

» Cet homme enflé des espérances dont il se flattoit, entreprit de tromper les autres, comme il se trompoit lui-même. Il alla en Crete, fascina l’esprit de tous les Juifs ; il sut tirer d’eux de l’argent, & passa de-là dans l’isle de Melos, où, dans l’idée qu’il étoit du sang royal, on lui en donna encore davantage. Alors il se persuada plus que jamais qu’il viendroit à bout de son dessein, promit de récompenser ceux qui l’assisteroient, & étant accompagné par eux, résolut d’aller à Rome.

» Quand il eut mis pied à terre à Pouzol, tous les Juifs qui y étoient, & particuliérement ceux qu’Hérode avoit traités avec bonté, se presserent de le venir voir, & le considéroient déja comme leur roi. On ne doit pas être étonné qu’il en eût imposé à tant de monde ; les hommes ont toujours ajouté foi aux choses qui leur paroissoient agréables ; d’ailleurs il étoit difficile de n’être pas trompé par une si grande ressemblance. Ceux qui avoient conversé familiérement avec Alexandre, doutoient si peu que ce fût lui, qu’ils ne craignoient point de l’assurer avec serment.

» Lorsque ce bruit se fut répandu dans Rome, tous les Juifs qui y demeuroient en si grand nombre, allerent, en rendant graces à Dieu d’un bonheur si inespéré, au-devant de l’imposteur. Leurs acclamations mêlées aux souhaits qu’ils faisoient pour sa prospérité, témoignoient assez quel étoit le respect pour la grandeur de sa naissance du côté de la reine Marianne, dont ils le croyoient fils ; pour en imposer, & pour faire plus aisément des duppes, il avoit pris un équipage superbe. Dans tous les lieux où il séjournoit, les Juifs s’empressoient de fournir à sa dépense ; mais, quoi qu’on pût dire à Auguste sur ce prétendu roi des Juifs, il eut beaucoup de peine à y ajouter foi ; il connoissoit trop bien le caractere d’Hérode pour croire qu’il se fût laissé tromper dans une affaire si importante. Néanmoins, comme la chose n’étoit pas impossible, il ordonna à un de ses affranchis, nommé Celade, qui avoit connu très-particuliérement Alexandre & Aristobule, de lui amener cet homme. Celade l’alla querir, & se laissa tromper comme les autres ; mais Auguste ne le put être, parce qu’il les surpassoit tous en jugement, & que cette ressemblance, quelque grande qu’elle fût, n’étoit pas telle, qu’on n’y remarquât quelque différence, en considérant attentivement cet imposteur. Le travail lui avoit fait venir des calus aux mains ; & ayant toujours vécu auparavant dans la bassesse de sa condition, on ne voyoit point en lui ces graces que la noblesse du sang & l’éducation donnent à tous ceux qui sont élevés avec soin. Ainsi ne doutant point que le maître & le disciple n’agissent de concert pour abuser le monde, il demanda à ce faux Alexandre ce qu’étoit devenu Aristobule, son frere, & pourquoi il ne venoit point, comme lui, demander d’être traité selon qu’il avoit sujet de le prétendre. Il lui répondit qu’il étoit demeuré dans l’isle de Cypre pour ne point s’exposer au péril de la mer, afin que s’il périssoit, il restât au moins un des enfans de Marianne. Quoiqu’il eût répondu à Auguste d’un ton d’assurance singuliere, & que son confident, auteur de la fraude, eût confirmé ce qu’il disoit, Auguste, trop éclairé pour les croire, tira à part ce jeune homme, & lui dit d’un air qui ne prouvoit pas la conviction : Je vous promets de vous sauver la vie, pourvu que vous ne continuiez pas à me tromper comme les autres. Dites-moi donc qui vous êtes, & qui vous a mis dans l’esprit une entreprise de cette importance ? on ne conçoit pas à votre âge des desseins si grands & si artificieux.

» Ces paroles de l’empereur épouvanterent tellement ce misérable, qu’il lui avoua tout ; il lui déclara l’auteur de cette imposture, & de quelle façon elle avoit été conduite. Auguste jaloux de sa promesse, se contenta de l’envoyer aux galeres ; son tempérament fort & robuste s’accommodoit assez à ce genre de travail, & il étoit plus propre à tenir la rame que le sceptre. On fit pendre en même tems celui qui l’avoit si bien instruit. Quant aux Juifs de l’ifle de Melos, ils en furent quittes pour l’argent qu’ils avoient dépensé si mal-à-propos pour faire honneur au faux Alexandre. Une fin si honteuse étoit digne d’une entreprise si témérairement concertée ».

Nous avons ébauché le portrait d’Hérode, finissons-le par quelques détails intéressans. Nous avons parle des cruautés inouies dont il se souilla, ne passons pas sous silence les maux dont il fut accablé sur la fin de ses jours, & qui sembloient proportionnés à ses crimes. Sa derniere maladie eut les symptômes les plus effrayans ; une chaleur lente, dit Josephe, qui ne paroissoit point audehors, le consumoit & le dévoroit intérieurement. Il avoit une faim si violente, que rien ne suffisoit pour le rassasier. Ses intestins étoient pleins d’ulceres ; de violentes coliques lui faisoient souffrir d’horribles douleurs. Ses pieds étoient enflés & livides ; ses aînes ne l’étoient pas moins. Les parties du corps que l’on cache avec plus de soin étoient si corrompues, que l’on en voyoit sortir des vers. Ses nerfs étoient tout retirés ; il ne respiroit qu’avec beaucoup de peine, & son haleine infectée faisoit reculer tous ceux qui s’approchoient de lui. On regarda cette maladie terrible comme un effet de la providence, qui, par ce châtiment, vouloit effrayer les monarques barbares & sanguinaires.

Les savans sont encore partagés sur l’origine de cet homme atroce. Josephe le fait Iduméen & étranger ; plusieurs modernes soutiennent que, quoiqu’il fût originaire d’Idumée, il étoit Juif de naissance, & que son pere & son aïeul avoient embrassé la religion judaïque ; d’ailleurs les Iduméens, plus d’un siecle avant Hérode, avoient embrassé la même croyance ; & comme souvent par le nom Juif on entendoit seulement ceux qui étoient nés dans la province de Judée, & que les autres étoient nommés étrangers, on peut croire que Josephe parle conformément à la premiere signification. D’ailleurs puisque les Hérodiens prenoient Hérode pour le Messie, on ne peut pas douter qu’il ne fût Juif de naissance. Rien n’est plus clair dans les principes des Juifs, que l’extraction Juive de leur libérateur.

Quoi qu’il en soit, un homme tel qu’Hérode, le tyran de ses sujets, le meurtrier de sa femme & de ses enfans, ne mérite guere d’être revendiqué par aucune nation.


MANAHEM, prétendu roi des Juifs.


Dans les troubles qui agiterent Jérusalem, & qui produisirent enfin son entiere destruction, il s’éleva plusieurs imposteurs : Manahem, fils de Judas Galiléen, fut un des plus célebres. Son pere étoit Sophiste. Du tems de Cyrenius, il avoit voulu persuader aux Juifs de secouer le joug des Romains, pour n’obéir qu’à Dieu, c’est-à-dire, pour n’obéir à personne. Le fils hérita de ses sentimens. Ayant attiré à lui plusieurs personnes de condition, il prit de force Mastada, où étoit l’arsenal du roi Hérode. Après avoir armé un grand nombre de gens que la misere détermine à tout, il choisit pour ses gardes des voleurs qui se joignirent à lui. S’étant mis à la tête de ces brigands, il retourna à Jérusalem avec tout l’appareil de la majesté royale, se rendit chef des rébelles, & ordonna de continuer le siege du haut palais que les Romains occupoient.

Il manquoit de machines, & ne pouvoit venir à la sappe à cause des traits que les assiégés lançoient d’en-haut ; il fut obligé d’avoir recours à une mine. On commença de loin à y travailler ; & lorsqu’elle eut été conduite jusques sous l’une des tours, on en sappa les fondemens, & on la soutint ensuite avec des pieces de bois auxquelles on mit le feu avant que de se retirer. Quand ce bois fut brûlé, la tour tomba ; mais les assiégés ayant prévu ce qui pouvoit arriver, un mur qu’ils avoient bâti avec une extrême diligence surprit & arrêta les assiégeans. Les assiégés ne laisserent pas d’envoyer vers Manahem & les autres chefs de séditieux pour demander de se retirer en sûreté, & ils l’accorderent seulement aux troupes du roi Agrippa & aux Juifs.

Ainsi les Romains demeurerent seuls dans une grande consternation ; ils ne pouvoient espérer de résister à un si grand nombre d’ennemis, & ils croyoient, d’un autre côté, qu’il seroit honteux pour eux de traiter avec des révoltés, & que quand même ils y seroient résolus, ils ne pouvoient se fier à leur parole. Dans cette extrémité, ils prirent le parti d’abandonner le lieu où ils étoient, nommé Stratopedon, parce qu’ils auroient pu aisément y être forcés. Ils se retirerent dans les tours royales, dons l’une portoit le nom d’Hippichos, l’autre, de Phazaël, & la troisieme, de Marianne. Les factieux occuperent aussitôt les lieux abandonnés par les Romains, tuerent ceux qui s’y rencontrèrent, & mirent le feu au Stratopedon.

Le grand sacrificateur qui s’étoit caché dans les égouts du palais, fut pris le lendemain, & tué par ces séditieux, avec Ezéchias, son frere, & ils assiégerent les tours, afin que nul des Romains ne pût s’échapper.

La mort de ce grand sacrificateur, & tant de lieux si bien fortifiés emportés de force, rendirent Manahem si orgueilleux & si insolent, que, ne croyant personne plus capable de gouverner, il devint un tyran insupportable. Alors Eléazar, l’un des principaux du peuple, & quelques autres s’étant assemblés, dirent « qu’après s’être révoltés contre les Romains pour recouvrer leur liberté, il leur seroit honteux de recevoir pour maître un homme de leur propre nation, & sur-tout un homme tel que Manahem, & que s’ils avoient à obéir à quelqu’un, il seroit le dernier qu’ils devoient choisir pour leur commander ». Résolus de secouer le joug de cette nouvelle domination, ils courent aussi-tôt au temple où Manahem, revêtu avec la magnificence d’un roi, & accompagné de plusieurs gens armés, étoit entré en grande pompe pour adorer Dieu. Ils se jettent sur lui, & le peuple prend des pierres pour le lapider, persuadé que sa mort rendroit le calme à la ville.

Ceux qui accompagnoient Manahem firent d’abord quelque résistance ; mais lorsqu’ils voient que tout le peuple s’élévoit contre lui, ils prirent la fuite. On tua ceux qui se laisserent atteindre, & on chercha ceux qui se cachoient ; quelques-uns se sauverent à Massada. Eléazar, parent de Manahem, fut de ce nombre, & ce fut par le moyen de cette place qu’il exerça son tyrannique brigandage.

Quant à Manahem, il fut trouvé dans un lieu nommé Ophlas, où il s’étoit caché. On l’en retira, & on l’exécuta en public, après lui avoir fait souffrir les plus cruels tourmens. On traita avec la même rigueur les principaux chefs de sa rébellion. (Josephe, Hist. des Juifs.}


SABINUS, l’an 70 de Jesus-Christ.


Après la mort de l’empereur Galba, il s’éleva des troubles dans les Gaules, & ils durerent pendant tout le tems qu’Othon, Vitellius & Vespasien se disputerent le trône Impérial : tous les généraux d’armée, tous les gouverneurs des provinces croyoient pouvoir y prétendre. Sabinus, riche seigneur, natif de Langres, aveuglé par l’ambition, se mit sur les rangs, & se fit saluer empereur. Eponine, son épouse, dame d’une grande vertu & d’une rare beauté, entra dans ses projets. Les secours qu’ils attendoient de ceux de leur nation sembloient excuser leur téméraire dessein ; d’ailleurs Sabinus se disoit issu de Jules César, qui avoit eu avec sa grand’mere un commerce de galanterie pendant son séjour dans les Gaules. Il reste à savoir si les princes de ce tems-là légitimoient les enfans qu’ils avoient de leurs maîtresses ; mais il faut croire que l’ambition de Sabinus lui tournoit la tête, pour oser fonder ses espérances sur de pareilles prétentions.

Enflé de l’orgueil de sa prétendue origine, né avec une hardiesse de génie singuliere, il tourna ses armes contre les Romains. Sa révolte eut un succès très-malheureux ; ses troupes furent entiérement défaites, & tous ceux de son parti prirent la fuite, ou se donnerent la mort, pour ne pas tomber entre les mains des Romains, qui ne firent grace à aucun des rébelles. Sabinus auroit pu se retirer bien avant dans les Gaules, où il auroit été en sûreté ; mais, malgré le danger qui le menaçoit, comment se résoudre à abandonner une épouse chérie, & bien digne de l’être par l’amour qu’elle lui portoit ? Il se flatta qu’avec le tems il obtiendroit sa grace ; & dans cette idée, il prit la résolution de se cacher jusqu’à ce que les troubles eussent cessé.

Il avoit une maison de campagne dans laquelle il y avoit des souterreins qu’il étoit impossible de découvrir. De tous ses domestiques, qui étoient en grand nombre, il n’y avoit que deux affranchis, auxquels il donnoit sa confiance, lesquels sussent où étoient ces caves. Sabinus leur communiqua le dessein qu’il avoit de se retirer dans ces especes de tombeaux jusqu’à ce que les choses fussent disposées à pouvoir obtenir sa grace. Il leur dit que pour se soustraire aux poursuites des Romains, il avoit résolu de répandre le bruit qu’il étoit mort, qu’il s’étoit empoisonné. Ce dessein fut exécuté avec un secret & une finesse singulieres.

Sabinus assembla tous ses domestiques pour leur faire les derniers adieux ; il leur dit qu’après le malheur de voir son attente trompée & ses desseins avortés, il étoit bien convaincu qu’on lui feroit subir le plus cruel supplice, s’il tomboit entre les mains de ceux qui avoient déja fait mourir tous ceux de son parti, & qu’il aimoit mieux se donner la mort, que de la recevoir d’une main étrangere. Après les avoir remercié de leurs services, il les congédia, pénétrés de douleur & de crainte ; il ne retint que les deux affranchis qui étoient du secret ; & après leur avoir donné toutes les instructions nécessaires, il s’ensevelit, pour ainsi dire, dans ces caveaux souterreins, & fit mettre le feu à sa maison, qui fut réduite en cendres en peu de tems.

On ne manqua pas d’attribuer cet incendie au désespoir de Sabinus ; on le crut d’autant plus facilement, que les deux affranchis publierent par-tout que leur maître, pour ne pas tomber entre les mains des généraux de l’empereur, s’étoit empoisonné, & avoit mis le feu à sa maison, afin qu’on ne pût faire aucune insulte à son corps.

Ce qui confirma cette nouvelle, fut le deuil d’Eponine. Cette dame sensible ayant ajouté foi à ce que l’un des affranchi lui avoit raconté de la mort de Sabinus, s’abandonna à la douleur la plus amere ; elle faisoit retentir de ses regrets & de ses cris les lieux qu’elle habitoit ; elle versoit des larmes qu’aucune consolation humaine ne put tarir. Elle fut visitée de tout ce qu’il y avoit dans la ville de personnes de distinction ; on lui disoit, mais inutilement, tout ce qu’on peut imaginer pour calmer un tel désespoir. La fidelle Eponine ne voulant point survivre à un époux qu’elle idolâtroit, & qu’elle croyoit avoir perdu pour toujours, refusoit de prendre aucune nourriture. Le bruit de la mort de Sabinus fut aussi-tôt répandu par-tout, & il n’y eut personne qui n’y ajoutât foi.

La douleur d’Eponine, si profonde & si sincere, la maison brûlée, les affranchis congédiés, tout portoit à croire cette nouvelle. Sabinus instruit, par l’un des deux affranchis, de tout ce qui se passoit, & craignant que sa tendre épouse ne succombât à son affliction, lui dépêcha de nouveau son fidele confident, pour lui apprendre la vérité des choses, & la prier en même tems de ne rien changer dans sa conduite, de peur qu’on ne découvrît ce qui lui étoit si important de cacher pour mettre sa vie en sûreté.

Eponine connoissant la conséquence d’un pareil secret, continua toujours à répandre quelques larmes factices qui coûtent si peu aux femmes, & ne changea rien dans sa maniere de vivre ; mais sa tendresse ne faisoit qu’accroître son impatience, elle brûloit d’envie de voir ce cher mari qu’elle avoit pleuré si amérement. Elle va le trouver une nuit dans ces caves, revient sans être apperçue de personne, & se procura ce doux plaisir pendant sept mois. Comme elle ne pouvoit tenir cette conduite sans peine & sans danger, elle hasarda, pour s’épargner l’une & se soustraire à l’autre, de faire porter son mari dans la ville ; elle le fit envelopper dans des hardes, & le fit transporter dans sa maison. Les fréquentes visites qu’on rendoit à Eponine firent craindre aux deux tendres époux d’être découverts. Il fallut reporter Sabinus dans ces caveaux : tout réussit à merveille, & cette héroïne de l’amour conjugal eut le plaisir d’aller voir son mari dans sa ténébreuse demeure pendant neuf ans, sans avoir été découverte.

La grossesse d’Eponine lui suscita de nouveaux embarras ; elle craignoit, avec raison, que les dames avec qui elle étoit obligée de se trouver aux assemblées, aux temples & sur-tout aux bains, ne la découvrissent. Pour la leur cacher, sa tendresse lui fournit de nouveaux moyens : elle se servit d’un onguent qui avoit la propriété de faire enfler la peau : elle s’en frotta tout le corps ; & par ce stratagème ingénieux, on prit le change sur son état, & on l’attribua à quelque incommodité. Elle eut ensuite la force & le courage de souffrir les douleurs de l’enfantement sans se plaindre, & d’accoucher, sans aide de sage-femme, de deux jumeaux qu’elle nourrit dans cette caverne pendant que Sabinus y resta. Pourroit-on méconnoître à des épreuves si difficiles & si réitérées, le pouvoir du véritable amour, & s’empêcher de regarder Eponine comme le prodige de son sexe ?

Ses fréquentes absences firent croire qu’il y avoit du mystere dans sa conduite. On observa ses démarches avec tant de soin, qu’on découvrit enfin la retraite de Sabinus, qui fut arrêté & conduit à Rome, chargé de chaînes, avec sa femme & ses deux enfans.

Aussi-tôt qu’ils parurent devant Vespasien, Eponine se jetta aux pieds de l’empereur, en lui présentant ses deux jumeaux ; elle lui dit, les larmes aux yeux, qu’il y avoit long-tems qu’elle seroit venue demander à sa clémence la grace de son mari ; que son imprudence, ses mauvais conseils, le malheur des guerres civiles, & le desir de se mettre à couvert de la violence des tyrans, l’avoient porté à se faire chef de parti plutôt que l’ambition & le desir de régner ; mais qu’elle avoit attendu que les enfans qu’elle lui présentoit fussent en âge de joindre leurs larmes & leurs soupirs à ceux de leur mere, afin que le nombre des supplians étant plus grand, sa colere fût plus facilement désarmée. « Je les ai engendrés dans une espece de sépulcre, seigneur, continua-t-elle, & je puis dire que c’est aujourd’hui seulement qu’ils ont commencé de voir le jour. Soyez touché de nos pleurs, de notre infortune & de nos soupirs, & ayez pitié de notre misere ».

Un discours si touchant, & le triste spectacle de voir aux pieds de Vespasien Ëponine & ses deux enfans qui demandoient grace pour leur pere, porterent la compassion dans le cœur de tous ceux qui étoient présens. Personne ne doutoit que l’empereur n’accordât la vie de Sabinus aux soupirs de son épouse & aux larmes de ces deux innocens, qui la demandoient d’une maniere si tendre. Un si rare exemple d’amour conjugal méritoit même que Vespasien donnât Sabinus à la fidélité & à la tendresse de sa femme ; mais ce prince fut inexorable, & condamna Sabinus à la mort, afin d’intimider par cette sévérité assez hors de saison, ceux que l’ambition pourroit porter à la révolte.

Eponine voyant son mari condamné, voulut être la compagne de son supplice ; & se dépouillant des graces & de la douceur de son sexe, prit un aspect fier & viril, & dit à Vespasien de l’air le plus intrépide, qu’elle méprisoit la vie, puisqu’elle avoit vécu pendant neuf ans avec Sabinus dans les ténebres & dans les ombres d’une caverne plus contente & plus satisfaite que lui au milieu de l’éclat & de la pompe qui environnent le trône. Elle lui reprocha hardiment sa cruauté ; & après avoir donné un exemple admirable de fidélité & de tendresses conjugale, elle en donna aussi un d’une générosité héroïque, en mourant avec ce qu’elle avoit aimé.

Il faut remarquer que Sabinus avoit à Rome plusieurs amis qui se signalerent pour obtenir sa grace. Ils lui manderent que sa présence & celle de sa femme y étoient nécessaires, & qu’ils leur faciliteroient les moyens de s’y rendre, & d’y séjourner sans être découverts. Eponine déguisa son mari, elle lui fit quitter la barbe qu’il portoit, & lui fit prendre une coëffure extraordinaire. Leur voyage fut inutile, & ils se trouverent trop heureux de pouvoir gagner leur retraite.

Avant qu’ils ne fussent découverts, Eponine fit encore plusieurs voyages de Langres à Rome, même dans le tems de sa grossesse, mais inutilement. L’arrêt qui condamna Sabinus & Eponine au supplice, troubla, dit-on, Eponine. La crainte de la mort lui fit dire à l’empereur tout ce que le désespoir peut inspirer, & par-là elle diminua, ajoute t-on, la compassion que ses vertus & ses malheurs avoient fait naître. Les enfans furent conservés ; l’un d’eux mourut en Égypte, & Plutarque avoit vu l’autre, nommé Sabin Adelphe, peu de tems avant que de rapporter cet événement. L’histoire ne dit pas pourquoi Vespasien s’éloigna de sa bonté ordinaire dans une occasion qui sembloit si fort le mériter. Plutarque attribue à cette action de sévérité les malheurs dont sa maison fut ensuite accablée.


LES FAUX NÉRONS, vers l’an 80 de Jesus-Christ.


Quoique Néron fût mort souillé de la haine & de l’exécration publique, croiroit-on que pendant plusieurs années il y eût des hommes assez bizarres & assez inconséquents pour honorer la mémoire & le tombeau de ce monstre ? Cela fut néanmoins ; & ce qui irrite dans le moment la haine du peuple, devient bientôt après, par un esprit de vertige, l’objet de son attachement. Le menu peuple & les soldats des gardes accoutumés au spectacle, & privés d’un amusement qui récréoit leur loisir, conservoient toujours un tendre souvenir pour lui : on voulut faire même croire qu’il n’étoit pas mort ; on disoit qu’il reviendroit bientôt, & qu’il se vengeroit de ceux qui s’étoient déclarés contre lui. On affichoit divers édits donnés en son nom, comme s’il étoit encore en vie.

Dès l’an 69, un esclave ou un nouvel affranchi voulut se faire passer pour Néron. Ce qui contribuoit à appuyer sa fourberie, c’est qu’outre la ressemblance de visage qu’il avoit avec ce prince, il savoit, comme lui, jouer des instrumens, & chantoit de même. Ce fourbe ayant attiré dans son parti quelques vagabonds auxquels il fit de grandes promesses, il en composa une armée. Il se mit en mer, où, pour mieux imiter Néron, il fit le métier de pirate, attaqua Siberna, qui commandoit dans l’isle de Pelos, & le contraignit de se retirer.

Ce succès auroit beaucoup fortifié son parti, si l’empereur Galba n’y eût promptement mis ordre, en le faisant poursuivre par Calpurnius Asprenas, qui commandoit dans la Galatie & dans la Pamphilie, province de l’Asie-Mineure. Ce général fit avancer deux galeres à la rade de cette isle, & l’attira dans un combat où cet imposteur fut tué. Son corps fut porté à Rome : l’on admira la ressemblance qu’il avoit avec l’empereur dont il avoit voulu jouer le personnage.

La même imposture se renouvella plusieurs fois. L’historien Zonare parle d’un homme d’Asie, nommé Terentius Maximus, qui, prétendant être Néron, trouva dans son pays des gens qui le crurent, & encore plus vers l’Euphrate. Il se retira enfin auprès d’Artabane, roi des Parthes, qui étant alors de mauvaise intelligence avec les Romains, le reçut fort bien, & se prépara à le rétablir par les armes. Il met cette aventure sous Tite, vers l’an 80, s’il ne se trompe point. Il faut distinguer ce Terentius Maximus d’un autre fourbe dont on ignoroit la qualité, & sans doute aussi le nom, lequel s’étant fait passer pour Néron, vers l’an 88, fut encore très-bien reçu des Parthes, qui lui donnerent de puissans secours, & ne le remirent qu’avec beaucoup de peine entre les mains de Domitien.

Des bruits non moins ridicules que les aventures des faux Nérons, se perpétuerent long-tems. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’à la fin du troisieme & quatrieme siecle, c’étoit une opinion assez commune dans l’église que Néron paroîtroit de nouveau pour être l’Anté-Christ, ou pour régner dans l’Occident, & y rétablir l’idolâtrie, en même tems que l’ante-Christ se feroit adorer dans l’Orient. C’est l’opinion que Sulpice Sévere attribue à S. Martin : opinion absurde, & qui ne fait pas honneur aux lumieres de ce saint. Les uns croyoient que Dieu le ressusciteroit sous un autre nom, apparemment pour le rendre moins odieux ; les autres disoient qu’il n’étoit pas mort, quoiqu’il se fût donné un coup de poignard, qu’il avoit été enlevé, que sa plaie avoit été guérie (ce qu’ils prouvoient par un passage de l’Apocalypse), qu’il demeurait caché, & qu’il conservoit la vigueur de l’âge qu’il avoit au moment qu’il disparut.

À tant d’absurdités qui dégradent l’esprit humain, il faut joindre les prodiges qu’on crut avoir présagé sa mort. On prétend que les portes du mausolée d’Auguste s’étant ouvertes d’elles-mêmes une nuit, on entendit une voix qui appelloit nommément Néron, & que la même nuit la porte de sa chambre se trouva aussi ouverte. Dion assure qu’il plut du sang sur la montagne d’Albane, & en si grande abondance, qu’il y couloit comme des rivieres. Pline rapporte qu’en la derniere année de Néron, en vit, dans un endroit de l’Italie des prés & des oliviers séparés par le grand chemin, prendre la place les uns des autres. On vit aussi des rivieres remonter vers leurs sources ; & la mer s’étant beaucoup retirée du côté de l’Égypte, inonda une partie de la Lycie. Un tableau de 120 pieds de haut où Néron s’étoit fait peindre, fut brûlé du tonnerre. On attribua tous ces événemens vrais ou faux à la mort de Néron, comme si les souverains étoient exempts de payer le tribut ainsi que les autres hommes, sans que leur mort soit marquée par quelque révolution de la nature. Néron, le fléau du genre humain, le prince le plus cruel qui ait existé, ne méritoit guere de revivre que dans l’esprit de ceux qui lui ressembloient ; & l’horreur que ses crimes & ses débauches inspiroient à si juste titre, auroient dû le condamner à un éternel oubli.


ALEXANDRE D’ABOTONIQUE, vers l’an 180 de J. C.


Lhistoire de cet imposteur est célebre par la place qu’elle occupe dans les œuvres de Lucien ; notre intriguant (car c’est le nom qui lui convient le mieux, vu qu’il n’avoit excité aucune révolution, & qu’il s’étoit borné à faire des dupes) étoit d’une ville maritime de la Paflagonie, appellée Abotonique, ou château d’Abon.

La nature avoit prodigué à ce charlatan tous les dons extérieurs qui flattent le peuple. Il étoit grand & bien fait, de la plus jolie figure ; des yeux qui annonçoient de l’esprit, un teint fleuri, un organe flatteur, le ton doux, mielleux & affable, ne pouvoient que prévenir en sa faveur. Il réunissoit à ces talens une aimable vivacité, & beaucoup de mémoire ; il étoit doué de toutes les qualités pour faire le bien, mais il en mésusa pour se porter au mal.

Son premier métier l’associa à un bateleur qui s’avisoit de faire le magicien. Après avoir passé une partie de sa vie à courir le monde avec ce prétendu devin, il se lia avec un Bisantin, nommé Coconas, qui avoit une adresse singuliere. Ces deux scélérats allerent de ville en ville pour surprendre les esprits foibles ; ils rencontrerent une vieille qui vouloit faire l’agréable, malgré les rides qui sillonnoient son front. Elle étoit de Pella, ancienne capitale de la Macédoine. Ils la suivirent dans toutes les courses qu’elle fit, vivant à ses dépens, & flattant sa vanité pour vuider sa bourse. Après avoir abusé pendant quelque tems de la simplicité de cette folle, ils résolurent d’établir un oracle dans la Paflagonie, pays rempli d’esprits grossiers, crédules & superstitieux, au point, dit Lucien, qu’ils courent après le premier charlatan qu’ils rencontrent avec la flûte, le tambour ou les cymbales, & le prennent pour un homme descendu du ciel.

Chalcédoine fut le premier théâtre de leurs impostures. Il y avoit dans cette ville un vieux temple d’Apollon ; ils y cacherent des lames de cuivre sur lesquelles on lisoit qu’Esculape viendroit bientôt, avec son pere, établir sa demeure à Abotonique. Ces lames ayant été découvertes, la nouvelle s’en répandit bien-tôt par toute la Bythinie & la Galatie ; elle attira sur-tout l’attention des habitans d’Abotonique, qui résolurent de consacrer un temple à ces dieux, & commencerent à en creuser les fondemens.

Alexandre parut bientôt pour recevoir leurs hommages. Il avoit ses cheveux en long, pour se donner un air plus respectable, une saye de pourpre rayée de blanc, avec un surplis par dessus, & tenoit en sa main une faulx, comme Persée, de qui il se disoit descendu du côté de sa mere. Ces misérables Paflagoniens, quoiqu’ils eussent connu ses parens, qui étoient de pauvres gens, s’abusoient bien sottement, dit Lucien, en ajoutant foi à un oracle trompeur qu’il publioit, par lequel il se disoit fils de Podalite, qui devoit être bien ardent pour venir de Trique en Paflagonie coucher avec la mere de notre imposteur. Il débitoit un autre oracle de la Sybille, qui annonçoit que, sur les bords du Pont Euxin, près de Sinope, il viendroit un libérateur d’Ausonie, & entremêloit cette prédiction de termes mystiques & de phrases entortillées.

Alexandre paroissant dans sa patrie après toutes ces annonces, étoit suivi & révéré comme un dieu. Il feignoit quelquefois d’être saisi d’une fureur divine ; & par le moyen de la racines d’un arbre qu’il mâchoit, qu’on nomme l’herbe au foulon, il écumoit extraordinairement. Les sots attribuoient ces grimaces dégoûtantes à la force du dieu qui le possédoit. Il avoit préparé, long-tems auparavant, une tête de dragon faite de linge, qui ouvroit & fermoit la bouche par le moyen d’un crin de cheval, pour s’en servir avec un serpent qui devoit faire le principal personnage de sa comédie. C’étoit un de ces serpens de Macédoine, qui sont si privés, qu’ils tettent les femmes, & jouent avec les enfans.

Lorsqu’il voulut opérer ses prodiges, il se transporta la nuit à l’endroit où l’on creusoit les fondemens du temple. Y ayant trouvé de l’eau de source ou de pluie, il y cacha un œuf d’oye où il avoit enfermé un petit serpent qui ne faisoit que de naître. Le lendemain il vint tout nud, de grand matin, dans la place publique, ceint d’une écharpe dorée, tenant dans sa main sa faulx, & secouant sa longue chevelure, à l’exemple des prêtres de Cybele. Dans cet état, il monte sur un autel élevé, & crie au peuple que ce lieu étoit heureux d’être honoré de la naissance d’un dieu. À ces mots toute la ville accourue à ce spectacle, prêta l’oreille & commença à faire des vœux & des prieres, tandis qu’il prononçoit des termes barbares en langue Juive ou Phénicienne.

Ensuite il court vers le lieu où il avoit caché son œuf d’oye ; & entrant dans l’eau, il commence à chanter les louanges d’Apollon & d’Esculape, & à inviter celui ci à descendre & à se montrer aux hommes. À ces mots il enfonce une coupe dans l’eau, & en retire cet œuf mystérieux où il y avoit le dieu enfermé. Dès qu’il l’eut dans sa main, il commença à crier, je tiens Esculape. Chacun étoit attentif à contempler ce beau mystere. Il casse cet œuf, il en sort un petit serpent qui s’entortilloit autour de ses doigts. On pousse en l’air des cris de joie, entremêlés de bénédictions & de louanges ; chacun forme des vœux ; le malade demande au dieu la santé ; l’ambitieux, des honneurs ; le voluptueux, des plaisirs ; l’avare, des richesses.

Cependant notre imposteur retourne au logis en hâte, tenant dans sa main, dit Lucien, l’Esculape né d’un oye, & non d’une corneille, comme autrefois, & suivi d’une foule de peuple transporté d’une folle joie. Il se renferma chez lui jusqu’à ce que le dieu fût devenu grand. Un jour que toute la Paflagonie y étoit accourue, & que son logis étoit plein de monde depuis le haut jusqu’en-bas, il s’assied sur un lit en habit prophétique, & tenant en son sein le serpent qu’il avoit apporté de la Macédoine, il commença à le montrer entortillé autour de son col, entraînant une longue queue ; mais il cachoit à dessein la tête sous son aisselle, & ne faisoit paroître que celle du linge qui avoit la figure humaine, ce qui remplissoit tout le monde d’admiration.

Il faut remarquer qu’il régnoit un jour obscur dans l’appartement, & que l’assemblée n’étoit composée que d’idiots auxquels il avoit déja tourné la tête par ses prestiges. D’ailleurs la superstition & l’espérance d’obtenir des graces, étoient capables de les aveugler. Ajoutez à cela qu’on n’y demeuroit pas long-tems, qu’on entroit par une porte, & qu’on sortoit par l’autre.

Ce spectacle dura quelques jours, & se renouvelloit toutes les fois qu’il arrivoit quelque personne de distinction, & la plupart admiroient ce prodige. Qu’on ne s’étonne pas si des barbares grossiers & ignorans étoient abusés, puisque les plus fins témoignoient de la surprise en voyant & en touchant un dragon qu’ils avoient vu naître, & qui étoit parvenu dans un instant à une si prodigieuse grosseur, & qui portoit la figure humaine. Il eût fallu un Épicure ou un Démocrite pour reconnoître la tromperie, ou quelque philosophe éclairé qui, connoissant le pouvoir & les bornes de la nature, auroit bien soupçonné qu’il y avoit de la fourberie, quand même ils n’auroient pu la découvrir. Toute la Bythinie, la Galatie, la Thrace, accouroient en foule sur le rapport de la renommée. On en envoyoit des portraits par-tout avec des statues d’argent & de cuivre, faites d’après nature ; on publioit même un oracle qui prédisoit son nom, & l’appelloit Glycon, le troisieme sang de Jupiter, qui apportoit la lumiere aux hommes. Notre imposteur voyant les esprits fascinés, rendoit des oracles pour de l’argent, à l’exemple d’Amphiloque, qui, après la mort de son pere Amphiarus, chassé de Thebes, se retira en Asie, où il prédisoit l’avenir aux barbares pour quelques oboles. Alexandre fit donc publier que le dieu rendroit ses réponses lui-même dans un certain tems, & qu’on écrivît ce qu’on voudroit lui demander sur un billet cacheté. Alors s’enfermant dans le sanctuaire du temple qui étoit déja construit, il faisoit appeller par un héraut tous ceux qui avoient donné leurs billets, & les leur rendoit cachetés, avec la réponse du dieu. Cet artifice n’auroit pas trompé un homme d’esprit ; mais les sots ne s’appercevoient pas qu’il décachetoit en particulier les billets ; & après avoir répondu tout ce qui lui plaisoit, il les rendoit cachetés comme auparavant.

« Il y a plusieurs moyens, dit Lucien, de lever le cachet sans rompre la cire, & je veux en faire part de quelques-uns, afin qu’on ne prenne pas une subtilité pour un miracle. Premierement avec une aiguille chaude, on détache la cire qui joint le filet à la lettre, sans rien défaire du cachet ; & après qu’on a lu ce qu’on veut, on le rejoint de la même sorte. Il y a une autre invention qui se fait avec de la chaux & de la colle, ou avec un mastic composé de poix, de cire & de bitume, mêlé avec de la poudre d’une pierre fort transparente, & dont on fait une boule, sur laquelle, quand elle est encore tendre, on imprime la figure du cachet, après l’avoir frotté de graisse de pourceau ; car à l’instant elle durcit, & sert à cacheter comme si c’étoit le cachet même ».

Alexandre connoissant tous les secrets propres à tromper les ignorans, abusoit de leur crédulité. Quand il se mêloit de prédire l’avenir, il se sauvoit toujours par quelque réponse obscure & ambiguë, à l’exemple des oracles. Tantôt il encourageoit les uns, tantôt il détournoit les autres de leurs entreprises, suivant qu’il jugeoit qu’elles pouvoient réussir ou manquer. Il prescrivoit aux malades des remedes dont l’effet infaillible répondoit de la vérité de ses prédictions.

Ce fripon adroit prenoit environ dix sols pour chaque oracle, ce qui formoit une somme assez considérable : il en débitait soixante ou quatre-vingts mille par an. Le peuple étoit si avide de ces sottises, ainsi qu’il l’est de toutes les nouveautés, qu’une même personne faisoit quelquefois douze ou quinze demandes à dix sols piece. Il est vrai que tout ce qu’il gagnoit n’étoit pas entiérement à son profit ; il avoit sous lui plusieurs officiers, dont les uns mettoient les oracles en vers, les autres les souscrivoient, les cachetoient, les interprétoient, ou les gardoient, & chacun avoit une pension proportionnée à ses services. D’ailleurs il avoit des correspondans & des panégyristes dans les provinces les plus éloignées, qui répandoient par-tout la réputation de l’oracle. Les affiches portoient qu’il prédisoit l’avenir, faisoit retrouver ce qui étoit perdu, découvroit les trésors, guérissoit les malades, & plusieurs autres choses semblables. On y accouroit donc de toutes parts avec des victimes & des présens, tant pour le dieu que pour le prophete ; car la divinité ne manquoit pas d’ordonner par un oracle de faire du bien à son ministre, parce qu’elle n’en avoit pas besoin pour elle-même.

Comme les gens d’esprit commençoient à connoître la fourberie, & qu’Alexandre craignoit particuliérement d’être démasqué par les philosophes de la secte d’Épicure, il tâcha de les intimider, en criant que tout le pays se remplissoit de chrétiens & d’impies qui semoient des calomnies contre lui ; il ordonna de les lapider, si l’on vouloit être dans les graces du dieu. Quelqu’un lui ayant demandé ce que faisoit Épicure dans l’autre monde, il répondit qu’il étoit plongé dans un bourbier, chargé de fers. Il détestoit sur-tout ce philosophe, parce, dit Lucien, qu’il avoit mieux découvert qu’aucun autre toutes les fourberies & les impostures qui se glissent dans le monde sous le voile de la religion ; mais Platon, Chrysipe & Pythagore étoient ses auteurs favoris. Il haïssoit singuliérement la ville d’Amastris, à cause de plusieurs philosophes Épicuriens qui y demeuroient, & ne voulut jamais rendre aucun oracle pour ses habitans.

Il auroit été à souhaiter pour sa gloire & pour l’intérêt de ceux qu’il avoit dupés, qu’il n’eût jamais rendu d’oracles. Un jour qu’on le consultoit sur une douleur d’estomac, il se fit moquer de lui, en ordonnant de prendre un pied de pourceau avec de la mauve, & encore en termes si ridicules, qu’on ne savoit ce qu’il vouloit dire, soit qu’il n’eût personne alors pour lui composer son oracle, ou qu’il ne sût que répondre. Cependant, pour entretenir l’enthousiasme populaire, il montroit souvent le serpent à ceux qui vouloient le voir ; mais il en tenoit toujours la tête cachée dans son sein, & ne laissoit toucher que le corps, & particuliérement la queue. « Un jour, dit Lucien, voulant enchérir sur son imposture, il dit qu’Esculape répondroit visiblement, & cela s’appelloit des réponses de la propre bouche du dieu ; ce qui se faisoit par le moyen de quelques nerfs de grue qui aboutissoient à la tête du dragon fait de linge, & qui servoient d’organes pour porter la voix d’un homme ; mais cela ne se faisoit pas tous les jours, & c’étoit seulement pour les personnes de condition ». Celui qu’il rendit à Severien sur l’entreprise d’Arménie, étoit de ce nombre : il lui prédisoit la victoire ; mais après sa defaite, il substitua une autre réponse qui le détournoit de cette entreprise. Il étoit assez impudent pour se rétracter de ce qu’il avoit avancé lorsque le hasard ne rendoit pas ses prédictions vraies. S’il arrivoit qu’un malade auquel il avoit promis la santé vînt à mourir, il disoit qu’on n’avoit pas bien entendu le sens de l’oracle. Pour gagner les bonnes graces des prêtres de Male, de Claros & de Didime, où l’on rendoit des oracles aussi trompeurs que les siens, il ordonnoit de les consulter, sur-tout s’il étoit pressé, & qu’il voulût éluder quelque demande.

Quand la renommée eut répandu en Italie & à Rome le bruit de ses prétendues merveilles, tout le monde l’envoya consulter, & particuliérement les grands, & ceux qui avoient le plus de crédit auprès du prince. Rutilianius qui s’étoit signalé par fa bravoure dans plusieurs occasions, étoit un de ses principaux partisans. C’étoit un homme de bien, mais si superstitieux, qu’il se mettoit à genoux devant toutes les pierres qu’il rencontroit sur lesquelles on avoit fait quelque effusion ou jetté quelque guirlande. Il fallut donc quitter l’armée qu’il commandoit pour y accourir, & il dépêchoit courier sur courier. Comme ceux qu’il envoyoit n’étoient que des valets, ils se laissoient tromper aisément, & ajoutoient de nouveaux mensonges aux anciens pour rendre leur rapport plus recommandable. Les choses merveilleuses qu’ils racontoient ne faisoient qu’accroître sa crédulité, & le rendre encore plus dupe. Rutilianius distingué par ses places & par ses exploits militaires, étoit ami des plus grands seigneurs de Rome ; il leur faisoit part de ce qu’on lui avoit rapporté ; & pour inspirer aux autres la même confiance, il publioit à sa façon les prodiges de l’imposteur. Ce crédule Rutilianius ne tarissoit point sur l’éloge d’Alexandre ; il en instruisoit toute la ville, & par ce moyen il engagea plusieurs à consulter l’oracle sur leur fortune. Ils furent très-bien reçus du prophete, qui leur fit divers présens, afin qu’à leur retour ils dissent du bien de lui, & qu’ils ne démentissent point la réputation que les sots lui avoient acquise.

Il s’avisa d’une nouvelle ruse. Après avoir lu leurs questions, s’il s’en trouvoit quelqu’une de trop hardie, il retenoit le billet sans y faire réponse, pour avoir comme un gage de la fidélité de celui qui l’avoit donné ; & par ce moyen on étoit contraint de lui faire la cour, au lieu de s’en plaindre.

Voici les réponses qu’il fit à Rutilianius, qui l’avoit consulté sur le choix d’un précepteur pour son fils ; il répondit par ambages, à la façon des oracles, Pythagore & Homere. Cet enfant étant mort quelque tems après, Alexandre vouloit donner une autre interprétation à sa réponse ; mais Rutilianius aidoit lui-même à se tromper, & assûroit qu’il avoit prédit la mort de son fils, en lui donnant pour précepteurs des hommes qui n’existoient plus.

Une autre fois ce seigneur lui demanda, conformément à la doctrine de Pythagore, ce qu’il avoit été, & ce qu’il seroit un jour. Il lui répondit modestement qu’il avoit été Achille, puis Menandre, &c qu’il deviendroit un rayon du soleil, après avoir vecu 180 ans ; mais la mélancolie l’éclipsa à 70, contre la promesse de l’oracle. Comme ce Romain songeoit à se remarier, Alexandre lui offrit sa fille, qu’il disoit avoir eue de la lune, amoureuse de lui. Rutilianius, sans délibérer davantage, la fit venir, & l’épousa, après avoir immolé les hécatombes à sa belle-mere, comme s’il eût été de la race des immortels. Après un si grand succès, notre imposteur médita de plus hauts desseins ; il dépêchoit par-tout des couriers avec des oracles, pour annoncer aux villes les fléaux de la peste, des embrâsemens, ou des tremblemens de terre, avec offre de les préserver de ces malheurs.

Il publia aussi un oracle émané de la propre bouche du dieu, pour servir de préservatif contre la contagion[1], qui étoit alors très-violente. On le voyoit sur les portes des maisons, comme un remede souverain contre ce mal. Mais, par malheur, ces maisons furent les premieres attaquées ; elles ne s’étoient pas précautionnées, & elles furent la dupe de leur confiance. Plusieurs personnes dans Rome instruisoient notre prophete du caractere de ses principaux partisans, & s’informoient de ce qu’ils devoient demander en arrivant, afin qu’il eût le loisir de préparer sa réponse.

Il avoit fondé une institution où l’on portoit des torches allumées ; il régloit les cérémonies, qui duroient l’espace de trois jours ; le premier, on proclamoit, comme dans certaines fêtes d’Athenes : S’il y a ici quelque Épicurien quelque Chrétien ou quelque impie qui soit venu pour se moquer des mysteres, qu’il se retire, mais que les seuls fidèles soient initiés. Alors il s’avançoit le premier d’un pas grave, en criant : Hors d’ici, Chrétiens ; & toute la troupe répondoit : Hors d’ici, Épicuriens, puis on célébroit les couches de Latone, avec la naissance d’Apollon, & le mariage de Coronis, suivi de la venue d’Esculape. Le deuxieme jour, on célébroit la nativité de Glycon ; & le troisieme, le mariage de Podalire & de la mere de notre prophete. On y représentoit aussi les amours du prophete & de la lune, d’où naissait la femme de Rutilianius, & il s’endormoit au milieu de la cérémonie, comme un autre Endymion.

Alors on voyoit descendre du haut des nues une belle dame qui représentoit la lune : c’étoit la femme d’un des maîtres d’hôtel d’un prince. Elle avoit l’impudence, en la présence de son mari, de venir baiser & embrasser notre imposteur, & peut-être, dit Lucien, ils eussent passé outre, sans la lueur des flambeaux, car ils ne se haïssoient point. Il rentroit une autre fois avec ses habits pontificaux, en observant le plus grand silence, ensuite il crioit tout-à-coup, io Glycon : à quoi répondoit un excellent chœur de musiciens, io Alexandros. Il avoit des hérauts Paflagoniens de la plus haute taille, qui sentoient l’ail, & qui portoient des chaussures de peau.

Cette fête étoit célébrée par des chants & par des danses mystérieuses. L’imposteur découvroit de tems en tems une cuisse d’or, pour imiter Pythagore ; il se servoit d’un caleçon doré qui reluisoit à la clarté des flambeaux. De-là vint cette grande dispute entre deux philosophes, s’il n’avoit pas l’ame de Pythagore, comme il en avoit la cuisse ; mais elle fut remise à la décision de l’oracle, qui répondit que l’ame de Pythagore naissoit & mouroit de tems en tems ; mais que celle du divin prophete étoit immortelle & de céleste origine. Il étoit trop adroit pour faire d’autre réponse.

Quoiqu’il defendît l’amour des garçons comme un crime détestable, il ordonna aux villes du Pont & de la Paflagonie de lui en envoyer pour consulter l’oracle, & chanter les louanges du dieu. On lui envoyoit donc tous les trois ans des enfans des meilleures maisons, & de la plus jolie figure, dont il se servoit pour ses infames plaisirs. Il avoit établi une plaisante coutume : on n’osoit le baiser en le saluant lorsqu’on avoit plus de 18 ans ; il n’embrassoit que de jeunes garçons, qu’on appelloit pour cela les enfans du baiser, & donnoit sa main à baiser aux autres. Voilà comme il abusoit le vulgaire stupide, qui regardoit comme une faveur de voir caresser leurs femmes & leurs enfans. L’admiration & le fanatisme en étoient venus au point que plusieurs femmes se faisoient honneur en public d’avoir eu des enfans d’Alexandre, & prenoient leurs maris imbéciles à temoins de leur turpitude.

Lucien rapporte un dialogue du dieu & d’un prêtre du voisinage, dont on reconnoîtra l’esprit par celui de ses demandes.

Demande. Dis-moi, Glycon, qui es-tu ?

Réponse. Je suis le nouvel Esculape.

D. Es-tu Esculape lui-même, ou quelqu’autre qui lui ressemble ?

R. Il n’est pas permis de révéler ces mysteres.

D. Combien seras-tu d’années à rendre des oracles ?

R. Plus de 1000 ans.

D. Où iras-tu ensuite ?

R. Dans la Bactriane & les pays voisins, pour honorer les barbares de ma présence.

D. Les oracles de Claros, de Delphes & de Didyme sont-ils de vrais oracles ?

R. Ne desire pas de savoir les choses défendues.

D. Que ferai-je après cette vie ?

R. Chameau, puis cheval, & enfin philosophe, & aussi grand qu’Alexandre.

Alexandre s’étant fait connoître à la cour par Rutilianius, son gendre, envoya un oracle à Marc-Aurele, qui faisoit la guerre en Allemagne, par lequel il lui commandoit de jetter deux lions dans le Danube, avec plusieurs cérémonies, en l’assurant d’une paix prochaine, qui seroit précédée par une insigne victoire. Ces lions traversant le fleuves furent tués par les ennemis, & bientôt après les Barbares défirent les Romains, qui penserent perdre Aquilée, après avoir laissé plus de 20,000 hommes sur le champ de bataille.

Malgré tant de fausses prédictions, on ne cessoit d’accourir à lui de tous côtés : cela prouve bien combien la superstition a de pouvoir sur les esprits ignorans. La petite ville qu’il habitoit ne pouvoit contenir une si grande multitude, & encore moins la nourrir.

Lucien indigné de la stupide admiration que ce faux prophete inspirait, voulut s’en rapporter à lui-même. Il interrogea le mystificateur, & le trouva chaque fois fort au-dessous de sa renommée ; il en rapporte plusieurs traits. « Un jour, dit-il, que je m’étois enquis du dieu par une demande bien cachetée, si son prophete étoit chauve, il me répondit, par un oracle de nuit : Malach, fils de Sabardalach, étoit un autre Atys. Une autre fois, ayant écrit une même demande en divers billets qu’on lui porta de divers lieux, afin qu’il ne se défiât de rien, il m’ordonna, à l’un de me frotter de cytmide, & de la rosée de latone, ayant été trompé par celui qui portoit le billet, qui lui dit que je cherchois un remede pour le mal de côté. Cependant je lui demandois quelle étoit la patrie d’Homere, en un autre ; sans avoir plus d’égard à Homere & à sa patrie, il me défendit d’aller sur mer, pour avoir été trompé par le valet qui présenta le billet, qui lui dit que je desirois savoir le chemin que je devois tenir pour retourner en Italie ».

Alexandre craignant d’être démasqué par notre philosophe, tâcha de le gagner ; il lui fit des présens, & lui offrit un vaisseau pour le conduire à Amastris, dans le port où il avoit dessein d’aller. Quelqu’esprit qu’eût Lucien, il en manqua dans cette occasion, & accepta l’offre de son ennemi ; mais il fut bien étonné lorsqu’il fut au milieu de la mer : il vit le pilote pleurer, & faire divers signes aux matelots : il demanda ce que c’étoit ; le pilote lui avoua qu’Alexandre lui avoit donné ordre de le jetter dans la mer ; mais qu’après avoir vécu 60 ans sans reproche, il ne pouvoit se résoudre à devenir homicide. Il le descend néanmoins dans une isle déserte, où il seroit bientôt mort de faim si des vaisseaux du Bosphore qui passerent heureusement par là, ne l’eussent sauvé.

Lucien échappé à ce danger, voulut poursuivre Alexandre devant le gouverneur de la Bythinie & du Pont ; mais ce gouverneur le pria de ne point agir contre un homme qu’il ne pouvoit condamner, quand même il le verroit manifestement coupable, de peur d’offenser Rutilianius. Lucien ne put se venger d’Alexandre qu’en écrivant sa vie ; il s’y déclare son ennemi, & ainsi il peut y avoir ajouté quelques circonstances pour décrier davantage cet imposteur ; mais le fond de son histoire étoit une chose si publique, qu’on ne peut présumer qu’il ait altéré la vérité.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que ce séducteur eut l’insolence de demander à l’empereur la permission de faire battre de la monnoie avec son image d’un côté, & celle de son Glycon de l’autre. On ne dit pas s’il l’obtint ; mais on trouve des médailles d’Antonin qui ont au revers le nom des Abotoniques & de Glycon, avec la figure d’un serpent qui a une tête d’homme. L’imposture finit par la mort de l’imposteur, qui, s’étant promis 160 ans de vie, n’en vécut pas tout-à-fait 70. Il mourut dans des douleurs effroyables, la gangrene & les vers s’étant mis à ses jambes. On remarque de lui, comme une chose honteuse, qu’il avoit une perruque.

Il y a des hommes dont le jugement grossier & incapable de discernement les rend presque comparables aux brutes. La raison, ce présent de la divinité, ce flambeau fait pour les éclairer, n’a aucune faculté dans leurs mains. Doit-on être surpris qu’un imposteur adroit, en flattant la stupide curiosité des sots, en leur promettant effrontément des miracles, & en se donnant l’air d’un prophete, ait acquis un empire absolu sur leurs esprits, & soit parvenu à se faire respecter comme un dieu ? À la faveur de quelques ruses de charlatan, & de quelques tours d’adresse qu’ils prenoient pour des prodiges merveilleux, le vulgaire s’abusoit, & avoit la plus grande admiration pour ce fourbe. Quoiqu’il affectât le plus grand respect pour le dieu dont il se disoit l’interprete & le ministre, le secret de sa cabale n’étoit que mensonge & turpitude.


PROCOPE, vers l’an 365.


Si la hardiesse donne de la célébrité, personne n’est plus en droit d’y prétendre que Procope ; il osa prendre le titre d’Auguste sous l’empire de Valentinien & de Valens. Cilicie étoit la patrie de l’imposteur : il étoit parent de Basiline, mere de l’empereur Julien. Une alliance si illustre donna de l’éclat à sa personne dès ses premieres années, & son intelligence dans les maneges de cour le fit parvenir auprès de Constance à la dignité de secrétaire du prince & de tribun. Il étoit assez bien fait, d’une taille avantageuse, mais un peu courbé, toujours les yeux baissés vers la terre ; sa physionomie, qui n’étoit point développée, annonçoit un cœur faux & dissimulé. Il y a des hommes qui portent d’avance la honte des crimes qu’ils méditent, & c’est de ces ames hypocrites dont on doit le plus se méfier.

Il n’y avoit point de grade auquel il ne pût aspirer, lorsque Constance mourut. Cet événement, loin de renverser fa fortune, éleva encore plus haut ses espérances ; Julien lui donna le titre de comte. La régularité de ses mœurs le faisoit estimer ; mais son humeur sombre & taciturne inspiroit la méfiance. Cependant Julien se sentoit trop de supériorité sur lui pour le craindre ; il le laissa en Mesopotamie, à la tête d’un corps de troupes considérable, & il n’eut qu’à se louer de sa fidélité.

Après la mort de Julien, Procope, chargé de faire rendre les honneurs funebres à ce prince, saisit cette occasion pour s’éloigner de la cour, & se tenir caché, en attendant des circonstances plus favorables aux desseins secrets qu’il avoit formés. Il se retira d’abord avec sa femme & ses enfans dans une terre qu’il possédoit près de Césarée, en Cappadoce. Jovien, à qui sa fuite le rendit plus suspect, en fut bientôt averti ; il envoya des soldats pour le prendre & le ramener.

Le fugitif se mit lui-même entre leurs mains ; & protestant qu’il étoit prêt à les suivre, il obtint la permission de faire ses adieux à sa femme & à ses enfans ; mais il sut se procurer la liberté par la ruse : sa garde ne résista point à l’attrait de la bonne-chere & du vin dans un repas qu’il lui fit servir tout de suite. Il profita de leur ivresse pour gagner le pont Euxin avec sa famille, & passa dans la Tauride. Il ne fut pas long-tems à s’appercevoir qu’il avoit à faire à des barbares perfides, qui ne manqueroient pas de le trahir à la premiere occasion ; il prit donc le parti de repasser avec les siens dans l’Asie-Mineure. Là changeant tous les jours de retraite, évitant la rencontre des hommes, caché dans les forêts, dans les cavernes, dans les rochers les plus inaccessibles, il fut réduit à la triste nécessité de vivre pendant quelque tems d’herbes & de fruits sauvages. Enfin, pressé de la faim, & réduit à la plus affreuse misere, il se détermina de se rapprocher de Chalcédoine par des sentiers écartés : il n’avoit de ressource que dans la fidélité d’un ami qui vivoit à la campagne sur le territoire de cette ville.

Cet ami, nommé Stratege, étoit un ancien officier du palais, qui s’étoit retiré avec le titre de sénateur. Le malheureux proscrit lui confia sa vie & sa famille : il le tint quelque tems caché dans une terre de l’hérétique Eunonius, qui, étant alors absent, prétendit dans la suite en avoir eu connoissance. De cette retraite il passoit souvent à Constantinople, déguisé, pour observer la disposition des esprits. Le mécontentement étoit général. Petrone, beau-pere de Valens, ayant beaucoup de crédit sur son esprit, traitoit le peuple, les nobles & les soldats comme des esclaves.

Les murmures que Procope entendoit de toutes parts lui firent croire qu’il pourroit très-facilement se rendre maître du trône impérial. On voyoit alors tous les jours passer par Constantinople des troupes qui defiloient vers l’intérieur de la Thrace, pour garnir les bords du Danube. Deux cohortes venoient d’arriver, & devoient séjourner dans la ville pendant deux jours. Procope ayant gagné un eunuque de la cour, nommé Eugene, séduisit par ce moyen plusieurs de leurs officiers, qui s’obligerent, par serment, à le servir de leurs armes & de leurs amis.

La révolution fut rapide. Dès la nuit suivante, ses partisans vont saisir les magistrats dans leurs lits ; ils traînent les uns dans les prisons, ils font aux autres une prison de leur maison même. Au point du jour, le 28 septembre 365, Procope se rend aux bains d’Anastasie, où les deux cohortes étoient logées : c’étoit un vaste édifice, qui avoit pris le nom d’une sœur de Constantin. Les conjurés qui, pendant la nuit, avoient engagé dans leur complot leurs camarades & les soldats, le reçoivent avec joie au milieu d’eux, & forment sa garde. Comme on ne trouvoit pas de quoi faire les ornemens impériaux, on l’habilla de plusieurs pieces qui lui donnoient l’air d’un empereur de théâtre.

Dans ce ridicule appareil, il sortit escorté d’une garde nombreuse. Les soldats, sous leurs enseignes, marchoient en ordre de bataille ; & pour jetter l’effroi, ils frappoient à grands coups de javelots leurs boucliers qu’ils tenoient élevés sur leur tête, afin de se mettre à couvert des pierres & des tuiles dont on auroit pu les accabler du haut des toits. Entre les premiers de la ville, les uns étoient déja arrêtés ; les autres, surpris de cet événement imprévu, se tenoient renfermés, sans savoir quel parti prendre. Le peuple sortant dans les rues, ne témoignoit d’abord qu’une curiosité froide & indifférente. Cependant la haine universellement répandue contre Petrone, jointe aux charmes de la nouveauté, rendoit agréable à la plupart cette révolution. Procope fut bientôt reconnu par tout Constantinople.

Pour se maintenir dans cette place, il donna les charges à ses partisans ; il fit répandre de grosses sommes d’argent parmi les troupes qui se rendoient de toutes parts dans cette province pour gagner les bords du Danube ; & les ayant réunies en un corps, & enivrées de magnifiques promesses, il leur fit prêter serment en son nom, avec d’horribles imprécations, afin de les attacher davantage à sa personne. Il prit le nom de Constantin ; & portant entre ses bras la fille de Constance, âgée de trois ans, il leur représenta, les larmes aux yeux, ce dernier rejetton d’une famille qu’ils avoient respectée, & les attendrit par ce spectacle.

Valentinien & Valens ayant appris la révolte, penserent sérieusement à s’y opposer ; mais leurs premiers efforts furent inutiles. Procope s’empara de plusieurs villes, entr’autres, de Cysique, place importante, & se prépara à continuer la guerre. Deux batailles mirent fin à la révolte ; la premiere fut donnée à Thyatire, & la seconde, près de Nacolie, le 27 mai 366. Le rebelle fut trahi dans ces deux journées par ses généraux, qui allerent se jetter dans l’armée de Valens. Leur exemple entraîna des bataillons entiers, & bientôt toutes les troupes se rendirent à l’empereur. Procope abandonné, prit la fuite ; mais ayant été découvert, il fut mené garrotté à Valens. Ce prince lui fit couper la tête, qu’il envoya à Valentinien dans les Gaules. Ainsi périt Procope, âgé d’environ 41 ans. Après s’être montré, dans sa tyrannie passagere, superbe, violent, inhumain & injuste : sur la foi des astrologues, il s’étoit flatté de parvenir au comble. Après sa mort, ces fourbes publierent qu’ils avoient entendu le comble des maux, & non de la fortune. (Lebeau, Hist. du Bas-Empire.)


EUGENE, l’an 392 de Jesus-Christ.


Argobaste, préfet du prétoire, & ensuite général des armées de Valentinien, perdit cette charge, parce qu’il avoit engagé l’empereur dans une guerre malheureuse contre les François. Plein de ressentiment & d’ambition, il se vengea du prince qui le dépouilloit, en le faisant étrangler par des eunuques, en 392. Le meurtrier n’osant se placer sur le trône Impérial, parce qu’il étoit François d’origine, & par conséquent considéré comme barbare, voulut y faire monter une de ses créatures. Il choisit un nommé Eugene, homme d’une basse naissance, lequel avoit enseigné la Rhétorique. Argobaste l’ayant jugé digne de sa confiance, l’avoit tiré de sa place obscure de rhéteur, pour lui procurer celle de secrétaire de l’empereur.

Eugene étoit chrétien, comme Argobaste étoit païen ; c’est-à-dire, que leur cœur ne reconnoissoit d’autres dieux que leur ambition. Cependant le secrétaire assez sage pour n’être pas ébloui de sa fortune, se conduisoit avec modestie, & gardoit les apparences de la probité : S. Ambroise fut la dupe de son hypocrisie, & l’honora d’une sincere amitié.

Lorsqu’Argobaste découvrit à Eugene le grand dessein qu’il avoit sur sa personne, il eut de la peine à consentir à l’assassinat de l’empereur, & à sa propre élévation. Les sollicitations vives & pressantes d’un protecteur qui pouvoit devenir un redoutable ennemi, entraînerent Eugene ; il y fut encore excité par les flatteuses prédictions des devins & des astrologues, dont les promesses toujours chimériques se réalisent quelquefois, parce qu’elles encouragent au crime les esprits foibles qui y ajoutent foi. Aussi-tôt après la mort de Valentinien, Eugene fut proclamé empereur par les soldats dont Argobaste disposoit souverainement. De toutes les provinces de l’Occident, l’Afrique seule refusa de lui obéir, & ne voulut recevoir des ordres que de Théodose.

Eugene passa en Italie avec une armée qu’il avoit conduite d’abord sur le Rhin. Argobaste employant la puissance qu’il avoit dans la Gaule, & le crédit que sa naissance lui donnoit chez les barbares, y avoit joint des garnisons Romaines & des corps nombreux de Francs, de Saxons & d’Allemands. Théodose, le véritable empereur, le suivit bientôt avec une armée moins nombreuse, mais non moins courageuse que la sienne. Argobaste qui l’attendoit aux pieds des Alpes, fut bien surpris de voir son armée couvrir la plaine. La bataille fut bientôt engagée ; elle se livra sur les bords d’une riviere nommée alors Frigidus, aujourd’hui le Vipao, dans le comté de Gorice, à 12 lieues au nord-est d’Aquilée.

Théodose commença la charge en détachant sur l’ennemi les Barbares auxiliaires, sous la conduite de Gaïnas ; ils rencontrerent une résistance invincible. Argobaste se trouvoit par-tout, animant les soldats du geste, de la voix, & plus encore de l’exemple. Le carnage fut horrible ; 10,000 Goths resterent sur la place, & le reste prit la fuite. Théodose plus affligé qu’effrayé d’un si funeste commencement, monta sur un roc élevé ; là se prosternant à terre à la vue des deux armées, il eut recours aux prestiges de la religion, & s’écria d’une voix assez haute pour être entendu des siens : Dieu tout-puissant, vous savez que je n’ai entrepris cette guerre, au nom de Jesus-Christ votre fils, que pour punir un attentat criminel. Si je suis coupable, exercez sur moi votre vengeance ; mais si c’est la justice & la confiance en votre protection qui m’ont mis les armes à la main, étendez votre bras pour nous secourir, afin que ces ennemis infidèles ne disent pas : Où est leur Dieu.

Étant ensuite descendu, il fit avancer ses troupes ; le choc fut violent, & soutenu avec une égale vigueur. Bacure, un de ses généraux, fit dans cette journée des prodiges de valeur, s’élançant hors des rangs à la tête de ses plus braves soldats. Il affronta mille fois la mort, renversant tout devant lui, rompant les escadrons ennemis, & se jettant, tête baissée, dans les plus épais bataillons, pour atteindre le tyran qui se tenoit à l’arriere-garde. Enfin l’intrépide Bacure, percé de coups, tomba sur des cadavres qu’il avoit abattus à ses pieds. La nuit sépara les combattans avant que la victoire fût décidée. La plus grande perte fut du côté de Théodose, & les ennemis se crurent vainqueurs.

Les généraux conseilloient à ce prince de se retirer pour assembler de nouvelles troupes, & revenir au printems suivant avec des forces supérieures ; mais Théodose rejettant ce conseil avec indignation : Non, dit-il, la croix ne fuira pas devant les images d’Hercule ; je ne déshonorerai point par une lâcheté sacrilege le signe de notre salut. Pour entendre cette réponse, il faut savoir que l’image d’Hercule flottoit sur les étendards d’Eugene, protecteur du paganisme, & la figure de la croix sur les enseignes de Théodose. Cet empereur ayant été fortifié la nuit par un songe, engagea une nouvelle bataille le lendemain. Eugene voyant de loin défiler les premiers rangs de l’armée de son ennemi, fait sonner l’alarme. Étant monté sur un petit tertre pour être témoin de la victoire, Allez, dit-il, c’est un forcené qui ne cherche qu’à mourir ; prenez-le vivant, & amenez-le ici chargé de fers.

Un moment après le comte Arbitrion, un des principaux officiers d’Eugene, l’abandonne, & se joint à Théodose avec ses troupes. L’empereur fortifié par ce secours, saute à bas de son cheval, & s’avançant à la tête de ses soldats l’épée à la main, marche seul à l’ennemi, en s’écriant : Où est le dieu de Théodose ? Tous ses bataillons effrayés du péril où il s’expose, s’empressent de le suivre. On étoit arrivé à la portée du trait, lorsque l’air se couvrit d’une obscurité si épaisse, que quelques historiens l’ont prise mal-à-propos pour une éclipse de soleil. Après un murmure sourd, il s’éleve tout-à-coup un vent impétueux qui attaque l’armée d’Eugene, selon le rapport de quelques auteurs crédules ; d’affreux tourbillons arrachent à ses soldats les armes des mains, dissipent leurs traits, tandis qu’ils donnent plus de force à ceux de Théodose. Les troupes d’Eugene aveuglées de poussiere, & accablées des traits des ennemis, prennent la fuite, & celles qui restent reconnoissent Théodose pour empereur, parce qu’il étoit victorieux.

Le tyran reposoit alors avec sécurité sur une éminence. Voyant venir à lui quelques-uns de ses soldats qui couroient avec précipitation, il s’imagine qu’on lui apporte la nouvelle de sa victoire. Où est Théodose ? s’écria-t-il, me l’amenez-vous enchaîné, comme je vous l’ai commandé ?… C’est vous-même, répondent les soldats, que nous allons conduire à Théodose ; Dieu, plus puissant que vous, nous l’ordonne ainsi. En même tems ils lui arracherent la pourpre, l’enchaînent, & le traînent avec eux. On le présente au vainqueur, qui prononça son arrêt de mort ; & tandis qu’Eugene tout tremblant demande la vie, un de ses propres soldats lui abat la tête d’un coup de sabre. On la porta au bout d’une pique dans les deux camps.

Cette mémorable victoire fut remportée le 6 septembre 394 ; elle soumit à Théodose tout l’empire d’Occident, & la tyrannie d’Eugene passa comme une ombre, sans laisser aucune trace. Argobaste, auteur de tous ces maux, se tua lui-même de deux coups d’épée.


HYPACE, l’an 532.


Lempereur Anastase étant monté sur le trône, éleva Hypace, son neveu, aux emplois. Il eut beaucoup de part au commandement sous le regne de son oncle, & ne vit qu’avec peine l’affoiblissement de son autorité, lorsque la mort le lui enleva. Pendant le regne de Justin, il sut borner son ambition, mais dès que ce prince fut mort, il vit qu’il pouvoit régner, & il n’oublia rien pour obtenir le sceptre.

La faction des Verds & des Bleus désola le commencement du regne de Justinien ; il y eut plusieurs séditions : dans une de ces révoltes, le peuple s’étant soulevé avec fureur, proclama Hypace empereur ; on l’éleva sur un bouclier, faute de diadème : on lui posa sur la tête un collier d’or. Dans ces momens de crise & de trouble, ce n’est pas le cas de dire que la voix du peuple est la voix de dieu : lorsqu’on est aveuglé par la fureur, peut-on mettre quelque discernement dans le choix ?

Bélisaire, général de Justinien, tâcha de ramener les esprits ; le peuple fut bientôt divisé en deux partis, les émissaires du chambellan Narsès avoient gagné à force d’argent une partie de la faction bleue qui avoit proclamé Hypace. Les uns crioient de toute leur force, vivent l’empereur Justinien & l’impératrice Théodora, tandis que les autres crioient vivent Hypace & Pompée ; en même tems ils se battoient avec fureur, mais ils furent bientôt confondus ensemble par un sanglant carnage. Bélisaire & les autres, dans le Cirque où ils étoient rassemblés, fondent sur eux, on les perce de traits ; on les charge à grands coups d’épée ; tout fuit, on se presse, on se renverse, on s’écrase ; les portes trop étroites pour donner passage à tant de fuyards à la fois, laissent aux soldats le tems de les massacrer. Trente mille hommes périrent dans cette fatale journée ; & ce fut principalement au zele & au courage de Bélisaire disgracié, que Justinien fut redevable de sa conservation.

À la vue de cet horrible spectacle, Hypace glacé de frayeur, n’avoit pas assez de force pour prendre la fuite ; Boraïde & Juste, neveux de Justinien, se saisirent de lui, & le traînerent à Justinien, avec son frere Pompée, qu’on trouva armé d’une cuirasse sous sa robe ; ces malheureux se jettent aux pieds de l’empereur, & voulant donner le change pour obtenir plus facilement leur grace : « Seigneur, lui dirent-ils, nous sommes enfin venus à bout, mais non sans peine, de rassembler vos ennemis dans le cirque, pour les livrer à votre vengeance : fort bien, répondit l’empereur ; mais si vous saviez vous en faire obéir, que ne m’avez-vous rendu ce service, avant qu’ils eussent brûlé & saccagé la ville » ? Il commanda à ses gardes de les conduire dans la prison ou palais : on les enferma tous les deux dans le même cachot.

Pompée qui n’avoit jamais éprouve aucun revers, & qui n’avoit point acquis cette forces d’esprit qui soutient l’ame, & qui l’empêche de s’abattre, s’abandonnoit aux gémissemens & aux larmes. Hypace, plus accoutumé aux disgraces, & affermi par les malheurs, lui reprochoit sa foiblesse, & vouloit lui persuader que les pleurs étoient indignes de ceux qui mouroient innocents ; qu’on les avoit malgré eux enveloppés dans la révolte, & qu’ils n’étoient coupables que parce qu’ils avoient mérité l’affection du peuple. Le lendemain on les étrangla dans la prison, & leurs corps furent jettés dans la mer ; celui d’Hypace ayant été rejetté sur le rivage, l’empereur le fit enterrer au lieu destiné à la sépulture des criminels.

Dans la suite, Justinien fit grace aux enfans d’Hypace, de Pompée, & de tous les autres : il leur rendit même les biens de leurs peres excepté ceux dont il avoit fait donation ; il auroit été injuste de les rendre les victimes des entreprises téméraires de leurs peres. Ces malheureux exemples ne sont néanmoins que trop fréquens.


HÉRACLIEN, l’an 413.


Héraclien, l’un des plus illustres généraux de l’empereur Honorius, défit le prince de Stilicon, qu’il tua à Ravene en 408. Le gouvernement d’Afrique fut la récompense de cet important service. Dans la révolte d’Atalus, il demeura fidele à l’empereur, & défendit la province contre les troupes que le rebelle avoit envoyées, & tua même un certain Constantin qui les conduisoit ; mais ayant été élevé au consulat en 413, cette dignité fut l’écueil de sa modération. Il commença à donner des soupçons trop bien fondés pour pouvoir se les dissimuler. Il crut que le meilleur moyen de s’en mettre à couvert, étoit de les réaliser par une révolte déclarée. Il retint les convois de bled destinés pour Rome, & se mit en mer avec une flotte de 3700 voiles. C’étoit le triple de celle de Xercès ; & quand on comprendroit dans ce nombre les bâtimens de transport, & de simples barques, ce prodigieux armement seroit encore incroyable, malgré le témoignage d’Orose, historien fidele & contemporain. Marcellin ne compte que 700 vaisseaux, & 3000 soldats, ce qui seroit encore moins vraisemblable, & ce qui ne suffiroit pas même pour la manœuvre. Quoi qu’il en soit, le détail d’une si importante expédition est ignoré. Voici les seules circonstances que l’histoire nous ait conservées.

Héraclien ayant débarqué en Italie dans le dessein d’aller attaquer Rome, le comte Marin vint à sa rencontre. Il y eut une grande bataille près d’Otricoli, dans laquelle Héraclien fut entiérement défait. Idace dit que 50000 hommes resterent sur la place. De tant de vaisseaux, il n’en revint qu’un à Carthage qui ramenoit Héraclien vaincu. Ce rebelle eut presqu’aussitôt la tête tranchée dans le temple de la déesse Mémoire, où il fut découvert par des soldats que l’empereur avoit envoyés avec ordre de lui ôter la vie. Sabinus, l’auteur de la révolte, se sauva à Constantinople. Honorius l’ayant fait revenir, se contenta de le condamner à l’exil.

Après la mort d’Héraclien, on effaça son nom de tous les actes publics & particuliers ; c’est pour cette raison que plusieurs chroniques ne marquent pour consuls de cette année que Lucius, qui avoit reçu cette dignité à l’Orient. C’étoit une ancienne coutume, que les consuls, en entrant en charge, donnassent la liberté aux esclaves présentés par leurs maîtres. Honorius cassa les affranchissemens faits par Héraclien ; mais il déclara en même tems que les esclaves ainsi affranchis, le seroient de nouveau, selon la forme légitime, & que les maîtres ne pourroient les rappeller à la servitude. Les biens du rébelle furent confisqués : on attendoit d’en tirer des sommes immenses, après tant de concussions & de rapines ; mais on ne comptoit pas ce que son armement en avoit dû épuiser. On trouva, tant en especes monnoyées qu’en immeubles, la valeur de quatre mille livres pesant d’or, ce qui revient à peu-près à quatre millions de notre monnoie : somme peu considérable pour un tyran dans un siecle où de simples particuliers en possédoient autant en revenu annuel.


THOMAS, l’an 823.


Parmi les imposteurs qui tenterent de monter sur le trône d’Orient, sous l’empire de Michel le Begue, il faut distinguer celui-ci. C’étoit un simple soldat, qui se disoit fils de l’impératrice Irene. On rapporte qu’un solitaire ayant vu Léon l’Arménien, Michel le Begue & celui-ci, qui portoient tous les trois les armes, assura que les deux premiers seroient empereurs, & que le dernier perdroit la vie en s’efforçant de le devenir. Cette prédiction, de quelque esprit qu’elle vînt, fut vérifiée par l’événement.

Léon parvint à l’empire, & donna à Thomas une de ses meilleures légions à commander. Quelque tems après, Michel s’étant placé sur le trône de Léon, Thomas, son ennemi, fit révolter l’armée, se mit à la tête des rébelles, se rendit maître de toute l’Asie, sous prétexte de venger son bienfaiteur. Ceux qui haïssoient Michel, ou qui avoient du goût pour le pillage, se mirent sous ses drapeaux ; il étoit d’ailleurs affable, éloquent, courageux, bon général. Ses talens grossirent encore son parti. À la tête de ses légions, il se rendit maître de la plupart des provinces de l’Asie, tant par la douceur que par la force ; il désola entiérement celles qui montroient une forte résistance, & il s’empara des revenus publics. Ces guerres civiles exciterent les Sarrasins à fondre sur l’empereur avec leur fureur ordinaire ; ils ravagerent indifféremment les provinces qui s’étoient rendues à Thomas, & celles qui demeuroient encore attachées à Michel : ni l’un ni l’autre de ces rivaux n’étoient assez forts pour les repousser. Thomas mit en œuvre tout ce qu’il avoit de souplesse & d’habileté pour se les rendre favorables ; il fit valoir quelques avantages qu’il avoit sur eux, & promit de leur prêter le secours de ses armes quand il auroit vengé la mort de Léon. Les Musulmans, qui ne pénétrerent pas son dessein, consentirent à une trêve, & se retirerent à Damas.

Thomas délivré d’un ennemi si puissant, & capable de faire avorter ses projets, prend le titre d’empereur. Il se fit couronner à Antioche par le patriarche Job ; il en exerce l’autorité d’une maniere absolue, & tirant de nouvelles troupes des provinces voisines de la Perse, de l’Égypte, des Indes & des nations les plus éloignées, la plupart dépendantes des Sarrasins. Il changea de nom pour prendre celui de Constantin. Jaloux du rang qu’il avoit usurpé, il fit ses efforts pour le conserver, & pour affermir son autorité.

Se voyant en état de faire tête à celui qu’il vouloit détrôner, il envoya tout ce qu’il avoit de vaisseaux attaquer la flotte de Michel. Cette entreprise eut tout le succès qu’il en pouvoit attendre ; ses soldats coulerent plusieurs bâtimens à fond, & firent les autres prisonniers. Tandis que son armée navale, presque toute composée des navires de l’empereur, s’avançoit contre ce prince, Thomas traversoit l’Asie Mineure à la tête d’une nombreuse armée composée de soldats la plupart sujets de l’empire Musulman. Il passe l’Hellespont, se jette dans la Thrace, qui se déclare pour lui, & revient mettre le siege devant Constantinople par mer & par terre. Quoiqu’il fût entré dans le port à la faveur de la nuit, & qu’une grande partie des soldats de l’empereur se fussent rangés de son parti, il trouva, contre son attente, une vive résistance de la part des assiégés, qui le chargeoient d’injures du haut des murailles, loin de lui ouvrir leurs portes.

Après les avoir attaqués à différentes fois, & les avoir tenus bloqués une année entiere, il se vit contraint, par la rigueur de l’hiver & par deux violentes tempêtes qu’il avoit essuyées, de lever le siege, & de se retirer dans la Thrace, en attendant une saison plus favorable.

Il revint, au printems de l’année suivante, recommencer ses hostilités avec une nouvelle ardeur ; mais la fortune qui l’avoit favorisé les années précédentes, l’abandonna insensiblement. L’empereur avoit levé des troupes considérables, & fait venir à Constantinople celles qui étoient en garnison dans les provinces voisines. On ne doutoit pas que celui qui avoit repoussé avec une poignée d’hommes tous les efforts d’une flotte redoutable, n’en triomphât aisément dès qu’il seroit en état d’attaquer ; il avoit d’ailleurs fait alliance avec Mortagon, roi des Bulgares, qui étoit venu se joindre à lui pour gagner son amitié.

Ces nouveaux secours inspirerent de la frayeur au parti de Thomas. Il avoit dans son armée un capitaine habile, nommé Grégoire, que Michel avoit relégué dans l’isle de Scyros, l’une des Cyclades, parce qu’il étoit proche parent de Léon. Grégoire s’étoit déclaré pour l’usurpateur dès le commencement de la guerre, & lui avoit témoigné beaucoup de zele jusqu’à ce jour ; mais quand il vit que les affaires de Michel prenoient une meilleure face, il forma le lâche projet de se tourner de son côté, & lui fit faire des propositions. L’empereur les accepta avec joie, & l’on chercha les moyens de les réconcilier. La conduite de Grégoire prouve bien que l’intérêt a dirigé dans tous les tems les actions des hommes, & que les amis se sont toujours évanouis avec la fortune. Thomas ayant eu connoissance de ce projet avant qu’il fût exécuté, fit main-basse sur le corps d’armée que Grégoire commandoit, le tailla en pieces, prit le chef prisonnier, & le condamna à une mort cruelle. Enflé de ce succès, il rentra dans son camp en triomphe, & marqua autant de joie que s’il eût remporté une victoire éclatante.

Mais cet avantage ne put compenser la perte qu’il avoit faite d’un autre côté. L’empereur voyant qu’il avoit abandonné la flotte pour marcher contre Grégoire, tomba tout-à-coup sur elle, brûla & coula à fond la meilleure partie de ses vaisseaux. Peu de tems après, Mortagon vint, avec les Bulgares, attaquer son camp ; il mit toute son armée en déroute, & demeura maître de tous les bagages. Depuis ce malheur, son parti s’affoiblit de jour en jour ; le reste de la flotte se soumit à l’empereur, & ses troupes commencerent à l’abandonner sous le moindre prétexte de mécontentement. Michel informé de leur disposition, fit sur eux une sortie violente. Ces troupes feignant de ne pouvoir résister à une pareille attaque, mirent bas les armes, & le reconnurent pour leur souverain légitime.

Le sort de cette action obligea Thomas de se réfugier à Andrinople, avec quelques troupes fidelles qui eurent le courage de le suivre. Leur zele fut inutile ; l’armée de Constantinople força la place, prit l’infortuné Thomas, le chargea de chaînes, & le conduisit à l’empereur, qui le traita avec toute la fureur d’un prince barbare & inhumain. Il le fit empaler ; & lorsqu’il fut prêt de rendre les derniers soupirs, il voulut qu’on lui coupât la tête, les bras & les jambes, & qu’on mît sur un âne le reste de son corps, pour le faire voir à toute l’armée. Son fils Anastase, qui avoit quitté le froc pour l’aider dans cette guerre, quoique son premier état l’y rendît peu propre, tomba entre les mains du vainqueur, & fut condamné à expirer dans les derniers supplices. Malgré le genre de mort que l’un & l’autre subirent, l’empereur trouva encore des villes & des places considérables qui lui résisterent long-tems ; mais elles furent enfin réduites par la force ou par la trahison, & leur prise mit fin à la guerre civile.


DOLIANUS, vers l’an 1040.


Les Bulgares las de porter le joug que l’empereur Basile le Macédonien leur avoit imposé, cherchoient une occasion de le secouer. Ils la trouverent bientôt sous l’empire de Michel le Paphlagonien. Un esclave de cette nation, nommé Dolianus, qui quitta Constantinople pour se sauver dans son pays, y publia avec hardiesse qu’il étoit fils de Gabriel, & petit-fils du grand Samuel, princes distingués parmi ces peuples. Une taille avantageuse, un esprit vif & pénétrant, un air d’assurance singuliere appuierent l’imposture. Les Bulgares reçurent Dolianus avec de grands applaudissemens, ils le reconnurent pour leur Roi, & massacrerent tous les Grecs qui se trouverent parmi eux.

Il arriva dans le même tems à Dirrachium une dispute entre le tribun de l’armée & le gouverneur de la ville, qui favorisa le parti de Dolianus. Lorsqu’ils marchoient tous deux à la tête des troupes contre les Bulgares, ce premier rival ou ennemi reprocha au gouverneur d’être d’intelligence avec les révoltés : il en écrivit en cour. Le gouverneur fut rappellé, & sa place donnée à l’accusateur ; mais celui-ci se comporta avec tant de hauteur, d’avarice & de dureté, que les habitans se souleverent, & le chasserent de la ville. Cette premiere rébellion les entraîna dans une autre plus considérable. Pour se mettre à couvert du juste ressentiment de l’empereur, ils choisirent Tricomere pour leur roi. Ils lui ôterent ses habits de soldat, lui en donnerent de conformes à sa nouvelle dignité, & se mirent tout d’une voix sous la protection de sa valeur.

Son parti devint bientôt assez puissant pour donner de l’ombrage à Dolianus qui se voyoit en même temps deux ennemis sur les bras. Il pressentoit qu’en se déclarant ouvertement contre Tricomere, ils se détruiroient l’un & l’autre, & avanceroient le triomphe des Grecs. Il essaya d’obtenir par la ruse ce que la fortune sembloit lui refuser par la force. Il écrivit au roi de Dirrachium en termes obligeans, pour lui témoigner le plaisir qu’il ressentoit de l’avoir pour collegue & pour appui : il le pria avec instance de venir partager avec lui la souveraine autorité sur toute la nation des Bulgares. Tricomere, plus soldat que politique, crut que ce discours partoit d’un cœur sincere, & se rendit aussi tôt auprès du fourbe qui l’appelloit.

Lorsque Dolianus l’eut ainsi éloigné de ses partisans, il chercha le moyen de haranguer les Bulgares, & leur fit entendre que jamais le royaume ne pourroit jouir de la paix, tant qu’ils auroient deux rois. « Vous ne pouvez vous dispenser de sacrifier Tricomere ou moi à votre tranquillité : si vous me regardez comme un imposteur, ne me faites point de grace, je ne la mérite pas ; mais si vous croyez que je suis du sang de Samuel, défaites-vous de Tricomere, & le traitez comme un usurpateur ». Les Bulgares sans différer plus long-temps, enleverent celui-ci, & le mirent en pieces.

Sa mort rendit l’ambitieux Dolianus souverain absolu des Bulgares. Il s’avança à leur tête vers Thessalonique où l’empereur étoit campé. Dès que ce prince eut appris sa marche, il se sauva avec précipitation à Constantinople, laissant ses équipages & ses trésors sous la conduite de Manuel-Ibatza, l’un de ses domestiques, avec ordre de le suivre ; mais Ibatza trahit sa confiance, & les livra à Dolianus qui s’agrandissoit de jour en jour par de nouvelles conquêtes. Ne croyant pas qu’il fût à propos d’attaquer Thessalonique où étoit l’armée impériale, il tourna ses armes du côté de Dirrachium dont on lui ouvrit les portes ; il envahit Nicopolis & les environs, & pénétra jusques dans la Grece où le mécontentement des peuples lui soumit plus de villes que la force de ses armes.

Le soulevement étoit général dans les provinces de l’empire par la dureté & les exactions du ministre principal. Au lieu de lever des troupes, & de gagner l’affection des officiers pour pouvoir réduire les rebelles, il sembloit n’être occupé qu’à se faire craindre, & à proscrire les premieres personnes de l’état. Alusien fut une de ses victimes. Il étoit Bulgare de nation, frere de Jean, le dernier de leurs rois. Basile voyant qu’il s’étoit soumis de lui-même & de bonne foi, l’avoit mis au rang des patriciens. On le dénonça à la cour comme coupable de quelque injustice, & aussi-tôt il fut interdit de ses fonctions. Il sollicita long-temps une audience pour se justifier ; il ne l’obtint qu’en payant une grosse somme d’or à l’eunuque ; on ne lui rendit pas justice, & on lui enleva d’ailleurs une très-belle femme qu’il gardoit à la campagne.

Alusien indigné de la conduite que l’on tenoit à son égard, prit les habits d’un Arménien, & se sauva en Bulgarie où le peuple le reçut avec beaucoup de joie. Dolianus ne pouvoit se dispenser de lui rendre les honneurs dûs à sa naissance ; mais il souffroit impatiemment un homme si estimé, & reconnu pour descendant de cette famille royale dont il prétendoit être lui-même. Voyant qu’il alloit être effacé par le mérite d’Alusien, & par l’affection que les gens de guerre lui témoignoient, il crut que le parti le plus sûr étoit de lui offrir une partie de cette autorité que toute la nation reconnoissoit lui appartenir légitimement. Il le déclara son collegue, & l’envoya avec une armée de 4000 hommes faire le siége de Thessalonique. Alusien n’y fut pas heureux. Il trouva dans les Grecs une valeur, une constance auxquelles il ne s’étoit pas attendu. Il fut contraint de se retirer après avoir perdu presque la moitié de ses troupes.

Le mauvais succès de cette expédition augmenta la jalousie & la haine des deux rivaux. Dolianus l’attribuoit à la trahison, & Alusien ne pouvoit souffrir qu’on soupçonnât sa fidélité. Irrités l’un contre l’autre, ils chercherent à se perdre mutuellement, quoiqu’ils fussent attentifs à ne point faire éclater leur dessein. Dolianus plus dangereux dans sa politique & plus animé, prévint son ennemi : il le pria à souper, l’enivra, & lui fit arracher les yeux.

Incertain toutefois de la maniere dont les Bulgares prendroient ce coup hardi, Dolianus eut recours à l’empereur, & se mit sous fa protection : il lui manda qu’il renonçoit à la couronne de Bulgarie, & qu’il se soumettoit à sa puissance, à condition qu’il lui pardonneroit, & qu’il le récompenseroit du service important qu’il avoit rendu à l’empire en faisant cesser la révolte. Michel lui accorda sans peine ce qu’il demandoit. Il fut donc sous la protection de l’empereur qui le traita avec distinction, & qui soumit bientôt après les Bulgares,


LE FAUX LÉON, l’an 1085.


Le regne d’Alexis Commene, empereur d’Orient, fut troublé par diverses conjurations. Nicéphore-Diogene, fils de l’empereur Romain IV, avoit été renfermé dans un monastere avec son frere Leon par Michel leur frere aîné, qui ne vouloit pas avoir de concurrent à l’empire. Lorsqu’Alexis monta sur le trône, il fut touché de leur état. Ils avoient de l’esprit, l’air noble & beaucoup d’ardeur de se signaler. L’empereur les ayant tirés du cloître pour développer leurs talens, il fit Diogene gouverneur de Candie, & garda Léon à la cour, charmé de la douceur de ses mœurs & des agrémens de sa conversation.

Nicéphore-Diogene affectoit quelquefois la douceur de son frere ; mais son caractere violent le trahissoit bientôt. Il réunissoit à une taille très-avantageuse un esprit vif, emporté, inconstant & ambitieux. Il n’y avoit pas d’homme dans l’empire plus habile à monter à cheval, à manier les armes, & plus adroit à tous les exercices qui demandent de la force & de la souplesse. Lorsqu’il eut trouvé des gens capables de le seconder dans ses projets, il leur communiqua le dessein qu’il avoit formé d’enlever la couronne & la vie à l’empereur. Dès-lors Diogene & ses partisans garderent si peu de ménagemens, que plusieurs personnes s’en apperçurent, & que l’empereur en fut informé. Il manda les complices, & sans leur parler de la conjuration, il se contenta de les exhorter à être fideles au roi & à la patrie. Diogene ne se laissa point toucher par ces traits de bonté qui lui faisoient connoître que sa perfidie étoit découverte. Loin de changer de sentiment, il ne chercha qu’à grossir le nombre des conspirateurs : il séduisit plusieurs officiers, gagna les principaux du sénat, & s’en attacha quelques-uns par les liens du serment.

Il crut alors pouvoir tout entreprendre. Il étoit de l’expédition contre Bolcan, homme ambitieux qui avoit fait révolter la Dalmatie. Dès la premiere nuit de cette guerre, il plaça sa tente auprès de celle de l’empereur. Manuel Philocas ayant soupçonné que ce n’étoit pas sans dessein, en avertit le prince, & le pria de veiller à sa sûreté, en faisant éloigner Diogene. Non, dit Alexis, il ne faut pas lui donner les prétextes qu’il cherche pour se soulever ; s’il fait éclater ses mauvais desseins, il en sera seul coupable devant Dieu & devant les hommes. Philocas se retira mécontent, & témoigna à l’empereur qu’il y avoit de l’excès dans sa sécurité. Sur le milieu de la nuit, Diogene entra avec un poignard à la main dans le pavillon où Alexis & l’impératrice Irene étoient couchés. La vue d’une femme de chambre qui éventoit le lit, pour rafraîchir l’air, le troubla, & il ne put consommer le crime qu’il étoit près de commettre. Quoique l’empereur n’eût plus sujet de douter qu’il attentoit à sa vie, il lui donna toujours les mêmes marques de bonté ; mais il fut plus attentif à se tenir sur ses gardes. Enfin ses mauvais desseins étant devenus publics, Alexis lui fit créver les yeux, & le rebelle se consola en étudiant la géométrie.

Léon, son frere, périt d’une autre maniere : Alexis qui l’aimoit beaucoup, l’avoit mené avec lui dans une bataille qu’il livra aux Turcs dans les plaines d’Antioche : il y fut tué au milieu du combat. Quelques années après, un soldat eut la hardiesse de se faire passer pour ce prince. Il disoit qu’une blessure dangereuse l’avoit à la vérité laissé parmi les morts, mais qu’il avoit eu le bonheur d’en guérir, & que la crainte seule l’avoit empêché de se faire connoître.

À la faveur de cette imposture, le fourbe se répandit dans plusieurs grandes maisons de Constantinople ; il y trouva des hommes assez crédules pour se laisser séduire : insensiblement il eut des protecteurs. Alexis méprisa d’abord les bruits qui coururent à ce sujet, croyant qu’ils se dissiperoient d’eux-mêmes ; mais pressé par les instances de sa sœur & de ses amis, il le relégua à Chersonne dans une étroite prison, après néanmoins l’avoir fait avertir plusieurs fois.

La négligence de ses gardes lui donnoit occasion de soutenir sa fourberie ; il se levoit pendant la nuit pour parler du haut de la muraille aux Comanes, peuples de Scythie, que le commerce attiroit dans la ville ; il les prioit d’avoir compassion de lui. Ceux-ci lui procurerent le moyen de s’évader de la prison, & l’amenerent dans son pays, ou il se fit proclamer empereur. Ces peuples altérés de sang, & qui n’avoient point horreur de manger les hommes qu’ils massacroient, furent ravis d’avoir ce prétexte pour prendre les armes contre l’empire.

Les Comanes se préparerent donc secrétement à entrer dans les provinces de l’empire. Alexis en fut averti ; il fortifia les frontieres, qu’il visita en personne, & il munit les places & les villes de tout ce qui étoit nécessaire pour résister aux Barbares. Après avoir pris toutes ces précautions, il alla à Anchiale, ville de Thrace, sur le Pont Euxin, donner ses ordres pour la sûreté des ports, incertain si les ennemis viendroient l’attaquer par mer ou par terre. Peu de tems après ion arrivée, il apprit qu’ils avoient passé le Danube & forcé plusieurs places, où ils avoient de nouveau fait proclamer leur empereur.

Le faux Léon n’attendit pas qu’il vînt l’attaquer ; il conduisit les Scythes vers Anchiale, dans l’espérance de terminer bientôt la guerre par la mort ou par la prison d’Alexis ; mais l’événement lui fit connoître que sa présomption l’avoit trompé. Les deux armées demeurerent trois jours en présence, quoique les Scythes fussent supérieurs en nombre, & convaincus qu’ils pourroient commencer le siege de la place avant que d’avoir livré une bataille, pour affoiblir la garnison. L’empereur avoit l’avantage du terrein, & il étoit essentiel à l’imposteur de ne rien donner au hasard dans les commencemens.

Il proposa à ses troupes de se retirer vers Andrinople, dont il promettoit de se rendre bientôt le maître, par le crédit qu’il avoit sur l’esprit de Nicéphore Brienne, gouverneur de la place. Les Barbares y allerent avec une confiance aveugle ; mais les promesses de Léon ne furent point réalisées : Nicéphore, du haut des murailles, lui déclara qu’il connoissoit à sa voix qu’il n’étoit pas le fils de l’empereur Romain IVe, mais un imposteur digne du dernier supplice. Pendant sept semaines, il y eut toujours des sorties vigoureuses sur les Barbares ; la jeunesse de la ville y donna des preuves d’une valeur & d’une hardiesse non communes. Ces combats si souvent réitérés affaiblirent tellement les forces des Grecs, que Nicéphore écrivit à l’empereur de lui envoyer un prompt secours, s’il vouloit conserver la place.

Alexis étoit résolu de s’y rendre à la tête de ses troupes, lorsqu’un officier, nommé Alacasée, vint lui offrir d’aller trouver l’imposteur, & même de l’enlever : il lui demanda seulement des lettres de Créance pour le gouverneur de Peutace, petite ville proche d’Andrinople, avec ordre de faire tout ce qu’Alacasée lui diroit. Cet officier se rasa la barbe & les cheveux, il se déchira le corps à coups de fouet, & alla trouver le faux Léon, à qui il rappella le souvenir de leur ancienne amitié ; il lui fit un récit pathétique de tout ce qu’il avoit souffert à cause de son attachement à ses intérêts.

« C’est pour vous, lui dit-il, que j’ai été traité de la sorte, & que j’ai éprouvé la violence des tourmens & l’horreur de la prison. Les bontés dont vous honorâtes mon pere, & le souvenir que j’en conserve, ont fait tout mon crime auprès d’Alexis. J’ai eu le bonheur, en m’échappant, d’éviter la mort dont sa colere me menaçoit ; je viens vous reconnoître pour mon souverain, & vous donner quelques avis qui ne vous seront pas inutiles ». Le faux Léon le reçut avec de grands témoignages de reconnoissance ; & après avoir loué son zele, il lui demanda quels conseils il avoit à lui proposer pour réussir dans ses desseins. « Seigneur, répondit Alacasée, il faut vous rendre maître de la petite ville de Peutace & des campagnes voisines, où vous trouverez des fourrages & des vivres en abondance ; de-là il vous sera facile d’envoyer faire des courses par-tout où il vous plaira : insensiblement vous avancerez vers Constantinople, dont je connois particuliérement le gouverneur ; je vous y précéderai, & je le disposerai à vous remettre la place ».

Léon ayant approuvé ces avis, Alacasée envoya à Peutace la lettre de l’empereur, & il exhorta le gouverneur, en présence des Comanes, à ouvrir les portes de la ville. Il le fit sans balancer, & reçut l’imposteur comme un vainqueur à qui il se soumettoit. Il l’invita à prendre le bain, & lui donna un grand souper, auquel Léon & tous ceux de sa suite s’endormirent d’un profond sommeil. Le gouverneur & Alacasée profitant de ce moment, égorgerent les Comanes, & jetterent leurs corps dans un souterrein : mais ils épargnerent Léon, pour le mener à Constantinople. Lorsque Anne de Lassene, mere de l’empereur, sut qu’il étoit arrivé, elle envoya un Turc, nommé Camire, pour lui crever les yeux ; & les Comanes, privés de leur chef, furent bien-tôt vaincus.

Dans certaines circonstances, la ruse & la trahison sont employées avec plus de succès que la force. La trahison, dis-je, dans bien des occasions, seroit un moyen honteux qu’un bon général doit rejetter ; mais vis-à-vis d’un rébelle & d’un imposteur, ce scrupule doit s’évanouir. Il est des hommes qui doivent être traités sans ménagement.


LE FAUX ALEXIS, vers l’an 1191.


LOrient a produit autant d’imposteurs que l’Occident. Lorsque Isaac l’Ange fut monté sur le trône de Constantinople, plusieurs personnes tenterent de le dépouiller de la pourpre dont sa mollesse & sa cruauté sembloient le rendre indigne. Un certain Alexis, natif de Constantinople, fut un des premiers à tenter ce projet par une fourberie qui n’étoit point nouvelle. Il imagina de se faire passer pour fils de l’empereur Manuel, qui avoit porté le même nom. Il lui ressembloit beaucoup de visage ; ses cheveux étoient blonds, comme ceux du prince, & il bégayoit comme lui. À la faveur de cette ressemblance, étant passé en Asie, il en imposa dans plusieurs villes aux environs du Méandre, & alla représenter au sultan de Cogni qu’ayant été ami de l’empereur Manuel, il ne pouvoit se dispenser de venger les injustices que l’on faisoit à son fils, seul héritier légitime de la couronne.

Le sultan s’informa de l’ambassadeur de Constantinople qui résidoit à sa cour, s’il étoit vrai que ce jeune homme fût fils de Manuel. L’ambassadeur lui répondit qu’il étoit public qu’Alexis, fils unique de Manuel, s’étoit noyé avant la mort de son pere, & que celui qui en prenoit le nom étoit un imposteur. Malgré ce témoignage, le sultan lui donna des lettres, nommées mansour chez les Turcs, par lesquelles il lui permettoit de lever des troupes par-tout où il voudroit, sans néanmoins s’engager de le défendre.

En peu de tems le faux Alexis se vit à la tête de 8000 hommes. Il prit plusieurs villes à composition ; il en emporta d’autres par force, & répandit au loin la terreur par les ravages & les violences qu’il exerça par-tout où il trouva de la résistance. Alexis, frere de l’empereur, qui monta depuis sur le trône, ne jugea pas à propos d’en venir aux mains avec lui ; il se contenta de retenir dans l’obéissance ceux qui ne s’en étoient pas écartés. Un prêtre d’Asie, indigné contre ce rebelle qui pilloit les églises, sans aucun égard pour la sainteté du lieu, se crut destiné à terminer cette guerre civile. Il attendit ce faux Alexis au sortir d’un grand repas où il avoit pris du vin avec excès, se saisit de son épée, & la lui plongea dans le cœur. Ainsi finit la révolte, l’an 1191, graces au zele pieux de ce prêtre.


JACOB, vers l’an 1250.


Tandis que S. Louis étoit dans les fers en Égypte, un fanatique Hongrois, âgé d’environ 60 ans, nommé Jacob, sous prétexte d’enrôler des soldats pour la croisade de la Terre-Sainte, se rendit chef d’une troupe de brigands qui lui obéissoient comme à un dieu. C’étoit un apostat de l’ordre de Cîteaux, & même de la religion chrétienne qu’il avoit abjurée, dit-on, pour embrasser la loi de Mahomet. Prophete selon le petit peuple, imposteur ambitieux selon les gens sensés, prédicateur, en un mot, sans autre mission qu’une envie déréglée de faire parler de lui ; une longue barbe qui lui descendoit jusqu’à la ceinture, un visage pâle & décharné, des yeux enfoncés, mais étincelans ; une voix de tonnerre, une grande abondance de larmes qu’il avoit, pour ainsi dire, à commandement ; un extérieur tout pénitent & tout en Dieu, lui donnerent un si grand crédit sur l’esprit de la populace, qu’elle crut qu’il étoit véritablement envoyé du ciel. On assure que l’hypocrite Jacob étoit le même qui avoit formé en Hongrie, 40 ans auparavant, une croisade d’enfans, qui périrent tous de chaud, de faim & de soif au milieu des forêts. Depuis lors, il avoit couru le monde, & n’en étoit pas plus homme de bien. Quelques-uns disent qu’il avoit promis au sultan d’Égypte de dépeupler la France ; quelques autres prétendent qu’il avoit commerce avec les démons, comme s’il falloit être sorcier pour en imposer à une multitude ignorante & crédule.

Ce fanatique disoit qu’il avoit vu des anges, que la Vierge même lui avoit apparu, & qu’elle lui avoit ordonné de prêcher la croisade, mais seulement aux bergers & aux gens du peuple (parce que Dieu rejettant l’orgueil de la noblesse, avoit réservé aux petits & aux simples la délivrance du roi). À la faveur de ces merveilleux mensonges, les bergers, gens que la solitude ne dispose que trop à l’illusion, abandonnerent en foule leurs troupeaux pour le suivre, ce qui fit donner à ces nouveaux croisés le nom de pastoureaux. Bientôt, à leur exemple, les laboureurs laisserent leurs charrues & leurs enfans ; de jeunes filles même quitterent la maison paternelle pour aller, disoient-ils, au secours du saint monarque. Chacun s’empressoit de fournir à leur assistance. De-là ce bruit populaire que les vivres se multiplioient entre leurs mains ; les sots & les esprits crédules ont toujours accrédité les miracles ; voilà pourquoi ils ont été si communs dans les siecles de fanatisme & d’ignorance, & que de nos jours ils sont devenus si rares, & que personne ne s’avise plus d’en faire.

On vit en peu de tems cette troupe de paysans abusés, grossie d’une multitude infinie de vagabonds, de voleurs, de bannis, d’excommuniés, de femmes perdues de débauches, & de tous ceux qu’en langue du tems on nommoit ribaux. Bientôt l’imposteur eut une armée de 100,000 hommes, qu’il distribua par compagnies sous différens chefs, avec 500 enseignes, où étoient représentés la croix, un agneau & les visions du prétendu prophete. On l’appelloit le maître de Hongrie. Deux autres scélérats commandoient sous lui avec la même qualité. Tous étoient armés d’épées, de poignards, d’arbaletes, de coignées, de massues & de tout ce qu’ils avoient pu ramasser. Quel contraste avec leurs enseignes, symboles de la douceur & de la paix ! Combien de scélératesses, combien de crimes commis au nom de Dieu !

Quand le maître prêchoit, il étoit environné des plus braves, prêts à se jetter sur quiconque oseroit le contredire. Cette singuliere façon de convaincre les esprits étoit un peu violente ; on craignoit, avec raison, la replique de ses argumens : aussi n’y eut-il aucun incrédule, du moins en apparence. Les chefs de cette troupe de brigands vouloient assujettir tout le monde à leurs extravagances. Ils prétendoient, sans pouvoir du pape, donner la rémission des péchés, &, quoique laïcs, ils se mirent à confesser publiquement. Ils cassoient les mariages, ou les faisoient à leur fantaisie, donnoient la croix, ou l’ôtoient, comme il leur plaisoit, montoient en chaire, & débitoient tout ce qui leur venoit dans l’esprit ; ce n’étoit dans leurs discours que déclamations grossieres & indécentes contre les ecclésiastiques & les religieux. Les frères prêcheurs & les mineurs n’étoient, selon eux, que des vagabonds, des fainéans, des hypocrites ; les cisterciens, des avares servilement attachés à leurs terres & à leurs bestiaux ; les moines noirs, des gourmands gonflés d’orgueil ; les chanoines, des demi-laïcs, trop adonnés à la bonne-chere ; les évêques & leurs officiaux, des voluptueux, toujours occupés à amasser de l’argent, toujours plongés dans la mollesse & les délices ; la cour de Rome, une vraie Babylone, remplie de prostitutions, d’infamies & d’horreurs. La populace prévenue de haine & de mépris pour le clergé (ce qui surprend dans un siecle où la religion avoit beaucoup de pouvoir), applaudissoit à tous ces portraits satyriques qui flattoient leur malignité.

La Flandre, où les peuples sont plus simples, fut le berceau de ces fanatiques pastoureaux. Les magistrats, séduits comme les autres, & persuadés qu’une multitude qui n’avoit d’autres armes que la croix se dissiperoit d’elle-même, ne songerent point, lorsqu’ils le pouvoient, à s’opposer à cette manie, & le desir d’y remédier fut bientôt sans pouvoir. La reine Blanche, régente du royaume, prévenue des mêmes idées, toléra non-seulement cette indiscrete association dont elle espéroit tirer avantage, mais elle envoya ordre de leur donner passage dans tout le royaume. Ils étoient déja au nombre de 30,000 quand ils entrerent dans Amiens, où leur chef fut regardé comme un homme de Dieu, parce qu’il savoit faire valoir avec adresse les préjugés de la religion.

Paris lui fit le même accueil ; & ce qui caractérise parfaitement l’esprit du siecle, on souffrit que l’imposteur, quoique laïc, fît l’eau bénite dans S. Eustache. Le nombre de ces dangereux insensés étoit augmenté de plus de 20,000 hommes. Leur audace s’accrut à proportion : Jacob eut l’insolence de prêcher dans la même église, vêtu en guise d’évêque, en camail, en rochet ; & le gouvernement fut assez faible pour laisser cet attentat impuni ; on ne se mit pas même en devoir de venger la mort de quelques prêtres que ces brigands massacroient, ni de donner secours à l’université, dont les membres plus savans que guerriers, ne durent leur salut qu’à la sage précaution de se barricader dans leurs colleges.

Cette lâche condescendance fit le plus grand mal ; les prétendus croisés se vanterent d’être reconnus pour des gens de bien, puisqu’ils n’avoient trouvé aucune contradiction dans une ville qui étoit en même tems la source de toute la puissance & de toute la sagesse. Sortis de la capitale, ils se virent multipliés du double : alors ils commencerent à exercer plus librement leurs violences ; ils attaquoient les villes à force ouverte, pilloient les villages & les bourgades, tuoient indistinctement les ecclésiastiques & les laïcs ; mais comme il étoit difficile qu’une armée de 100,000 hommes, sans provision, sans solde, pût marcher long-tems de compagnie sans s’exposer à manquer de vivres, ils prirent le parti de se séparer pour aller s’embarquer, disoient-ils, en différens endroits. Ce fut sans doute ce qui hâta leur ruine.

Le maître, avec l’élite de ses sectateurs, fut reçu dans Orléans comme un prophete ; on couroit en foule à ses prédications, malgré les défenses & les censures de l’évêque, nommé Guillaume de Bussi. Quelques clercs eurent la curiosité de l’entendre, & furent indignés des extravagances qu’il osoit débiter. Misérable ! s’écria l’un d’eux, que d’extravagances dont tu repais ces pauvres abusés ! Il n’en put dire davantage ; un disciple de l’imposteur lui fendit la tête d’un coup de hache. Aussi-tôt ces furieux s’élevent contre le clergé, brisent les portes & les fenêtres de leurs maisons, brûlent leurs livres les plus rares, emportent tout ce qu’ils ont de plus précieux, en égorgent vingt-cinq, en blessent plusieurs, & en jettent quelques-uns dans la Loire. On commença alors à se repentir de ne leur avoir point résisté ; les écoliers prirent les armes, & en tuerent quelques-uns, ce qui les obligea de se retirer avec assez de précipitation.

La régente informée de ces désordres, ouvrit enfin les yeux, reconnut modestement sa faute, avoua qu’elle avoit été trompée par la simplicité apparente de ces imposteurs : aveu qui pourroit paroître humiliant de la part d’une reine consommée dans les affaires par une longue expérience, mais qui décele, dit l’abbé Veli, une grande ame que l’amour-propre, si naturel aux grands, ne fait point aveugler. Elle envoya par-tout des ordres aux évêques de fulminer tous les anathèmes de l’église contre ces fanatiques ; aux magistrats, de s’en saisir ; aux peuples, de prendre les armes pour les dissiper.

Bourges cependant ignoroit cette proscription ; on y reçut le prétendu prophete avec des grands honneurs : Jacob y fit entrer une partie de ses gens, l’autre se répandit dans les vignes. Le clergé, objet éternel de leur haine, s’étoit caché ou retiré. Il n’y eut personne de tué, mais les synagogues des Juifs furent forcées, leurs livres brûlés, leurs maisons pillées. Le maître prêcha avec son impudence ordinaire ; il avoit promis des miracles, & on ne lui trouva pas même le bon sens. Le peuple se retira fort desabusé. Ce fut apparemment sur ces entrefaites qu’arriverent les ordres de Blanche ; mais déja les imposteurs étoient partis de la ville.

Les habitans honteux de leur ménagement pour une bande de scélérats, courent aux armes, sortent en foule, & les joignent entre Mortemer & Villeneuve-sur-le-Cher. Le maître atteint des premiers par un boucher, est assommé à coups de hache ; plusieurs tombant entre les mains des magistrats, périssent par la corde ; le reste se dissipe comme la fumée.

Quelques-uns d’eux, sous la conduite d’un des lieutenants de Jacob, se présenterent aux portes de Bordeaux. Interrogés quelle étoit leur mission, ils répondirent qu’ils agissoient par l’autorité de Dieu tout-puissant, & de la Vierge sa mere. Le voile de la séduction étoit tombé : on leur signifia que s’ils ne se retiroient promptement, on les poursuivroit avec toutes les troupes du pays. Cette simple menace suffit pour les disperser ; leur chef se déroba secrétement, & freta un vaisseau pour retourner chez les Sarrasins, d’où il étoit venu ; mais ayant été reconnu par un des mariniers pour un des compagnons du Hongrois, il fut jetté dans la Garonne, pieds & mains liées. On trouva dans son bagage beaucoup d’argent, des poudres empoisonnées, des lettres écrites en Arabe, qui marquoient un engagement de livrer dans peu un grand nombre de chrétiens aux infideles.

Un second lieutenant de l’imposteur étoit passé en Angleterre, où il rassembla, en peu de tems, cinq ou six cens villageois ; mais le bruit s’étant répandu que les disciples du Hongrois avoient été frappés de toutes les foudres ecclésiastiques, il fut arrêté, & mis en pieces par ceux mêmes qu’il avoit d’abord séduits. Telle fut la fin malheureuse des pastoureaux : tous périrent ou par l’épée ou par les mains des bourreaux ; on n’en excepta que ces trop simples paysans dont on avoit surpris la bonne foi. Les uns, touchés d’un véritable repentir, allerent expier leurs égaremens au service du roi dans la Terre-Sainte ; les autres se voyant sans chef, regagnerent, comme ils purent, leurs chaumieres.

L’imposteur dont nous venons de parler n’est pas le seul qui ait eu la manie de se dire apôtre de la Divinité ; bien d’autres, sous ce nom spécieux, ont acquis beaucoup de crédit sur l’esprit des peuples, & les soumettoient à leur croyance & à leurs volontés. Mais les événemens prouvent que du moment qu’ils avoient accru leurs forces, & tendant des piéges à la stupidité & à la simplicité du vulgaire, ils se conduisoient comme des tyrans. C’est d’après leurs actions que le prestige s’évanouissoit, & qu’on reconnoissoit vraiment que leur domination ne venoit pas d’un Dieu infiniment bon & juste, mais plutôt de la facilité qu’ils avoient à faire des dupes. Aujourd’hui, comme alors, le peuple étant à-peu-près le même, nous verrions renaître ces désordres, si la sagesse du gouvernement n’avoit soin de faire punir ces brigands à miracles. Un exemple très-récent est la preuve de ce que nous avançons. Tout Paris sait qu’en 1772 on accouroit en foule vers un Charlatan logé rue Greneta, lequel prétendoit guérir toutes sortes de maladies, en imposant les mains sur les malades, & en les touchant au nom de Dieu, en ajoutant : Ayez la foi, mon cher frere, retournez en paix, & vous serez guéri. Mais la police ne lui laissa pas le tems d’opérer ses prodiges, elle le fit enlever dans la nuit.


LE FAUX BAUDOUIN, vers l’an 1259.


Les hermites jouent un rôle dans la liste des imposteurs ; nous verrons les faux Sebastiens en Portugal prendre cet habit pénitent ; avant eux un hermite Champenois nommé Bertrand de Reims, entreprit de passer pour Baudouin, empereur de Constantinople, comte de Flandre & de Hainaut. 20 ans après la mort de ce prince, que le roi des Bulgares avoit pris dans une bataille l’an 1205, &c qu’il avoit fait mourir en prison l’année suivante, Bertrand parut en Flandre pour jouer son personnage. Jeanne, fille de l’empereur Baudouin comtesse de Flandre & de Hainaut, auquel ce solitaire se présenta, refusa d’abord de le recevoir ; ensuite elle ordonna à son conseil de l’interroger, & d’arracher de lui la vérité.

L’imposteur après avoir écouté attentivement toutes les objections qu’on lui fit, répondit avec une fierté étudiée ; qu’ayant été fait prisonnier en Bulgarie, il y avoit été retenu près de 20 ans, sous une garde qu’il ne pouvoit tromper ni corrompre ; mais qu’ensuite on s’étoit relâché de la rigueur avec laquelle on l’observoit, ce qui lui avoit donné lieu de s’évader : qu’en chemin il avoit été repris par d’autres barbares qui l’avoient mené en Asie sans le connoître, que pendant une treve entre les chrétiens & les barbares d’Asie, des marchands Allemands à qui il s’étoit fait reconnoître, l’avoient racheté, & qu’ainsi il avoit eu le bonheur de revenir chez lui.

La comtesse de Flandre peu crédule, n’ajouta pas foi au roman que l’imposteur avoit composé à loisir. Elle envoya en Grece Jean, évêque de Metelin, & Albert, religieux de l’ordre de Saint-Benoît, qui étoient Grecs, pour s’informer si son pere étoit mort ou vivant ; ces envoyés apprirent sur les lieux que l’empereur Baudouin avoit été mis à mort dans la prison de Sernove en Bulgarie, & que celui qui prenoit son nom étoit un fourbe.

Cependant une grande partie de la noblesse de Flandre, eut la simplicité de reconnoître cet homme pour son souverain, pour son comte, & pour l’empereur d’Orient ; ce qui maintenoit l’estime qu’on avoit conçue pour sa personne, étoit la connoissance qu’il avoit des généalogies, & des belles actions des illustres Flamands. Il s’étoit instruit pendant qu’il étoit hermite près de Valenciennes : pour mieux jouer son rôle, il avoit pris un habit à l’Armenienne, & une veste d’écarlate ; il portoit une grande barbe, & un bâton à la main. D’ailleurs il avoit la taille & plusieurs traits de Baudouin.

Son attentat eut un succès si heureux, que la comtesse Jeanne fut contrainte de s’enfuir dans le châtelet, & d’envoyer des ambassadeurs à Louis VIII. roi de France pour implorer son secours contre l’usurpateur ; le Roi alla jusqu’à Compiegne, ou l’imposteur se trouva au jour assigné ; mais n’ayant pas répondu précisement aux demandes, Sa Majesté lui ordonna de sortir de son Royaume dans trois jours, sans le punir de sa témérité, parce qu’il lui avoit accordé un sauf-conduit. Ce fourbe se retira à Valenciennes en Hainault ; se voyant abandonné de tous ses partisans, il se travestit en marchand, & voulut passer en Bourgogne, mais en chemin il tomba entre les mains d’un gentilhomme Bourguignon nommé Erard de Chatenay, qui le livra à la comtesse Jeanne, moyennant 400 marcs d’argent. La comtesse le fit mettre à la torture, où il avoua qu’il se nommoit Bertrand de Reims, & qu’il étoit Champenois ; on le promena par toutes les villes de Flandre & de Hainaut, pour le faire voir au peuple, ensuite il fut pendu publiquement à Lille.

Ce supplice n’empêcha pas le peuple, animal stupide, de croire que la comtesse avoit mieux aimé faire mourir son pere, que de se démettre de l’autorité souveraine. Cette princesse même, à ce que disent les habitans de la ville de Lille, crut après cette exécution qu’il étoit effectivement son pere, ou du moins cette idée lui donna des scrupules & des regrets. C’est pourquoi elle fonda à Lille un hôpital, qu’on nomme l’hôpital Comtesse, où l’on voit une potence peinte aux murailles & aux vitres, pour marquer, disent-ils, le sujet de cette fondation, & dans l’intention de réparer sa faute par un établissement charitable.


LES FAUX LASCARIS, vers l’an 1263.


Jean IVe Lascaris, fils de Théodore le Jeune, empereur d’Orient, fut couronné après la mort de son pere au mois d’Août de l’an 1259, à l’âge de sept ou huit ans ; son élévation au trône fut pour lui une source de malheurs. Quelque temps après, Michel Paléologue se fit déclarer empereur ; cet ambitieux voulant régner seul, supportoit avec peine son collegue, il parloit sans cesse aux courtisans & au peuple des inconveniens & des dangers auxquels l’état est exposé lorsque l’autorité souveraine est partagée. Il disoit qu’on ne pouvoit avoir de l’inclination pour l’un, sans avoir de l’aversion, ou du moins de l’indifférence pour l’autre ; que ces dispositions ne pouvoient toujours demeurer cachées, & que c’étoit une source de conjurations, d’exils, ou d’emprisonnemens ; la passion de commander lui faisoit tenir ce langage.

On voyoit bien quelles étoient ses vues, mais personne n’osoit se déclarer le premier contre le jeune empereur Paléologue déterminé depuis long-temps de se défaire d’un rival qui l’inquiétoit, conçut le cruel dessein de le priver de la vue. Ce fut le jour de Noël : l’exécuteur de cette barbare inhumanité, mit un fer ardent devant les yeux du jeune homme, au lieu de les lui arracher comme c’étoit la coutume : ensuite on le conduisit au fort de Dasibyse sur le bord de la mer.

Les Grecs vivement touchés des malheurs de ce jeune & infortuné monarque, se repentirent d’avoir revêtu de la pourpre, un homme qui n’avoit montré de la justice & du zele pour le bien public, qu’afin de se jouer des sermens les plus sacrés. Il n’y avoit personne dans l’Empire qui ne fût indigné avec juste raison contre lui : mais la crainte étouffoit les murmures ; la loi du plus fort, quoique souvent la plus injuste, a toujours prévalu. Ceux qui donnoient la moindre marque de douleur, étoient bientôt les victimes de leur amour pour leur prince. Paléologue eut la noirceur d’accuser d’un crime honteux un jeune seigneur, nommé Holobole, parce qu’il ne pouvoit se consoler d’avoir perdu dans le jeune empereur, un ami qui lui faisoit espérer la plus brillante fortune. Il lui fit couper le nez & les levres, & il le relegua ensuite dans un monastere. Il traita aussi avec la derniere rigueur plusieurs autres personnes qui lui devinrent suspectes par leurs regrets, & l’on se croyoit trop heureux lorsqu’il se contentoit de dépouiller quelques-uns des emplois & des dignités qu’ils possédoient dans l’état.

Tandis que ce monstre féroce intimidoit Constantinople par son humeur vindicative & cruelle, il s’élévoit en Asie des vengeurs du prince qu’il avoit privé du sens le plus agréable. Quelques personnes qui lui étoient attachées, entreprirent de faire passer pour Jean Lascaris, un jeune homme qui avoit perdu la vue. Elles dirent qu’elles l’avoient enlevé de sa prison, elles affectoient de lui rendre de grands honneurs, & le conduisirent comme en triomphe à Nicée ; les habitans y firent peu d’attention, mais les gens de la campagne s’y attacherent pour satisfaire au ferment de fidélité qu’ils avoient prêté à Lascaris son pere, & pour venger les injures que le fils avoit reçues. Ayant revêtu ce jeune homme des marques de la dignité impériale, ils le reconnurent pour leur souverain, & prirent les armes pour le défendre.

Paléologue ne put cacher ses craintes ; quand on lui en apporta la nouvelle, il crut déja voir le feu de la révolte allumé dans tout l’Empire, par le penchant que l’on avoit à croire l’imposture. Il assembla tout ce qu’il avoit de troupes, & les envoya pour dissiper la conspiration. L’arrivée de cette armée n’effraia point les rebelles : ils publierent que la fidélité qu’ils avoient vouée à leur prince, étoit le seul motif qui les engageoit à prendre les armes, & qu’ils étoient résolus à vaincre ou à mourir. Les uns s’emparerent du sommet des montagnes pour accabler les impériaux de pierres & de traits. Les autres se saisirent des défilés pour leur fermer les passages ; & tous, quoiqu’ils n’eussent jamais manié les armes, combattirent avec une valeur & un succès incroyables.

Les principaux officiers de l’empereur, voyant leurs troupes épuisées par ces rudes attaques, crurent devoir traiter avec les rebelles. Ils s’adresserent donc à leurs chefs, & les assurerent que Jean, pour qui ils disoient avoir pris les armes, étoit renfermé dans la forteresse de Dasybise, que s’ils vouloient le voir on les y conduiroit ; qu’on leur donneroit des otages pour la sûreté de leurs personnes, que l’empereur leur accorderont non-seulement une amnistie générale, mais qu’il les combleroit encore de bienfaits, s’ils vouloient lui livrer l’imposteur. Quelques-uns se laisserent gagner par ces promesses, sans néanmoins pouvoir se résoudre à trahir le faux Lascaris, qu’ils firent passer chez les Turcs. Les autres se diviserent insensiblement, & furent traités avec rigueur. L’empereur, contre la foi des promesses, les auroit même tous taillés en pieces, s’il n’avoit craint d’ouvrir en cet endroit, un passage aux barbares, ou de soulever tout le reste de ses sujets.


LACANE, vers l’an 1277.


La couronne de Bulgarie fut disputée dans le treizieme siecle à diverses reprises. Elle fut portée souvent par des hommes non seulement indignes du trône, mais même des places distinguées qui donnent le titre flatteur d’en approcher. Croiroit-on qu’un porcher nommé Lacane, s’imagina que le ciel l’appelloit à l’autorité suprême ? Ces hautes idées, quoique singuliérement opposées à la bassesse de sa naissance & de son état, l’occupoient à un tel point, qu’il ne cessoit d’en entretenir ceux qui gardoient avec lui les nobles compagnons de saint Antoine. Il leur racontoit d’un air de vérité les prétendues révélations qu’il avoit eues ; à la faveur de ces merveilleuses fictions que la fortune réalisa, il sçut se faire des partisans. Lorsqu’il les vit en assez grand nombre pour pouvoir seconder la hardiesse de ses projets, il leur déclara avec enthousiasme qu’il étoit tems d’accomplir les desseins du ciel sur sa personne, & il les exhorta vivement à montrer du courage & de la confiance en lui. D’après ce discours, il se fit proclamer roi, il en prit toutes les marques, & s’étant mis à la tête d’une troupe de gens hardis que la prévention aveugloit & déterminoit à tout, il attaqua les différens partis de Tartares qui ravageoient la Mysie pendant la maladie de Constantin, roi des Bulgares. Ses armes eurent par-tout un succès étonnant. Les peuples admirerent sa bravoure, & le regardant comme un héros & comme un homme surnaturel, la plupart se rangerent sous ses drapeaux, & dans peu la fortune le fit chef d’une armée considérable.

Constantin effrayé de la rapidité de ses progrès, assemble promptement ses troupes ; il se fait porter à leur tête dans une litiere pour les commander contre l’usurpateur. L’ambitieux Lacane va au devant d’elles, leur livre une sanglante bataille, & en ayant taillé en pieces la plus grande partie, il tue le roi de sa main, & voit le reste des Bulgares se mettre sous son obéissance. Après cette victoire, il parcourt les principales villes du royaume qui n’hésiterent pas à lui ouvrir leurs portes. Ses forfaits furent justifiés par la réussite. Ce coupable heureux soumit tout à sa puissance, le peuple plioit devant le vainqueur, & il fut reconnu roi de Bulgarie, aussitôt qu’il eut entrepris de l’être. Sixte-Quint & Lacane sont deux rares exemples des bizarreries de la fortune. Qui eût jamais soupçonné que du plus vil de tous les états, ils se fussent élevés à l’autorité souveraine ! L’un dut son élévation à une intrépidité peu commune, & à une valeur féroce ; l’autre la dut au mérite, & peut-être plus encore à une politique rafinée. Lacane fut usurpateur, & par conséquent injuste ; mais il sembloit s’être rendu digne, par son courage, par le bon ordre & la discipline qu’il avoit établis dans ses troupes, du haut rang qu’il avoit usurpé. C’étoit le cas de dire : où a-t-il appris l’art de la guerre ?

Avant la défaite & la mort de Constantin, l’empereur avoit conduit son armée au-delà d’Andrinople. Le but de cette marche étoit de mettre à couvert quelques places qu’il possédoit sur les frontieres de la Thrace & de la Bulgarie. Il avoit été battu & contraint de suivre ses troupes dans leur fuite. L’inquiétude que lui causoit cette prospérité inouie le retint à Andrinople, d’où il étoit plus à portée d’apprendre la bonne ou la mauvaise fortune de Lacane. Quand il sut que les Bulgares s’étoient soumis à sa puissance, il délibéra s’il ne lui enverroit pas des ambassadeurs pour sonder ses intentions, & pour voir s’il sauroit se maintenir dans sa félicité ; car alors il n’étoit pas éloigné de l’honorer de son alliance, & de lui donner Irene sa fille en mariage ; mais faisant réflexion sur l’instabilité de la fortune, il craignit qu’elle ne se lassât de seconder la témérité de Lacane, ou que lui-même ne sût pas conserver sa faveur.

Incertain du parti qu’il devoit prendre, il assembla les plus sages de son conseil ; il leur exposa l’embarras où il se trouvoit d’opter entre Lacane & Jean Myse, petit-fils d’Asan, roi des Bulgares, qui prétendoit également à la couronne de Bulgarie ; il leur avoua qu’il ne savoit pour lequel des deux il devoit se déterminer sur l’alliance qu’il étoit obligé de faire avec l’un ou avec l’autre. « Aujourd’hui, disoit-il, Lacane tient la fortune & la victoire entre ses mains ; & peut-être qu’elles lui échapperont dès qu’il verra une armée impériale rangée en bataille. Il n’a vaincu jusqu’à présent que des détachemens de Barbares, sans discipline. Jean Myse a pour lui & le courage & la justice : c’est le petit-fils du célebre Asan, que les Bulgares regretteront à jamais, dont le sang leur sera éternellement cher, & qu’ils souhaitent ardemment de voir remonter sur le trône ; ils n’attendent, pour lui rendre la couronne que Constantin lui avoit ravie, que de le voir à la tête d’une armée. Ils renonceront alors au parti de Lacane, où la nouveauté plutôt que la raison les a entraînés ; ils se souviendront des mauvais traitemens de Marie[2], de ses infidélités, de ses trahisons ; ils ne manqueront pas de la livrer au prince qu’ils affectionnent, avec le fils dont elle fait son unique ressource ». Ces motifs déterminerent le conseil de Paléologue en faveur de Jean Myse ; on convint qu’il épouseroit Irene, fille de l’empereur, & qu’on lui donneroit le titre de roi des Bulgares.

Myse étoit alors en Asie, aux environs du Scamandre. Paléologue l’ayant fait venir à Constantinople, le déclara son gendre & roi des Bulgares ; il lui fit prendre toutes les marques de la souveraineté, lui donna le nom d’Alan, son aïeul, & défendit, sous de grandes peines, de l’appeller autrement, & sur-tout de lui refuser les honneurs & le titre de roi. Ensuite il fit venir secrétement les principaux des Bulgares, & les engagea, par ses présens & par ses promesses, à le reconnoître pour leur roi. Le mariage d’Asan avec Irene fut célébré avec beaucoup d’éclat & de magnificence ; le roi y eut les mêmes ornemens que l’empereur, excepté que les housses & les autres harnois de ses chevaux n’étoient que de laine. Les articles de l’alliance furent qu’il joindroit ses troupes à celles de l’empereur, pour prendre Ternove, où Marie s’étoit fortifiée ; & que s’il étoit contraint de lever le siege, il seroit honoré de la dignité de despote.

Paloléogue se hâta d’exécuter le projet qu’il avoit conçu ; il envoya des troupes aux environs de Ternove, avec ordre de s’emparer des postes avantageux, d’engager le peuple à lui livrer Marie avec le prince son fils, qu’elle avoit fait déclarer roi, & de reconnoître le gendre de l’empereur pour leur souverain. Marie se vit assiégée à la fois par deux ennemis puissans.

Lacane, dont l’élevation tenoit du prodige, désoloit le pays, & réduisoit à son obéissance tous les lieux où il passoit. Les troupes de l’empereur occupoient les environs de Ternove ; & leur irruption étoit d’autant plus à craindre pour cette princesse, que les ménagemens qu’elles avoient pour les peuples grossissoient de jour en jour le parti d’Alan. Ne pouvant résister en même tems à deux puissances aussi formidables, elle résolut d’abord d’avoir recours à l’empereur, & de le supplier de la maintenir sur le trône où il l’avoit élevée. Ce parti étoit le seul convenable ; l’honneur & la bienséance ne lui permettoient pas de se jetter entre les bras d’un cruel usurpateur, dont les mains étoient teintes du sang de son mari ; mais ces considérations étoient combattues par des motifs d’intérêt. Comme elle souhaitoit avec ardeur de garder la couronne pour elle & pour son fils, elle jugeoit bien que l’empereur ne la lui laisseroit pas, en ayant disposé en faveur de sa fille & de son gendre.

Quoiqu’il n’y eût aucune apparence que Lacane voulût la laisser jouir de l’autorité souveraine dont il étoit si jaloux, elle préféra son alliance à celle des Grecs, & méprisa les jugemens que les peuples pourroient porter sur cette démarche inouïe. Guidée par l’intérêt, elle se détermina à livrer son palais, son royaume, sa personne à l’usurpateur. Lacane reçut avec mépris les ambassadeurs que Marie lui envoya, & leur répondit qu’il n’avoit pas besoin de son agrément pour jouir du royaume qu’il avoit conquis par la force de ses armes. Il consentit néanmoins à l’épouser, déclarant qu’il n’avoit en cela d’autre motif que d’épargner le sang de ses fideles sujets, & témoignant qu’il croyoit faire plus d’honneur à Marie qu’il n’en recevoit de son alliance. Le traité ayant été conclu, elle reçut Lacane à Ternove, où se fit la cérémonie des nôces & du couronnement.

Le sort de cette princesse, qui auroit dû fouler la couronne sous ses pieds avant de se résoudre à épouser le meurtrier de son mari, n’en devint que plus malheureux. Lacane conservant sur le trône la rusticité de son premier état, ne put souffrir la délicatesse avec laquelle Marie avoit accoutumé de vivre, $ il la traita toujours brutalement, lorsqu’elle entreprit de se justifier sur cet article. Lacane craignoit, avec raison, de se laisser amollir par les délices de la cour ; il croyoit ne devoir jamais perdre ses conquêtes tant qu’il meneroit une vie dure, & qu’il accoutumeroit son corps à la fatigue. Sans cesse il étoit occupé des exercices militaires ; tantôt il exerçoit ses troupes par des commandemens expérimentés ; tantôt il les menoit en personne contre les ennemis étonnés de sa fortune, & intimidés par sa cruauté ; car il leur étoit indifférent de périr sur le champ de bataille, ou d’être faits prisonniers. Lacane avoit la barbare maxime de ne compter pour ennemis vaincus que ceux qu’il avoit mis à mort. Le sang répandu par ses bourreaux effraya beaucoup plus les Impériaux que le péril des combats ; de sorte qu’on ne trouvoit personne qui voulût porter les armes contre lui. Les Tartares eurent plus de courage : indignés des cruels traitemens qu’il avoit fait souffrir à quelques-uns des leurs, ils se rassemblerent en grand nombre, taillerent son armée en pieces, & l’obligerent à prendre la fuite.

Au premier bruit de cette défaite, les habitans de Ternove crurent avoir trouvé l’occasion qu’ils cherchoient, de livrer Marie & son fils à l’empereur, & de recevoir Asan comme souverain légitime. Ils se saisirent d’elle, & la conduisirent à Andrinople, malgré sa grossesse. Asan & Irene firent aussi-tôt leur entrée dans Ternove, & y furent proclamés avec les cérémonies ordinaires. Lacane entre en fureur à cette nouvelle, il rassemble toutes ses troupes, & va mettre le siege devant cette place ; mais un secours de 10,000 hommes envoyé par l’empereur, & la courageuse résistance des habitans, le forcerent de lever le siege, & de se réconcilier avec Nogas, chef des Tartares, dont il implora le secours & la protection.

Asan cherchant par-tout des appuis contre ce fier ennemi, s’allia avec un perfide, qui lui enleva tout ce qu’il se flattoit d’avoir acquis : c’étoit Tertere, le plus riche, le plus entreprenant & le plus fourbe de tous les Bulgares. Déja l’empereur séduit par les fausses apparences de son zele, avoit eu dessein de lui donner une des grandes charges de l’empire ; mais il souhaitoit que Tertere s’alliât avec Asan, croyant que ce seroit un moyen de prévenir toutes les suites d’une jalousie réciproque. L’espérance de trouver des ressources dans un homme puissamment riche, détermina Paléologue à franchir toutes les loix de la nature & de la religion ; il lui fit dire que s’il vouloit répudier sa femme, & épouser la sœur d’Asan, il lui accorderait la dignité de despote. Tertere, qu’aucun crime n’étoit capable d’arrêter, accepta ses offres ; sa femme fut envoyée à Nicée avec son fils Venceslas, après quoi il épousa la sœur d’Asan, & fut nommé despote.

À peine Tertere fut-il revêtu de cette dignité, qu’il tourna contre Asan la puissance que l’empereur lui avoit confiée ; il gagna les troupes & le peuple par ses largesses, & leur inspira du mépris & de l’éloignement pour leur souverain. Ensuite s’étant fait un parti considérable, il se déclara ouvertement contre Asan. Ce prince réduit à mendier des secours, recourut à Nogas, allié de l’empire, il alla le prier de l’assister de ses armes, & y trouva Lacane, qui s’y étoit rendu pour solliciter contre lui.

Nogas reçut l’un & l’autre avec les mêmes marques d’honneur & de bienveillance ; il accepta leurs présens, & les retint long-tems à sa cour, promettant à chacun en particulier de le rendre paisible possesseur de la couronne. Après avoir ainsi éprouvé leur constance, il leur donna un grand repas dans lequel il les fit enivrer ; & lui-même, aussi pris de vin que les autres, voulut en cet état décider leur différend. S’éveillant comme d’un profond sommeil, il prononça quelques paroles confuses, & dit néanmoins assez clairement qu’Asan avoit raison, & que Lacane méritoit la mort. C’est un ennemi de l’empereur mon pere, ajouta-t-il, il est indigne de vivre. À l’instant ses gardes se jetterent sur Lacane, & le poignarderent. Asan témoin & épouvanté de ce spectacle, craignit le même sort, partit au plutôt ; & las de régner au milieu des orages, il renonça à la couronne de Bulgarie, & se retira à Constantinople.


RIENZI, faux tribun, vers l’an 1347.


Rome privée de la présence de son souverain par la translation du siege apostolique à Avignon, étoit livrée à l’ambition des grands, & aux factions du peuple. Tandis que ces deux partis troubloient leur patrie commune, un homme de l’état le plus obscur, osa entreprendre de fermer ses plaies. C’étoit Nicolas Rienzi, né à Rome, dans le quartier de la Réole, parmi les gens de la lie du peuple. Son pere, nommé Laurent Gabrini, étoit cabaretier, & sa mere, Magdeleine, étoit porteuse d’eau & lavandiere. Ses sentimens furent fort au-dessus de la bassesse de sa naissance ; l’élevation de l’ame ne tient pas toujours au rang. Il fit d’excellentes études, qui le mirent dans une haute réputation, & qui lui acquirent l’estime & l’amitié de Petrarque. Il avoit une mémoire vive & facile, qui lui rendoit présent tout ce qu’il avoit lu ; il passoit des jours entiers à déchiffrer les bas reliefs & les inscriptions qui se trouvoient à Rome ; & à la vue de ces monumens de l’ancienne magnificence Romaine, son génie s’enflammoit du desir de la faire renaître.

À peine eut-il atteint l’âge où la raison se développe, qu’il travailla à ramener parmi les Romains l’amour de la liberté ; il se fit nommer député vers le pape Clément VI à Avignon, pour lui représenter la situation des affaires de Rome, & pour l’engager, s’il étoit possible, à y rétablir sa cour. Il charma le pape par une éloquence remplie d’images & de force, par la peinture qu’il fit de la tyrannie & des débauches qui désoloient cette capitale du monde chrétien.

Clément VI en conçut une extrême indignation contr’eux ; mais le cardinal Jean Colon, prévenu par les seigneurs Romains, & piqué contre Rienzi, le rendit tellement suspect, qu’il le fit disgracier.

Cette disgrace fut si sensible à Rienzi, qu’il en tomba malade : il se vit alors abandonné & réduit à demander place dans un hôpital. Ce malheur ne dura pas, & ce même cardinal, qui en eut pitié, parla de lui si avantageusement au pape, que Clément le fit notaire apostolique, & le renvoya comblé de faveurs.

De retour à Rome, il exerça son emploi d’une maniere qui lui attiroit l’affection du peuple & la haine des grands. Son crédit s’augmenta de telle sorte, qu’il osa censurer vivement le conseil Romain dans le conseil même. Le camerlingue lui donna un soufflet ; mais Rienzi affecta de supporter cet affront avec patience, & se contenta, pour toute vengeance, de peindre à la porte du sénat un tableau emblématique, dans lequel il avoit fait représenter la situation des affaires d’Italie. Le peuple développa le sens, & commença à regarder Rienzi comme un homme capable de prendre en main ses intérêts. Il profita de cette disposition, & donna dans cette vue un autre spectacle à-peu-près de la même nature, où il invita la noblesse & le peuple. Enfin il fit une troisieme peinture prophétique sur sa propre élevation, & il l’accompagna d’un écrit dans le même goût. Après avoir formé ce plan, il fit une conspiration dans laquelle entroient plusieurs mécontens d’entre le peuple, & même des nobles & des gentilshommes.

Quand il les crut entiérement dévoués à ses intérêts, il résolut de les réunir. Tous les conjurés s’assemblent sur le Mont-Aventin vers la fin du mois d’Avril de l’an 1347, pendant l’absence d’Etienne Colonne, gouverneur de Rome ; on y délibere sur les moyens de procurer le bon état : c’étoit le cri public du parti. Alors s’étant levé au milieu d’eux, il leur peint avec tant d’énergie & de véhémence la misere publique, qu’ils se résolurent sans peine à suivre ses volontés. Il saisit avec adresse ce moment favorable pour leur faire signer un serment de procurer le bon état, & tous se sentent animés du fanatisme de la liberté. Pour mieux réussir dans ses desseins, il fit entrer le vicaire du pape dans sa confidence ; & le 18 Mai suivant, il osa faire crier dans les rues de Rome à son de trompe, que chacun eût à se trouver, sans armes, la nuit du lendemain 19, dans l’église du château Saint-Ange. Vers les neuf heures du matin, il sortit de l’église, accompagné de Raimond, vicaire du pape, environné de cent hommes armés, & suivi d’une foule innombrable de peuple.

Les gentilshommes conjurés portoient devant lui trois étendards avec des symboles qui annonçoient que Rienzi avoit pour but de rétablir la liberté, la justice & la paix. Au milieu de cette pompe, il marcha droit au Capitole, monta sur la tribune, & harangua le peuple ; ensuite il fit lire quinze loix ou réglemens qu’il avoit dressés, & ce plan fut approuvé tout d’une voix. Le peuple charmé, remit à la personne de Rienzi la prétendue autorité des Romains, & lui accorda le droit de vie & de mort, avec la suprême puissance dans toute l’étendue du territoire qui pouvoit appartenir au peuple Romain.

Rienzi feignit alors de ne l’accepter qu’à condition qu’on lui donneroit le vicaire du pape pour collegue, & qu’il n’exerceroit cette charge qu’avec le bon plaisir du pape. Il trouva ensuite le secret de se faire autoriser par ce pontife, & se fit donner par le peuple le titre de tribun, & contraignit les nobles à lui rendre hommage. Le premier jour d’Août, fete de S. Pierre-aux-liens, le nouveau tribun se fit armer chevalier par le syndic du peuple à S. Jean-de-Latran ; cette cérémonie commençoit par un bain : il se baigna donc dans la cuve où l’on croyoit alors que Constantin avoit été baptisé par S. Sylvestre. Le jour de cette solemnité, il tint une grande cour, & ayant assemblé le peuple, il fit un long discours où il répéta plusieurs fois qu’il vouloit remettre toute l’Italie sous l’obéissance de Rome à la maniere antique, maintenant les villes dans leurs libertés & leurs droits. Ensuite il fit publier une lettre datée du même jour premier d’Août, en ces termes.

« À la gloire de Dieu, des apôtres S. Pierre & S. Paul & de S. Jean-Baptiste ; à l’honneur de la Ste. Église Romaine notre mere, pour la prospérité du pape notre seigneur, l’accroissement de la sainte ville de Rome, la sacrée Italie & de toute la foi chrétienne, nous Nicolas, chevalier-candidat du S. Esprit, sévere & clément libérateur de Rome, zélateur d’Italie, amateur de l’univers & tribun auguste, voulant imiter la liberté des anciens princes Romains, faisons savoir à tous que le peuple Romain a reconnu, de l’avis de tous les sages, qu’il a encore la même autorité, puissance & juridiction dans tout l’univers qu’il a eues dès le commencement, & il a révoqué les privileges donnés au préjudice de son autorité. Nous donc, pour ne pas paroître ingrats ou avares du don & de la grace du S. Esprit, & ne pas laisser dépérir plus long-temps les droits du peuple Romain & de l’Italie, déclarons & prononçons que la ville de Rome est la capitale du monde & le fondement de toute la religion chrétienne, que toutes les villes & tous les peuples d’Italie sont libres & citoyens Romains.

» Nous déclarons aussi que l’empire & l’élection de l’empereur appartiennent à Rome & à toute l’Italie. Dénonçant à tous rois, princes & autres qui prétendent droit à l’empire ou à l’élection de l’empereur, qu’ils ayent à comparoître devant nous & les autres officiers du pape & du peuple Romain, en l’église de S. Jean-de-Latran, & ce dans la Pentecôte prochaine qui est le terme que nous leur donnons pour tout délai ; autrement nous procéderons ainsi que de droit & de raison, selon la grace du S. Esprit. De plus, nous faisons citer nommément Louis duc de Baviere, & Charles roi de Bohême qui se disent élus empereurs, & les cinq autres électeurs. Le tout sans déroger à l’autorité de l’église, du pape, & du sacré college ».

Voilà quel étoit dans ce tems-là le style de la cour de Rome. L’élection du pape appartenoit autrefois à l’empereur, & l’évêque de Rome lui devoit hommage comme à son prince ; mais comme on fit du siege de la religion un siege d’orgueil, de tyrannie & de brigandage, & qu’à la faveur de la puissance spirituelle on a établi souverainement la temporelle, le pape osoit dire que l’élection de l’empereur lui appartenoit. Il est vrai qu’aujourd’hui la cour de Rome ne s’aviseroit pas de tenir ce langage, & qu’elle ne s’arroge plus les droits des princes catholiques. Pourquoi ? parce qu’on ne le souffriroit pas, & que les yeux sont dessillés.

Le nouveau tribun créa alors un conseil, qu’il nomma la chambre de justice & de paix ; il choisit les plus gens de bien parmi le peuple, pour en remplir les places ; il les chargea de purger Rome de tous les gens de mauvaise vie, & répandit ainsi la terreur de son nom ; il porta ses vues encore plus loin, & ne désespéra pas de se rendre maître du reste de l’Italie ; il envoya à cet effet de tous côtés des courriers qui n’avoient en main qu’une simple baguette argentée, & qui dès qu’on voyoit paroître cette marque de leur commission, étoient reçus par-tout avec honneur.

Pour se conserver dans ce poste, il fit fortifier son palais, & forma un corps de mille 660 hommes pour sa sûreté. Jean de Vic, gouverneur de Viterbe, s’étant mis en devoir de lui résisterait prononça contre lui une sentence de condamnation, & se disposa à aller attaquer cette place ; ce qui obligea le gouverneur à se soumettre. Lorsqu’il vit son autorité bien affermie, il congédia le vicaire du pape dont il n’avoit plus besoin, & se fit juge universel de tous les procès d’Italie.

Rome subjuguoit alors le monde chrétien, elle avoit une influence singuliere sur les cours des princes catholiques. On redoutoit presque autant dans ce siecle d’ignorance les foudres du Vatican, que les armes des anciens Romains. En voici la preuve : l’empereur Louis de Baviere entra en négociation avec lui, & l’on vit le roi de Hongrie, Louis d’Anjou & Jeanne reine de Naples, travailler à l’envi à l’attirer chacun dans ses intérêts. L’un & l’autre le choisirent pour juge du procès qui étoit entre eux. Le pape même & les cardinaux furent obligés de lui faire compliment. Il n’y eut que Philippe de Valois roi de France, qui ne voulant pas reconnoître la jurisdiction que le rusé tribun prétendoit avoir dans tout l’univers, ne lui écrivit que pour lui insulter. La hardiesse qu’il avoit eue de citer à son tribunal les deux empereurs rivaux, Louis de Baviere, & Charles de Luxembourg, & de déclarer que toute la terre lui appartenoit, prêtoit assez au ridicule.

Les nobles persécutés furent tellement irrités des attentats de Rienzi, qu’ils prirent des mesures pour se venger. Le tribun informé des mouvemens qu’ils se donnoient, leur ordonna de mettre les armes bas, & marcha lui-même contre eux à la tête de plus de 20000 hommes, avec lesquels il entra dans Rome en triomphe. Le pape voulut arrêter ces excès par un bref dont il chargea le cardinal Bertrand ; mais Rienzi se moqua du bref & du légat. Devenu cruel à proportion de la résistance qu’il trouvoit, il parut tout différent de lui même, ambitieux, intempérant, cruel & emporté.

Cette conduite lui fit perdre l’affection d’une partie de ses troupes, & sa tyrannie lui enleva bientôt celle des Romains. Dès qu’il s’en fut apperçu, il remit son autorité entre les mains du peuple, sept mois après l’en avoir reçue. Alors il se cantonna dans le château Saint-Ange, où il demeura plus d’un mois, mais ne s’y croyant pas en sûreté, il se retira dans le royaume de Naples auprès du roi de Hongrie avec lequel il s’étoit ligué. Ses ennemis & le pape le forcerent de s’éloigner encore davantage.

S’étant retiré ensuite dans l’hermitage du mont Mayelle, déguisé sous un habit pénitent, il y passa l’année 1349 ; mais au commencement de 1350, il profita du premier jubilé de Clement VI, pour rentrer secrétement dans Rome, & ne tarda pas à y exciter une sédition. On le poursuivit, mais il se sauva à Prague près du roi des Romains qui le traita honorablement. Il lui demanda la permission d’aller voir le pape à Avignon, & il l’obtint. Il avoit espéré de trouver un protecteur dans ce pontife, mais son attente fut trompée. Clement VI le fit renfermer seul dans une tour, où il fut attaché par le pied à une chaîne. Ce pontife étant mort, Innocent VI son successeur tira Rienzi de prison, & l’envoya à Rome pour s’opposer à François Baronelli qui s’étoit emparé du gouvernement de cette ville.

Rienzi fut très-bien reçu à Rome, on l’accueillit comme un ancien triomphateur. Il chassa le tribun Baronelli, & continua d’exercer lui-même le tribunat avec toute l’autorité qu’il avoit eue autrefois. Le pape lui écrivit des lettres flatteuses, où il l’appelloit chevalier senateur Romain, & l’exhortoit à profiter de ses infortunes passées, & d’employer tout son pouvoir à maintenir la justice.

Rienzi instruit à l’école du malheur, se conduisit pendant quelque tems assez bien. Pour intimider les mutins, il fit mourir un frere hospitalier nommé Modal ou Montréal qui fomentoit depuis longtems les troubles d’Italie, & qui avoit commis quantité de crimes. Il eut la tête tranchée le 29 Août ; mais Rienzi ayant traité de même Pandolfe Pandolfucci, homme de mérite, vieillard respectable, qui avoit beaucoup de crédit auprès du peuple, cette mort injuste donna occasion aux grands qui craignoient Rienzi, d’animer les citoyens contre lui.

Le 8 d’Octobre sur les trois heures après midi, le peuple transporté de fureur prend les armes, & court au capitole en criant tue, tue. Rienzi surpris se mit à une fenêtre, tenant le gonfanon du peuple, & le secouant dehors, il commença à crier, vive le peuple ; mais le peuple tiroit des fleches contre lui, & demandoit sa mort à grands cris. Il soutint cet assaut jusqu’au soir, mais voyant que cette populace s’aigrissoit, & s’échauffoit de plus en plus, & qu’il n’avoit point de secours à attendre, il songea à se sauver ; il prit l’habit d’un valet, & fit ouvrir les portes du palais, afin que le peuple s’amusât à piller : comme les autres, il prit un paquet composé d’un matelas & d’autres garnitures de lit ; & descendant le premier & le second escalier, il disoit : Allons, pillons, il y a bien de quoi. Il étoit prêt de se sauver, quand un homme qu’il avoit offensé le reconnut avec son paquet, & cria : C’est le tribun. Il se jette sur lui ; d’autres le tirerent hors du palais, le percerent de coups, lui couperent les mains, l’éventrerent, lui mirent une corde au col, & le traînerent jusqu’à la maison des Colonnes. On y avoit planté deux fourches avec une traverse, où l’on pendit son corps. Ce cadavre demeura plusieurs jours sans sépulture, & on l’accabla de ces insultes dégoûtantes que le peuple prodigue quelquefois à ceux qui ont été son idole. Cette scene analogue à la brutalité d’une populace sans frein, se passa le 8 Octobre 1354.

« Ce tyran, dit l’auteur du Nouveau Dictionnaire historique, étoit né avec un esprit vif, entreprenant, une conception facile, un génie subtil & délié, beaucoup de facilité à s’exprimer, un cœur faux & dissimulé, & une ambition sans bornes. Il étoit d’une figure avantageuse, sévere observateur des loix, imposteur, hypocrite, faisant servir la religion à ses desseins, mettant en œuvre les révélations & les visions pour s’autoriser ; effronté jusqu’à se vanter d’affermir l’autorité du pape, tandis qu’il la sappoit par les fondemens ; fier dans la prospérité, prompt à s’abattre dans l’adversité, étonné des moindres revers, mais après le premier moment de surprise, capable de tout entreprendre pour se relever ».

Rienzi se qualifioit, comme nous avons vu, chevalier-candidat du S. Esprit, sévere & clément libérateur de Rome, zélateur de l’Italie, amateur de l’univers, & tribun auguste. Ces beaux titres prouvent qu’il étoit un enthousiaste, dit l’auteur des Annales de l’empire, & que par conséquent il pouvoit séduire la vile populace ; mais qu’il étoit indigne de commander à des hommes d’esprit. Il vouloit en vain imiter Gracchus, comme Crescence avoit voulu imiter Brutus. Il est certain, dit l’auteur cité, que Rome étoit alors une république, mais foible, n’ayant de l’ancienne république Romaine que les factions. Il est difficile de dire qu’il y eût jamais un tems plus malheureux depuis les incursions des Barbares au cinquieme siecle : les papes étoient chassés de Rome ; la guerre civile désoloit toute l’Allemagne ; les Guelphes & les Gibelins déchiroient l’Italie ; la reine de Naples, Jeanne, après avoir étranglé son mari, fut étranglée elle-même ; Edouard IIIe ruinoit la France, où il vouloit régner, & enfin la peste fit périr une partie des hommes échappés au glaive & à la misere.


LE FAUX PATRIARCHE DE CONSTANTINOPLE, vers l’an 1390.


Sil y a des fourbes, qui par de lâches impostures, se sont attribué les dignités séculieres, il y a des scélérats, qui sous le voile de la religion, ont pris le titre des places les plus éminentes de l’Église. Tel étoit un imposteur nommé Paul Tigrin : il étoit né de parens pauvres, dans l’Isle de l’Archipel. Comme il étoit d’un esprit délié, & d’une figure avantageuse, il quitta sa patrie, de concert avec quelques fripons, pour jouer le rôle de patriarche de Constantinople.

Cet imposteur parut sur la scene dans l’Isle de Chipre & sa premiere fonction, fut de couronner le Roi de sa main, qui lui donna 30000 florins d’or. Cet heureux début l’encouragea, on venoit de toutes parts lui demander comme au pape, des graces qu’il accordoit au même prix. Ce manege adroit lui ayant valu beaucoup d’argent, il eut l’impudence de venir à Rome pour jouer le même personnage, mais le pape Urbain VI, plus difficile à tromper que le roi de Chipre, & plus intéressé à ne pas l’être, le soumit à l’examen de quelques voyageurs qui revenoient du Levant, ils lui soutinrent en face, que la même année, ils avoient vu dans la Grece le véritable patriarche de Constantinople. Paul ainsi convaincu d’imposture, fut mis en prison par ordre du pape, qui confisqua le fruit de ses brigandages, & qui le laissa dans les fers pendant tout son pontificat.

Mais au couronnement de Boniface IX, il fut élargi avec les autres prisonniers suivant la coutume. Alors il vint en Savoie, & sachant que le véritable patriarche de Constantinople étoit parent du comte, il alla trouver ce prince en qualité de patriarche. Ce fourbe impudent montra une généalogie, à laquelle le prince fut trompé ; & dans cette confiance, le prétendu patriarche fut fêté, & comblé de présents. Il le fit habiller selon sa dignité, & l’envoya avec douze chevaux à Avignon, le recommandant au pape Clément comme son parent, & patriarche de Constantinople. Clément fut sa dupe ; Paul lui raconta les maux qu’Urbain lui avoit fait souffrir à Rome, & pour se faire un mérite auprès de lui, Je prenois, dit-il, votre parti, & je représentais vivement à Urbain, qu’il étoit obligé en conscience de se démettre des clefs de Saint-Pierre, & à vous reconnoître pour le vrai pape. Clément le combla de générosités. Notre heureux fripon vint ensuite visiter le roi de France, qui le reçut honorablement, & lui fit très-bon visage, pour me servir des termes de l’historien. Le faux patriarche, hypocrite dans l’ame, témoignoit à l’extérieur beaucoup de dévotion, visitant volontiers les églises & les monasteres. Il vint entr’autres à celui de Saint Denis, où il dit à l’abbé & aux moines : « Je sais que vous avez le corps de votre Saint, mais j’en ai encore de belles choses, comme sa ceinture, & plusieurs bons livres qu’on n’a pas dans ce pays ci. Je vous les ferai voir si vous voulez me donner deux de vos religieux ». Le crédule abbé consentit à la demande. Il falloit que cet imposteur fût bien adroit pour duper des moines. Est-il vraisemblable (quelque devotion que ces bons religieux eussent aux reliques de leur saint), qu’ils se fussent décidés à suivre le faux patriarche à Constantinople, s’ils avoient cru n’en rapporter que la ceinture & des livres, qu’on pouvoit bien aisément leur faire passer ?

L’imposteur étant arrivé avec ses compagnons de voyage au lieu où il devoit s’embarquer, n’eut pas l’indiscrétion de les exposer au même danger ; il les laissa au port, après avoir pris à la dérobée ses richesses. Les moines quoique trompés & abusés, s’obstinerent à le suivre : ils allerent à Rome, où l’on apprit que le faux patriarche étoit un imposteur, & qu’il y étoit reconnu depuis long-tems à ce titre. On ignore la fin de cet aventurier, elle fut sans doute conforme à sa vie.

L’imposture de Paul Tigrin s’est renouvellée plus d’une fois, & rien n’étoit plus commun autrefois que de voir des évêques, & des patriarches Grecs, ou du moins des fourbes qui en prenoient le nom, venir sous prétexte de se réunir aux Latins, lever un impôt sur les peuples catholiques. Mais on a été trompé si souvent, qu’il est difficile à présent de faire des dupes. D’ailleurs les Gouvernements étant plus éclairés, on ne permet pas aux charlatans de s’enrichir aux dépens des imbéciles.


ZISCA, vers l’an 1420.


Rocoles met Zisca au rang des imposteurs, quoi qu’il dût être compté plutôt parmi les séditieux & les fanatiques. Son histoire offre des traits trop curieux & trop intéressants pour l’exclure de ce recueil.

Zisca étoit de Crantenava dans la Bohème. Ses parens qui étoient nobles, mais peu favorisés de la fortune, le mirent page à la cour de Charles IV ; il servit avec éclat en Pologne, & il se signala beaucoup dans la victoire que Ladistas Jagellon remporta en 1410, sur les chevaliers de l’ordre Teutonique, moines guerriers, plus utiles que ceux de nos jours. Nous ignorons si c’est dans ce combat qu’il perdit un œil. Quoi qu’il en soit, ce défaut le fit appeller Zisca c’est-à-dire borgne, comme Horatius fut nommé Coclés par les Romains.

Zisca étoit chambellan de Venceslas lorsque Jean Hus fut condamné à périr sur un bûcher. Ce supplice paroissant à ses yeux un affront fait à la Bohème, il résolut de l’en venger sur les prêtres & les religieux qui en avoient été, à ce qu’il croyoit les instigateurs. Il arme des fanatiques, court la campagne, met tout à feu & à sang, pille les monasteres, chasse les moines, s’empare des richesses des églises, & forme le projet de bâtir une ville sur la montagne de Thabor, & d’en faire une place forte, qui fût comme le boulevard des Hussites. Ainsi ces Sectaires devinrent sous lui des hommes redoutables, parce qu’ils étoient à la fois guerriers & enthousiastes.

Les Hussites du Thabor adopterent les erreurs de quelques Vaudois, ou de quelques sacramentaires réfugiés chez eux, qui condamnoient les cérémonies de l’église, & formerent la secte des Thaborites. Ceux qui resterent attachés aux cérémonies de l’église Romaine, se nommerent Calixtins, parce qu’ils donnoient le calice au peuple. Divisés entr’eux d’opinion, ils se réunirent contre les Catholiques.

L’empereur Sigismond voyant en eux des forcénés que le démon du fanatisme rendroit capables de tout, employa les troupes qu’il avoit en Bohème pour empêcher leurs assemblées ; ils opposerent la force à la force.

Zisca écrivit à tous les Hussites pour les exhorter à prendre les armes, & fit de Thabor une ville & une place forte. Il dressa peu-à-peu ses errans à la discipline militaire, & entra dans Prague en vainqueur. Les Hussites animés par la présence de ce chef, pillerent & ruinerent plusieurs monasteres, & massacrerent beaucoup de moines & de catholiques ; Zisca lui-même tua un prêtre de sa main après l’avoir dépouillé de ses habits sacerdotaux. Delà il conduisit ses troupes à l’hôtel de ville, où il savoit que les sénateurs étoient assemblés pour prendre des mesures contre ces hérétiques sanguinaires.

Onze des sénateurs s’échapperent, les autres furent pris ou jettés par les fenêtres avec le juge, & quelques citoyens. La populace en fureur, reçut leurs corps sur des lances & sur des fourches, tandis que Jean de Prémontré animoit le peuple, en lui montrant un tableau où le calice étoit peint. Que de querelles, que de sang répandu n’a-t-elle pas produit la différence d’opinions sur notre croyance ? Il seroit aussi difficile d’assujettir tous les hommes à la même façon de penser, qu’il le seroit de donner à tous un même caractere.

Le lendemain les Hussites mirent tout à feu & à sang dans les monasteres. Les magistrats, dit M. l’abbé Pluquet, n’avoient pas prévu ces malheurs ; lorsque quelque tems avant ils avoient fait couper la tête à quelques Hussites dans la cour de l’hôtel-de-ville. Les moines payoient de leur sang la sévérité de ces juges.

La nouvelle de ces désordres consterna Venceslas à un point qu’il fut frappé d’une apoplexie qui l’enleva au monde pénétré de douleur & de regret. La reine Sophie fit des tentatives très-inutiles contre Zisca ; & Sigismond obligé de faire face en Hongrie contre les Turcs, ne put établir l’ordre en Bohème. L’impitoyable chef des Hussites, continua ses ravages avec la même fureur, & fortifia Thabor.

La ville d’Aust étoit au pied de Cette montagne. Zisca craignant que le seigneur de cette ville catholique, zélé, & fort animé contre les Hussites, n’inquiétât les Thaborites, surprit Aust dans une nuit de carnaval, pendant l’absence du gouverneur, & tandis que tout y étoit enseveli dans le sommeil, ou livré à la débauche. La ville fut prise avant qu’on sût qu’elle étoit attaquée. Les habitans furent passés au fil de l’epée, & les maisons réduites en cendre. Delà, Zisca vola à Sedlitz qu’il surprit, & qu’il traita de même qu’Aust. Urlic, seigneur de ces deux villes, fut tué dans la derniere, & son corps traité avec indignité.

Il y avoit à Prague une grande quantité d’Hussites, mais ils n’avoient pas conservé l’exercice libre de la communion sous les deux espèces. Les Thaborites leur proposerent de s’unir à eux pour se rendre maîtres de Prague, détruire le, gouvernement monarchique, & faire de la Bohème une république. On accepta ces offres, les Calixtins & les Thaborites assiégerent une forteresse près de Prague, nommée Wisrade, & la prirent d’assaut.

Zisca se seroit rendu maître de la ville, si les ambassadeurs de l’empereur n’eussent engagé les Hussites d’accepter une trêve de quatre mois, à condition qu’il y auroit pour tout le monde une liberté de communier sous les deux especes, & qu’on ne troubleroit personne ni dans l’un ni dans l’autre usage ; que les Hussites ne chasseroient point les religieux ni les religieuses de leurs couvents, & qu’ils rendroient Wisrade.

Sigismond après cette treve, tint une diete à Brun ou Brina. Delà il écrivit à la noblesse & aux magistrats de Prague de s’y rendre : ils s’y rendirent, & demanderent la liberté de conscience. Ces propositions ne furent pas du goût de l’empereur, qui ne sachant pas se prêter aux circonstances, déclara qu’il vouloit gouverner, comme Charles IV avoit gouverné. Charles avoit publié des édits séveres contre les Hérétiques. Les Catholiques triompherent, & les Hussites consternés allerent à Thabor auprès de Zisca, les autres à Sadomits auprès des Hussinets, seigneur puissant, & Hussite zélé.

L’empereur ne crut pas devoir entrer dans Prague ; il alla à Breslaw en Silésie, & y signala son séjour par des exécutions sanglantes. Il fit écarteler un Thaborite de Prague, qui prêchoit la communion sous les deux espèces ; dans le même tems, le nonce du pape fit publier & afficher à Breslauw, la croisade de Martin V contre les Hussites. Lorsque les Bohémiens apprirent cette nouvelle, ils firent tous serment, de ne recevoir jamais Sigismond pour roi, & de défendre la communion sous les deux espèces, jusqu’à la derniere goutte de leur sang. Les hostilités recommencent à la ville & à la campagne : ils écrivent des lettres circulaires à toutes les villes du royaume, pour les exhorter à ne pas y laisser entrer Sigismond, & la guerre ouverte entre l’empereur & les Hussites annonce les plus grands malheurs.

L’empereur mit sur pied une armée de plus de 100,000 hommes, qui fut battue par-tout où elle voulut pénétrer en Bohème. Elle fit le siege de Prague ; elle le leva, après avoir perdu beaucoup de monde. Le duc de Baviere, qui étoit dans cette armée, en parle en ces termes à son Chancelier : « Nous avons attaqué les Bohémiens cinq fois ; tout autant de fois nous avons été défaits avec la perte de nos troupes, de nos armées & de nos machines & instrumens de guerre, de nos provisions & de nos valets d’armée. La plus grande partie de nos gens a péri par le fer, & l’autre, dans la fuite. Enfin par je ne sais quelle fatalité nous avons toujours tourné le dos avant d’avoir vu l’ennemi ». Il devoit ajouter que si l’empereur avoit su se concilier avec ces fanatiques, & les tolérer, il se seroit épargné une guerre sanglante. Sigismond, après avoir désolé la Bohème & perdu la plus grande partie de son armée, licentia ce qui lui restoit de troupes.

Zisca fut donc maître de la Bohème. Comme il avoit été contredit dans ses opinions, il s’y conduisit avec une cruauté qui n’a pas d’exemple ; il fit mourir tous les religieux, & ruina tous les monasteres. Son armée grossissoit tous les jours. Pour éprouver la valeur de ses troupes, il les mena à la petite ville de Rziezan, qui avoit une forteresse ; il emporta l’une & l’autre, & brûla sept prêtres. De-là il se rendit à Prachaticz, la somma de se rendre, & de chasser tous les catholiques. Les habitans rejetterent ces conditions avec mépris : Zisca fit donner l’assaut, prit la ville, & la réduisit en cendres.

Les Tharobites de Prague & des villes qui s’étoient liguées avec les Hussites, avoient à leur tête des généraux d’une cruauté égale à leur valeur ; ils ravageoient les terres des seigneurs catholiques ; & Sigismond, pour ne point céder à Zisca & aux Hussites en barbarie, ravageoit tous les environs de Cuttemberg avec ses hussards, & mettoit tout à feu & à sang autour de Breslaw. Il reçut une armée de Moravie, & voulut rentrer dans Prague ; mais son armée fut détruite, & il sut obligé lui-même de prendre la fuite. Les Hussites & les catholiques formerent donc alors comme deux nations étrangeres qui ravageoient la Bohème, & qui exerçoient l’une sur l’autre des cruautés inouies aux nations barbares. Sigismond se forma encore une nouvelle armée, & fut encore défait par Zisca, & obligé de se retirer en Hongrie.

Il y avoit plusieurs années que Zisca étoit aveugle ; mais, malgré sa cécité, les forces de l’empire n’étoient pas capables de l’arrêter. Sigismond voulut traiter avec lui ; il lui envoya des ambassadeurs lui offrir le gouvernement de la Bohème, avec les conditions les plus honorables & les plus avantageuses, s’il vouloit ramener les rebelles à l’obéissance ; mais la peste qui s’étoit jointe à tant d’autres maux, arrêta l’effet des négociations.

Cet enthousiaste guerrier avoit un fanatisme cruel, & il l’exerça sur-tout contre la secte des Picars hérétiques, qui naquirent de son tems : un nommé Picark, natif des Pays-Bas, en fut le pere. Il renouvella les erreurs des Adamistes vers l’an 1414, & se fit suivre par une populace ignorante, qui se laisse toujours entraîner par la nouveauté. Elle alloit, dit-on, toute nue, & se livroit à des abominations bien peu vraisemblables, sous prétexte de faire profession de l’innocence d’Adam. Ces insensés se croyoient les seuls hommes libres de la terre ; &, à l’exemple des brutes, ils satisfaisoient publiquement leurs desirs. Ils se retirerent à Pismick, à sept lieues de Thabor. Zisca, pour se venger des incursions que quelques-uns avoient faites dans la compagne, où ils avoient commis beaucoup de cruautés, les alla chercher en 1420, & les fit tous passer au fil de l’épée, à l’exception de deux, qui furent réservés pour savoir de leur bouche quelle étoit leur religion.

Zisca devenu l’effroi de son pays mourut d’une maladie contagieuse au milieu de son armée, l’an 1424. Rien n’est plus connu que la disposition qu’il fit de son corps en mourant. Je veux qu’on me laisse en plein champ, dit-il ; j’aime mieux être mangé des oiseaux que des vers. Qu’on fasse un tambour de ma peau, on fera fuir nos ennemis au son de ce tambour. Théobalde regarde cette singularité comme une fable ; cependant les autres historiens donnent ce fait comme assuré.

Le héros Bohémien fut d’abord enseveli à Gradis, & ensuite transféré, avec sa peau toute entiere, à Czaflaw, ville de Bohème, où il fut enterré dans la cathédrale. On mit sa massue de fer auprès de son épitaphe. L’empereur Ferdinand I passant un jour par cette ville, demanda de qui étoit cette massue & ce tombeau. Dès qu’on le lui eût appris, Fi, fi, s’écria-t il, cette mauvaise bête, toute morte quelle est depuis cent ans, fait encore peur aux vivans. À l’instant ce prince sortit de l’église, & partit. On voyoit encore cette massue en 1619, lorsque Ferdinand II remporta une victoire sur Fréderic V, électeur Palatin, que les Bohémiens avoient élu roi ; mais à leur retour, les Impériaux enleverent la massue, & effacerent l’épitaphe, qui étoit conçue en ces termes :

« Ci gît Jean Zisca, qui ne le céda à aucun général dans l’art militaire, rigoureux vengeur de l’orgueil & de l’avarice des ecclésiastiques, ardent défenseur de la patrie. Ce que fit en faveur de la république Romaine Appius Claudius l’aveugle, par ses conseils, & Marcus Furius Camillus, par sa valeur, je l’ai fait en faveur de ma patrie. Je n’ai jamais manqué à la fortune, elle ne m’a jamais manqué. Tout aveugle que j’étois, j’ai toujours bien vu les occasions d’agir. J’ai vaincu onze fois en bataille rangée ; j’ai pris en main la cause des malheureux & celle des indigens contre des prêtres sensuels & chargés d’embonpoint, & j’ai éprouvé les secours divins dans cette entreprise. Si leur haine & leur envie n’avoient terni ma gloire, j’aurois été mis au rang des plus illustres personnages ; cependant, malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu sacré ».

À ses barbaries près, qui surpasserent ce qu’on rapporte de plus cruel des peuples sauvages, Zisca méritoit une partie de ces éloges. Il étoit vaillant, intrépide, prudent & pénétrant dans les affaires les plus délicates. Ce fut lui qui enseigna l’art de la guerre aux Bohémiens, & qui inventa les remparts, qui se faisoient avec des chariots, & dont on se servit ensuite avec fruit. Il étoit libéral avec ses soldats, qu’il nommoit ses freres, & qui lui donnoient le même nom ; il partageoit entr’eux tout le butin, ne se réservant que des jambons & des viandes fumées.

Zisca étoit d’une moyenne grandeur, d’une taille ramassée, avoit la tête grosses ronde & rasée avec une moustache à la Polonoise ; il étoit aussi habillé à la Polonoise, & étoit armé d’une lance & de la massue dont nous avons parlé.

Après sa mort, son armée se partagea en trois corps ; les uns prirent pour chef Procope Rase, surnommé le Grand. L’autre partie ne voulut point de chef, & ces Hussites se nommerent orphelins ; & un troisieme corps de cette armée prit le nom d’Orebites, & eut des généraux.

Cette division des Hussites n’empêcha pas qu’ils ne s’unissent étroitement, lorsqu’il s’agissoit de la cause commune. Ils appelloient la Boheme Terre de promission ; & les Allemands qui étoient limitrophes, étoient appellés, les uns, Iduméens, les autres, Moabites ; ceux-ci, Amalécites ; ceux-là, les Philistins. Ces trois corps d’Hussites traiterent en effet les provinces voisines, dit l’abbé Pluquet, comme les Israëlites avoient traité les peuples de la Palestine.


LES FAUSSES JEANNES D’ARC, vers l’an 1436.


Jeanne d’Arc, l’héroïne de son siecle, & la victime de l’injustice des Anglois, périt, comme tout le monde sait, en 1431, au milieu d’un bûcher. L’exécution fut faite à Rouen en plein jour, & au milieu d’une multitude de peuple. Ce concours d’assistans n’empêcha pas qu’il ne parût, quelque tems après, plusieurs fausses Jeannes d’Arc, comme l’on vit depuis de faux Demetrius & de faux Sébastiens.

Il s’en présenta d’abord une à Metz, qui fut même reconnue pour telle par les frères de la pucelle, qu’elle trompa. À la faveur de cette imposture, elle épousa un gentilhomme de la maison des Armoises, & reçut à Orléans les honneurs dus à la libératrice de la ville.

Une seconde aventuriere abusa pareillement de la reconnoissance des Orléannois. Elle vint à Paris, où sa fourberie fut découverte. On l’exposa aux regards du peuple sur la pierre de marbre qui étoit alors au bas du grand escalier du palais. Enfin une troisieme voulut persuader qu’elle étoit la pucelle ressuscitée. Elle fut présentée au roi, qui lui dit : Pucelle ma mie, soyez la très-bien revenue au nom de Dieu, qui sait le secret qui est entre vous & moi. Lorsqu’elle entendit parler d’un secret dont elle n’avoit aucune connoissance, la pucelle déconcertée cessa de revivre. Elle se jetta aux genoux du monarque, & lui découvrit tout l’artifice. Charles VII lui pardonna, & fit sentir les effets de son indignation à ceux qui avoient engagé cette fille à profiter de sa ressemblance avec Jeanne d’Arc pour jouer ce personnage.

L’histoire de la fausse Jeanne n’a pas été regardée comme une imposture par quelques auteurs trop crédules ; ils ont prétendu que la pucelle d’Orléans n’étant pas assez coupable pour mériter l’affreux supplice du feu, on lui avoit substitué une malheureuse qui avoit mérité une mort aussi infame. « Voilà un récit bien arrangé, dit l’auteur du Nouveau Dictionnaire historique ; mais peut-il prévaloir contre les actes du procès rapportés par Duhaillan & par d’autres historiens, contre le jugement des Commissaires délégués par le pape pour la justification de cette illustre héroïne, contre l’apologie que le chancelier de l’université fit de sa mémoire en 1456 ? Quelqu’un d’eux auroit été instruit de cette aventure surprenante ; & s’ils l’avoient su, à quoi bon tant de soins pour la laver de l’infamie du supplice ?

» Mais il y a quelques familles, dira-t-on, qui prétendent tirer, leur origine de la pucelle d’Orléans ; mais n’y en a-t-il pas dans toute l’Europe qui ont la bêtise de se faire descendre des héros de la fable ? Les croit-on sur leur parole ? Non sans doute, autrement il faudroit ajouter foi à la généalogie que fait Gilles sur le théâtre de la foire ».


LE FAUX ÉDOUARD, l’an 1486.


Édouard V, roi d’Angleterre, petit fils de Richard, duc d’Yorck, & fils d’Edouard IV, n’avoit que onze ans lorsqu’il monta sur le trône. Son oncle Richard, duc de Glocester, tuteur d’Édouard & de Richard son frere, jaloux de la couronne du premier & des droits du second, résolut de les faire mourir tous les deux pour régner. Il les fit enfermer à la tour de Londres, & leur fit donner la mort l’an 1483. Après s’être défait de ses neveux, il accusa leur mere de magie, & usurpa la couronne sous le nom de Richard III.

Henri, comte de Richemont, le seul rejetton qui restât de la maison de Lancastre, s’éleva contre l’usurpateur. Tout le pays de Galles, dont ce jeune prince étoit originaire, s’arma en sa faveur. Richard III & Richemond combattirent à Boworth le 22 Août 1485. Richard, au milieu de la bataille, mit la couronne en tête, croyant avertir ses soldats qu’ils combattaient pour leur roi contre un rebelle ; mais le lord Stanley, un de ses généraux, qui voyoit depuis long-tems avec horreur cette couronne usurpée par tant d’assassinats, trahit son indigne maître, & passa, avec un corps de troupes, du côté de Richemond. Le meurtrier d’Édouard & de Richard périt dans la bataille, & le comte de Richemond, couronné sous le nom d’Henri VIII, réunit, par son mariage avec l’héritiere de la maison d’Yorck, les droits des deux familles.

Ce mariage n’assoupit pas la haine que plusieurs lui portoient. Le tems raluma dans la faction d’Yorck tout ce que la nouveauté y avoit éteint. Les procédés d’Henri à l’égard des partisans de cette maison qu’il affectoit d’abaisser, donnerent lieu à une révolution. Henri vouloit faire croire qu’il ne régnoit que par le seul droit des Lancastres. Cette conduite choqua non-seulement les seigneurs qui s’intéressaient à la mémoire d’Edouard V, mais le peuple même, à qui le souvenir de ce bon roi rendoit chere la maison d’Yorck.

Un prêtre ambitieux voulant profiter de cette disposition des esprits en faveur de cette illustre maison, forma une idole sous ce nom, dont il espéra partager les offrandes. Ce fourbe, nommé Richard Simondi, demeuroit à Oxford, où il avoit un pupille qu’on appelloit Lambert Simnel. C’étoit un jeune homme d’environ quinze ans, qui annonçoit toutes les dispositions à bien jouer le personnage d’Édouard Plantagenet, comte de Warwick, neveu d’Édouard IV. Ce prince, le dernier de sa race, donnant des ombrages à Henri VII, étoit détenu prisonnier dans la tour de Londres. Le peuple voyoit avec peine le seul mâle de la maison d’Yorck privé de la liberté ; delà cette histoire qui, quoique très-vraie, ne paroît pas vraisemblable. Ce qui paroît incroyable, c’est qu’un homme qui ne connoissoit pas le comte de Warwick, ait pu se mettre dans la tête d’apprendre à un autre à le contrefaire, & à répondre à propos à toutes les questions qu’il prévoyoit bien qu’on lui feroit. Le prince n’étoit pas un enfant enlevé & caché au berceau ; il avoit passé jusqu’à l’âge de dix ans à la cour du roi Édouard IV, son oncle. Il paroissoit impossible que quelqu’un ne l’eût pas connu, & n’en eût pas encore au moins quelques traits présens à l’esprit. Malgré tout cela, le prêtre d’Oxford ne desespéra pas de réussir dans son entreprise, & il la conduisit assez loin pour embarrasser Henri.

Simondi ne pouvoit choisir un moment plus favorable pour débiter sa fable ; il avoit d’abord résolu de ressusciter le duc d’Yorck, le cadet des fils d’Édouard IV ; mais le bruit qui courut qu’Henri avoit fait mourir le comte de Warwick ayant fait murmurer le peuple, & un autre bruit qui se répandit immédiatement après, que ce prince étoit échappé, ayant causé au contraire une joie publique, Simondi changea de dessein. Il crut que ce dernier personnage seroit plus propre à réussir dans une conjoncture où tout le monde paroissoit s’intéresser vivement aux aventures du comte de Warwick. Il sut disposer adroitement des lieux & du tems ; un pays éloigné lui parut plus convenable à mettre au jour ses desseins que les environs de Londres. L’Irlande avoit toujours favorisé la maison d’Yorck, & Henri avoit négligé de prendre contre les Irlandois certaines précautions nécessaires à prévenir leurs mouvemens. L’imposteur crut donc pouvoir prendre cette isle pour le théâtre de la scene qu’il préparoit. Il fit répandre, en y arrivant, le bruit de la fuite du comte de Warwick, qui y venoit chercher un asyle contre la cruauté d’Henri, & y lever l’étendard d’Yorck, non point contre la maison de Lancastre, mais contre une maison inconnue qui s’étoit emparée du trône.

Un Plantagenet, un prince de la maison d’Yorck, parut aux Irlandois, sans autre discussion, un homme fort propre à régner. Un nom nouveau, un prince qui régnoit par le droit de la maison de Lancastre, passa aisément pour un usurpateur. Le comte de Kildane, gouverneur d’Irlande, n’eut pas plutôt vu le faux comte de Warvick, dont la figure & le maintien étoient capables d’en imposer, qu’il fut le premier à le recevoir. Les grands seigneurs de la nation, joints au peuple d’Irlande, proclamerent unanimement Simnel roi d’Angleterre, sous le nom d’Édouard VI.

La nouvelle de cette révolte étant parvenue à Henri, ce prince tout ferme qu’il étoit, en fut néanmoins troublé. Les titres de la maison d’Yorck, avoient toujours été pour lui un phantôme effrayant. D’ailleurs sa maxime (que tous les rois devroient suivre, pour n’être point trompés) étoit de commander lui-même ses armées, & de régler les affaires de l’état. Malgré cette sage précaution, l’Irlande soulevée contre lui l’empêchoit de s’y transporter ; en attendant qu’il pût prendre son parti là-dessus, il trouva plusieurs expédiens pour empêcher que la contagion du soulevement ne se communiquât en Angleterre. Le premier fut de faire renfermer la reine sa belle mere dans un monastere, où elle passa le reste de ses jours. Il la soupçonnoit d’intelligence avec le prêtre séditieux, en ce qu’elle s’étoit plaint, & que son mécontentement avoit éclaté. Le deuxieme fut de montrer aux grands & au peuple de la capitale sa victime, le véritable comte de Warwick, dans tous les lieux où on pourroit le voir plus à découvert. Le troisieme de faire renouveller l’amnistie générale qu’il avoit donnée, & de l’étendre jusques aux criminels de leze majesté au premier chef.

Cette politique fut pour l’Angleterre un préservatif plus efficace, que pour l’Irlande. On n’y crut point du tout que le comte de Warwick montré par le roi au peuple de Londres, fût le vrai Plantagenet. La prévention les aveugloit au point de publier qu’Henri étoit un imposteur, qui avoit voulu faire passer un jeune homme supposé pour ce prince. Les principaux du pays mettoient tout en usage pour accréditer Simnel. Ils envoyerent des gens affidés en Angleterre & en Flandre, pour s’y ménager des partisans, ils y trouverent deux personnes puissantes, qui sans être dans la même erreur, se mirent en devoir d’en profiter.

La premiere, dis-je, fut Marguerite d’Yorck, duchesse douairiere de Bourgogne : c’étoit la princesse du monde la plus passionnée pour son sang, & si irréconciliablement ennemie de la maison de Lancastre, que loin d’avoir été appaisée par le mariage d’Henri avec sa niece, elle n’en étoit devenue que plus implacable. À peine eut-elle appris ce qui se passoit en Irlande, qu’elle résolut de se servir du phantôme qu’ils produisoient, pour élever sur le trône d’Angleterre, le véritable comte de Wariwick. Elle ne doutoit pas que si une fois ce parti prévaloit contre Henri, il ne fût aisé de détromper le peuple, particulièrement les Anglois, & de faire substituer à un imposteur, le véritable Plantagenet.

Pour prendre des mesures plus sûres, la princesse ne se contenta pas de promettre de grands secours ; elle se joignit même aux Irlandois, pour attirer dans leur parti Jean de la Pôle, comte de Lincoln, fils aîné du duc de Suffolck, & d’une sœur d’Édouard IV, seigneur très-propre à être chef d’une semblable faction. Il étoit jeune, riche, ambitieux ; Édouard III l’avoit destiné, après avoir perdu son fils, à lui succéder à la couronne. Le comte avoit-il pu oublier une si belle destination, & s’il avoit renoncé au desir de régner, c’est qu’il en avoit perdu l’espérance. La proposition de la duchesse de Bourgogne eut bientôt ranimé ses désirs, & son espoir. Il en usa envers elle de la même dissimulation dont elle en usoit envers les Irlandois, & prétendit agir pour lui-même, sous prétexte d’agir pour le duc de Warwick. En attendant il crut ne devoir penser qu’à faire changer ces affaires, & pour y réussir, il ne falloit que leur donner le mouvement nécessaire.

Dans cette vue, le comte passa en Flandre pour conférer avec la duchesse, & avec Mylord Lowel, qui ne s’étant pas réconcilié avec le roi, s’étoit retiré auprès d’elle. Leurs délibérations ne furent pas longues ; la duchesse & le comte de Lincoln convinrent avec les Irlandois qu’on éleveroit Simnel sur le trône. Le comte de Lincoln convint avec la duchesse qu’on y éleveroit Warwick, & Lincoln avec ses amis, qu’on l’y éleveroit lui-même. Ces conventions de mauvaise foi furent suivies d’autres plus sinceres ; l’une fut, que la duchesse donneroit 2000 Allemands de vieilles troupes, & bien aguerries, sous la conduire de Martin Souart, capitaine aussi expérimenté que brave. L’autre que le comte & mylord Lowel les meneroient eux-mêmes en Irlande, en attendant que par leurs amis, & particuliérement par Broughton, homme puissant dans le comté de Lancastre, ils gagnassent en Angleterre des gens pour fortifier leur parti.

L’arrivée de ces troupes en Irlande, & des seigneurs qui les conduisirent, redoubla le courage des factieux ; l’armée de Simnel devint peu-à-peu si forte, que personne ne doutant du succès, on couronna solemnellement le faux Plantagenet à Dublin ; on tint ensuite un grand conseil, pour savoir si on attendroit Henri en Irlande, ou si on iroit l’attaquer à Londres. Les avis furent partagés ; ceux qui vouloient qu’on attendît Henri, disoient qu’infailliblement son absence causeroit des troubles en Angleterre, & que ce nouvel embarras pour lui seroit un sûr avantage pour eux. Ceux qui vouloient qu’on l’allât chercher, alléguoient la misere du pays, peu propre à faire subsister des armées. Ils étoient encore excités à faire valoir cet avis par le soldat, qui espéroit s’enrichir des dépouilles de l’Angleterre : ainsi ce dernier sentiment prévalut. On passa la mer, on aborda dans la province de Lancastre, on s’avança dans celle d’Yorck avec un ordre & une discipline affectées pour gagner les peuples, mais qui n’eut pas pourtant grand effet : fort peu de gens, à la réserve de Broughton & de ses amis, s’étoient joints à l’armée rebelle, & les Bretons n’étoient pas disposés à la recevoir favorablement.

Deux choses attacherent les peuples à Henri dans cette importante rencontre ; l’une, que les Anglois eurent honte de recevoir un roi de la main des Irlandois & des Allemands, ceux-ci étrangers, ceux-là sujets de la couronne d’Angleterre ; l’autre fut l’activité d’Henri VII, connoissant toutes les suites d’une rebellion, il avoit usé de diligence pour lever des troupes, & d’industrie pour gagner les provinces qu’il avoit prévu devoir être les plus favorables à ses ennemis, & celle d’Yorck en étoit une. Il vint au-devant des rebelles avec une armée considérable ; mais il étoit incertain s’il en viendroit aux mains, ou si, sans risquer un combat dont le succès est toujours douteux, il les laisseroit peu-à-peu se consumer eux-mêmes dans un pays étranger. Un renfort de troupes que lui amenerent le comte de Salisberi & un autre mylord nommé Stange, le détermina à donner bataille.

Le duc de Bethford & Jean Vere, comte d’Oxford, commandoient son armée sous lui ; le comte de Lincoln étoit le général de celle des rebelles ; Thomas Fitz-Gerard, frere du comte de Kildare, mylord Lowel, Brougton & Souart en partageoient avec lui le commandement. Cette égalité de quatre chefs ne causa néanmoins aucun désordre ; les troupes furent rangées en bataille devant un village nommé Stoka, pendant que le roi rangeoit les siennes dans une plaine au-dessus de Newark. Aucun historien n’a décrit l’ordre & le détail d’une action si mémorable.

Tout ce qui est venu jusqu’à nous, est que le combat dura trois heures avant que la victoire se déclarât, qu’on en augura néanmoins bien pour le roi, parce qu’il n’y eut presque que la premiere ligne de son armée qui combattit. Les Allemands de Souart s’y signalerent ; les Anglois les imiterent ; les Irlandois y parurent & fort vaillans & fort féroces ; mais on fit sur eux un carnage horrible, parce qu’ils n’étoient que foiblement armés. Les quatre chefs y furent tués en braves gens : Richard Simondi & Simnel tomberent vifs entre les mains du roi vainqueur. Ce prince ne voulut point leur ôter la vie pour les faire servir plus long-tems d’exemple ; le prêtre fut confiné dans une prison inconnue, où il passa le reste de ses jours, & le jeune homme, dans une cuisine du palais, où, par un jeu bizarre de la fortune, après avoir assez bien fait un personnage pour lequel il n’étoit pas né, il s’acquitta mal de celui qui étoit conforme à sa naissance. On l’en tira quelque tems après pour le faire fauconnier, & ce fut là que se terminerent sa royauté & ses honneurs.

On dit qu’Henri se donna un jour le plaisir méchant de faire servir des députés d’Irlande, dans un repas qu’il leur donnoit, par ce roi imaginaire. Il punit peut-être mieux par ce trait, dit le pere d’Orléans, la vanité de l’un & la crédulité des autres, que par un châtiment éclatant.


LE FAUX RICHARD, en 1494.


La duchesse douairiere de Bourgogne, appellée la Junon du roi d’Angleterre (parce que sa haine contre lui étoit aussi implacable que celle de Junon contre Énée), ne s’étoit pas rebutée par le mauvais succès du faux Édouard ; elle lui substitua un faux Richard. Son premier soin fut de répandre que Richard, duc d’Yorck, second fils d’Édouard IV, vivoit encore ; qu’il avoit échappé aux mains des bourreaux par la compassion qu’il leur avoit inspirée, & qu’il les avoit même touchés à tel point de les engager à le soustraire à la cruauté de l’usurpateur, en lui aidant à sortir de la tour, & à chercher une retraite. Quand ce bruit fut assez accrédité, elle chercha un sujet propre à jouer le rôle de Richard : il s’en présenta un qui ne lui laissa rien à desirer pour remplir ses vues.

Son âge étoit à-peu-près le même que celui du duc d’Yorck, s’il eût vécu ; la nature avoit formé à son gré ce simulacre de roi ; son visage, sa taille avoient beaucoup de délicatesse ; son maintien noble & distingué prévenoit en sa faveur : on l’aimoit dès qu’on l’avoit vu. La duchesse se persuadoit aisément que ses mœurs, ses manieres persuasives, ses gestes même, étoient très-propres au personnage qu’il devoit jouer ; il avoit une inclination & un goût pour les voyages qui lui rendoient facile la nécessité où il devoit être de changer souvent de demeure. Nul pays ne lui étoit étranger, & nul étranger, long-tems inconnu. On ne sait par quel événement sa mere, quoique Flamande, & d’assez basse condition, étant accouchée de lui à Londres, Édouard IV avoit été son parein, ce qui l’avoit fait souvent appeller, par raillerie, le fils du roi. Il est vraisemblable que s’étant accoutumé à ce nom dès son enfance, il en fut encore plus flatté dans un âge où l’ambition fait apprécier ce beau nom.

Un bourgeois de Tournai, Juif d’extraction, mais converti à la foi chrétienne, nommé Jean Orbec, étoit pere de ce fourbe ; sa mere s’appelloit Catherine de Fare. Leurs affaires les ayant obligés de faire un voyage en Angleterre, ils y eurent l’enfant dont je parle. On l’appella depuis Warbec, apparemment du nom de son pere ; & son nom de baptême, Pierre, le fit nommer tantôt Perkin, tantôt Petrekin, qui en sont des diminutifs. Pendant son enfance, ses parens le ramenerent à Tournai. Peu de tems après, ils l’envoyerent à Anvers, chez un de ses parens. Les voyages qu’il fit d’une ville à l’autre l’accoutumerent à en faire de plus longs ; & le commerce qu’il eut avec quelques négocians Anglois, le mit à même d’apprendre leur langue.

Tel étoit l’état du fameux Perkin, lorsque sa bonne ou mauvaise fortune le fit connoître à la duchesse de Bourgogne, qui ne l’eut pas plutôt connu, qu’elle le jugea propre à son dessein. Elle le retint caché auprès d’elle ; & l’ayant préparé de longue main aux confidences qu’elle avoit envie de lui faire, elle lui parla un jour ainsi :

« Perkin, lui dit-elle, j’ai besoin de vous : c’est pour vous mettre en état de n’avoir plus besoin de personne. Vous avez des talens au-dessus de votre naissance : je veux vous faire une fortune proportionnée à vos talens ; aidez-moi seulement à vous faire une naissance capable d’une haute fortune ; je vous en donnerai les moyens, si vous êtes docile à écouter mes leçons. Vous savez l’aventure de Simnel, qui n’a manqué que d’une victoire, qui balança trois heures de suite entre son ennemi & lui, pour être aujourd’hui roi d’Angleterre. Ayez le courage de tenter si vous ne serez point plus heureux. Vous serez mieux instruit, vous aurez plus de secours, & on ne vous produira qu’à propos : apprenez seulement à parler en roi, j’aurai soin de vous frayer un chemin sûr à la royauté ».

Ce discours fut suffisant pour inspirer à Perkin toute l’ardeur qui animoit la princesse. Il étoit né pour les aventures, & il fut charmé d’une proposition qui le remplissoit de si grandes espérances. Après avoir rendu graces à la duchesse d’avoir jetté les yeux sur lui pour exécuter une si belle entreprise, Marguerite lui développa plus au long son dessein : c’étoit de le faire passer pour le duc d’Yorck, & de le mettre en état, par son crédit, par ses richesses & par ses amis, d’enlever la couronne à Henri. Elle commença par l’instruire de tout ce qu’il devoit savoir & feindre pour tromper le public ; elle lui apprit d’abord à parler en prince affligé & malheureux, qui, malgré les revers de la fortune, ne se laisse point abattre, & qui se plaint sans perdre courage ; elle lui fit connoître avec soin tout ce qui regardoit le duc d’Yorck, la figure, le visage, les traits du roi & de la reine dont il étoit fils, de ses freres même & de ses sœurs, & des domestiques qui avoient eu part à son éducation ; elle ajouta beaucoup de choses publiques & secretes arrivées à ce prince, jusqu’à la mort d’Édouard IV. Plusieurs de ces particularités avoient tout l’air de ces détails minutieux dont les enfans se rappellent, & que d’autres qu’eux oublient facilement. Elle démêla la circonstance de sa retraite dans l’asyle où la reine sa mere l’emporta, & de la maniere dont on l’en tira pour le conduire dans la tour de Londres. Quant à ce qui regardoit sa prison, la mort de son frere, & sa feinte évasion, il ne pouvoit y avoir que peu de personnes qui en eussent connoissance, lesquelles même étoient d’un caractere à être aisément contredites. Elle composa donc une fable d’autant plus vraisemblable, qu’elle étoit moins vraie, & exerça Perkin à la raconter d’un air naturel & touchant, qui en imposoit aux moins crédules. Aux talens qu’il avoit pour bien soutenir un mensonge, il réunissoit au suprême dégré ceux de feindre avec vraisemblance, de parler avec beaucoup de volubilité & de facilité, & de se démêler avec adresse. Ainsi la duchesse vit bien que personne ne pouvoit mieux seconder son dessein, & l’exécuter avec plus de succès.

Quand Perkin eut atteint le point de perfection desiré par la duchesse, il commença à voyager pour jetter les semences de son imposture. Il alla d’abord en Portugal, où il ne fit pas de grands progrès ; mais de-là il passa en Irlande, où il en fit de plus prompts qu’il n’eût osé espérer. Son histoire y trouva tant de croyance, malgré la catastrophe de Simnel, qu’il y fut reconnu, honoré & servi comme un duc d’Yorck. Le bruit de son aventure se répandit en France précisément dans le tems qu’Henri faisoit semblant d’y vouloir porter la guerre.

La conjoncture parut admirable à la duchesse de Bourgogne pour le succès de ses desseins. Elle intrigua à la cour de Charles VII, & un Anglois, nommé Frion, qui avoit trahi la cause de son roi, y fortifia beaucoup ses intrigues ; ils les pousserent si loin l’un & l’autre & en France & en Angleterre, qu’en peu de tems on vit Perkin invité & reçu à la cour de France, sous le nom du duc d’Yorck, quoique personne ne le crût tel ; il fut reconnu de si bonne foi en Angleterre, que Georges de Neville, Jean Tayler & plus de cent personnes avec eux, passerent la mer pour le joindre. La paix des couronnes fit évanouir les espérances que la faction de Perkin avoit fondées sur l’appui de Charles ; Henri ne put à la vérité obtenir de ce prince qu’il le lui mît entre les mains ; mais il fallut que l’imposteur allât chercher un autre théâtre pour jouer le dernier acte de fa comédie.

La cour de la duchesse de Bourgogne étoit pour lui un asyle ouvert : il s’y retira, en demandant la protection de cette princesse, comme s’il ne l’eût jamais connue, & comme l’unique refuge du sang d’Yorck dont il se disoit. La duchesse, de son côté, le questionna publiquement, comme si elle eût craint d’être trompée, & de trouver en Perkin un autre Simnel. Dès qu’elle feignit d’être satisfaite, elle se récria, en rendant graces au ciel du soin qu’il avoit pris de la conservation d’un prince innocent : elle l’embrassa, l’appella son neveu, & lui donna le joli nom de la Rose blanche d’Angleterre, & lui fit de pensions convenables à un si haut rang.

Au bruit que firent cette réception & cette reconnoissance, les factieux de la mer, un peu déconcertés par la paix, reprirent courage, & se confirmerent plus que jamais dans la croyance que Perkin étoit le duc d’Yorck, reconnu, disoient-ils, en Irlande, vendu en France, honoré en Flandre conformément à sa naissance. Henri craignant les suites de cette rebellion, commença à prendre des mesures pour la détruire dans son principe. Il ne crut pas qu’il fût à propos de courir le premier aux armes, ne voulant pas que les factieux s’apperçussent qu’il les craignoit : il fit, par politique, ce qu’ils faisoient par nécessité ; il se cacha pour rendre plus sûrs les moyens qu’il prit pour les perdre ; il en choisit, entr’autres, trois.

Le premier fut de divulguer la mort des enfans d’Édouard IV par ceux mêmes qui en avoient été les ministres. Ce moyen fut peu efficace. Il ne restoit que deux de ces parricides, & ils méritoient peu d’être crus. Le deuxieme eut plus de succès : ce fut de faire faire par-tout, par des émissaires secrets, des informations authentiques sur la naissance, la vie, les aventures de Perkin : il falloit en donner l’histoire au public, non dans des livres, ni dans des actes qui auroient pu être suspects, mais dans des lettres & des nouvelles écrites par des gens apostés, avec une grande affectation d’écrire, sans autre dessein que de mander à leurs amis ce qui piquoit le plus la curiosité.

Cette voie réussit mieux que l’autre ; mais celle qui eut le plus d’effet, fut les espions que le roi commit, soit en Flandre, soit en Angleterre, premiérement pour découvrir ceux qui entroient dans cette cabale, ensuite pour en débaucher quelques-uns qui en savoient le secret, particuliérement Cliford. Il poussa cet artifice si loin, que, pour mieux couvrir la marche de ceux qu’il employoit à ses découvertes, il les faisoit excommunier nommément dans Saint-Paul de Londres avec ses autres ennemis, comme on le pratiquoit alors : abus du glaive de l’église Romaine, dit le P. d’Orléans, dans un roi chrétien, mais beaucoup plus encore dans ceux qui ayant reçu ce glaive en dépôt, s’en permettoient un tel usage.

Quand Henri fut bien instruit de tout, il envoya des ambassadeurs au jeune archiduc Philippe d’Autriche, alors prince des Pays-Bas, pour le prier de réprimer la duchesse douairiere de Bourgogne ; mais ce prince, ou plutôt son conseil, répondit aux ambassadeurs que la duchesse étoit maîtresse de faire ce qui lui plaisoit sur ses terres. Cette réponse n’ayant point satisfait Henri, il tâcha de découvrir chez lui les conspirateurs, & il y réussit. Le supplice de Daubeney, de Ratlif, de Montford, de Fits-Gautier & plus encore que tout cela, celui de Guillaume Stanley, déféré & accusé par Cliford, jetta la consternation dans l’esprit des autres, & en obligea plusieurs à implorer la clémence du roi. Il en usa envers quelques-uns, & envoya Poyning, un de ses officiers, en Irlande, qui y porta le même tempérament de sévérité & d’indulgence. En coupant tant de têtes illustres, Henri ne put empêcher que, de leurs cendres, il ne s’élevât des voix lugubres qui, dans des libelles sanglans, l’accusoient de cruauté, & faisoient des vœux publics pour le faux Richard. La duchesse de Bourgogne jugeant par-là que son imposteur avoit encore des partisans en Angleterre, fut d’avis que le faux duc d’Yorck iroit tenter une descente sur les côtes de la province de Kent.

Cette résolution étant prise, elle leva des troupes composées en grande partie de ces vagabonds qui cherchent à se soustraire à la misere, & à éviter le bras de la justice. Les vaisseaux furent prêts à tems par les soins de l’infatigable duchesse, & l’embarquement assez prompt pour être en mer au mois de juillet. Le trajet ne fut pas moins heureux, & ne dura que le tems ordinaire.

Comme le fourbe étoit circonspect, il n’exposa pas d’abord toutes ses troupes ; il jetta l’ancre à la vue de Sandswik, & mit seulement à terre quelques compagnies pour sonder les esprits, & les exciter à la révolte. Il auroit pu réussir, s’il eût paru à la tête de son armée quelques personnes de considération, & des chefs dont le nom & les qualités guerrieres pussent inspirer de la confiance ; mais le peuple ne voyant dans ces troupes que des gens inconnus, & aussi redoutables à leurs amis qu’à leurs ennemis par leur avidité pour le butin, offrit aux grands seigneurs qui avoient leurs maisons dans ces quartiers-là, de se joindre à eux contre les ennemis du toi.

Les seigneurs voulurent profiter du zele du peuple, & se servir de lui pour attirer Perkin à terre avec le reste de ses soldats. Ils en mirent le plus grand nombre en embuscade, & envoyerent le reste au faux Richard, pour feindre de se joindre à lui, & le tirer hors de ses vaisseaux. L’imposteur eut l’adresse d’observer de son bord ce qui se passoit sur le rivage : ne voyant point dans les troupes qui l’invitoient à descendre ce tumulte qui accompagne presque toujours la rebellion, il se tint sur son vaisseau, & c’est ce qu’il pouvoit faire de mieux. Ceux de ses gens qui étoient descendus furent taillés en pieces, & tous les soldats qu’on prit subirent la punition qu’ils méritoient, & périrent par la corde, comme rebelles.

Perkin n’ayant pas été plus heureux dans une descente qu’il fit en Irlande, résolut de se rendre en Écosse. Jacques IV y régnoit alors : c’étoit un prince sort aimable & fort aimé, qui avoit pour la nation Angloise & pour son roi les yeux & le cœur d’un bon Écossois. Il reçut Perkin avec distinction, & lui fit épouser Catherine de Gourdon, sa parente, jeune demoiselle aussi distinguée par sa beauté & par sa naissance, que par ses richesses & par sa vertu.

Jacques IV & Perkin s’étant étroitement unis par cette alliance, on leva des troupes qui pénétrerent dans la province de Northumberland. À peine Perkin y fut-il entré, qu’il publia, sous le nom de Richard IV, un édit de proscription contre Henri : il y mettoit sa tête à prix, & promettoit de grandes recompenses à ceux qui contribueroient avec lui à chasser du trône le tyran d’Angleterre : c’étoit le nom que ce fourbe téméraire lui donnoit.

Cet édit n’auroit été que ridicule, si une sédition excitée dans la province de Cornouaille, à l’occasion d’un subside qu’exigeoit Henri, ne l’avoit fait valoir. Un serrurier & un docteur en droit se mirent à la tête des mutins, avec le baron Andley. Cette révolte occupa pendant quelque mois les armes de Henri ; mais enfin les trois chefs furent pris & punis de mort. Le roi pardonna aisément au peuple, mettant, dit Bacon, de la différence entre un soulevement que cause la pauvreté, & celui que produit l’esprit de révolte.

La guerre d’Écosse que l’émotion de Cornouaille rendoit assez vive, languit bientôt, quand on apprit cette défaite des mutins. Ferdinand, roi d’Aragon & de Castille, qui vouloit menager les liaisons qu’il prit depuis avec Henri, envoya alors un ambassadeur offrir sa médiation aux deux rois pour la paix ; mais elle fut retardée par la demande d’Henri, qui vouloit que Perkin lui fût livré entre les mains, & qu’il ne put obtenir. Le roi d’Écosse néanmoins ayant engagé l’imposteur à chercher un asyle hors des terres de fa domination, les deux rois furent bientôt de bonne intelligence : on fit une treve, & Perkin fut contraint de se retirer avec sa femme encore une fois chez les Irlandois. Henri venoit d’ailleurs de conclure un traité avec l’archiduc, portant expressément que Perkin ne seroit plus toléré en Flandre, même sur les terres données en douaire à la duchesse de Bourgogne.

Perkin ne pouvoit demeurer en Irlande, alors soumise au roi légitime, qu’errant obscur & inconnu. Cet état d’abandon auroit dû lui faire perdre de vue ses projets ; mais à force de vouloir persuader aux autres qu’il étoit le duc d’Yorck, il sembloit se l’être persuadé à lui-même. La sédition de Cornouaille ayant recommencé, il eut des nouveaux motifs à espérer. Les rebelles députerent à Richard IV (c’étoit le nom que prenoit l’imposteur) ; ils lui persuaderent de passer le détroit qui les séparoit de lui, & de venir se mettre à leur tête. Aussi-tôt qu’il y fut, ils convinrent ensemble de recommencer la guerre civile par quelque conquête importante qui donnât de la réputation à leurs armes, & qui leur servît au besoin de retraite & de place de sûreté. Dans ce dessein, ils assiégerent Excester, & l’attaquerent assez vivement pour le prendre avant qu’Henri fût en état de le secourir, s’ils eussent eu de l’artillerie & un peu plus de discipline ; mais l’un & l’autre leur manquoient. Le roi survint ; il fit lever le siege : Perkin se retira à Taunton. Après avoir employé le jour à se préparer au combat, il se retira durant la nuit dans un asyle du pays ; il abandonna ainsi son armée à elle-même & à la discrétion du roi, qui pardonna encore une fois à cette populace inconsidérée, après en avoir puni quelques-uns.

Henri étoit assez content de tenir Perkin assiégé dans l’asyle où cet imposteur avoit voulu choisir sa retraite. Plusieurs conseillerent au roi de l’en retirer par force, & de lui faire porter sur le champ la peine de ses impostures ; mais le violement de l’asyle paroissant à ce prince circonspect une affaire trop délicate, il prit un parti tout contraire, qui fut d’inviter le coupable de se mettre entre ses mains, en promettant de lui sauver la vie. Perkin accepta la proposition, apparemment parce qu’il n’espéroit rien de mieux, & fut mené dans la tour de Londres.

Sa femme mit le comble à ses vertus par son amour conjugal ; les revers ni les faveurs de la fortune ne l’altérerent jamais, il se soutint toujours avec la même pureté. Le prince ne l’eut pas plutôt vu, qu’il l’aima, mais d’une maniere qui ne blessa pas la vertu. Il la donna à la reine. Ses procédés avec elle furent si respectueux & si pleins de circonspection, que, malgré la malignité des courtisans, & la délicatesse de la reine, la réputation de la fidelle Gourdon sut se préserver des traits de la médisance. Elle eût été aussi heureuse à la cour d’Henri qu’elle méritoit de l’être, si elle eût moins aimé un mari si peu digne de l’être.

La prise de ce téméraire lui avoit donné un chagrin mortel ; sa mort la rendit inconsolable. Cet esprit inquiet s’attira lui-même le supplice que la clémence du roi s’obstinoit à lui épargner. Il s’étoit sauvé de la tour : le roi lui avoit encore pardonné ; mais de pareils excès devoient ensanglanter la scene, & avoir une fin tragique. Perkin ne put s’empêcher de cabaler ; il gagna quatre de ses gardes, qui devoient tuer le gouverneur, se saisir des clefs, ouvrir les portes, donner la liberté à Perkin & au vrai comte de Warwick, qui avoit pris, selon quelques-uns, des liaisons avec lui contre Henri. Cette conjuration découverte, Perkin fut enfin condamné au supplice qu’il avoit tant de fois mérité.

La mort de ce fameux imposteur, arrivée en 1499, n’auroit pas souillé la gloire de Henri, si elle n’eût servi d’occasion à celle du comte de Warwick, reste du sang des Plantagenets, encore précieux à l’Angleterre. Je dis qu’elle lui servit d’occasion : car la vraie cause de cette mort, fut une politique cruelle de ce prince & de son ami Ferdinand, roi d’Aragon, qui, pour marier Catherine, sa fille, à Artus, fils aîné de Henri, fit entendre au monarque Anglois qu’il ne se tiendroit point assuré de marier sa fille à un roi, pendant que ce comte vivroit. Par-là ce prince infortuné fut la victime de ce mariage. Catherine attribua toujours les malheurs qui en furent les suites, au sang du comte de Warwick, qui en avoit souillé les liens.


ROI DES ANABAPTISTES, depuis 1525, jusqu’en 1536.


Tandis que les luthériens introduisoient des abus, en prétendant s’élever contre ceux de la cour & de l’église Romaine ; tandis qu’ils établissoient des principes qu’ils ne vouloient pas croire, & qu’ils flottoient dans l’incertitude, un fanatique né en Silésie, dont le cerveau étoit beaucoup plus dérangé à certains égards, fonda la secte des anabaptistes : c’étoit Storck, homme bien moins célebre que Luther, son apôtre. Tous deux catechiserent les armes à la main, & mirent dans leurs intérêts les habitans de la campagne, en leur prêchant l’égalité : il imitoit en cela la politique de Luther, qui avoit mis dans son parti les princes, en prêchant la desappropriation des ministres de l’église.

Muncer étoit de Zwickam. Après avoir répandu dans la Saxe les erreurs de Luther, son maître, il se fit chef des anabaptistes & des enthousiastes. Uni avec Storck, il courut d’église en église, abattit les images, & détruisit tous les restes du culte catholique que Luther avoit laissé subsister. Il joignoit l’artifice à la violence. Quand il entroit dans une ville ou dans un bourg, il prenoit l’air d’un prophete, feignoit des visions, & racontoit avec enthousiasme les secrets que le saint Esprit lui avoit révélés. Tous les fanatiques ont eu recours à cette manie pour surprendre les esprits grossiers.

Il prêchoit contre le pape, &, par un esprit de vertige, contre Luther, son premier maître. Celui-ci avoit introduit un relâchement contraire à l’évangile ; l’autre avoit accablé les consciences sous une foule de pratiques au moins inutiles. Dieu l’avoit envoyé, si on l’en croyoit, pour abolir la religion trop sévere du pontife Romain, & la société licencieuse du patriarche des luthériens.

Muncer trouva une multitude d’esprits foibles, mais ardens, qui saisirent avidement ses principes. Il se retira à Mulhausen, où il fit créer un nouveau sénat, & abolit l’ancien, parce qu’il s’opposoit au délire de son imagination. Il ne songea pas, comme Luther, à y former une secte de controversites, il aspira à fonder dans le sein de l’Allemagne une nouvelle monarchie. « Nous sommes tous freres, disoit-il en parlant à la populace assemblée, & nous n’avons qu’un commun pere dans Adam. D’où vient donc cette différence de rangs & de biens que la tyrannie a introduite entre nous & les grands du monde ? Pourquoi gémirons-nous dans la pauvreté, & serons-nous accablés de maux, tandis qu’ils nagent dans les délices ? N’avons-nous pas droit à l’égalité des biens qui, de leur nature, sont faits pour être partagés, sans distinction, entre tous les hommes ? Rendez-nous donc, riches du siecle, avares usurpateurs, rendez-nous les biens que vous retenez dans l’injustice. Ce n’est pas seulement comme hommes que nous avons droit à une égale distribution de la fortune, c’est aussi comme chrétiens.

» À la naissance de la religion, n’a-t-on pas vu les apôtres avoir égard aux besoins de chaque fidele dans la répartition de l’argent qu’on apportoit à leurs pieds ? Ne verrons-nous jamais renaître ce tems heureux ? Et toi, infortuné troupeau de Jesus-Christ, gémiras-tu toujours dans l’oppression, sous les puissances ecclésiastiques ?

» Le tout-puissant attend de tous les peuples qu’ils détruisent la tyrannie des magistrats, qu’ils redemandent leur liberté les armes à la main, qu’ils refusent les tributs, & qu’ils mettent leurs biens en commun.

» C’est à mes pieds qu’on doit les apporter, comme on les entassoit autrefois aux pieds des apôtres. Oui, mes freres, n’avoir rien en propre, c’est l’esprit du christianisme à sa naissance, & refuser de payer les impôts qui nous accablent, c’est se tirer de la servitude dont Jesus-Christ nous a affranchis ».

Qu’on juge de l’impression que devoit faire sur les esprits un enthousiaste aussi éloquent. Ses maximes dangereuses, en détruisant la subordination, ne pouvoient que troubler l’ordre de la société, & introduire la confusion & le désordre. L’intérêt qui maîtrise tous les hommes, ne contribuoit pas peu à lui faire des partisans. Il écrivit aux villes & aux souverains que la fin de l’oppression des peuples & de la tyrannie des forts étoit arrivée, que Dieu lui avoit ordonné d’exterminer tous les tyrans, & d’établir sur les peuples les gens de bien. Les exhortations de ses apôtres eurent tant de succès, qu’il se vit bientôt à la tête de 40,000 hommes. Les cruautés exercées en France & en Angleterre par les communes, se renouvellerent en Allemagne, & furent plus violentes, par l’esprit de fanatisme, joint à l’esprit de rebellion.

Ces hordes d’animaux carnaciers, en prêchant l’égalité & la réforme des mœurs, ravageoient tout sur leur passage : singuliere façon de donner l’exemple de l’égalité, en dépouillant entiérement les autres. Le landgrave de Hesse & plusieurs seigneurs leverent des troupes, & attaquerent Muncer. Cet imposteur harangua les enthousiastes, & leur promit une victoire entiere. « Tout doit céder, dit-il, au commandement de l’Éternel qui m’a mis à votre tête. En vain l’artillerie de l’ennemi tonnera contre nous ; je recevrai tous les boulets dans la manche de ma robe, & elle seule sera un rempart impénétrable à l’ennemi ». Malgré ses promesses, son armée fut défaite, & plus de 7000 anabaptistes périrent dans cette déroute. Muncer obligé de prendre la fuite, se retira à Franchusem. Le valet d’un officier ayant saisi sa bourse, y trouva une lettre qui découvrit cet imposteur. On le mena à Mulhausen, où il périt sur l’échafaud, victime de son fanatisme, en 1525.

La mort de ce misérable n’anéantit pas l’anabaptisme en Allemagne, tant il est difficile de faire revenir les hommes de leurs erreurs ; de tems en tems il s’élevoit parmi les partisans de ces sottises, des chefs qui leur promettoient des tems plus heureux. Tels furent Hotman, Tripnaker, &c. Après eux parut Mathison, boulanger d’Harléon, qui envoya dix apôtres dans différentes contrées d’Allemagne. La religion réformée s’étoit établie à Munster, & les anabaptistes y avoient fait des prosélytes, qui reçurent les nouveaux apôtres. Tout le corps de ces sectaires s’assembla la nuit, & reçut de l’envoyé de Mathison, l’esprit apostolique qu’il attendoit.

Les anabaptistes se tinrent cachés jusqu’à ce que leur nombre fut considérablement augmenté. Alors ils courent le pays criant : repentez-vous, faites pénitence, & soyez baptisés, afin que la colere de Dieu ne tombe pas sur vous. La populace s’assembla : tous ceux qui avoient reçu un second baptême coururent aussitôt dans les rues faisant le même cri. Plusieurs personnes se joignirent aux anabaptistes par simplicité, craignant en effet la colere du ciel dont on les menace, & d’autres parce qu’ils craignent d’être pillés par ces brigands déguisés en apôtres.

Le nombre des anabaptistes augmenta en deux mois de plusieurs milliers, & les magistrats ayant publié un édit contre eux, ils coururent aux armes, & s’emparerent du marché ; les bourgeois se porterent dans un autre quartier de la ville, ils se regarderent les uns les autres pendant trois jours, enfin on convint que chaque parti mettroit bas les armes, & qu’on se toléreroit mutuellement, nonobstant la différence des sentimens sur la religion. Mais les anabaptistes craignirent qu’on ne les attaquât de nuit, pendant qu’ils seroient désarmés ; ils envoierent secrétement des messagers en différens lieux avec de lettres adressées à leurs adhérens.

Ces lettres portoient qu’un prophete envoyé de dieu étoit arrive à Munster : alors les anabaptistes de cette ville coururent dans les rues, criant, retirez-vous, méchans, si vous voulez éviter une entière destruction, car on cassera la tête à tous ceux qui refuseront de se faire baptiser. Le clergé, les bourgeois intimidés par ces menaces & obligés de quitter la ville, les anabaptistes pillerent les églises, & les maisons abandonnées, & brûlerent tous les livres excepté la bible. Peu de tems après la ville fut assiégée par l’évêque de Munster, & Mathison fut tué dans une sortie.

La mort de ce prétendu prophete consterna les anabaptistes ; pour ranimer les esprits abattus, un tailleur nommé Jean Becold, natif de Leyde, courut nud dans les rues, criant, le roi de Sion vient. Après cette extravagance, il rentra chez lui, reprit ses habits & ne sortit plus. Le lendemain le peuple vint en foule pour savoir la cause de cette action, Jean Becold ne répondit rien, & il écrivit que Dieu lui avoit lié la langue pour trois jours.

On ne douta pas que le miracle opéré dans Zacharie, ne se fût renouvelle dans Jean Becold, & l’on attendoit avec impatience la fin de son mutisme. Lorsque les trois jours furent écoulés, Becold se présenta au peuple, & déclara d’un ton de prophete, que Dieu lui avoit commandé d’établir douze juges sur Israel. Il nomma donc des juges, & fit dans le gouvernement de cette ville, tous les changemens qu’il voulut y faire.

Lorsque Becold, qu’on appelloit aussi Jean de Leyde se crut bien affermi dans l’esprit des peuples, un orfevre vint trouver les juges, & leur dit : « Voici ce que dit le Seigneur Dieu éternel : Comme autrefois j’établis Saül roi sur Israël, & après lui David, bien qu’il ne fût qu’un simple berger ; de même j’établis aujourd’hui Becold mon prophete, roi en Sion ». Un autre prophete accourt, présente une épée à Becold, en lui disant : Dieu t’établit roi non seulement sur Sion, mais encore sur toute la terre. Le peuple transporté de joie, & toujours dupe de sa crédulité, proclama Jean Becold roi de Sion. On lui fit une couronne d’or, & l’on battit monnoie en son nom.

Becold ne fut pas plutôt proclamé roi, qu’il envoya 26 apôtres pour établir par-tout son empire. Ces nouveaux missionnaires exciterent des troubles dans tous les lieux où ils passerent, sur tout en Hollande où Jean de Leyde disoit que Dieu lui avoit donné Amsterdam, & plusieurs autres villes. Mais on ne le crut pas sur sa parole, & on lui évita l’embarras de prouver ce qu’il avançoit. On lui répondit que l’Être suprême dont le discernement est infini, ne commettoit pas des injustices, & quoique maître de tout l’univers, qu’il mettoit plus de choix dans ses dons. Ces insensés convaincus que le vain prétexte de la religion ne suffisoit pas à leurs vues ambitieuses, se porterent aux plus grands désordres dans ces villes. La mort d’un grand nombre en fut le remede. Le roi de Sion (dont les états auroient du se restreindre aux petites maisons) apprit avec la plus vive douleur, le malheur de ses apôtres ; le découragement se mit dans Munster. Valdec, évêque de cette ville, profita des dispositions des esprits pour la reprendre. Il l’assiégea, & s’en rendit maître, Becold lui même fut pris, & ténaillé en 1536, par les ordres de l’évêque qui n’avoit pas la douceur apostolique.

Une particularité curieuse, c’est lorsque l’évêque Valdec assiégeoit Munster, les anabaptistes le comparoient à Holopherne, & se croioient le peuple de Dieu. Une femme voulut imiter Judith, & sortit dans la ville dans la même intention ; mais au lieu de rentrer dans Béthulie avec la tête de l’évêque, elle fut pendue dans le camp.

Le corps de Jean de Leyde fut mis dans une cage de fer, & pendu au haut de la tour de Saint-Lambert, où il demeura exposé jusqu’à ce que le tems l’eût réduit en poussiere. On dit que lorsque l’évêque reprocha à cet insensé, les cruautés qu’il avoit exercées, il répondit : de quoi as-tu à te plaindre, nous te rendons la ville bien fortifiée, & si tu as fait d’ailleurs quelque perte, je te donnerai un conseil pour te dédommager ; fais-moi mettre dans une cage, fais moi promener par les villes, & villages, & si tu veux seulement prendre un liard de ceux qui voudront me voir, tu seras bientôt riche. L’évêque choqué du ton impertinent avec lequel il lui parloit, lui rappella son premier état, & lui reprocha vivement la hardiesse qu’il avoit eue de se faire souverain d’une ville qui n’étoit pas à lui ; & toi, repartit-il, qui t’a établi tyran de la même ville ? L’évêque lui répondit qu’il avoit été appellé par les suffrages des citoyens : & moi, repartit cet insolent, je l’ai été par la voix de dieu.

Ce malheureux avoit eu quatorze femmes, & il en avoit massacré une de ses propres mains, parce qu’elle avoit témoigné publiquement sa pitié, sur les miseres que souffroient les assiégés. Lorsqu’il passoit à cheval dans les rues, il avoit la couronne sur la tête, & deux jeunes gens marchoient devant lui, l’un avec une épée, l’autre avec le vieux testament ; il en coûtoit la vie à tous ceux qui ne vouloient pas se mettre à genou devant lui. La moindre plaisanterie sur ses extravagantes prophéties, étoit punie de mort.

On conserve encore dans la ville de Leyde, la table qui servoit d’établi à ce fantôme de roi, lorsqu’il exerçoit son métier de tailleur. Le supplice de cet énergumene fut la fin du regne des prétendus rois des anabaptistes. Ces Sectaires, à force de massacrer & de l’avoir été eux-mêmes, se lasserent de leurs cruautés, & par un contraste singulier devinrent les plus doux des hommes. La fin de leur histoire n’appartient pas à cet ouvrage.


LE FAUX MUSTAPHA, vers l’an 1553.


Mustapha, fils aîné de Soliman, empereur des Turcs, étoit le prince le mieux fait, le plus adroit & le plus vaillant qui eût paru depuis longtems dans la race Ottomane ; une Géorgienne ou Circassienne lui avoit donné le jour. Son pere l’avoit nommé gouverneur de la Magnésie, de la province d’Amosée, & de la Carahemide, de la Mesopotamie sur les confins de la Perse. Il étoit l’aîné de plusieurs freres, entr’autres de Mahomet, de Selim, de Ziangir. Soliman avoit eu ces trois princes de la belle Roxelane. Cette sultane, femme ambitieuse & jalouse, résolut de perdre Mustapha, pour faire monter un de ses enfans sur le trône ; elle l’accusa de tramer une rébellion contre Soliman. Ce pere dénaturé fit venir le jeune prince, & sans l’écouter, le fit étrangler par des Maures.

Les peuples dont Mustapha avoit captivé la bienveillance, prirent la résolution de rendre les desseins de Roxelane inutiles, en faisant courir le bruit que ce prince n’étoit pas mort ; ils communiquerent leurs desseins à Bajazet, l’un des fils de Roxelane, qui prétendoit à la couronne à l’exclusion de Selim. Bajazet y consentit, & choisit un de ses esclaves dont les traits & la taille le rendoient très-ressemblant à Mustapha.

Ce prince supposé partit avec peu de gens, en 1553, feignant de s’éloigner pour éviter la colere de son pere, qui ne manqueroit pas de faire sur sa personne, ce qu’il avoit, disoit-il, exécuté sur un esclave qu’il avoit envoyé à sa place, & que Soliman avoit pris pour son fils. Ses officiers déclaroient comme un secret que le seigneur qu’ils accompagnoient étoit fils de l’empereur, & ce secret devint bientôt une chose publique. Les gens de guerre qui révéroient le nom de Mustapha, l’allerent trouver, & se laisserent éblouir par la magnificence de ce prince, par ses graces extérieures, par son éloquence forte & persuasive.

Soliman donna ordre aussi tôt à tous les gouverneurs d’arrêter ces factieux, & envoya un de ses bachas, nommé Perto, avec l’élite de ses troupes, pour se saisir du faux Mustapha. Perto ayant assemblé les milices, n’eut pas de peine à le prendre, & à l’envoyer à Constantinople, où, par la force des tourmens, il dévoila la trame de son imposture. Roxelane qui avoit l’empire le plus absolu sur Soliman, obtint le pardon de son fils Bajazet. Le sultan se contenta de lui faire une sévere réprimande ; mais le faux Mustapha fut traité plus rigoureusement, & périt du dernier supplice.


LES FAUX SEBASTIENS, vers l’en 1585.


Sebastien, roi de Portugal, qui régna après Jean III, son ayeul, en 1557, étoit un prince courageux & entreprenant : des sentimens nobles & chrétiens l’animerent de bonne heure. La guerre civile allumée dans le royaume de Maroc lui parut une occasion favorable pour signaler ses qualités guerrieres. Mahomet lui ayant demande du secours contre son oncle Moluc, roi de Fez & de Maroc, il lui mena l’élite de la noblesse de Portugal, & aborda à Tanger en Afrique le 9 Juillet 1598. Moluc averti de son débarquement, alla au-devant de lui avec toutes les forces de son royaume. La bataille fut bientôt engagée ; elle commença de part & d’autre par des décharges d’artillerie ; les deux armées s’ébranlerent, & se chargerent ensuite avec beaucoup de fureur : tout se mêla bientôt. L’infanterie chrétienne, soutenue des yeux de son roi, fit plier, sans peine, celle des Maures, la plupart composée de vagabonds, qui vendoient leur sang comme d’autres peuples tirent parti de leur industrie ; le duc d’Aveiro poussa même un corps de cavalerie qui lui étoit opposé jusqu’au centre, & à l’endroit qu’occupoit le roi de Maroc. Ce prince voyant arriver ses soldats en désordre, & fuyant honteusement devant un ennemi victorieux, se jette à bas de sa litiere, transporté de colere & de fureur, & veut, quoique mourant, les ramener lui-même à la charge. Ses officiers s’opposent en vain à son passage ; sa valeur se fit jour avec son épée ; mais ses efforts achevant de consommer ses forces, il tombe évanoui dans les bras de ses écuyers. On le remit dans sa litiere, & il n’y fut pas plutôt, qu’ayant mis son doigt sur sa bouche, comme pour leur recommander le secret, il expira dans ce moment, & avant même qu’on eût pu le conduire jusques sous sa tente.

Sa mort demeura inconnue aux deux partis. Les chrétiens paroissoient jusques-là avoir de l’avantage ; mais la cavalerie des Maures, qui avoit formé un grand cercle, se resserrant à mesure que les extrémités s’approchoient, acheva d’envelopper la petite armée de dom Sebastien. Les Maures chargerent ensuite de tous côtés la cavalerie Portugaise. Ces troupes accablées par le nombre, tomberent, en se retirant, sur leur infanterie, & elles y porterent la terreur, le désordre & la confusion.

Les infideles se jetterent aussi-tôt, le cimeterre à la main, dans ses bataillons ouverts & renversés, & ils vainquirent, sans peine, des gens étonnés & déja vaincus par une frayeur générale. Ce fut moins dans la fuite un combat qu’un carnage : qu’on se représente toutes les horreurs de la guerre, & tout ce que la rage peut inspirer de plus cruel à des hommes dont le sang envenimé brûle de répandre celui de leurs semblables. Les uns se jettoient aux genoux du vainqueur pour demander la vie ; les autres cherchoient leur salut dans la fuite ; mais comme ils étoient enveloppés de tous côtés, ils rencontroient par-tout l’implacable ennemi & la mort. L’imprudent dom Sebastien périt dans cette occasion, soit qu’il n’eût pas été reconnu dans le désordre d’une fuite, ou qu’il eût voulu se faire tuer lui-même, pour ne pas survivre à la perte de tant de gens de qualité que les Maures avoient massacrés, & que lui-même avoit, pour ainsi dire, entraînés à la boucherie. Mahomet, auteur de cette guerre, chercha son salut dans la fuite ; mais il se noya en passant la riviere de Mucazen. Ainsi périrent dans cette journée trois grands princes, & tous trois d’une maniere différente : Moluc, par la maladie, Mahomet, dans l’eau, & dom Sebastien, par les armes.

Cependant, malgré la nouvelle de sa mort, le Portugal vit deux faux Sebastiens en 1585 ; l’un, natif du bourg d’Alcasoua, étoit fils d’un tuilier ; l’autre, nommé Matthieu Alvarez, étoit né dans l’isle de Tercere, d’un tailleur de pierres. Tous deux étoient hermites. Il s’étoit répandu un bruit que Sebastien s’étoit sauvé de la bataille d’Alcacer, & que pour faire pénitence d’avoir été cause de la mort de tant d’hommes que cette sanglante journée avoit enlevés, il s’étoit retiré dans un désert. Les paysans voyant la vie austere de ces deux hermites, soupçonnerent que ce pouvoit être le roi, & qu’il menoit une vie austere & pénitente pour n’être pas reconnu. Dans cette idée, ils les appellerent l’un & l’autre en differens endroits du royaume, pour les mettre sur le trône.

Le premier avoit avec lui un prétendu évêque de Guarda, qui écrivit le nom de ceux qui leur faisoient des aumônes, afin, disoient-ils, que le roi Sebastien les récompensât quand il seroit de retour à Lisbonne. Ils furent arrêtés ; le prétendu évêque fut pendu, & le roi, son disciple, envoyé aux galeres, ou l’on reconnut aisément qu’il n’avoit nulle ressemblance avec le feu roi.

Matthieu Alvarez mit plus de franchise dans son début que ces deux fripons ; il disoit tout naturellement à ceux qui vouloient ressusciter en lui Sebastien (à cause qu’il lui ressembloit de figure, & qu’il avoit les cheveux blonds comme lui), qu’il n’étoit que le fils d’un pauvre tailleur de pierres. Mais quand il vit qu’on attribuoit la vérité de ses discours à l’humilité, & que plus il nioit d’être dom Sebastien, plus on s’opiniâtroit à le croire tel, il s’appliqua finement à confirmer dans cette erreur ceux qui n’en vouloient pas être guéris. Il se levoit à minuit pour se donner la discipline, & demandoit à Dieu la permission de se découvrir à ses sujets, & de rentrer en possession de la couronne de ses peres.

Cet artifice lui réussit ; ceux qui avoient étudié la conduite & écouté les prieres de cet hypocrite, persuadés qu’il étoit le vrai Sebastien, n’hésitèrent plus à le publier par-tout. Enfin tout le monde des environs accourut pour lui baiser la main ; il les reçut en roi, & mangea en public dans la petite ville de Rezeira ou Elizera. Que de vicissitudes dans la vie de l’homme ! Voilà notre hermite devenu roi, mais pour quelques momens. Quelques jours après, sa frêle majesté eut la témérité d’écrire à l’archiduc Albert, cardinal & vice-roi de Portugal, un ordre en termes grossiers, de sortir aussi-tôt de son palais, parce qu’il vouloit aller prendre séance sur son trône. L’archiduc irrité, envoya sur les lieux Diego de Fonseca, avec quelques milices, pour se saisir de cet écervelé.

Alvarez avoit près de 1000 hommes, qui, après quelque résistance, furent défaits. Comme ce fantôme de roi s’enfuyoit, lui troisieme, par les rochers, il fut pris & ramené, avec ses deux compagnons, à Lisbonne, où, après avoir eu la main coupée, il fut pendu & écartelé. Cette exécution sanglante auroit dû faire impression sur l’esprit de ceux qui avoient envie de se donner un si beau nom ; mais il est des hommes que rien n’est capable d’effrayer, & qui osent tout pour parvenir à leurs desirs. Un homme de Venise, dont le nom étoit inconnu, eut la folle manie de faire revivre Sebastien. Son son de voix, sa figure, sa taille, le rendoient si ressemblant au feu roi, que les Portugais qui étoient dans cette ville le reconnurent pour leur prince.

Quelques jours après, il fut arrêté. Obligé de répondre devant les juges qu’on avoit nommés pour décider une affaire si délicate, il eut le front de soutenir avec opiniâtreté qu’il étoit Sebastien ; il disoit qu’il avoit été reconnu par les Maures qui l’avoient fait prisonnier ; que le repentir d’avoir entrepris si légérement cette guerre lui avoit presque causé la mort ; & qu’après avoir long-tems souffert, il revenoit reprendre une couronne que le ciel & sa naissance lui avoient donnée. Ensuite il fit voir sur son corps des marques qu’on avoit vues sur celui du roi de Portugal, & dit aux Vénitiens des secrets d’état. Enfin il n’oublia aucune des circonstances qui pouvoient faire connoître qu’il étoit Sebastien.

Les Espagnols, maîtres alors du Portugal, le regardant comme un maniaque & un imposteur, le firent chasser de Venise. On l’arrêta dans la Toscane, d’où il fut mené à Naples. Dès qu’il fut arrivé dans cette ville, on le mit sur un âne, & on le conduisit en cet état par toutes les rues, exposé aux railleries d’une populace insolente. Cette scene tragi-comique ne se termina pas par des huées & par quelques grossieres plaisanteries ; l’imposteur fut rasé, & envoyé aux galeres. Ce roi momentané ayant été mené depuis en Espagne, finit sa vie en prison, dans le tems que les Portugais improuvant la tyrannie, & détestant les violences des Espagnols, demandoient celui qu’ils assuroient être leur roi.


LES FAUX DEMETRIUS, depuis l’an 1585, jusqu’en 1648.


Jamais l’imposture, qui ose s’attribuer l’empire ou la royauté sur des droits imaginaires, ou sur une prétendue ressemblance de figure, ne s’est autant reproduite qu’en Russie ; il y a eu, pendant un siecle, une suite d’imposteurs qui se succédoient, pour ainsi dire, les uns aux autres. Le premier de ces illustres fourbes s’appelloit Demetrius Griska : c’étoit un religieux Moscovite, né d’une famille noble. Il réunissoit à une figure intéressante un esprit délié & souple. Il osa, par le conseil de quelques mécontens, former le dessein de monter sur le trône pendant le regne de Boris, grand-duc de Moscovie ; il feignoit d’être le prince Demetrius, fils de Jean Basilowitz, mort en 1584, & frere de Fédor, prédécesseur de Boris. Cet imposteur sortit de son couvent, & passa dans la Lithuanie, où il se mit au service d’un seigneur de grande qualité, nommé Adam Wesneweski, Wisnowitki ou Winowieski. Son maître l’ayant maltraité un jour, il se mit à pleurer, & lui dit que s’il étoit instruit de sa naissance, il auroit plus d’égards pour lui.

La curiosité du seigneur Polonois l’engagea à presser Griska de déclarer qui il étoit ; l’imposteur répondit hardiment qu’il étoit le fils légitime du grand-duc Jean Basilowitz ; que Boris Godunof, usurpateur du trône de Russie, avoit voulu le faire assassiner, mais que le coup étoit tombé sur un jeune garçon qui lui ressembloit parfaitement, & que ses amis avoient substitué en sa place, pendant qu’ils l’avoient fait évader. Il montra ensuite une croix d’or garnie de pierres précieuses, qu’il disoit lui avoir été mise au col lorsqu’il fut baptisé. Il ajouta que l’appréhension de tomber entre les mains de Boris, l’avoit empêché de se découvrir jusqu’alors.

Après ce discours artificieux, il se jetta aux pieds du seigneur Polonois, & lui demanda sa protection. Pour rendre son récit plus vraisemblable, il l’accompagna de tant de circonstances, que son maître lui fit donner un équipage convenable à la grandeur d’un prince. Le bruit de cette nouvelle se répandit aussitôt par tout le pays ; le grand-duc Boris craignant les suites de cette aventure, offrit une grande récompense à ceux qui ameneroient ce faux Demetrius, mort ou vif. Son maître croyant que ce prétendu prince ne seroit point en sûreté chez lui, l’envoya auprès du vaivode de Sandomir, en Pologne, qui lui promit un secours suffisant pour le remettre sur le trône, à condition qu’il permettroit en Moscovie l’exercice de la religion catholique.

Demetrius, qui n’avoit d’autre dieu que son ambition, tomba bien vîte d’accord sur tout ce qu’on voulut exiger de lui pour la satisfaire ; telle religion ou telle autre qui favorisoit les crimes de sa politique, étoit trop peu de chose à ses yeux, pour être arrêté par un si foible obstacle. Décidé à se rendre catholique, il se fit secrétement instruire dans la créance de l’église, & promit d’épouser la fille du vaivode d’abord après son rétablissement. Le vaivode excité par cette espérance, leva une puissante armée, entra dans la Moscovie, & déclara la guerre à Boris. Il prit d’abord plusieurs villes, & attira dans son parti quantité d’officiers du prince régnant, qui en mourut de déplaisir en 1605. Le Knès & les boyards reconnurent aussitôt pour leur prince Fedor ou Théodore, fils de Boris, qui étoit encore fort jeune ; mais faisant réflexion sur la prospérité des armes du faux Demetrius, ils résolurent de lui donner la couronne qu’ils croyoient lui appartenir. Le peuple, toujours prêt à adopter tous les changemens, courut aussi-tôt au château, & y arrêta le jeune grand-duc prisonnier avec sa mere. On envoya en même tems avertir Demetrius de la disposition où les Moscovites étoient de le recevoir pour leur souverain, & pour le supplier devenir prendre possession de son royaume.

Cet heureux imposteur n’eut pas plutôt appris ces nouvelles, qu’il commanda à un deak ou secrétaire, d’aller étrangler le jeune Fedor & la princesse sa mere, & de faire courir le bruit qu’ils s’étoient empoisonnés. Cet ordre barbare fut exécuté sur le champ le 10 Juin 1605. Le 16 du même mois, Demetrius, souillé du sang de la famille royale, arriva à Moscou avec son armée, qui s’étoit prodigieusement grossie, par la crainte qu’il inspiroit aux uns, & par les espérances qu’il donnoit aux autres.

Lorsqu’il fut à une demi-lieue, les principaux citoyens furent au-devant de lui avec des présens, & lui rendirent hommage au nom de toute la ville : il leur donna du pain & du sel, selon la coutume du pays. Lorsqu’il fut entré dans Moscou, il alla à la cathédrale, & y entendit la messe. Les Polonois qui l’avoient accompagné se rangerent autour de l’église, emboucherent la trompete, & battirent le tambour pendant tout le tems qu’il y resta. En sortant de l’église, il traversa la ville ; la cavalerie Polonoise, les lances baissées, marchoit à la tête ; un corps de Russes suivoit : au milieu étoient des chevaux du czar ; ils avoient des selles en broderie d’or, enrichies de pierreries. Son carosse étoit tiré par quatre chevaux des plus beaux qu’on pût voir, & couverts de magnifiques housses qui traînoient jusqu’à terre : paroissoit ensuite le clergé, avec des bannieres sur lesquelles on voyoit les images de la Vierge & de S. Nicolas, patron des Russes, & celles de quelques autres saints. Griska suivoit le clergé, monté sur un cheval d’une blancheur extraordinaire, environné des principaux seigneurs de Russie.

La ville retentissoit du son des cloches & des acclamations, Vive Demetrius, le czar de Russie : c’est le soleil & la brillante étoile du matin qui luit sur la Russie. Griska leur prodiguoit les souhaits les plus heureux, & leur disoit modestement : Mes sujets, priez pour moi. Il passa devant la maison de Godunof, &, comme s’il eut eu horreur d’un lieu qu’avoit habité son persécuteur, il se tourna avec précipitation d’un autre côté, & marqua quelque desir de la voir rasée.

Aussi-tôt le peuple se mit en devoir de le satisfaire, & en peu de tems elle fut détruite de fond en comble. Il s’enferma ensuite dans le palais des czars, & y passa trois jours à donner des fêtes & à se livrer au plaisir.

Plusieurs de ceux qui l’avoient examiné pendant sa marche, reconnurent en lui le moine Griska ; mais à peine osoient-ils gémir sur le malheur de leur patrie, & sur l’aveuglement de leurs concitoyens. Comme le patriarche Job avoit été déposé, le siege étoit vacant, & Griska ne pouvoit être sacré. Cet imposteur sentant qu’il étoit de son intérêt de n’en pas différer long-tems la cérémonie, & n’osant encore se déclarer pour le rit latin, nomma patriarche Ignace, archevêque de Rezan. Lorsque le nouveau patriarche eut pris possession de sa place, & eut été reconnu par le clergé, Griska se fit couronner avec les mêmes cérémonies qu’il avoit observées à son entrée.

Quelques écrivains assurent que le nouveau czar ayant entendu vanter la beauté de Cémie, fille de Godunof, voulut la forcer de sortir du couvent ; mais elle refusa toujours avec constance ; elle répondit qu’elle ne vouloit pas souiller ses yeux en les fixant sur un imposteur tel que lui. Les princes & les seigneurs qui avoient assisté au couronnement du nouveau czar, se rendirent dans la place du marché, le prince Brieski leur tint ce langage, selon l’ordre qu’il en avoit reçu : Russes, vous devez inviolablement être attachés aux intérêts du fils d’Yvan. Tirant ensuite de son sein une croix sur laquelle étoit gravée l’image de S. Nicolas, il la baisa, & dit que ce saint avoit jusqu’alors gardé l’empereur dans son sein, & qu’il le rétablissait sur le trône de ses peres pour la félicité des Russes.

Le peuple répondit par des acclamations, & ajouta : Dieu conserve notre czar, lui donne la santé, punisse ses ennemis & tous ceux qui manquent à l’obéissance qu’ils lui doivent.

Pour que Griska jouît tranquillement du fruit de son imposture, & qu’il fût solidement affermi sur le trône, il lui restoit une chose à faire : c’étoit d’engager la czarine Marie, veuve d’Yvan, à le reconnoître pour son fils. La conjoncture étoit délicate ; le tyran Godunof l’avoit enfermée dans un couvent, où elle avoit été exposée à la plus affreuse misere. Griska sentoit qu’en l’y laissant, on ne manqueroit pas de dire qu’il n’osoit paroître devant elle, par la crainte qu’il avoit qu’elle le désavouât pour son fils. D’un autre côté, il pensoit que cette princesse auroit beaucoup de répugnance à se rendre complice de son imposture, & à désavouer ce qu’elle avoit répété tant de fois sur la mort de Demetrius, en versant des larmes qui annonçoient sa tendresse & ses malheurs.

Après de mûres délibérations, il crut qu’il seroit plus dangereux pour lui de la laisser dans son couvent, que de la faire venir à Moscou. Cette derniere résolution prévalut : l’imposteur lui envoya des députés pour la prier de venir partager le trône avec lui. Marie se résolut sans peine à quitter sa triste retraite. Lorsque Griska sut qu’elle étoit près de Moscou, il alla au-devant d’elle, mit pied à terre si-tôt qu’il apperçut le carosse de cette princesse, & lui donna, en l’abordant, les plus grandes marques de tendresse & de respect.

Marie jetta d’abord sur lui des regard incertains ; son air triste & morne annonçoit à Griska ce qu’il avoit à craindre. L’imposteur eut recours dans ce moment à l’adresse & à l’astuce ; il commença par faire des imprécations contre la mémoire de Godunof ; ensuite il demanda pardon à sa mere des maux qu’elle avoit endurés depuis la mort d’Yvan son pere, & finit par lui dire qu’il cherchoit à les lui faire oublier par ses soumissions & son empressement à se porter à tout ce qu’elle pourroit desirer.

Marie reléguée depuis long-tems dans le fond d’un cloître au nord de la Russie, avoit des motifs assez pressans pour reconnoître Griska pour son fils. Elle fit un effort sur elle-même pour feindre toute la joie possible, & pour lui exprimer sa tendresse par des larmes & des transports auxquels le cœur n’avoit aucune part. Elle reprenoit, pour ainsi dire, une nouvelle vie, en recouvrant sa liberté. Obligée de céder aux circonstances, & de s’y plier, elle avoit tout à craindre en démasquant l’usurpateur. Elle le pria donc avec instance de monter dans son carrosse ; mais Griska la pria à son tour de permettre qu’il lui donnât toutes les marques de respect & de soumission qu’il lui devoit : La couronne de Russie étoit plus à vous qu’à moi ; je ne la porterai, ajouta-t-il, que pour mieux exécuter vos volontés. Il suivit assez long-tems son carosse à pied, & la tête découverte ; l’impératrice le força enfin de se couvrir, & de monter à cheval, en lui disant que c’étoit la premiere marque de soumission qu’elle exigeoit de lui. Il la conduisit dans le couvent destiné aux veuves des czars, & reçut d’elle toutes les caresses dont une mere tendre peut combler un fils chéri.

Les ruses de l’imposteur n’échapperent pas à tout le monde ; quelques seigneurs qui observoient les actions de ce nouveau prince, s’apperçurent qu’il faisoit plus de cas des Polonois que des Moscovites, & qu’il avoit une garde étrangere, composée de plusieurs compagnies de François, d’Anglois, d’Allemands, de Livoniens, de Suédois ; ils entrerent en défiance ; voyant d’ailleurs qu’il avoit dessein d’épouser une femme catholique Romaine, qui étoit la fille du vaivode de Sandomir, ils commencerent à changer leurs soupçons en certitude.

Un des principaux knès, nommé Basile Zuski, en parla à quelques autres seigneurs, qui conçurent le dessein de faire périr cet imposteur ; mais la conjuration fut découverte, & Zuski condamné à périr du dernier supplice. Le grand-duc néanmoins lui envoya sa grace sur le point de l’exécution, espérant de gagner par cette douceur l’affection des Moscovites. En effet, tout fut paisible jusqu’au jour de ses noces, qui furent célébrés le 8 Mai 1606, avec la magnificence que le tems comportoit.

La princesse Polonoise destinée au czar Griska étant arrivée avec un grand nombre de Polonois armés, les Moscovites recommencerent leurs complots, Zuski assembla chez lui plusieurs knès & boyards, & les engagea à secouer le joug de cet imposteur. Le 17 Mai, neuvieme jour de la cérémonie des noces, il se présenta une occasion favorable aux desseins des conjurés, & ils ne la laisserent pas échapper.

Le grand-duc & ceux de sa compagnie étant absorbés par Bacchus & Morphée, les Moscovites font, au milieu de la nuit, sonner le tocsin de toutes les cloches de la ville ; & ayant pris les armes, ils vont attaquer le château ; ils tuent d’abord les gardes Polonoises, & après avoir forcé les portes, ils entrent dans la chambre de Griska le sabre dans la main, & la croix dans un autre. L’usurpateur voyant sa mort présente, crut la pouvoir éviter en sautant par la fenêtre dans la cour, à dessein de se sauver parmi les gardes qui y étoient encore sous les armes ; mais il fut arrêté.

Dès qu’il fut entre les mains des conjurés, ils déchirerent sa robe, en vomissant contre lui toutes sortes d’injures. Les uns le frappent au visage, les autres lui tirent le nez, d’autres lui arrachent la barbe. Ceux qui avoient mis de la rivalité à lui marquer le plus de respect, en mettoient ce jour-là à lui faire les injures les plus grossieres. L’état déplorable dans lequel le czar se voyoit, lui arracha des larmes. Plusieurs lui demandoient, d’un ton ironique, s’il étoit Demetrius, fils d’Yvan, & lui disoient qu’il falloit qu’il eût été inspiré par le malin esprit, pour avoir osé se dire de la famille impériale.

Griska reprit en ce moment sa fermeté ordinaire, & répondit : « Vous savez que je suis le véritable fils d’Yvan IV, votre légitime empereur, couronné en présence de tous les Russes ; & si vous ne me croyez pas, allez trouver ma mere, elle vous dira la vérité ». Les Strelitz & leurs officiers se rangeant alors autour de lui, écartent la populace, le conduisent au palais, & jurent qu’ils le défendront jusqu’à la derniere goutte de leur sang, si la czarine douairiere le reconnoissoit pour son fils. Ils envoyerent en même tems des députés à cette princesse, pour la prier de dire si le czar actuellement régnant étoit véritablement son fils. Griska se crut alors sauvé ; il n’imaginoit pas qu’elle osât le desavouer pour son fils, après l’avoir reconnu aux yeux de toute la nation ; il espéroit que la crainte d’être maltraitée par celui qu’on proclameroit après lui, se joignant à la honte de se déclarer complice d’un imposteur, l’engageroit à le reconnoître encore pour Demetrius. Zuski étoit à la tête des députés qu’on avoit envoyés à cette princesse ; il la pria, au nom de toute la nation Russe, de dire la vérité, & lui promit qu’on oublieroit ce qu’elle avoit fait en faveur de l’imposteur, si elle vouloit faciliter aux Russes les moyens de se délivrer d’un tyran qui déshonoroit le trône des czars. Marie lui répondit en termes formels que cet imposteur n’étoit point son fils, qu’elle ne l’avoit reconnu pour Demetrius que par la crainte d’une mort prochaine, voyant tout le monde le proclamer comme fils d’Yvan, & frere utérin de Théodose.

Cette réponse fut l’arrêt de mort de Griska, qui auroit été plus heureux dans son cloître, si la modération de ses desirs avoit su l’y fixer. Les Strelitz l’abandonnerent à la fureur du peuple ; il se vit de nouveau en butte aux outrages les plus cruels : c’étoit une victime qu’on s’arrachoit. Un marchand se livrant aux derniers transports de la fureur, lui posta sur la tête un coup de bâton, & l’abattit à ses pieds. Tous ceux qui étoient présens voulurent avoir part au meurtre ; ils se disputoient le plaisir de le frapper. En vain ce malheureux prince imploroit le secours de ses soldats, de ses amis ; ses cris, ses plaintes, ses gémissemens, ne faisoient qu’irriter la fureur du peuple, qu’on peut comparer dans ces moments à un chien enragé. Il périt enfin sous les coups, & on continua pendant quelque tems à outrager son cadavre. On le traîna par toute la ville, & on le laissa exposé pendant tout le jour dans la place du marché.

Dès que la nouvelle de la mort de Griska se fut répandue, la fureur des Russes se tourna contre les Polonois. Joignant l’artifice à la force, ils firent sortir plusieurs de chez eux désarmés, en leur disant que le czar n’étoit pas mort, & qu’il les prioit d’aller au palais sans armes. Lorsque ces malheureux étoient dans la rue, on les massacroit. Plusieurs d’entr’eux, instruits aux dépens de leurs compatriotes, se tenoient enfermés chez eux, & vendoient chérement leur vie. Un gentilhomme Polonois, nommé Vitruski, se défendit avec tant de courage, qu’on fut obligé de faire venir du canon pour le forcer. Alors ce Polonois fit mettre à la fenêtre de la maison un drapeau blanc, comme pour marquer qu’il vouloit se rendre. Il fait jetter en même tems de l’or & de l’argent au milieu de la populace. Pendant qu’elle est occupée à le ramasser, il sort tout-à-coup avec ses gens, le sabre à la main, & la fureur dans les yeux, renverse tout ce qui s’oppose à son passage, & arrive au milieu de la place publique. Là le peuple & les Strelitz l’environnent, tuent une partie de ses gens, l’attaquent avec une fureur égale à la sienne. Il alloit être accablé sous le nombre ; mais quelques seigneurs Russes se trouvant là par hasard, arrêterent les coups qu’on se préparoit à lui porter, & le conduisirent dans un lieu de sûreté.

Le duc de Wisnioveski, qui avoit un hôtel d’une assez vaste étendue, reçut chez lui plusieurs Polonois, & se défendit si courageusement, qu’on ne put jamais le forcer, & qu’il fit périr la plus grande partie de ceux qui l’attaquoient.

Presque tous les marchands qui étoient allés à Moscou pendant les noces du czar, furent pillés & massacrés, parce qu’ils entretenoient commerce avec les Polonois. On ne respecta que les maisons des ambassadeurs, qui servirent d’asyle aux Polonois qui purent s’y retirer. On assure que dans cet horrible tumulte il périt 1200 Polonois & 400 Russes. Les Boyards sentant de quelle importance il étoit d’arrêter un pareil massacre, firent mettre les Strelits sous les armes, disperserent la populace, & établirent des gardes aux portes des maisons où il y avoit encore des étrangers.

C’est encore une question en Rustre si Griska étoit un imposteur, ou le véritable Demetrius ; ceux qui sont les mieux instruits de l’histoire de leur pays, prétendent que c’étoit un fourbe, & que la veuve d’Yvan ne le reconnut pour son fils que parce qu’elle craignoit, comme elle le dit elle-même, d’être la victime de la cruauté de Griska. Le peuple étoit prévenu en sa faveur ; il auroit été difficile & même dangereux de vouloir le dissuader ; elle avoit d’ailleurs obligation à son fils adoptif d’avoir vengé son véritable fils sur Godunof & sur toute sa famille, & en même tems de lui avoir rendu à elle-même la liberté. Dans toutes les revolutions, le peuple prend un parti avec chaleur. Et comment faire entendre raison à une populace effrénée, qui, dans ce moment, desiroit avec ardeur de voir triompher Griska ?

Petreius, dans sa Chronologie de Russie, dit positivement que c’étoit un imposteur. Les historiens Polonois prétendent au contraire qu’il étoit véritablement Demetrius, fils d’Yvan IV, dit le tyran ; ils disent qu’il ressembloit à Demetrius au point qu’on reconnoissoit sur lui les mêmes marques qu’on avoit vues à ce jeune prince : l’une étoit sur le nez, l’autre étoit sur la main. Il n’y a pas d’apparence, ajoutent-ils, que tant de personnes de marque qui n’avoient aucun intérêt à prendre le parti de Demetrius, se fussent déclarées si ouvertement pour lui, si elles n’avoient pas été convaincues de la vérité de fa naissance. Mais on sait assez combien il est facile dans un pays de révolutions, tel que la Russie, qu’un imposteur soit reconnu par ceux même qui sont persuadés de son imposture. L’intérêt, l’aiman des vils mortels, les a toujours fait déclarer pour ou contre dans un parti. Quant aux marques que le czar momentané avoit sur le visage, elles étoient l’effet du hasard ou de l’artifice.

L’imposture de Griska fut le germe de plusieurs autres ; divers fourbes se présenterent après celui dont nous venons de parler. M. de Voltaire a bien raison de dire dans son Histoire de la Russie, que moins les peuples sont policés, plus il est facile de leur en imposer.

Le premier de ces imposteurs ne se montroit jamais : ce n’étoit qu’une machine dont les ressorts étoient cachés. George Schacopski, garde du grand sceau de Moscovie, voyant sa patrie toute en desordre après la cruelle mort de Griska, & sentant bien qu’on immolerait à la tranquillité publique tous ceux qui lui avoient été attachés, chercha son salut dans la fuite. Il sortit de Moscou, accompagné de deux Polonois, en habit Russien, & prit le chemin de Putivol, ville qui avoit toujours été fidelle au faux czar. Sur la route, il sema le bruit que le czar Demetrius avoit échappé à la fureur de ses ennemis ; & montrant l’un des Polonois qui l’accompagnoit, il laissoit soupçonner que c’étoit ce prince.

Les libéralités dont il accompagnoit ses discours eurent le don de persuader. Arrivé à Putivol, il assura les bourgeois que Demetrius s’étoit sauvé en Pologne pour y chercher les secours de ses alliés, & qu’il l’avoit envoyé vers eux pour leur dire qu’il étoit vivant & en lieu de sûreté. Ces sujets fideles protesterent à Schacopski qu’ils étoient prêts à sacrifier leurs biens & leurs vies pour leur souverain.

Content de ce premier succès, il envoie vers les Tartares, & leur donne rendez-vous à Putivol ; les Cosaques s’y rendent aussi de tous côtés, & quatorze châteaux se déclarent pour le prétendu Demetrius. Ishoma, l’un des plus grands seigneurs de Russie, fortifie le parti d’un corps de troupes considérable.

Le nouveau grand-duc Zuski, alarmé de ces nouvelles, assembla une armée à la hâte, & marcha pour combattre ses ennemis ; mais à la premiere rencontre, il fut mis en déroute, & réduit à se sauver en hâte à Moscou. Ishoma le poursuivit, & bloqua la ville. Sur ces entrefaites, Jean Polutnich arriva de Pologne avec un renfort de 12,000 Cosaques, & une commission du faux Demetrius qui donnoit ordre à Ishoma de lui remettre le commandement de l’armée. Celui-ci indigné de l’affront qu’on lui faisoit, se rangea du côté de Zuski avec 9000 Cosaques qu’il sut s’attacher, & l’assura qu’il n’y avoit point de Demetrius à Putivol, & qu’on combattoit pour un fantôme.

Quatre mille hommes ayant encore suivi son exemple, Schacopski & Polutnich, contraints de se retirer, se jetterent dans Thula, où Zuski alla les assiéger. La ville se trouva bientôt à la derniere extrémité, faute de provisions. Les habitans réduits à manger les animaux les plus vils, menacerent ces deux généraux de se rendre à Zuski. Polutnich tâcha de les rassurer, en leur protestant qu’ils avoient vu en Pologne un jeune homme de 28 à 30 ans qui se faisoit passer pour grand-duc de Moscovie, qu’il ne pouvoit pas dire précisément si c’était Demetrius, parce qu’il ne l’avoit jamais vu ; mais que s’ils vouloient lui donner quelqu’un qui eût connu ce prince, il l’envoyeroit en Pologne pour en savoir la vérité, & qu’après cela, ils prendroient telle résolution qu’ils voudroient.

Ils consentirent à cette proposition. Le prétendu Griska étoit un gentilhomme Polonois qui, ayant fait réflexion sur les vicissitudes de la vie d’un imposteur couronné, aima mieux retourner dans son pays, & y terminer ses jours dans la tranquillité obscure d’une condition privée, que de courir la fortune de celui dont on lui avoit fait prendre le nom. Un second Demetrius prit sa place ; Michayetski, seigneur Polonois, produisit celui-ci ; & l’ayant conduit à Putivol, il y fut reçu avec tous les honneurs imaginables. Après y avoir passé quelques jours à ramasser des troupes, il se mit en campagne, où il fut rencontré par l’envoyé des habitans de Thula. Celui-ci ayant connu le véritable Demetrius, fut surpris de l’effronterie de celui qui prenoit son nom.

Le faux Demetrius craignant qu’il n’allât rendre compte de son imposture, le retint, & marcha droit à Thula pour y porter de ses nouvelles. Il n’étoit plus tems ; la ville venoit de se rendre à Zuski, qui fit pendre, contre sa parole, Federowitz, homme de mérite & de qualité, & charger de fers Polutnich & Schacopski, qui moururent de faim & de misere dans leur prison. Thula ayant été réduite au pouvoir de Zuski, les Cosaques qui étoient dedans embrasserent son parti, & ce prince les envoya au siege de Catuga, principale retraite de ceux qui tenoient pour Demetrius ; mais sur sa route, ses soldats sollicités par ceux qui venoient de se ranger sous ses enseignes, se mutinerent : le désordre se mit dans son camp ; les troupes prennent la fuite, jettent armes & bagage, & les Cosaques portent à Catuga, comme en triomphe, les provisions & l’artillerie du grand-duc.

Demetrius fortifié de ce secours & d’un grand nombre de Polonois & de Moscovites qui se joignirent à lui, marcha à ses ennemis, leur tua 8000 hommes, & fit prisonnier Misinoweski, & plusieurs autres personnes de qualité se rendirent auprès de lui avec des troupes. Zuski qui avoit ramassé un corps de 17000 hommes peu aguerris, voulut tenter un second combat, qui ne lui fut pas plus avantageux que le premier, il fut mis en deroute, à peine 5000 hommes purent se sauver dans Moscou, où peu de jours après ils furent forcés de se rendre au vainqueur, & de prendre parti dans son armée ; tous les forts & villes des environs ouvrirent leurs portes à Demetrius.

Alors se croyant maître de la campagne, il s’avança à grande journées vers Moscou, qui se seroit aussi rendu sans la trahison de 5 ou 6000 hommes de son armée qui se jetterent dans cette ville. Les habitans firent des propositions, on ne voulut point les écouter qu’ils ne livrassent Zuski entre les mains de Demetrius.

Cependant sur la nouvelle qui s’étoit répandue que Basile Zuski, parent du grand duc, avoit levé une armée, & s’étoit fortifié à une lieue de Moscou, le duc Roman Reniski Polonois, général de l’armée des assiégeans, l’alla forcer dans ses retranchemens, lui tua bien du monde, & le fit prisonnier. Le grand duc ayant rallié les débris de cette armée, vint de nouveau attaquer celle de Demetrius, mais ce ne fut qu’à sa confusion. Ses troupes repoussées se retirerent en désordre, & les Moscovites affoiblis par tant de pertes, songerent à prendre de nouvelles mesures. Ils donnerent la liberté aux ambassadeurs Polonois, au palatin de Sandomir, à la grande duchesse sa fille veuve de Demetrius Griska, à condition qu’ils s’emploieroient auprès du roi Sigismond, pour l’obliger à rappeller ses troupes. Demetrius en ayant avis, & connoissant de quelle importance il étoit d’avoir ces personnes en son pouvoir, envoya 2000 hommes de cavalerie pour leur couper le passage, & les fit amener dans son camp. L’étonnement parut d’abord sur leur visage à la vue du faux Demetrius ; & les assurances qu’ils donnerent ensuite que ce n’étoit point le mari de la grande-duchesse, exciterent quelques murmures ; mais on prit soin de les étouffer.

Cependant le palatin de Sandomir délibéroit avec ses amis si cette princesse reconnoîtroit ce Demetrius pour son mari ; les sentimens étoient partagés ; mais Marine, c’étoit le nom de cette princesse, se flattant que ce mariage seroit plus heureux que le premier, fit évanouir tous les scrupules, & résolut de S’accommoder du tems, & de se conserver dans la grandeur. La fin cruelle de Griska, les outrages dont elle fut accompagnée, auroit dû mettre des bornes à l’ambition de cette princesse. Elle alla trouver Demetrius, & le reconnut pour son mari en présence de toute l’armée ; elle l’embrassa avec transport, & lui donna les marques les plus caractérisées d’une grande joie & d’une vive tendresse. On feignit qu’une indisposition avoit retardé cette démarche pendant les dix jours qui s’étoient écoulés depuis son arrivée au camp. Une infinité de gens se trouverent affermis par cette reconnoissance simulée dans le parti de Demetrius ; & toute la Moscovie, à la réserve des provinces de Novogorod & de Smolensko, le reconnut. Il auroit sans doute régné paisiblement, si la Pologne avoit continué à lui donner du secours, & si le roi Sigismond, voulant profiter des troubles de Moscovie, n’avoit pas songé à s’en rendre maître.

L’armée de Demetrius s’affoiblit par la désertion des Polonois ; le désordre se mit dans ses troupes, & les Moscovites, lassés du gouvernement de Zuski, affoiblis par des pertes continuelles, fatigués des embarras de la guerre, se voyant encore exposés aux malheurs d’un siege, envoyerent des députés au camp de l’imposteur, pour proposer aux officiers d’abandonner réciproquement leur czar, & d’en élire un nouveau d’un consentement unanime. Ce sentiment fut appuyé à Moscou par le prince Galitzin & par un autre seigneur ; ils inspirerent leurs sentimens aux chefs de la noblesse & aux principaux bourgeois. La haine qu’ils portoient aux souverains leur donna de l’éloquence ; le bas peuple & les soldats furent, en peu de tems, tous disposés à satisfaire leurs desirs. En vain le patriarche Hermogene & quelques Boyards leur représenterent combien il étoit indigne de déposer un prince qui étoit monté sur le trône du consentement de toute la nation. Les conjurés s’assemblent, vont au palais impérial, enlevent le czar & la czarine, & les conduisent dans la maison que Basile Zuski occupoit avant que de monter sur le trône. Ce prince régna quatre ans & trois mois, & n’essuya pendant ce tems que des tribulations. Ce qui y mettoit le comble, étoit Ivan Vorotinski, son proche parent, qui étoit à la tête des conjurés, & le plus empressé à le chasser du palais. Les Boyards, après cette injuste action, s’assemblerent, & porterent un édit par lequel ils déclaroient le trône vacant ; ils envoyerent ensuite de nouveaux députés au camp de l’imposteur, pour avertir les officiers & les soldats de ce qu’ils venoient de faire. On proposa de chasser leur czar, & de venir avec eux en élire un nouveau. Ceux-ci leur répondirent qu’ils ne se laisseroient point entraîner au mauvais exemple, & que si, contre la foi donnée & la foi reçue, ils avoient déposé leur souverain, ils ne devoient pas espérer de trouver de complices de ce crime. Cette réponse, toute sensée qu’elle étoit, ne fut pas capable de faire rentrer les Boyards dans leur devoir ; ils firent conduire Basile Zuski dans le couvent de Czeudon. Lorsqu’il y fut arrivé, l’archimandrite, selon la coutume usitée à l’égard de ceux qui embrassent la vie monastique, lui demanda ce qu’il vouloit ; Basile qui, de la puissance suprême alloit passer à l’état le plus obscur, lui répondit qu’il ne vouloit rien : un seigneur qui étoit présent répondit à l’archimandrite pour Zuski, & dit qu’il demandoit l’habit religieux, & on le fit moine malgré lui. Le même jour on conduisit la czarine dans un couvent de religieuses, où on la força de prononcer ses vœux. On prétend que cette cruelle violence se pratiquoit anciennement par les tyrans occidentaux, chrétiens, latins, & que l’usage des chrétiens Grecs étoit de crever les yeux.

Demetrius, pendant ces troubles, s’étoit retiré à Catuga, qui lui fut toujours fidelle. Ayant reçu quelque secours, il voulut se mettre en campagne ; mais il fut assassiné au milieu d’un festin, sur la fin de l’année 1610, par les Tartares, qui vengerent par-là la mort de leur prince Kasimowski qu’il avoit fait noyer. Personne ne doutoit qu’il ne fût un imposteur ; plusieurs assuroient qu’il avoit été maître d’école à Scola, ville de la Russie-Blanche, dont les Polonois l’avoient tiré pour servir à l’avancement de leurs desseins ; & d’autres vouloient qu’il eût été Juif. Son fils ne laissa pas d’être élu grand-duc par les habitans de Catuga. Le duc Zarveki, général des Cosaques, se déclara pour lui, & fit consentir les Russiens à le reconnoître pour leur prince légitime, sous promesse de leur aider à chasser les Polonois. On croit avec fondement que cet enfant étoit supposé ; mais Michel Federowitz ayant été élu grand-duc par les Moscovites, il gagna par argent les Cosaques qui étoient encore à Catuga. On lui livra le duc Zarveki, la grande-duchesse Marie & son prétendu fils ; le premier fut empalé, & les deux autres, jettés dans la riviere, sous la glace, & noyés.

Cet exemple auroit dû faire éclipser les imposteurs ; il n’étoit pas même vraisemblable qu’il s’en présentât encore ; mais le démon de l’ambition en suscita un troisieme : c’étoit une espece de scribe qui, prenant le nom de Demetrius, fit répandre le bruit qu’il s’étoit sauvé des mains du tyran Boris, de l’usurpateur Zuski, mais encore qu’il avoit échappé à la fureur des Tartares. Quelque ridicule que fût cette fable, elle fut du goût de ce peuple grossier.

Ce nouveau Demetrius étoit hardi, entreprenant, & ne manquoit ni d’esprit ni de conduite. Il ramassa d’abord une centaine de Russiens, reste infortuné des dernieres guerres : plusieurs personnes de la lie du peuple se joignirent à lui. Son parti étant devenu considérable, il se mit en campagne ; & après avoir fait publier un manifeste pour exhorter ses fideles sujets à le reconnoître, il marcha vers Novogorod, où la populace le reçut avec des acclamations de joie.

Les habitans de Jama & d’Iwanogrod suivirent cet exemple. Lorsqu’il se vît maître de ces places, il dépêcha un envoyé au roi de Suede pour le prier d’embrasser sa défense contre l’usurpation de Federowitz. Le roi fut surpris de cette ambassade ; il ne pouvoit s’empêcher d’admirer ce Demetrius, toujours immortel, après avoir été tué tant de fois. Cependant il envoya un de ses sujets à Iwanogrod, pour s’informer qui étoit ce Demetrius, & pour l’assurer de son secours s’il étoit vrai qu’il fût celui qui avoit été couronné à Moscou en 1605. Mais comme cet imposteur sut que l’envoyé de Suede avoit connu particulièrement celui dont il prenoit le nom, il feignit quelque incommodité, & envoya les chefs de son conseil pour traiter avec lui : mais le Suédois lui fit dire qu’il avoit des instructions secretes qu’il ne pouvoit communiquer qu’à lui. On le remit de jour en jour, & ces délais firent connoître à cet envoyé que ce nouveau Demetrius étoit aussi fourbe que ceux qui l’avoient précédé. Il se retira.

L’imposteur ne laissa pas de s’avancer vers Pleskow, qu’il fit sommer. Cette place considérable étoit sur le point de se rendre, lorsque l’armée de Federowitz paroît. Le nouveau Demetrius prend l’alarme, s’enfuit, & laisse armes & bagages au pouvoir du grand-duc. Les officiers de ce prince croyant avoir dissipé cette populace, se retirerent avec l’armée ; mais à peine furent-ils éloignés, que les habitans de Pleskow rappellerent Demetrius, & le reçurent comme leur prince légitime. Il profita peu de cet avantage, & abusa de son autorité jusqu’à violer brutalement les femmes & les filles. On le chassa : les Moscovites l’abandonnerent, les Cosaques se retirerent ; enfin on se saisit de lui, & on l’envoya, pieds & mains liés, au grand-duc, qui le fit pendre à une chaîne à l’une des portes de Moscou.

Les Demetrius mouroient & renaissoient tout de suite : en voici un quatrieme qui va paroître sur la scene : on le disoit fils de Demetrius Griska ; on ajoutoit que lorsque celui-ci avoit été assassiné, la princesse sa femme, qui étoit grosse, trouva le moyen de sauver la vie à son fils. Dès qu’il fut né, on le remit à un Cosaque dont la femme venoit d’accoucher, lequel apporta secrétement son enfant, & emporta celui de la princesse. Ce prétendu prince fut baptisé par un pope ou prêtre du pays, qui lui imprima des caracteres en croix sur les épaules avec une eau forte, pour marquer qu’il étoit d’une naissance royale. Cependant le Cosaque l’emporta dans son pays, & l’y éleva avec beaucoup de soin, parce qu’on lui avoit donné une somme considérable pour le nourrir.

La mere de Demetrius mourut quelque tems après, lorsqu’elle se disposoit de retourner en Pologne. Elle fit confidence, avant que de mourir, à quelques-uns de ses domestiques de la maniere dont elle avoit sauvé son fils : mais le Cosaque mourut, sans qu’on pût savoir ni le tems, ni le lieu de sa mort, ni où il avoit laissé le jeune Demetrius. Le hasard voulut qu’en 1632 ce prince allât aux étuves de la Russie-Noire, appellée Sunburg, à douze milles de Lovembourg ; on apperçut sur son dos des marques qui parurent extraordinaires.

Jean-Nicolas Daniclonski, trésorier du royaume, en eut avis, & envoya chercher le jeune homme. Ayant considéré ces caracteres, il les fit déchiffrer par un pope ou prêtre Russe qui entendoit la langue, & qui assura que ces lettres signifioient fils du czar Demetrius.

Aussi-tôt on entendit par-tout des cris de joie, & le trésorier lui fit faire des habits très-riches, pour le faire paroître selon son rang. Il envoya en même tems un courier auprès du roi de Pologne Uladislas IV, qui fit venir le jeune Demetrius à Varsovie, & lui donna un très-bel équipage. Il étoit alors âgé de 26 ans : son air majestueux annonçoit ce qu’il étoit, & inspiroit du respect pour sa personne.

Ces nouvelles étant portées à Moscou, le grand-duc Alexis Michaelowitk envoya en Pologne pour demander qu’on lui livrât Demetrius ; mais il ne put l’obtenir. Après la mort du roi Uladislas, arrivée l’an 1648, les choses changerent de face. Jean Casimir, son successeur, obligé de cultiver l’amitié du grand-duc de Moscovie, renvoya Demetrius. Cet infortuné se retira à Revel en Livonie, petite république, sous la protection du roi de Suede, & de-là à Riga, d’où il passa en Suede. N’y trouvant pas assez de sûreté, il alla chercher un asyle auprès du duc de Holstein, prince de la maison royale de Danemarck, où il fut très-bien reçu. Ce duc envoya deux ambassadeurs en Moscovie, dont l’un, nommé Burchman, emprunta, au nom du duc, une somme de 100,000 écus (d’autres disent de 300,000) au garde du trésor du grand-duc de Moscovie.

Un facteur Moscovite qui étoit à Lubeck, fit offrir au duc de Holstein la remise de l’obligation de cette somme, s’il vouloit envoyer au grand-duc le prince Demetrius, qu’il traitoit d’imposteur. L’affaire fut conclue, & le malheureux prince fut la victime de l’intérêt. On le mit par force dans un vaisseau, & on le conduisit à Moscou. Dès qu’il y fut arrivé, on fit paroître devant lui une pauvre femme corrompue par l’argent ; elle protesta être sa mere. Demetrius détourna la tête & les yeux qu’il leva au ciel, ne pouvant parler, parce qu’on lui avoit mis un baillon dans la bouche. Le même jour dernier Décembre 1653, on lui coupa la tête & les quatre membres, qu’on éleva sur des perches devant le château de Moscou. Le tronc du corps fut laissé sur la place, & dévoré par les dogues.

Toutes ces aventures, qui tiennent du fabuleux, dit M. de Voltaire, & qui sont pourtant très-vraies, n’arrivent pas chez les peuples policés qui ont une forme de gouvernement réguliere.


JACAYA, vers l’an 1620.


Mahomet III, empereur des Turcs, qui mourut en 1603, eut trois fils de différentes sultanes, Mustapha, qu’il fit étrangler, Jacaya, & Achmet qui succéda à la couronne. Lapara, mere de Jacaya, étoit chrétienne de naissance. Prévoyant que son fils seroit une victime d’état qu’on sacrifieroit pour assurer la couronne à son frere aîné Mustapha, qui vivoit encore, elle demanda la permission au sultan d’aller à Magnésie pour changer d’air, & pour éviter une maladie qu’elle craignoit.

Lorsqu’elle y fut arrivée avec son fils, elle fit courir le bruit que Jacaya étoit mort de la petite-vérole, & elle fit enterrer avec pompe un autre enfant à sa place. Elle confia son fils à un eunuque, qui l’amena en Macédoine sous l’habit d’un religieux Grec, & découvrit sa qualité à l’archevêque de Thessalonique, qui l’éleva jusqu’à l’âge de 17 ans, & le baptisa ensuite. L’envie que ce jeune prince eut de savoir ce que la fortune avoit résolu de faire de lui, le porta à se déguiser en dervis ou religieux Turc.

Sous cet habit, il sortit de Thessalonique, & visita secrétement les principales villes de la Grece. Étant arrivé à Scopea, il apprit la mort de son pere, & sut en même tems que son frere aîné Mustapha n’étoit plus au monde. Se voyant légitime héritier de la couronne, il espéra de monter sur le trône, & passa en Asie, où il savoit que quelques bachas s’étoient revoltés contre le nouvel empereur. Il se fit reconnoître à eux pour le fils de Mahomet, & marcha à la tête de leurs troupes contre le lieutenant d’Achmet, auquel il donna bataille ; mais il fut blessé, & contraint de se retirer en Grece. Après avoir tiré toutes les connoissances nécessaires du druis, très-puissant à la Perte, & ami secret des bachas d’Asie, il alla à Constantinople, déguisé en religieux Persan.

Mais le bacha qui le favorisoit étant mort, Jacaya fut obligé de se sauver à la suite d’un ambassadeur Polonois qu’il accompagna jusqu’à Cracovie. Après avoir été quelque tems au service de ce seigneur, il se fit connoître à un envoyé de Toscane, qui le présenta au roi de Pologne. Ce prince examina les preuves qu’il donnoit de sa qualité : c’étoient les déclarations de la sultane sa mere, de l’eunuque & de l’évêque de Thessalonique, avec quelques lettres des bachas d’Asie. Malgré ces preuves, plusieurs le regarderent comme un imposteur, & il joua un personnage équivoque qui nous a obligé de le placer parmi ces fourbes insignes.

Il arriva aussi dans ce tems-là un chiaoux d’Achmet à la cour de Pologne, qui avoit été envoyé aux bachas d’Asie, lorsque Jacaya étoit avec eux, & qui reconnut ce prince. Ce chiaoux demanda au roi qu’il le livrât à son maître Achmet ; mais il ne put rien obtenir. Le prince ne croyant pas qu’il y eût assez de sûreté pour lui dans ce pays, parce que le chiaoux avoit gagné des Tartares pour l’assassiner, se retira promptement à Vienne en Autriche vers l’empereur Mathias, qui le reçut favorablement ; mais Jacaya qui aspiroit à la couronne de son pere ne voyant pas que ce prince fût disposé à lui fournir des troupes, alla chercher un asyle auprès du duc de Toscane, qui lui donna de grandes prétentions.

Cependant le grand-duc fit inutilement tous ses efforts pour persuader au roi d’Espagne & aux autres princes chrétiens de se servir d’une si favorable conjoncture pour détrôner Achmet. Le prince Jacaya vint ensuite en France avec Charles de Gonzague, duc de Nevers, depuis duc de Mantoue ; mais s’étant brouillé avec lui, il se vit exposé à plusieurs insultes, & on ne sait si ce seigneur ne lui fit point dresser des embûches : il est constant qu’il disparut.

Nous croyons devoir placer à la fin de cet article celui de Jacques Héraclide ou Basilides, imposteur, qui se disoit de la race des anciens despotes ou vaivodes de Moldavie & de Valathie. Il avoit la figure fort noble, & savoit bien la langue Grecque, Italienne, Latine & Françoise. Plusieurs seigneurs Polonois embrasserent son parti avec tant d’ardeur, qu’ils l’établirent à main armée despote de Moldavie & de Valachie, après avoir gagné une bataille contre le despote Alexandre, en 1561. Jacques se fit confirmer dans sa principauté par Soliman II, empereur des Turcs, après avoir gagné les bachas & les visirs à force d’argent : mais il ne régna que trois ans. Les Valaques ayant conçu quelque soupçon de ses fourberies, l’attaquerent dans son palais pour le massacrer. Ce despote prit alors les ornemens de sa dignité, & se présenta à la mort avec la grandeur d’ame d’un homme qui méritoit de régner, quoiqu’usurpateur.


ZAGA CHRIST, vers l’an 1632.


Hasse Jacob, roi des Abissins portoit aussi comme les souverains de ce pays, le nom de prêtre Jean ; ayant régné sept ans assez paisiblement, il conçut le dessein d’exterminer les catholiques qui étoient dans son empire. Mais Susméas cousin du roi qui prétendoit à la couronne, & qui favorisoit les chrétiens du rit latin, se servit de cette occasion pour lui déclarer la guerre. Jacob fut blessé dans une bataille donnée en 1618, & mourut quelques jours après ; il laissa deux fils, Côme âgé de 18 ans, & Zaga Christ d’environ 16. Le nom de ce dernier signifie trésor de Christ ; ces deux princes étoient alors dans l’Isle de Meroé, dans la ville d’Aich où l’on éleve ordinairement les fils du roi des Abissins. Voici comme ils en sortirent, suivant les auteurs qui ont écrit leur histoire romanesque.

Nazurena leur mere voulant pourvoir à la sûreté de ses deux enfans, leur donna promptement avis de se retirer chez quelque prince, ami de leur pere, & leur envoya beaucoup d’or & de pierreries pour s’entretenir pendant leur retraite. Le prince Côme qui étoit l’aîné, tourna vers la partie méridionale, du côté du Cap-de-Bonne-Espérance, & l’on ignore ce qu’il devint.

Zaga Christ accompagné d’environ 500 hommes voyagea du côté du nord pour gagner le royaume de Sanar, son patrimoine, & passa par le royaume de Fundi, où régnoit alors un roi Païen nommé Orbat, vassal & tributaire du prêtre Jean. Ce roi reçut avec la plus grande distinction Zaga Christ, & voulut même lui donner sa fille en mariage. Mais le prince refusa sa main, par respect pour son beau nom de trésor de Christ, qui auroit été prophané en couchant avec une princesse Païenne. Le préjugé à part, ce n’est point la différence de religion, mais l’opposition d’humeur & de caractere, qui trouble la douceur du mariage. En Angleterre, & ailleurs on voit tous les jours des catholiques épouser des protestantes, & couler des jours heureux & paisibles.

Orbat indigné de ce refus le retint prisonnier, & depêcha un courrier vers Susneos, qui envoya aussitôt une compagnie de ses gardes pour enlever Zaga Christ. Il choisit pour capitaine de cette compagnie un gentilhomme Venitien, nommé Lombarde, renégat en apparence, mais aussi bon catholique que le pape. Cet officier retarda deux jours l’exécution de sa commission, & fit avertir Zaga Christ par un chrétien Cophte. Ce prince infortuné résolut de passer les déserts de l’Arabie, où 50 de ses gens seulement le suivirent. Il fut volé par un prince Arabe qui lui enleva une partie de son bagage, & plusieurs de ceux qui lui restoient, périrent en chemin.

Lorsqu’il fut arrivé au Caire, les Cophtes lui firent l’accueil qu’ils devoient à un prince de leur secte, & au fils d’un empereur qui avoit perdu la vie & l’empire pour maintenir leur religion. Le bacha même qui commandoit à cette grande ville, & à toute l’Égypte, fit venir Zaga Christ dans son château, & l’y traita avec magnificence pendant quelques jours. Après avoir pris quelque repos, ce prince se remit en chemin, avec quinze de ses plus fideles serviteurs. Les autres avoient manqué de force & de courage pour le suivre. Il étoit accompagné de huit religieux recolets, missionnaires du royaume d’Égypte. Il arriva avec eux à Jerusalem au commencement du carême de l’an 1632, & se retira chez les religieux Abissins.

Dans la semaine sainte il fut curieux d’assister aux cerémonies des Cophtes ; mais comme dans toutes les religions, il y a des fourbes qui ne cherchent qu’à abuser de la crédulité des sots, il apprit d’un prêtre Éthiopien, que le feu qu’on disoit descendre du ciel le samedi saint, se faisoit avec un fusil dans le saint sépulcre ; ce qui l’excita à quitter les erreurs des Abissins, & à embrasser la religion catholique. Il n’en fit pas d’abord profession publique, parce que le gardien des cordeliers craignoit que son changement n’attirât la colere du cadi, & du bacha de Jerusalem contre lui, & contre tous les religieux. Ce pere lui conseilla de sortir secrétement pour être plus en liberté.

Le jour étant pris, il sortit un soir avec trois de ses serviteurs & huit religieux pour aller à Nazareth ; il y arriva le second jeudi après pâques, & y demeura jusqu’au mois de Septembre ; pendant ce tems, il apprit l’italien, & fut reçu à la communion de l’église catholique. Le pape instruit des aventures de ce prince, ordonna au gardien de Jérusalem de le faire partir pour Rome. Lorsqu’il y fut arrivé, le pontife charmé d’avoir un prosélite d’une naissance aussi illustre, lui donna un palais pour son logement, & l’entretint près de deux ans. Le duc de Créqui étoit alors ambassadeur à Rome, il persuada à ce prince de voir la France, & de venir à Paris. Il parut dans cette ville en 1635, & soit qu’on le considérât comme fils du roi d’Éthiopie, ou comme un imposteur, il y excita la curiosité publique.

Après y avoir vécu trois ans, il mourut à Ruel près de Paris, dans la maison de campagne du cardinal de Richelieu. Il n’étoit encore âgé que de vingt-huit ans. Son corps fut enseveli fort honorablement, mais un méchant poète à tous égards publia une épitaphe où il parle de lui comme d’un imposteur.


Zaga Christ publié pour roi d’Éthiopie,
Ayant imbu Paris de ses grands accidens,
Fut cru tant seulement en être la copie,
Et non l’original par les gens de bons sens.


MAZANIELLO, l’an 1646.


Le royaume de Naples le théatre de plusieurs révolutions, fut désolé vers le milieu du dernier siecle, par des factions populaires. La domination Espagnole paroissoit insupportable à ce peuple, aujourd’hui si heureux sous le gouvernement des Bourbons, & il tenta de la secouer en 1646. L’occasion de leur révolte fut un de ces accidens qui font voir que les plus grandes affaires n’ont souvent que des commencemens très-petits.

Un fruitier âgé de 14 ans, qui se mêloit aussi de vendre du poisson, nommé Thomas Aniello ou Mazaniello, fut inquiété par les fermiers de la taxe sur le fruit, à l’occasion d’un panier de pommes qu’il avoit exposé en vente dans le marché. Le peuple lassé des impositions excessives dont il étoit surchargé, murmuroit depuis long tems contre la dureté du gouvernement, & Mazaniello étoit des plus animés. Comme les receveurs le pressoient, outré de leur avarice, il prit les pommes, & les jetta à terre, en réclamant le secours du peuple.

Une nombreuse populace se rangea autour de lui. Il leur dit tout en colere : Il faut que je sois pendu, ou que je délivre cette ville des impositions. On commença d’abord à le tourner en ridicule, en lui disant : Voilà un beau personnage pour un si grand dessein. Mazaniello en colere, leur réplique : Ne riez point : si j’en avois deux ou trois de mon humeur, vous verriez ce que je saurois faire. Et que ferois-tu, lui dirent quelques mécontens ? Donnez-moi votre parole d’honneur, répondit le fruitier, que vous ne m’abandonnerez point, & vous verrez ce que je ferai. Comme on le vit déterminé, plusieurs mécontens profiterent du mouvement que ses discours donnoient aux esprits. On le favorisa secrétement : il arma environ 2000 artisans avec de gros bâtons ferrés, achetés des deniers qu’ils mendioient de boutique en boutique.

Lorsque les commis se présenterent de nouveau pour lever l’impôt sur le fruit, ils furent repoussés à coups de pierres. Alors Mazaniello voyant qu’ont leur avoit fait prendre la fuite, monta sur une des plus hautes tables des fruitiers, & harangua le peuple à sa maniere. Voici son discours tel que Rocoles le rapporte ; il est digne de la grossiéreté d’un pêcheur, & de l’éloquence d’un tel écrivain :

« Réjouissez-vous, mes chers freres, rendez graces à Dieu de l’heure qui arrive de votre rachat ; ce pauvre homme que voici déchaussé, ainsi qu’un nouveau Moïse, qui retira le peuple d’Israël de la servitude, vous rachetera aussi de la tyrannie des gabelles, qu’on nous avoit ci-devant imposées pour un tems, & rendues éternelles par l’avidité insatiable des exacteurs. Un pêcheur, nommé Pierre, remit par sa voix la ville de Rome de la servitude de Satan à la liberté de Jesus-Christ, & ensuite tout le monde ; & un autre pêcheur, qui est Mazaniello, remettra de la rigoureuse exaction de tant de subsides, à la jouissance totale de la premiere grace & liberté, une ville de Naples, & ensuite un royaume entier ; vous secouerez désormais l’insupportable joug des surcharges infinies qui jusqu’à maintenant vous ont tenus abattus & accablés. Je ne me soucie pas, du reste, d’être mis en pieces & traîné par toutes les rues de Naples ; je veux bien que tout mon sang sorte des veines de mon corps, & que cette tête en soit détachée, & qu’en cette place je sois pendu à un poteau, comme auteur du soulévement : je mourrai content & glorieux, pourvu que je rétablisse l’honneur de ma patrie ».

Ce discours tout grossier & tout extravagant qu’il étoit, produisit un effet merveilleux, parce qu’il étoit adressé à des hommes qui n’étoient pas faits pour des choses plus relevées. Le nombre des rébelles augmenta considérablement ; on en comptoit jusqu’à 10,000, tous prêts à exécuter les ordres de leur chef. Mazaniello les mena d’abord au bureau des gabelles, où ils mirent le feu, en criant : Vive le roi, au diable le mauvais gouvernement. De-là ils coururent au palais du vice-roi : les 2000 jeunes gens qui s’étoient d’abord enrôlés au service de Mazaniello étoient à la tête, portant en guise d’étendard un chiffon de toile noire, attaché au bout d’une canne, & tenant à la pointe de leurs hallebardes & de leurs bâtons le pain que les boulangers leur vendoient fort cher, à cause des taxes. Ils crioient de toute leur force : Vive le roi d’Espagne, & point de Maltote ; ensuite poussant des hurlemens lamentables ; Ayez pitié, disoient-ils, des ames du purgatoire, qui ne peuvant plus supporter la charge qui les accable, vont cherchant leur salut, Frères, coopérez avec nous ; sœurs, aidez-nous dans une entreprise si juste & si nécessaire pour le bien public.

C’est en poussant ces douloureux accens qu’ils arriverent aux prisons de Saint-Jacques. Ils en tirerent tous les prisonniers, & les associerent à leur rébellion. Ensuite s’étant rendus au palais du vice-roi, ils forcerent la garde & les postes, & exigerent qu’on leur exhibât l’original des privileges accordés à leur ville par l’empereur Charles-Quint. Le duc d’Arcos le leur accorda sur le champ ; on ne pouvoit guere le leur refuser avec sûreté. Après avoir obtenu cette premiere demande, ils en firent une seconde ; ce fut d’exiger de lui qu’il consentît à accepter Mazaniello pour collegue dans le gouvernement ; le duc fut encore réduit à leur accorder cet article. Ainsi Mazaniello, de pêcheur se vit tout-à-coup vice-roi.

« Mazaniello néanmoins, dit Rocoles, ordonna au peuple de se pourvoir de toutes les armes nécessaires : on n’entendoit autre chose que bourdonner le tambour & les trompetes, déployer les enseignes, choisir des soldats, fourbir des épées, nettoyer les mousquets, aiguiser les piques, bander les pistolets, ajuster les munitions, & bruire les harnois ; les villageois même du voisinage des environs paroissant aux portes de la ville, causoient non moins de terreur que de surprise, en les voyant avec les charrues, les bêches, pelles de fer, faucilles & grands couteaux, se préparer avec les citoyens pour la défense commune ; même les femmes venoient en nombre incroyable & extraordinaire, armées comme leurs maris. On n’entendoit retentir qu’horreur, sang & épouvante ».

On sent tout ce qu’on pouvoit attendre d’un peuple non moins irrité contre la noblesse que contre les Espagnols. Le nouveau gouverneur qui se plaisoit à seconder la fureur de tous ces rébelles, sacrifia à leur haine soixante des plus beaux palais, qui furent bridés sans miséricorde : vaisselle, meubles, papiers, tout fut consumé par le feu, sans qu’on en pût sauver la moindre chose. Les massacres succéderent bien-tôt à l’incendie ; tout étoit suspect au féroce Mazaniello, & la mort suivoit de près ses plus légeres défiances. Naples passa sept jours entiers dans ces horreurs, plus dignes d’un peuple barbare que des hommes policés. Enfin lorsque la rage fut assouvie, on parla de paix ; Mazaniello la donna telle qu’il voulut, & en souverain. On chanta le Te Deum, comme pour une victoire. Mazaniello se produisit dans les rues de Naples comme un triomphateur ; il harangua le peuple, mêlant dans ses discours tantôt le soleil, tantôt la lune, & montrant dans ses propos, ainsi que dans sa conduite, le plus insensé des tyrans. Mais son triomphe fut de peu de durée, il ne survécut que deux jours à la gloire du traité. Les honneurs qu’on lui rendoit, la bonne-chere & les veilles qu’il avoit employées à régler toutes choses comme il avoit imaginé, & d’une maniere infiniment bizarre, lui avoient si fort dérangé la cervelle, que ses extravagances ayant attiré le mépris public, le vice-roi le fit tuer à coups d’arquebuse ; un boucher lui coupa la tête, & on la promena sur la pointe d’une hallebarde. Son corps fut traîné par les rues, sans que le peuple se mît en peine de l’empêcher. Ses principaux complices eurent le même sort que lui, & les cris redoublés vive le roi d’Espagne, Mazaniello est mort, intimiderent tellement la populace, qu’elle fut pendant quelque tems tranquille.

La haine contre la domination Espagnole s’étant réveillée, ce peuple trouva qu’il n’avoit manqué dans sa révolte que dans le choix du chef qu’il s’étoit donné ; on ne songea plus qu’à en substituer un autre qui, par son autorité & par sa naissance, fût plus capable de la soutenir. Son choix tomba sur don François de Toralto, prince de Massa, à qui il donna le commandement des troupes.

Pendant que ces troubles déchiroient Naples, Henri, duc de Guise, étoit à Rome, où il poursuivoit la dissolution du mariage qu’il avoit contracté dans les Pays-Bas avec la comtesse de Bossu. Ce prince fier, brave, bouillant, ne cherchoit qu’à se signaler par des aventures extraordinaires. Aux premieres nouvelles qu’il eut de la révolte des Napolitains, il crut avoir une occasion propre à former quelqu’entreprise qui pût lui donner de la réputation & de la gloire. Il travailla à se ménager des intelligences dans Naples, & fit communiquer à Cicio d’Arpaya, élu du peuple, & fort accrédité, le projet qu’il avoit formé de réduire le royaume en république. Il


Lacune : il manque les pages 318 et 319.

malgré la flotte Espagnole qui tenoit la mer. Tout Naples courut en foule pour le recevoir. Dès le lendemain, il prêta serment de fidélité au peuple, & fut proclamé généralissime de ses troupes. Il trouva la ville dans un état affreux, sans argent, & manquant de tout ; mais il rétablit l’ordre, & ramena l’abondance, en forçant la noblesse à abandonner la plupart des postes qu’elle tenoit à la campagne.

Il ne manquoit plus au duc, pour achever sa conquête, que de recevoir les secours que le cardinal Mazarin lui avoit promis. La flotte de France, commandée par le duc de Richelieu, arriva enfin dans les derniers jours de Décembre 1647, & battit celle d’Espagne ; mais après cette victoire, le duc de Richelieu déclara au duc de Guise qu’il ne débarqueroit point les troupes qui lui étoient destinées, à moins qu’il ne promît de travailler pour la France, en lui remettant le royaume de Naples lorsqu’il en auroit chassé les Espagnols. Le duc, qui n’agissoit que pour lui-même, & qui n’avoit d’autres vues que son intérêt particulier, rejetta ces conditions. Ainsi son ambition l’empêcha de retirer aucun avantage de l’arrivée de cette flotte, qui envoya à Portolongone les bleds qu’elle venoit de prendre sur les ennemis.

Cet abandon ne lui fit pas perdre courage ; son application, son activité, sa vigilance, suppléerent à ce qui lui manquoit d’ailleurs. Il se menagea avec tant d’adresse, que les Espagnols étoient au moment de se retirer, lorsqu’il succomba sous la trahison de ceux à qui il donnoit sa confiance. Don Juan d’Autriche, qui avoit toujours entretenu des intelligences dans la ville, gagna l’officier qui gardoit la porte d’Albe. Cet homme rendit son poste un jour que le duc de Guise sortoit de la ville pour aller s’emparer de la petite ville de Nisita. Les Espagnols entroient dans Naples par une porte, tandis qu’il sortoit par une autre. Le peuple fut bientôt soumis, & le duc fait prisonnier, avec la douleur d’avoir été trahi par ceux qui l’avoient appellé.

Gennare étoit du nombre de ceux qui livrerent la ville aux Espagnols ; mais il éprouva bientôt que les paroles que les souverains donnent aux peuples rébelles, d’oublier le passé, ne sont pas fort sûres. Lorsque les Espagnols crurent n’avoir plus rien à craindre de la fureur du peuple, ils prirent occasion de quelques mouvemens secrets pour se jetter avec rage sur lui ; ils massacrerent, sans autre forme de justice, la plupart des personnes suspectes, du nombre desquelles fut ce scélérat. Leurs richesses servirent en partie à payer les frais de la guerre.

Telle fut la fin de la révolution dont Mazaniello fut le premier mobile & la premiere victime.


OSMAN, vers l’an 1666.


De toutes les histoires qui composent ce livre, il n’y en auroit peut-être point de plus singuliere que celle-ci, si elle étoit exactement vraie ; mais on soupçonne qu’elle a été embellie, ou plutôt surchargée de circonstances fabuleuses. Telle qu’elle est, elle ne peut manquer d’intéresser la curiosité du lecteur. Le sultan Ibrahim, successeur d’Amurat IV, prince d’un tempérament froid, parut peu porté à l’amour, & peu propre à en recueillir les fruits, quoique mahométan. Son serrail néanmoins ne lui fut pas entiérement inutile ; mais on craignoit que ses enfans se ressentant de la foiblesse de leur pere, ne vécussent point. On lui persuada de faire vœu de consacrer son premier né à Mahomet, & de l’envoyer à la Mecque pour l’y faire circoncire.

Ibrahim eut d’une maîtresse, nommée Zafira, d’une beauté ravissante, & d’un esprit séduisant, un fils, qu’il nomma Osman. C’est de lui dont nous allons parler ; ses aventures tiennent du roman. Il naquit le 2 Janvier 1642 ; Emina, autre maîtresse d’Ibrahim, & rivale de Zafira, accoucha deux mois après d’un autre fils, qui régna depuis, sous le nom de Mahomet IV.

Quelques mois après la naissance d’Osman, le chef de la religion musulmane (le mufti) somma le sultan de s’acquitter du vœu qu’il avoit fait, en envoyant son fils Osman à la Mecque pour l’offrir à Mahomet. Ibrahim eut bien de la peine à s’y résoudre ; il craignoit d’être privé de sa chere Zafira, sans laquelle il ne pouvoit vivre, & sans laquelle néanmoins il n’osoit exposer son fils à un si long voyage. Il y consentit pourtant enfin, & sur-tout parce qu’il délivroit par-là Zafira des funestes suites que pouvoit avoir la jalousie d’Emina, sa rivale, qui étoit outrée de ce qu’ayant été la premiere maîtresse du sultan, elle n’avoit pas été la premiere mere ; elle lui avoit même fait donner un breuvage empoisonné qui n’eut point d’effet, parce qu’elle avoit pris du contre-poison.

Ibrahim l’ayant soupçonnée de cette atrocité, la fit venir devant lui : elle y parut pleine de confiance, portant son fils Mahomet entre les bras. Elle nia effrontément le crime dont on l’accusoit, & embrâsa tellement la colere du sultan, qu’ayant tiré son sabre, il l’en auroit percée, si elle ne s’étoit fait un bouclier de son fils, & ne se fût enfuie. L’enfant fut blessé au front, & en porta toujours depuis les marques.

Ibrahim craignant donc les violences de cette femme, fit équiper le vaisseau qu’on nomme la Grande-Sultane, monté de 120 canons, de 600 Janissaires, de plusieurs esclaves de l’un & de l’autre sexe, & fourni de tout ce qui étoit nécessaire. Zafira s’y embarqua avec son fils Osman, Gelés Aga Zumbul & Aga Mahomet, amiral de la flotte, & fit voile vers la Mecque. Il n’y avoit alors, selon les apparences, rien à craindre sur mer ; les Turcs étoient en paix avec les Venitiens, les François, les Anglois, les Hollandois ; & neuf vaisseaux de guerre escortoient la sultane. De plus, le capitan Bassa avoit ordre d’attendre Zafira à Rhodes avec la flotte, & de l’escorter jusqu’à Alexandrie.

À la mi-Septembre de l’année 1644, la sultane arriva à Rhodes ; mais Gelés Aga Zumbul ne voulut pas attendre l’arrivée du capitan Bassa ; il conseilla à Mahomet Aga de remettre en mer avec la flotte. Elle fut malheureusement rencontrée par sept galeres de Malte, commandées par le chevalier Dubois Baudrand ; & après un combat de cinq heures entieres, elle fut contrainte de se rendre, le 28 du même mois. Zumbul, auteur d’un si malheureux conseil, fut tué d’un coup de canon. Le capitan Bassa, qui étoit arrivé trop tard, s’empoisonna, pour éviter une plus grande punition. Les galeres de Malte retournerent chargées d’immenses richesses, & d’un butin incroyable. Aga Mahomet étant sur le point de mourir de ses blessures, avoua, en embrassant le jeune Osman, qu’il étoit fils d’Ibrahim, & expira peu de tems après. Zafira, prisonniere, prenoit un soin extrême de cacher sa qualité ; elle avoit défendu à tous ceux de sa suite de dire qui elle étoit ; mais les Maltois soupçonnoient assez, & par l’avis de Mahomet mourant, & par les richesses qu’ils avoient trouvées sur la sultane, & par la nombreuse suite de ses domestiques, qui elle pouvoit être.

On la fit donc conduire des bains où elle étoit avec les autres esclaves, dans la maison d’Ignace Ribera, marchand très-riche ; elle fut traitée avec une distinction inspirée par sa beauté & par le rang qu’on lui supposoit. Un jour il échappa à une de ses esclaves, en colere contre Ribera, de dire que c’étoit violer tous les droits de la grandeur, de traiter comme esclave la femme du grand-seigneur. Il est vrai qu’elle se repentit bientôt d’avoir laissé échapper cette parole indiscrete, & c’est en vain qu’elle voulut s’en rétracter dans la suite. D’ailleurs Ribera s’étant caché derriere une fenêtre, avoit vu plus d’une fois, par les honneurs excessifs que les Turcs, lorsqu’ils n’étoient pas en la présence des chrétiens, renvoient à Zafira & à Osman, que ces prisonniers n’étoient pas des personnages ordinaires. Cette sultane étant tombée dangereusement malade en 1645, les chevaliers de Malte crurent qu’il étoit tems de lui déclarer qu’ils avoient appris de ses esclaves qui elle étoit. Cette découverte la mit en fureur ; elle déclama contre l’infidélité de ses domestiques, & enfin ne pouvant supporter sa douleur, elle mourut le 6 Janvier. Après sa mort, on employa divers moyens pour savoir la vérité de ses domestiques ; ils avouerent qu’elle étoit femme d’Ibrahim. On dressa un procès verbal qui ôtoit tous les doutes qu’on pouvoit avoir sur la qualité d’Osman.

Le grand-seigneur ayant appris la mort de sa femme, & la captivité de son fils, menaça de faire la guerre à tous les chrétiens, & sur-tout aux chevaliers de Malte. Il fit lever des troupes en hâte ; il donna à ce sujet des ordres dont les Venitiens avoient, dit-on, une copie qui justifioit la vérité de cette histoire. Pendant que les Maltois se préparoient à recevoir cet ennemi du nom chrétien, le grand-seigneur se tourna du côté des Venitiens, & s’empara de la Canée, sous prétexte qu’ils avoient fourni une retraite aux Maltois après la prise de la sultane. Ce fut là, à ce que prétendirent les politiques, l’origine de cette funeste guerre des Turcs contre cette république : guerre qui ne fut terminée qu’en 1669, par une paix peu avantageuse aux chrétiens.

Cependant Ibrahim offrit des sommes très-considérables aux Maltois pour la rançon de son fils. Les chevaliers ne demanderent rien moins que la restitution de l’isle de Rhodes : ils savoient bien qu’ils ne l’obtiendroient point, la loi de Mahomet défendant de rendre volontairement aux chrétiens un pays sur lequel il y avoit eu une mosquée ; mais ils vouloient, dit un auteur, marquer par cette demande qu’on ne pouvoit racheter, pour aucun prix, un enfant consacré à Jesus-Christ par le baptême. Peu de tems après, les conjurés se défirent d’Ibrahim, & mirent à sa place Mahomet, son fils, qui étoit encore en bas-âge. Dans la suite, ce sultan racheta la plupart des femmes qui avoient été prises avec Zafira, les autres étant mortes auparavant, ou ayant reçu le baptême, étoient entrées au service du roi d’Espagne.

Sultan Osman fut élevé dans les principes du christianisme par les Dominicains. Un attachement secret au culte de ses peres rendit sa conversion difficile ; mais ayant enfin ouvert les yeux à la vérité, il fut baptisé solemnellement le 23 Octobre 1656, & reçut le nom de Dominique de S. Thomas. Immédiatement après, il fut admis à la communion le 4 Août 1658 ; il reçut le sacrement de confirmation ; & le 29 Octobre de la même année, il fut revêtu de l’habit de S. Dominique. Dès que le sultan Jacobin eut fait ses vœux, il fut envoyé à Naples pour y faire ses études. L’air de cette ville ayant dérangé sa santé, il fut appellé à Rome par le général de son ordre : il y vit Alexandre VII, & en fut reçu très-favorablement.

Le cardinal Antoine Barberin, protecteur de France crut que s’il paroissoit dans ce royaume, il pourroit y faire des amis utiles. Il alla donc à Paris avec Thomas Ignazzi, & Henri Chamos, religieux du même ordre. Le premier ne quitta Osman qu’après sa mort, & fut témoin de toutes ses actions. Ce fut lui qui les communiqua à Octavien Bulgarin qui en a écrit l’histoire. Les Dominicains de Modene, de Milan, de Parme, de Savoie, qu’il visita en allant en France, lui rendirent, malgré lui, tous les honneurs dus à un fils du grand seigneur. Le roi de France les surpassa tous par la magnificence, & les libéralités dont il combla Osman, lorsqu’il arriva à Paris en 1665.

Le roi d’Angleterre témoigna aussi les égards qu’il avoit pour lui, en faisant rendre à sa priere à quelques Arméniens, les biens que les armateurs Anglois leur avoient pris près de Smirne. Les ambassadeurs Turcs à Paris se prosternoient devant lui, en lui témoignant néanmoins avec la plus vive douleur, & les larmes aux yeux, combien ils étoient surpris de voir le fils du grand empereur si bizarrement vêtu. On prétend qu’Osman leur répondit qu’il avoit bien plus de douleur de leur aveuglement, & que l’habit qu’ils regardoient avec tant de mépris lui paroissoit plus précieux que la pourpre. C’étoit la réponse la plus sage qu’il pût leur faire, vu l’état obscur qu’il avoir embrassé.

Pendant qu’il étoit à Paris, il reçut des lettres de tous les patriarches Grecs, & du fils du prince de Valachie. On lui envoya même un Arménien pour l’exhorter à prendre les armes contre son frere Mahomet, & on lui promettoit les secours de plusieurs nations. Ces lettres l’engagerent à jouer un rôle dans la guerre que les Vénitiens avoient avec les Turcs.

Ayant donc pris conseil de l’ambassadeur de cette république, il partit de Paris pour Venise le 27 Juillet 1667. Il fut reçu du sénat avec de grands honneurs, & on lui témoigna beaucoup de reconnoissance du dessein qu’il avoit d’aller à Candie assiégée par les Turcs. Il se rendit à Rome le 10 Janvier 1668, pour recevoir les avis du nouveau pape Clement IX. Ayant obtenu sa permission, il s’embarqua pour Candie, sur les galeres de Venise. Il tenta inutilement de corrompre le grand-Visir, quoiqu’il se fût flatté d’en venir à bout. Le mépris que ce dernier avoit conçu pour sa personne & pour son froc, fit sans doute échouer son projet.

Rebuté du peu de succès de cette premiere tentative, il alla à Zante pour tacher d’attirer dans son parti le bachas de Patras, & les chrétiens du rit Grec qui gémissoient sous la tyrannie des Turcs ; mais toutes ses intrigues contraires à l’esprit de la religion qu’il avoit embrassée, ne servirent qu’à faire connoître le peu de talent du négociateur, Candie étant prise & la paix faite, Osman retourna à Venise. Il médita dans la suite plusieurs entreprises contre les Turcs, par le moyen des Moscovites, mais ses projets avorterent. Ennuyé d’une vie si agitée, il retourna à Rome, où il reçut la prêtrise. Il vécut depuis dans la retraite, disant la messe, & s’acquittant avec beaucoup de piété de toutes les fonctions de son ministere.

Il voulut aller exercer celle de missionnaire chez les infideles, mais le cardinal Altieri, neveu du pape, l’en dissuada. Il demeura en Italie jusqu’en 1675, qu’il reçut le titre de docteur, & la qualité de prieur, & de vicaire général de tous les couvens de son ordre qui sont dans l’Isle de Malte. Titre qui n’assimile pas celui de grand-sultan, qu’il auroit sans doute préféré s’il avoit eu un peu plus d’élévation dans l’ame. Notre jacobin arriva dans cette isle le 28 Mars 1676, & s’y acquitta avec beaucoup de zele pendant quelques mois de la commission qu’on lui avoit donnée. Enfin étant tombé malade, il mourut le 25 Octobre ; quoique moine, on lui rendit des honneurs funebres avec autant de magnificence qu’à un sultan.

Voilà l’histoire d’Osman, telle que nous la trouvons dans sa vie écrite par le pere Octavien Bulgarin, vicaire général de la congrégation de Sainte-Marie de la Santé à Naples. Le Pyrrhonisme s’inscrit en faux contre ce récit. Il parut en Angleterre un livre traduit en plusieurs langues, & imprimé en 1669, sous ce titre : Histoire de trois fameux imposteurs de ce siecle, le pere Osman, Mahomet Bey ou Jean-Michel Cigala, & Sabatey Sevi ; par Jean Evelin, chevalier & membre de la société royale de Londres. C’est cet auteur que Rocoles a suivi. Voici comme il conte l’histoire d’Osman, sur le récit fidèle d’un Persan fort éclairé & fort sincère : nous ne changerons rien au style, pour que les faits aient un air de vérité plus marqué.




Histoire d’ Osman, telle qu’elle est racontée par Rocoles.


« Lors de la naissance de Mahomet IV, Gian-Jacobo Cesi, fameux marchand, né en Perse, & descendu d’une illustre famille de Rome, étoit à Constantinople. La réputation qu’il s’étoit acquise par le commerce qu’il faisoit dans la capitale de l’empire, & en plusieurs autres lieux du Levant, lui ayant procuré la connoissance & l’amitié de Zuslir Agasi, ou chef des eunuques des femmes du grand seigneur, Turnbel Aga (c’est ainsi qu’il se nommoit) avoit déja possédé cette charge sous le sultan Amurat, dont il avoit été favori, & sultan Ibrahim la lui avoit continuée. Elle est une des premieres du serrail, par les occasions qu’elle donne d’approcher à toute heure la personne du grand seigneur, des plaisirs duquel on peut dire qu’il est comme intendant & arbitre.

» Ce Zuslir Aga étoit eunuque sans doute de ceux auxquels on peut confier les plus belles femmes du monde avec toute la sûreté imaginable ; cependant il ne laissoit pas de vouloir passer pour un homme qui les aimoit, parce que cela fait partie de la grandeur de la cour Ottomane, & y passe pour une marque d’esprit & de galanterie. Un jour ayant fait venir Cesi, il le pria de lui acheter, à quelque prix que ce fût, une des plus belles filles qu’il pourroit trouver. Cesi, qui se faisoit un plaisir de l’obliger, chercha avec soin parmi les esclaves qu’on vend sur les terres du grand-seigneur, & en eut bientôt trouvé une, Russienne de nation, nommée Sciabas, qui fut si agréable à l’Aga, qu’il fit donner à Cesi tout ce qu’il lui en demanda. Aussi étoit-elle d’une beauté surprenante, & elle avoit dans l’air quelque chose de si simple & de si modeste, que l’Aga ne douta point qu’elle n’eût autant d’honnêteté qu’elle faisoit paroître de simplicité & de modestie.

» Il ne fut pas long-tems dans cette erreur. À peine fut-elle dans une maison qu’il avoit hors du serrail, qu’on s’apperçut qu’elle étoit grosse. Cette nouvelle le surprit & le fâcha également. Il voulut savoir le particulier de cette grossesse ; mais quelques efforts qu’il y employa, il ne put vaincre le silence de cette esclave, ce qui le mit dans une telle colere, qu’il la chassa de chez lui, après avoir donné un ordre secret à son maître d’hôtel de la retirer jusqu’à ce qu’elle fût accouchée.

» Cinq ou six mois s’étoient passés depuis ses couches, lorsque l’Aga eut la curiosité de voir l’enfant de la belle Sciabas, lequel étoit le pere Ottoman ; il se le fit apporter, & le trouva si fort à son gré dès cette premiere vue, qu’après lui avoir fait donner une veste superbe, & quantité d’autres hardes magnifiques, il renouvella le commandement qu’il avoit fait à son maître d’hôtel, d’avoir un extrême soin de sa mere & de lui.

» Ce fut dans cette conjoncture que Mahomet IV, empereur des Turcs, vint au monde. L’indisposition de la sultane l’empêcha de le nourrir elle-même ; Tombel Aga eut ordre de lui chercher une nourrice. Ce soin faisant partie de sa charge, il destina aussi-tôt à cet emploi sa belle esclave, qu’il fit venir à la Porte ; il la présenta au grand-seigneur, duquel elle eut l’agrément sans peine ; & pendant le séjour qu’elle fit dans le serrail, qui fut près de deux ans, Ibrahim conçut une telle amitié pour le fils de Sciabas qu’elle avoit auprès d’elle, & qui étoit beaucoup plus aimable que le jeune Mahomet, qu’il en faisoit son principal divertissement.

» La sultane eut tant de jalousie, qu’elle ne la put dissimuler. Elle chassa la nourrice & son fils hors du serrail ; & depuis ce tems-là, elle ne vit plus de bon œil l’Aga qui lui en avoit procuré l’entrée.

» Cette violence irrita le grand-seigneur au dernier point ; & le ressentiment de l’outrage qu’elle avoit fait à son petit favori le porta à une telle extrémité, qu’un jour étant allé la voir, il lui arracha le jeune Mahomet d’entre les bras, & le jetta dans une fontaine où il se seroit noyé, s’il n’eût été promptement secouru. Cet emportement ne servit qu’à augmenter la haine de la sultane contre l’Aga. Dès ce moment, elle attribua toutes les mauvaises humeurs du sultan aux impressions qu’il lui donnoit, & prit aussitôt la résolution de se défaire, de quelque maniere que ce fût, d’un homme qu’elle regardoit comme son ennemi. Les entreprises continuelles qu’elle commença dès-lors à faire sur sa vie, l’obligerent à songer à sa sûreté. La foiblesse & l’inconstance de son maître lui devinrent suspectes ; & dans l’appréhension qu’il eut qu’il ne se laissât surprendre aux artifices de la sultane, qui pouvoit se rendre maîtresse de son esprit, il le supplia très-humblement de vouloir lui accorder la liberté de faire le voyage de la Mecque ; & après lui avoir représenté que pendant son absence l’animosité de la sultane pourroit s’adoucir, & que la vieillesse le rendroit incapable de lui rendre ses services comme il voudroit le pouvoir faire, il le conjura de trouver bon qu’il se démît de sa charge entre ses mains. Comme il connoissoit la sagesse & la discrétion de l’Aga, & savoit avec quelle fidélité il avoit servi l’empereur son frere, cette raison l’obligea de s’opposer d’abord à cette demande, prévoyant bien que s’il l’accordoit, il alloit perdre un serviteur nécessaire, & pour qui il avoit une très-grande tendresse (car c’est une coutume de la cour Ottomane que la permission de faire ce saint voyage rend libres ceux à qui le grand-seigneur la donne ; & ce n’est que de cette sorte, ou par quelque grace particuliere, que les eunuques du serrail, qui sont les esclaves d’honneur, obtiennent leur liberté de leur prince, qui en même tems leur assigne une pension annuelle sur le grand Caire, dont le revenu est destiné à de pareilles récompenses).

» Le premier refus d’Ibrahim ne rebuta point l’Aga ; il renouvella ses empressemens, & fit tant qu’à la fin il obtint ce qu’il demandoit, à condition qu’il feroit ce voyage comme esclave, & qu’à son retour, il rentreroit, comme à l’ordinaire, dans l’exercice de sa charge. Quoique cette condition fût contre les coutumes du serrail, il ne laissa pas de l’accepter avec joie, & se disposer aussi-tôt à s’embarquer sur la caravane d’Alexandrie, qui étoit prête à partir, n’y ayant point alors de vaisseaux armés dans le port de Constantinople.

» Cette caravane étoit composée de huit vaisseaux, commandés par autant de capitaines. Le kuflier Agasi monta sur le premier avec sa belle esclave, le jeune Ottoman & le reste de son équipage. On prit la route d’Alexandrie ; & en passant, on mouilla à l’isle de Chio. Pendant le peu de séjour que l’on y fit, un religieux Dominicain, accusé d’avoir parlé contre la religion des Turcs, étoit persécuté par les habitans de l’isle, qui le pressoient de renoncer au christianisme. Lui qui préféroit son salut à sa vie, résistoit fortement à cette persécution ; & peut-être eût-il adouci l’esprit de ses persécuteurs, si l’eunuque, irrité de sa fermeté qu’il traitoit d’opiniâtreté & de mépris, n’eût demandé qu’on le brûlât vif, ce qui fut exécuté sur l’heure, en 1644.

» La providence divine destinoit son petit favori & nourrisson pour remplir la place dans l’ordre de ce bon religieux : en quoi certe ses jugemens sont tou-à-fait incompréhensibles. Après avoir quitté l’isle, la caravane fut battue d’une si furieuse tempête, qu’elle fut contrainte de relâcher à l’isle de Rhodes. Le vent paroissant favorable, elle se remit en mer. À peine eut elle fait quinze lieues, qu’on apperçut six galeres. Leur éloignement empêchant d’abord qu’on ne les pût discerner, l’assurance avec laquelle ceux qui étoient sur la caravane croyoient voyager, leur persuada que les galeres qu’ils voyoient étoient celles des officiers commis à la garde de l’Archipel, qui venoient au-devant d’eux ; & la surprise de l’Aga & de ses gens fut extrême, lorsque s’étant approché de plus près, on les reconnut pour des galeres de Malte. À cette vue, l’épouvante se jetta parmi eux ; ils ne savoient quel parti prendre ; leurs vaisseaux étoient séparés les uns des autres, & le calme les empêchoit de se joindre. Cependant il fallut se déterminer. L’Aga reprit courage, & se prépara à combattre vaillamment pendant quelque tems. Le combat fut rude & opiniâtre de part & d’autre, & la perte égale, & il l’eût été davantage, si l’eunuque n’eût été emporté d’un coup de canon tiré d’une galere de Malte. Ceux qui demeurerent sur le vaisseau baisserent aussi-tôt les voiles, & se rendirent à discrétion ; mais la belle Sciabas fut trouvée morte sur le tillac, sans aucune apparence de plaie, ce qui fit croire qu’elle étoit morte de peur.

L’étonnement des Maltois fut très-grand, lorsqu’après avoir abordé leur prise, ils virent le grand nombre d’eunuques & de femmes qui étoient dans le vaisseau. La premiere chose dont ils s’enquierent, fut de la qualité du jeune Osman, dont la magnificence & la beauté leur donna d’abord la curiosité de savoir sa naissance. Ces pauvres gens, dans l’espérance de recevoir un traitement favorable, leur dirent qu’il étoit le fils du sultan Ibrahim, & qu’on le menoit à la Mecque pour le faire circoncire. On peut aisément concevoir la joie que les Maltois conçurent de cette nouvelle. Lorsqu’ils la surent, ils mirent à la voile ; & à peine furent-ils arrivés à Malte, qu’ils publierent la prise qu’ils avoient faite de la grande sultane & du fils aîné du grand-seigneur.

» Ce bruit se répandit par toute la chrétienté, & y fut reçu comme une vérité constante ; les religieux même de l’ordre y furent trompés comme les autres ; & sur ce fondement, ils n’espéroient pas moins que de faire un échange de ces illustres captifs avec l’isle de Rhodes, leur ancienne demeure. Dans cette vue, le grand maître & les grands-croix écrivirent à Constantinople, à Smirne & en plusieurs autres endroits du Levant, pour informer les Turcs où ils pourroient trouver leur jeune prince & sa mere ; & bien qu’elle eût été trouvée morte après le combat, il y a apparence que, pour cacher fa mort, ils revêtirent de ses habits quelqu’une de ses esclaves. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils firent faire des portraits en taille-douce de la mere & du fils, qui se vendirent publiquement en Italie, en France, & presque dans toute l’Europe. Cependant voyant qu’il s’étoit passé un tems fort considérable sans qu’ils eussent reçu des réponses aux avis qu’ils avoient donnés, ils commencerent à douter de la naissance de leurs prisonniers, qu’ils avoient cru jusqu’alors le véritable fils du sultan, & ils ne furent désabusés de cette erreur qu’en 1649.

» En cette année, le seigneur Pietro ayant achevé ses études à Rome, passa à Malte pour retourner en Perse, où il étoit né ; il y fit quelque séjour ; & comme il avoit de l’esprit & du mérite, il se fit aisément connoître de Jean Lascaris, grand-maître de l’ordre, de M. de la Hele, commandeur, de M. Beau-Champ, général des galeres, & de quelques-uns des grands-croix, du trésorier, & de plusieurs autres des principaux de l’ordre. Un jour qu’ils s’assemblerent pour délibérer de savoir précisément si l’enfant qu’ils avoient pris étoit le véritable fils d’Ibrahim, ils convinrent que personne ne pouvoit mieux les en informer que le seigneur Pietro. Ils le connoissoient sincere & fidele : il savoit la langue Turque, avoit des habitudes à la Porte, & enfin il étoit fort capable de faire ce dont ils le chargeoient. On résolut de l’envoyer à Constantinople avec de bonnes instructions, & trois esclaves Turcs qui s’étoient rachetés eux-mêmes. Il partit aussi-tôt, & arriva peu de tems après. D’abord il travailla à s’acquérir des amis dans le serrail, & s’informa avec soin du nombre des enfans du grand-seigneur, s’il en manquoit quelqu’un, & s’il étoit vrai que la grande sultane allant à la Mecque, eût été prise par les chevaliers de Malte. Quelque exactitude qu’il eut dans cette recherche, elle lui fut inutile ; on ne lui dit rien qui approchât de cette histoire : au contraire, il apprit que ce que les chevaliers avoient publié, étoit entiérement faux, & qu’en s’abusant eux-mêmes, ils avoient abusé le reste de la chrétienté ».


CIGALE, vers l’an 1670.


Sil y a des imposteurs d’une naissance distinguée, il y en a aussi dont le nom est très-obscur : tel étoit Jean-Michel Cigale, qui, sans être un génie, en imposa à Paris, dans le dernier siecle, à des gens assez pauvres d’esprit, pour avoir part à la succession que l’évangile leur promet[3]. Notre imposteur se disoit prince du sang Ottoman, bacha & plénipotentiaire souverain de Jérusalem, des royaumes de Chypre, de Trésibonde, &c. Pour assortir ces beaux titres, il falloit un nom illustre ; il se donna celui de Mahomet Bey. Ce prince, vrai ou faux, naquit, selon Rocoles, de parens chrétiens, dans la ville de Targovisko, en Valachie. Son pere, qui étoit fort estimé de Matthias, vaivode de Moldavie, l’envoya à Constantinople avec l’ambassadeur de ce prince.

Après la mort de Matthias, Cigale revint en Moldavie, où il espéroit de s’élever, avec l’appui des seigneurs du pays ; mais n’ayant pu réussir dans son dessein, il retourna à Constantinople, & prit le turban. Son apostasie n’ayant pas beaucoup servi à son élévation, il courut dans des pays où il étoit inconnu, après avoir composé une histoire pleine de faussetés sur les aventures de sa vie, qu’il débitoit avec une effronterie surprenante.

Il y parloit d’abord de l’antiquité de la famille des Cigale, en Sicile ; & se faisoit descendre de Scipion, fils du fameux vicomte Cigale, qui fut fait prisonnier par les Turcs en 1561. Ce lâche apostat trahissait la vérité aussi facilement qu’il avoit trahi Sa foi ; il disoit que Scipion étant captif avec son pere, prit le turban pour plaire à Soliman II, qu’il fut élevé aux premieres charges de l’empire, & qu’il épousa la sultane Canon Salie, fille du sultan Achmet, & sœur d’Osmaa, d’Amurat IV & d’Ibrahim, aïeul de l’empereur Mahomet IV. Il se disoit fils de cette sultane, & racontoit de quelle maniere il avoit été établi roi de la Terre Sainte, puis souverain de Babylone, de Caramanie, de Magnesie, & de plusieurs autres grands gouvernemens, & enfin vice-roi de Trésibonde, & généralissime de la mer Noire.

Il ajoutoit qu’il s’étoit enfui secrétement en Moldavie, d’où il avoit passé dans l’armée des Cosaques, qui étoient alors en guerre avec les Moscovites. Enfin étant venu en Pologne, où la reine Marie de Gonzague le reçut fort honorablement, cette princesse lui persuada de recevoir le baptême dans l’église cathédrale de Varsovie. Son parrein, qui étoit sans doute quelque illustre, le nomma Jean, & lorsqu’il fut confirmé, on lui donna le nom de Michel.

Quelque tems après, il fit un voyage à Rome, où il ne se fit connoître qu’au pape Alexandre VII. À son retour en Pologne, il sut que l’empereur étoit en guerre avec le sultan Mahomet, & il demanda de combattre dans ses troupes, pour la défense de la religion chrétienne. Cet aventurier n’avoit d’autre Dieu que son ambition, tantôt mahométan, tantôt catholique, il se faisoit un jeu de changer de religion ; celle qui favorisoit ses desseins étoit la meilleure, selon lui. Il se signala pendant la guerre ; & lorsque la paix fut conclue, il passa en Sicile, d’où il vint à Naples, & de-là à Rome. Il y fit alors son entrée publique, & il eut ensuite audience du pape Clément IX, qui lui fit un accueil aussi gracieux que pouvoit l’espérer un prince mahométan converti au christianisme.

Il alla ensuite à Venise, & enfin il se retira à Paris, & il fut assez heureux pour être bien reçu du roi & de toute la cour, de M. de Souvré, grand-prieur de France, qui lui donna même une place dans l’assemblée du chapitre du grand-prieuré à Paris. Ce faux prince passa aussi en Angleterre ; il parut à la cour avec assez de fierté ; mais, malheureusement pour lui, une personne de grande qualité qui l’avoit vu à Vienne en Autriche, démasqua l’imposteur. Le récit qu’il fit de cet aventurier fut confirmé par un gentilhomme Persan, qui étoit alors en Angleterre, & qui rapporta ainsi l’histoire de la famille des Cigales :

Scipion Cigale, qui fut appellé Cinan Bassa lorsqu’il eut pris le turban, n’eut que deux fils, Ali & Mahomet. L’aîné mourut peu de tems après son pere. Mahomet épousa la fille du sultan Mahomet III vers l’an 1595, dont il eut un fils, appellé Mahomet, comme lui. Ce jeune homme n’affectoit point de commander, & se plaisoit à accompagner le sultan dans ses parties de plaisir. Il fut en faveur fous les empereurs Achmet, Osman, Amurat & Ibrahim, & n’étoit pas moins aimé de Mahomet IV, qui fut déposé en 1687. Ce sultan voulant l’éléver malgré lui-même, le fit capitaine des portiers, ou gardes du serrail, puis général en Candie, & enfin grand-vizir ; mais il ne jouit pas long-tems de cette charge, il mourut pendant la guerre de Candie, vers l’an 1658.

Voilà ce qui regarde le fameux renégat Scipion Cigale. Rocoles, à qui nous devons l’histoire de ce fourbe, en changeant néanmoins le style, qui n’est rien moins qu’élégant, parle d’un autre imposteur qui parut quelques années après. « J’ai rendu visite, dit l’auteur cité, à cet homme à Paris, l’an 1657. Il logeoit place Dauphine ; & Claude Quiquelet, interprete du roi en langue turque, m’introduisit auprès de lui, & me servit de truchement. C’étoit un homme d’environ 40 ans, de très-bonne mine, qui avoit deux ou trois valets ou estaffiers, vêtus à la parisienne, autour de lui. Il étoit assis à terre, sur un tapis de Turquie, & se disoit un des premiers kans de la cour de Perse ; avoir été gouverneur de Chandahar, place conquise par le sophi ou roi de Perse sur le grand-Mogol ; & qu’ensuite étant gouverneur de Bagdat, autrement de Babylone, lorsqu’Amurat, grand seigneur & empereur des Turcs, la prit sur le roi de Perse, il n’osa pas retourner en Perse, craignant le licol. Il se vantoit d’avoir été fort aimé dudit sultan Amurat, de l’avoir souvent accompagné à la chasse, tué des sangliers devant lui. Il s’étonnoit fort du célibat des papes ou prêtres chrétiens, soutenant qu’ils avoient autant besoin des femmes que de manger & de boire ; mais tous les chrétiens ne sont pas de son sentiment, sur-tout ceux qui ont le don de continence.

» Ce saga fut caressé de plusieurs grands seigneurs & prélats de France, du duc de Saint-Aignan, du feu archevêque de Sens, Henri de Gondrin de Montespan.

» L’on a trouvé & découvert dans la suite que ce n’étoit qu’un douanier, ou scribe de la douane ; à la vérité, il peignoit très bien, & s’occupoit fort à l’écriture. Il fut cause du voyage qu’entreprirent au levant Claude Quiclet & Thomas Poulet, du dernier siecle ».

À propos de fripons subalternes, nous parlerons d’un nommé Frejus, faux ambassadeur de France auprès du roi de Fez, en 1670. C’étoit un marchand Provençal, arrivé sur les côtes du royaume de Fez ; il fit demander au roi un passeport pour aller remplir son ambassade. Le roi le reçut avec magnificence : le fourbe jouit de tous les honneurs du véritable ambassadeur. Il fit vendre sous main une partie de ses marchandises, & partit de Fez avec une lettre pour Louis XIV ; mais avant que de sortir, il se brouilla avec un gouverneur, qui découvrit sa fourberie. Il eut ordre de rendre la lettre qu’il avoit pour le roi de France, & de sortir au plutôt des états de Fez.


LE COMTE D’ATTHOLES


On peut comparer l’histoire d’Écosse à ces peintures effrayantes qui ne représentent que des morts & des blessés ; on ne peut la parcourir sans y voir des meurtres & des traces de sang ; celui même des rois, quoique sacré, n’a pas été respecté. Il est bien singulier qu’une couronne si petite (si l’on peut parler ainsi) ait occasionné tant de factions, & qu’elle ait été souillée si souvent de la mort de ceux qui l’ont portée.

Celle de Jacques I fut des plus tragiques ; le siecle d’Œdipe & d’Atrée ne nous fournissent pas d’exemples de cruauté semblables.

Le comte d’Attholes, tourmenté du démon de l’ambition, & de ce desir de régner qui ose tout, jusqu’aux parricides, conspira contre le roi Jacques, son neveu ; & comme il ne pouvoit le déposséder que par la mort, il résolut de la lui donner, pour usurper la couronne. Toujours opiniâtre dans cette criante injustice, il ne cherche qu’à corrompre de sujets fideles, & à trouver des gens déterminés pour exécuter son entreprise. Au jour assigné, un valet-de-chambre du roi les introduit, & leur montre la porte sans défense. Ce traître gagné par le comte, avoit ôté les serrures pour laisser l’entrée libre à son corrupteur & à ceux de son parti.

Tout étoit prêt pour cette cruelle exécution, le moment du dernier acte approchoit ; mais un officier qui découvrit les conjurés, & qui vouloit rentrer dans la chambre du roi, d’où il venoit de sortir, attira sur lui les premiers coups, & fut la victime de leur fureur. Au bruit de ce premier assassinat, Catherine Duglas, qui étoit au service de la reine, court à la porte, mais elle la trouva sans résistance. Pressée de son courage & de la nécessité, qui fait arme de tout, elle met le bras à la place du verrouil, que le perfide valet-de-chambre avoit enlevé ; mais la foible défense que leur opposa la fidelle Duglas fut repoussée au premier effort : on la jetta par terre, & ces monstres eurent la cruauté de lui passer sur le corps. Après toutes ces horreurs, ils entrerent avec autant de fureur que de précipitation chez le roi, qui étoit seul avec la reine.

Cette illustre princesse ne s’effraya point à la lueur des armes, quoique déja teintes de sang, & fumantes encore du meurtre qui venoit d’être fait à la porte. Elle s’avança devant son mari avec un courage & une fermeté héroïques, & lui fit une garde de fa personne ; mais la partie étoit trop foible ; & la fidélité abandonnée & sans armes, pouvoit-elle résister à la foule, & vaincre la fureur armée ?

Le roi étant renversé par terre, la reine se jette sur lui, le couvre de son corps, pour n’avoir pas la douleur de survivre à son mari, & pour recevoir la premiere le coup de la mort. Son sexe ne fut point respecté ; ces barbares insensibles à tant de vertus, lui porterent deux coups sur le corps du roi, & l’en arracherent enfin avec violence. Ce prince infortuné rendit les derniers soupirs dans les larmes & dans le sang de son illustre épouse. L’auteur de cet exécrable parricide, & ceux de son parti, furent bientôt punis du dernier supplice : il semble que la justice divine le réclamoit, & qu’elle avoit ouï la voix de ce sang qui demandoit vengeance contre eux. Le genre de mort ne fut pas le même : chacun subit celle qui étoit proportionnée au crime, & le peuple, par ces différens exemples, eut tout le loisir de s’instruire, & de s’occuper de leur juste punition. Le détestable comte d’Attholes fut réservé pour le dernier acte de cette sanglante tragédie, qui dura trois jours. Chaque jour il parut exposé en public avec le triste appareil qui est analogue au crime. On inventa un nouveau genre de supplice : on employa, pour lui donner la torture, différentes machines qui inspiroient la terreur, & qui lui préparoient, par gradations, une mort aussi violente que cruelle. On mit sur la tête de ce parricide une couronne de fer ardent, ce qui vérifia malheureusement, & dans un sens opposé, la vaine prédiction d’une femme, qui l’avoit assuré qu’il seroit un jour couronné solemnellement, & devant une grande assemblée de peuple. Cet exemple frappant doit désabuser les gens crédules, & leur prouver, en même tems combien il est dangereux d’hasarder des crimes & des attentats sur les promesses d’un donneur de bonne aventure.


MAHOMET, en 568, 569 ou 570.


Il naquit à la Mecque ; sa naissance fut accompagnée, suivant les dévots musulmans, de différens prodiges qui se firent sentir jusques dans le palais de Cosroës. Eminah, sa mere, étoit veuve depuis dix mois, lorsqu’elle mit au monde cet enfant, destiné à être l’auteur d’une religion qui s’est étendue depuis le détroit de Gibraltar jusqu’aux Indes, & le fondateur d’un empire dont les débris ont formé trois monarchies puissantes. À l’âge de 20 ans, le jeune Mahomet s’engagea dans les caravanes qui négocioient de la Mecque à Damas. Ces voyages n’augmenterent pas sa fortune, mais ils augmenterent ses lumieres. De retour à la Mecque, une femme riche, veuve d’un marchand, le prit pour conduire son négoce, & l’épousa trois ans après. Mahomet étoit alors à la fleur de son âge ; & quoique sa taille n’eût rien d’extraordinaire, sa physionomie spirituelle, le feu de ses yeux, un air d’autorité & d’insinuation, le désintéressement & la modestie qui accompagnoient ses démarches, lui gagnerent le cœur de son épouse. Chadye (c’est le nom de cette riche veuve) lui fit une donation de tous ses biens. Mahomet parvenu à un état dont il n’auroit jamais osé se flatter, résolut de devenir le chef de sa nation : il jugea qu’il n’y avoit point de plus sûre voie pour parvenir à son but, que celle de la religion. Comme il avoit remarqué dans son voyage en Égypte, en Palestine, en Syrie & ailleurs une infinité de sectes qui se déchiroient mutuellement, il crut pouvoir les réunir, en inventant une nouvelle religion qui eût quelque rapport avec celles qu’il prétendoit détruire. À l’âge de 40 ans, cet imposteur commença à se donner pour prophete ; il feignit des révélations, il parla en inspiré, il persuada d’abord sa femme, & huit autres personnes. Ses prosélytes en firent d’autres, & en moins de trois ans, il en eut près de 50 disposés à mourir pour sa doctrine : il lui falloit, pour s’accréditer, des miracles vrais ou faux. Le nouveau prophete trouva dans les attaques fréquentes d’épilepsie, à laquelle il étoit sujet, de quoi confirmer l’opinion de son commerce avec le ciel. C’est au nom de Dieu qu’on a toujours trompé les hommes ; ce nom respectable est sans cesse dans la bouche sacrilege des fourbes. Il fit passer le tems de ses accès pour celui que l’Être-suprême destinoit à l’instruire, & ses convulsions, pour les vives impressions de la gloire du ministre que la Divinité lui envoyoit. À l’entendre, l’ange Gabriël l’avoit conduit sur un âne de la Mecque à Jérusalem, où, après lui avoir montré tous les saints & tous les patriarches depuis Adam, il l’avoit emmené la même nuit à la Mecque. Malgré la croyance qu’on ajoutoit à ses rêves, il se forma une conjuration contre le visionnaire. Le nouvel apôtre fut contraint de quitter le lieu de sa naissance pour se sauver à Médine. Cette retraite fut l’époque de sa gloire, & de la fondation de son empire & de sa religion : c’est ce que l’on nomma hégire, c’est-à-dire, fuite ou persécution, dont le premier jour répond au 16 Juillet de l’an 622 de J. C. la premiere année de l’hégire. Le prophete fugitif devint conquérant ; il défendit à ses disciples de disputer sur sa doctrine avec les étrangers, & de ne répondre aux argumens des contradicteurs que par le glaive : moyen très-efficace de mettre fin à toutes les disputes. Il disoit que chaque prophete avoit son caractere ; que celui de J. C. avoit été la douceur, & que le sien étoit la force. Pour agir suivant ses principes, il leva des troupes qui appuyerent sa mission. Les Juifs Arabes, plus opiniâtres que les autres, furent un des principaux objets de sa fureur. Son courage & sa bonne fortune le rendirent maître de leur place forte. Après les avoir subjugués, il en fit mourir plusieurs, vendit les autres comme des esclaves, & distribua leurs biens à ses soldats. La victoire qu’il remporta en 627 fut suivie d’un traité qui lui procura un libre accès à la Mecque : ce fut la ville qu’il choisit pour le lieu où ses sectateurs feroient dans la suite leur pélerinage. Ce pélerinage faisoit déja une partie de l’ancien culte des Arabes païens, qui y alloient une fois tous les ans adorer leurs divinités dans un temple aussi renommé parmi eux que celui de Delphes l’étoit chez les Grecs,

Mahomet, fier de ses premiers succès, se fit déclarer roi, sans renoncer au caractere de chef de religion, qui lui avoit frayé le chemin au trône, & qui l’y soutint. Cet apôtre sanguinaire oubliant la treve qu’il avoit faite deux ans auparavant avec les habitans de la Mecque, met le siege devant cette ville, l’emporte de force ; & le fer & la flamme à la main, il donne aux vaincus le choix de la religion ou de la mort. Tous ceux qui n’ont pas le don de la grace, & qui résistent au prophete guerrier & barbare, sont passés, au fil de l’épée. Le vainqueur, maître de l’Arabie, & redoutable à tous ses voisins, se crut assez fort pour étendre ses conquêtes & sa religion chez les Grecs & chez les perses. Il commença par attaquer la Syrie, soumise alors à l’empereur Héraclius ; il lui prit quelques villes, & rendit tributaires les princes de Dauma & Deyla. Ce fut par ces exploits qu’il termina toutes les guerres où il avoit commandé en personne, & où il avoit montré l’intrépidité d’Alexandre. Ses généraux, aussi heureux que lui, étendirent encore ses conquêtes, & lui soumirent tout le pays à 400 lieues de Médine, tant au levant qu’au midi. C’est ainsi que Mahomet, de simple marchand de chameaux, devint un des plus puissans monarques de l’Asie. Il ne jouit pas long-tems du fruit de ses crimes ; il s’étoit toujours ressenti d’un poison qu’il avoit pris autrefois. Une Juive voulant éprouver s’il étoit prophete, empoisonna une épaule de mouton qu’on devoit lui servir. Le fondateur du mahométisme ne s’apperçut que la viande étoit empoisonnée qu’après en avoir mangé un morceau. Les impressions corrosives du poison le minerent peu-à-peu ; il fut attaqué d’une fievre violente qui l’emporta la soixante-unieme année de son âge, la vingt-troisieme depuis qu’il avoit usurpé la qualité de prophete, l’onzieme de l’hégire, & la 631 de Jesus-Christ. Sa mort fut l’occasion d’une grave dispute entre ses disciples. Omar, qui de son persécuteur étoit devenu son disciple, déclara, le sabre à la main, que le prophete de Dieu ne pouvoit pas mourir ; il soutint qu’il étoit disparu comme Moïse & Elie, & jura qu’il mettroit en pieces quiconque oseroit le contredire ; il fallut qu’Abubeker lui prouvât par le fait, que leur maître étoit mort, & par plusieurs passages de l’alcoran, qu’il devoit mourir. L’imposteur fut enterré dans la chambre d’une de ses femmes, & sous le lit où il étoit mort. C’est une erreur populaire de croire qu’il est suspendu dans un coffre de fer qu’une ou plusieurs pierres d’aiman tiennent élevé au haut de la grande mosquée de Médine ; son tombeau se voit encore aujourd’hui à l’un des angles de ce temple : c’est un cône de pierre placé dans une chapelle dont l’entrée est défendue aux prophanes par de gros barreaux de fer. Le livre qui contient les dogmes & les préceptes du mahométisme, s’appelle l’Alcoran : c’est une rapsodie de 6000 vers, sans ordre, sans liaison, sans art. Les contradictions, les absurdités, les anachronismes, y sont répandus à pleines mains ; le style, quoique empoulé, & entiérement dans le goût oriental, offre de tems en tems quelques morceaux touchans & sublimes. Toute la théologie du législateur des Arabes se réduit à trois points principaux : le premier est d’admettre l’existence, l’unité de Dieu à l’exclusion de toute autre puissance qui puisse partager ou modifier son pouvoir ; le second est de croire que Dieu tout-puissant, créateur universel, connoît toutes choses, punit le vice, & récompense la vertu non-seulement dans cette vie, mais encore après la mort ; le troisieme est de croire que Dieu regardant d’un œil de miséricorde les hommes plongés dans les ténebres de l’idolâtrie, a suscité son prophete Mahomet pour apprendre les moyens de parvenir à la récompense des bons, & éviter les supplices des méchans. Cet illustre imposteur adopta, comme l’on voit, une grande partie des vérités fondamentales du christianisme, l’unité de Dieu, la nécessité de l’aimer, la résurrection des morts, le jugement dernier, les récompenses & les châtimens ; il prétendoit que la religion qu’il enseignoit n’étoit pas nouvelle, mais qu’elle étoit celle d’Abraham & d’Ismaël, plus ancienne, disoit-il, que celle des Juifs & des Chrétiens. Outre les prophetes de l’ancien testament, & quelques Arabes, ils reconnoissent Jesus, fils de Marie, né d’elle, quoique vierge, messie, verbe & esprit de Dieu, mais non pas son fils : c’étoit, selon ce sublime charlatan, méconnoître la simplicité de l’Être divin, que de donner au pere un fils, & un esprit autre que lui-même. Quoiqu’il eût beaucoup puisé dans la religion des Juifs & des Chrétiens, il haïssoit cependant les uns & les autres : les Juifs, parce qu’ils se croyoient le premier peuple de la terre, parce qu’ils méprisoient les autres nations, & qu’ils exerçoient contre elles des usures énormes ; les Chrétiens, parce qu’ils étoient sans cesse divisés entre eux, quoique leur divin législateur eût recommandé la paix & l’union. Il imputoit aux uns & aux autres la prétendue corruption de l’ancien & du nouveau Testament, la circoncision, les oblations, la priere cinq fois par jour ; l’abstinence du vin, des liqueurs, du sang, de la chair de porc, le jeûne du mois Ramadan, & la sanctification du vendredi, furent les pratiques extérieures de sa religion. Il proposa pour récompense à ceux qui la suivoient un lieu de délices, où l’ame seroit enivrée de tous les plaisirs spirituels, & où le corps ressuscité avec ses sens, goûteroit par ses sens même toutes les voluptés qui lui sont propres. Un homme qui proposoit pour paradis un serrail, ne pouvoit que faire des prosélytes, sur-tout dans un pays où le climat inspire la volupté. C’est en les trompant agréablement qu’il parvint à être cru. Il n’y a point de religion ni de gouvernement qui soit moins favorable au sexe que le mahométisme : l’auteur de cette religion accorde aux hommes d’avoir plusieurs femmes, de les battre quand elles ne voudront pas obéir, & de les répudier si elles viennent à déplaire ; mais il ne permet pas aux femmes de quitter des maris fâcheux, à moins qu’ils n’y consentent. Il ordonne qu’une femme répudiée ne pourra se remarier que deux fois ; & que si elle est répudiée de son troisieme mari, & que le premier ne la veuille point reprendre, elle renonce au mariage pour toute sa vie. Il veut que les femmes soient toujours voilées, & qu’on ne leur voie pas même le col ni les pieds ; en un mot, toutes les loix à l’égard de cette moitiés du genre humain, qui, dans nos pays, gouverne & maîtrise l’autre, sont dures, injustes & très-incommodes.

La-meilleure édition de l’Alcoran est celle de Maraci, en Arabe & en Latin, in-folio, 2 volumes, Padoue, 1698, avec des notes. Duryer en a donné une traduction Françoise ; mais cette traduction est très-infidelle : & d’ailleurs comme il a inséré dans le texte les rêveries & les fables des dévots & des commentateurs mystiques du mahométisme, on ne peut distinguer par cette traduction ce qui est de Mahomet d’avec les traditions & les imaginations de ses sectateurs zélés. On attribue encore à Mahomet un traité fait à Médine avec les chrétiens, intitulé : Testamentum & pactiones initæ inter Mehammedum & Christianæ fidei cultores, imprimé à Paris, en Latin & en Arabe, en 1630 ; mais cet ouvrage paroît supposé. Gottinger, dans son Histoire orientale, page 248, a renfermé dans quarante aphorismes ou sentences toute la morale de l’Alcoran. Albert Widmanstadius a expliqué la théologie de cet imposteur dans un dialogue latin, curieux & peu commun, imprimé l’an 1540, in-4o. Voyez la Vie de Mahomet, par Prideaux & par Gaignieres ; & pour sa doctrine, voyez Reland de Religione Mahammadica.

De tous les imposteurs dont nous avons parlé, Mahomet & Cromwel ont été les plus célebres : tous les autres ont péri du dernier supplice ; eux seuls ont su se faire respecter & craindre jusqu’à leur mort : aucun n’a excité d’aussi grandes révolutions que Mahomet ; il régna sur les peuples & sur les esprits, sans laisser une impression passagere, puisqu’on le regarde encore aujourd’hui comme un grand prophete, & qu’on adopte aveuglément toutes les fictions merveilleuses à l’aide desquelles il se fit des sujets. Tous ceux qui se sont annoncés au nom de Dieu ont toujours fait des prosélytes, sur-tout lorsqu’ils ont eu l’adresse d’y réunir la force. Un homme qui est au-dessus du vulgaire est toujours cru, lorsqu’il parle avec autorité : la hardiesse & le courage d’esprit en ont souvent plus imposé que les armes. Quand on a le don de persuader, on a celui de se faire obéir.


CROMWEL (Olivier), en 1603.


Si l’ambition enfante les crimes, elle développe les grands talents. Quiconque est aiguillonné de cette passion, ne connoît pas cette pusillanimité de l’ame, qui absorbe les desirs, & qui ôte le courage & les moyens de les satisfaire. Il seroit à souhaiter que l’équité, l’obéissance & la fidélité que l’on doit à son souverain, missent toujours la distinction nécessaire entre la volonté & le devoir. C’est en voulant trop entreprendre, que tel qui eût été regardé comme un grand homme, ne passe que pour un scélérat & un tyran.

Cromwel naquit dans la ville de Huntington le 3 Avril 1603, le même jour que mourut la reine Elisabeth. Il ne sçavoit d’abord s’il seroit ecclésiastique, ou militaire : il fut l’un & l’autre. Il fit en 1622 une campagne dans l’armée du prince d’Orange ; il servit ensuite contre la France au siege de la Rochelle. Lorsque la paix fut conclue dans l’Angleterre, il vint à Paris, où il fut présenté au cardinal de Richelieu qui dit en le voyant : son air me plaît beaucoup, & si sa physionomie ne me trompe, ce sera un jour un grand homme. Il aspiroit à être évêque. Il s’introduisit auprès de Wiliam son parent, évêque de Lincoln, depuis archevêque d’Yorck. Chassé de la maison de son parent, parce qu’il étoit puritain, il s’attacha au parlement, qu’il servit contre Charles I. Il commença par se jetter dans la ville de Hull assiégée par le roi, & la défendit avec tant de valeur, qu’il eut une gratification de 6000 liv., on le fit bientôt colonel, & ensuite lieutenant général, sans le faire passer par les autres grades. Jamais on ne montra plus d’activité & de prudence. Dans un combat près d’Yorck il fut blessé au bras d’un coup de pistolet, & sans attendre qu’on eût mis le premier appareil à sa plaie, il retourna au champ de bataille que le général Manchester alloit abandonner aux ennemis : il rallie pendant la nuit plus de 12000 hommes, leur parle au nom de Dieu, recommence la bataille au point du jour contre l’armée royale victorieuse, & la défait entiérement. Aussi intriguant qu’intrépide, il avoit publié un livre intitulé : la Samarie angloise, ouvrage dans lequel il appliquoit au roi & à toute sa cour ce que l’ancien testament dit du regne d’Achab. Afin de mieux allumer le feu de la rébellion, il fit un second livre comme pour servir de réponse au premier qu’il intitula le Prothée puritain. Il y traitoit d’une maniere très-impérieuse les deux chambres du parlement, & les sectes opposées à la royauté & à l’épiscopat. Il répandit dans le public que cet ouvrage avoit été composé par les partisans du roi, animant tous les partis les uns contre les autres, pour venir à bout de gouverner seul. Ces libelles aujourd’hui ignorés, exciterent alors une violente fermentation. On ne parloit à l’armée, comme dans le parlement, que de perdre Babylone, de briser le colosse, d’anéantir le papisme & le pape, & de rétablir le vrai culte dans Jérusalem. Lorsque Cromwel fut envoyé pour punir les Universités de Cambridge & d’Oxford, royalistes zélées, les soldats se signalerent par des exécutions aussi barbares qu’odieuses. Ils firent des cravates avec des surplis, & des housses à leurs chevaux, avec des ornements d’église. Les salles & les chapelles servirent d’écuries. Les statues des saints eurent le nez & les oreilles coupés. Les professeurs furent brutalement châtiés, & quelques-uns assommés à coups de bâtons. La bibliotheque d’Oxford composée de plus de 40000 volumes rassemblés pendant plusieurs siecles de divers endroits du monde, fut brûlée, & un seul matin dans une nouvelle expédition contre cette ville, Cromwel tua de sa propre main le fameux colonel Legda. Dès qu’Oxford fut pris, il fit prononcer au parlement la déposition de son roi en 1646. Il restoit encore une statue de ce malheureux prince dans la bourse, on la fit abattre, & on mit à la place cette inscription. Charles le dernier des rois, & le premier tyran, sortit de l’Angleterre l’an du salut 1643.

Cromwel proclamé généralissime après la démission de Fairfax, défit le duc de Buckingam, tua plus de douze officiers de sa main comme un grenadier furieux & acharné, battit & fit prisonnier le comte de Holland, & entra à Londres en triomphateur. Les ministres des différentes églises de cette ville, l’annoncerent en chaire comme l’ange tutelaire des Anglois, & l’ange exterminateur de leurs ennemis. Le tems étoit venu, ajoutoient-ils, auquel l’œuvre du seigneur alloit être accomplie. Il ne tarda pas de l’être ; Charles I eut la tête tranchée en 1649. Un mois après cette exécution, Cromwel teint du sang de son roi, abolit la monarchie, & la changea en république. Cet illustre scélérat, à la tête du nouveau gouvernement, établit un conseil composé de ses amis, & lui donna le titre de protecteur du peuple, & défenseur des loix. Il passa en Irlande & en Écosse, & eut par-tout les plus grands succès. Lorsqu’il étoit dans ce dernier pays, il apprit que quelques membres du parlement vouloient lui ôter le titre de généralissime, il vole à Londres, se rend au parlement, oblige les députés de se retirer ; & après qu’ils sont tous sortis, il ferme la sale, & fait poser cet écriteau sur la porte : maison à louer. Un nouveau parlement qu’il assembla lui conféra le titre de protecteur. Il aimoit mieux, disoit-il, gouverner sous ce nom, que sous celui de roi, parce que les Anglois savoient jusqu’où s’étendoient les prérogatives d’un roi d’Angleterre, & ne savoient pas jusqu’où celles d’un protecteur pouvoient aller. Ayant appris que le parlement vouloit encore lui ôter ce titre, il entra dans la chambre des communes, & dit fiérement : j’ai appris, messieurs, que vous avez résolu de m’ôter les lettres de protecteur ; les voilà, dit-il, en les jettant sur la table. Je serois bien aise de voir s’il se trouvera parmi vous quelqu’un assez hardi pour les prendre. Quelques membres lui ayant reproché son ingratitude, ce fourbe fanatique leur dit d’un ton d’enthousiaste : le seigneur n’a plus besoin de vous, il a choisi d’autres instruments pour accomplir son ouvrage. Ensuite se tournant vers ses officiers & ses soldats : Qu’on emporte, leur dit-il, la masse du parlement, qu’on nous défasse de cette marote. Après ces paroles, il fit sortir tous les membres, ferma la porte lui-même, & emporta la clef. C’est par cette fermeté secondée d’hypocrisie, qu’il parvint à se faire roi sous un nom modeste ; mais il n’en fut pas plus heureux. Tourmenté sans cesse par la crainte d’être assassiné pendant la nuit, le tyran fit faire un grand nombre de chambres dans l’appartement du palais de Witheal qui regarde la Tamise. Chaque chambre avoit une trape, par laquelle on pouvoit descendre à une petite porte qui donnoit sur la riviere. C’étoit-là que Cromwel se retiroit tous les soirs, il ne menoit personne avec lui pour le deshabiller, & ne couchoit jamais deux fois de suite dans la même chambre. Craint au dedans, il ne l’étoit pas moins au dehors. Les Hollandois lui demanderent la paix, & il en dicta les conditions, qui furent qu’on lui payeroit 300,000 livres sterlings, & que les vaisseaux des Provinces-unies baisseront pavillon devant les vaisseaux Anglois. L’Espagne perdit la Jamaïque restée à l’Angleterre. La France rechercha son alliance. La prise de Dunkerque en fut le fruit. Le Portugal reçut les conditions d’un traité onéreux. L’usurpateur ayant appris avec quelle hauteur ses amiraux s’étoient conduits à Lisbonne : Je veux, dit-il, qu’on respecte la république Angloise, autant qu’on a respecté autrefois la Romaine. Ses troupes étoient toujours payées un mois d’avance, les magazins fournis de tout, le trésor public rempli de 300,000 livres sterlings. Il projettoit de s’unir avec l’Espagne contre la France, de se donner Calais avec les secours des Espagnols, comme il avoit eu Dunkerque par la main des François. Il mourut en 1658, à 55 ans, sans avoir pu exécuter ce dessein. La veille de sa mort, il déclara que Dieu lui avoit révélé qu’il ne mourroit pas encore, & qu’il le réservoit pour de plus grandes choses. Son médecin surpris que n’ayant pas 24 heures à vivre, il osât dire avec tant d’assurance qu’il seroit bientôt rétabli, lui témoigna son étonnement : Vous êtes un bon homme, répartit le politique ; ne voyez-vous pas que je ne risque rien par ma prédiction ? Si je meurs, au moins le bruit de ma guérison qui va se répandre, retiendra les ennemis que je puis avoir, & donnera le tems à ma famille de se mettre en sûreté ; & si je réchappe (car vous n’êtes pas infaillible), me voilà reconnu de tous les Anglois comme un homme envoyé de Dieu, & je ferai d’eux tout ce que je voudrai. Cette réponse développe son caractere, si bien peint par le grand Bossuet. « Un homme, dit cet écrivain éloquent, s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable. Hypocrite rafiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre & de tout cacher, également actif & infatigable, & dans la paix & dans la guerre, qui ne laissoit rien à la fortune de ce qu’il pouvoit lui ôter par conseil ou par prévoyance ; d’ailleurs si vigilant & si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué aucune des occasions qu’elle lui a présentées ». L’usurpateur régicide se maintint autant par la force que par l’artifice, ménageant toutes les sectes, ne persécutant ni les catholiques ni les anglicans ; enthousiaste avec des fanatiques, austere avec des presbytériens, se moquant d’eux avec tous les déistes, & ne donnant sa confiance qu’aux indépendans ; sobre, tempérant, économe, sans être avide du bien d’autrui, laborieux & exact dans toutes les affaires. Il couvrit, dit un historien, des qualités d’un grand roi les crimes d’un usurpateur. Son cadavre embaumé & enterré dans le tombeau des rois avec beaucoup de magnificence, fut exhumé en 1660, au commencement du regne de Charles II, traîné sur la claie, pendu & enseveli au pied du gibet. Ces lâches outrages faits à la mémoire d’un mort, quelque coupable qu’il soit, déshonorent ceux qui exercent une vengeance aussi basse & aussi facile. Il est honteux & bien peu raisonnable d’assouvir sa colere sur un être inanimé. Le lion malade reçut un coup de pied de l’âne.

Finissons cet article par un portrait de Cromwel, par le célebre M. de Voltaire.

Cromwel, d’un joug terrible accablant sa patrie,
Vit bientôt à ses pieds ramper la flatterie.
Ce monstre politique au Parnasse adoré,
Teint du sang de son roi, aux dieux fut comparé ;
Mais, malgré le succès de sa prudente audace,
L’univers indigné démentoit le Parnasse ;

Et de Waller enfin les écrits les plus beaux,
D’un illustre tyran n’ont pu faire un héros.


Épître au régent, qui n’a pas été imprimée, & très-peu connue.


FRANÇOIS MOURENE, ou LE FAUX MARQUIS DE VILLENEUVE.


La haute naissance, quoique l’effet du hasard, donne des considérations & des prérogatives ; un nom illustre est presque toujours une ressource pour ceux qui ne sont pas favorisés de la fortune. L’imposteur dont nous allons parler sentoit à merveille qu’en se disant de l’illustre famille des Villeneuves, il réussiroit plus aisément dans ses desseins : c’est sous ce nom si avantageusement connu, & si ancien, qu’il quitta Fréjus, sa patrie. Quoique sa véritable origine fût très-obscure, il avoit, ce qui n’est pas incompatible, beaucoup d’élévation dans l’ame. Il embrassa la profession des armes, & parvint à être lieutenant-colonel en France. Son ambition ne se bornoit pas apparemment à ce grade, son cœur n’étoit pas assez satisfait ; voilà sans doute pourquoi il fut se réfugier dans un hermitage où M. de Crequi, ambassadeur à Rome, l’ayant trouvé par hasard, l’emmena avec lui. Arrivé à cette capitale du monde chrétien, ce prétendu marquis de Villeneuve se présenta chez l’ambassadeur de l’empereur, qui lui fit avoir de l’emploi dans les troupes de son maître ; il devint officier général. Il fut appellé par les Vénitiens, & nommé généralissime de leurs troupes ; il commanda en cette qualité au siege de Candie : c’est de-là qu’il envoya son portrait enrichi de diamans au comte de Tourretes & au marquis de Vence. Il fit présent à la ville de Fréjus de son portrait équestre. On y lit cette inscription au bas : Il marchese de Villanova, per la serenissima republica de Venitia, generale de larme in Levante, anno Domini 1658, in Candia. Les armes de Villeneuve y sont pleines, & sans brisure.

Girardin, historien de la ville de Fréjus, dit : « Nos magistrats placerent ce portrait dans la maison-de-ville ».

Les gazettes de ce tems parlent de lui avec le plus grand éloge ; il triompha par ses actions héroïques, des ennemis de la république. On soupçonne peut être à tort que cet homme célebre fut empoisonné par les ordres de sa femme, qui, sans égard pour ses grandes qualités personnelles, & trop entêtée des chimeres de la naissance, fut irritée d’apprendre que son mari n’avoit pas le droit de porter l’illustre nom qui avoit contribué à ion avancement.

Il avoit épousé Anne aliàs Marie de Reyffemberg, fille de Jean-Henri, baron de Reyffemberg, libre baron, baron de Walpot, vice prince d’Efford & de Thuringe pour l’électeur de Mayence, son beau-frere, chambellan de S. M. I. Elle n’eut point d’enfans, & vivoit encore six ans après la mort de son mari, dans la baronnie de Reyffemberg.


LE FAUX PIERRE III, en 1767, 1768 & 1769.


Après la mort de Catherine, impératrice de Russie, Pierre III, son neveu, lui succéda au commencement de 1762 ; mais il ne jouit pas long-tems du trône. Son inapplication, son amour pour les plaisirs & pour les nouveautés, firent murmurer tous les ordres de l’état : des murmures on passa à la révolte. Pierre fut détrôné le 6 Juillet 1761, & l’impératrice fut reconnue souveraine, sous le nom de Catherine II. Ce prince mourut sept jours après d’une colique, à laquelle il étoit fort sujet.

Son regne étoit, pour ainsi dire, déja oublié, lorsque, vers la fin de 1767, un aventurier s’avisa de le faire revivre. Ce nouveau Demetrius, sous prétexte de protéger la religion Grecque, fit révolter une partie de l’Albanie Turque, quelques villages de la république de Venise, & tous ceux de la province de Montenero. Cet imposteur, connu ci-devant sous le nom de Stephano Picolo, exerçoit la profession de médecin dans cette province. Né avec de l’esprit, une belle figure & des richesses, il crut pouvoir s’annoncer pour le Pierre III ; il prétendit qu’on avoit, dans le tems, fait courir à dessein le bruit de sa mort ; mais qu’il avoit trouvé le moyen de s’échapper de la prison. À la faveur de ce nom, & secondé par les Caloïers, moines Grecs schismatiques, qui ont beaucoup de pouvoir sur l’esprit des habitans, il parvint à se faire reconnoître publiquement pour le czar, non-seulement par le peuple, mais encore par l’évêque, & par tous les autres ordres. Il se trouva bientôt à la tête d’une armée : tout d’ailleurs lui étoit favorable.

On comptoit, dans la province de Montenero, 30,000 hommes en état de porter les armes ; & sa situation est très-avantageuse, parce qu’elle est renfermée entre deux montagnes inaccessibles ; les peuples y sont très attachés au nom de la Moscovie, tant à cause de la conformité de religion, que parce que les souverains de Russie ont toujours employé les moyens nécessaires pour y conserver une grande influence. Picolo profitant de toutes ces dispositions, n’a donc pas eu de la peine à s’y soutenir quelque tems. Il entretenoit les gens de son parti des rapines & des pillages qu’il faisoit sur les Turcs. Des communautés de la Dalmatie Vénitienne ne tarderent pas à se joindre aux Grecs. Pour arrêter des progrès qui commençoient à donner de l’ombrage, la bacha de Bosnie reçut ordre de faire avancer des troupes. Ces premiers détachemens furent défaits par les rébelles. Les Vénitiens étant soupçonnés d’être d’intelligence, il a fallu, pour détromper la Porte, qu’ils envoyassent des troupes contre eux. Les rébelles furent battus à leur tour : un Tartare porta en toute diligence à Constantinople des drapeaux, des étendards, des têtes, des nez, des oreilles, comme autant de trophées qui annonçoient une grande victoire ; elle n’avoit pourtant pas été décisive.

On livre de nouveaux combats ; les rébelles succombent véritablement, & laissent le champ libre. Mais bientôt le désespoir les ramene : ils se réunissent, chassent les Turcs des montagnes, & les obligent de se retrancher dans la plaine. Bientôt se forment de nouveaux partis dans la Basse-Albanie, dans la Morée, & aux environs de Misytra, l’ancienne Lacédémone, où les Grecs, ennemis irréconciliables des Turcs, quoique sous leur domination, se trouvent en grand nombre. Ces nouveaux mouvemens alarmant l’impératrice de Russie autant que la Porte, elle fit signifier à l’évêque de la province de Montenero qu’elle suspendoit les aumônes qu’elle envoyoit tous les ans en assez grande abondance aux églises de son pays, si lui & ses Coloyers continuoient à demeurer attachés à l’imposteur. Peu-à-peu les peuples l’ont abandonné ; & les soldats eux-mêmes qui le soutenoient, l’ont livré pour être conduit à Moscou. Cet événement s’est passé en septembre 1769. Nous ignorons quel a été le sort de ce misérable, dont la ridicule & funeste ambition a fait répandre beaucoup de sang.


IEHELMAN PUGATSCHEW, en 1773 & 1774.


Il en est d’un état vaste, quant au moral, comme d’une famille nombreuse, dont quelqu’un des membres donne ordinairement dans des travers, parce que l’œil vigilant d’un pere ne peut pas toujours les observer pour les contenir dans leur devoir. Les provinces éloignées de l’empire Russe & Ottoman ont dans tous les tems cherché à se soustraire à l’autorité souveraine au moindre sujet de mécontentement. Quoiqu’elles soient soumises à la même domination, que les loix y soient à présent les mêmes, à quelques usages près, c’est-là que se fomentent les séditions & les révoltes ; ajoutons encore qu’elles ne sont pas si bien gardées, & que si quelque esprit inquiet & ambitieux tente de les soulever, il en vient à bout sans peine.

Iehelman Pugatschew, un de ces hommes qui, pour se former un parti, ne trouvent de ressources que dans l’imposture & le mensonge, osa se produire sous le nom de l’empereur Pierre III, comme s’il étoit plus facile de rendre à la vie un souverain, que le dernier de ses sujets. Cette ruse grossiere n’avoit pas même le mérite de la nouveauté, le moine Griska & d’autres fourbes l’avoient mis en usage avant lui, mais dans siecles de barbarie & d’ignorance. Des absurdités pareilles, aussi peu vraisemblables, devoient être rejettées dans un empire aussi éclairé, où les sciences sont portées au suprême dégré, où les arts ont acquis la protection la plus spéciale, & où les talens en tout genre sont récompensés avec autant de magnificence que de libéralité.

Cet imposteur, en prodiguant les plus belles promesses, en prônant l’indépendance, en vantant les douceurs d’une vie sans discipline & sans frein, vint néanmoins à bout de se faire seconder dans sa téméraire entreprise par des gens aussi mal intentionnés que lui : il parvint à faire révolter une partie de l’empire. Le gouvernement sentit combien il étoit important d’arrêter cette sédition, & de prévenir les dangers qu’elle pourroit entraîner. On sait que dans le tems de cette guerre civile la Russie avoit à en soutenir une autre contre la Porte. L’impératrice ne perdit pas un moment pour faire publier, au son du tambour, dans toutes les places & carrefours de la capitale, un manifeste contre ce chef des rébelles. Le général Bibikow fut nommé pour marcher à la tête d’un corps de troupes contre les mutins, qui avoient eu la hardiesse d’attaquer les détachemens qu’ils avoient rencontrés, & de massacrer avec autant de cruauté que d’inhumanité, les officiers qui étoient tombés entre leurs mains.

Le manifeste de S. M. Imp. fut expédié dans tous les gouvernemens, provinces & villes de l’empire, pour y être également lu & publié ; elle y exhorte ses fideles sujets à rester dans le devoir & l’obéissance dûs à leur souveraine légitime ; elle les invite à concourir de tout leur pouvoir à maintenir la tranquillité publique. :

« Nous, Catherine II, par la grace de Dieu, impératrice de toutes les Russies, &c. Faisons savoir à tous nos fideles sujets que nous avons appris avec la plus grande indignation & une extrême douleur, qu’un certain Cosaque, déserteur & fugitif du Don, nommé Iehelman Pugatschew, après avoir parcouru la Pologne, a rassemblé, depuis quelque tems, dans les districts qui bornent la riviere d’Irgis au gouvernement d’Orenbourg, une troupe de vagabonds semblables à lui ; qu’il y commet toutes sortes d’excès, en privant d’une maniere inhumaine les habitans de leurs possessions, & même de la vie ; & que, pour entraîner dans son parti, jusqu’alors composé de brigands, les personnes qu’il rencontre, & sur-tout les malheureux patriotes dont il trompe la crédulité, il a eu l’audace de s’arroger le nom du feu empereur Pierre III. Il seroit inutile de démontrer ici l’absurdité d’une telle imposture, qui ne peut même emprunter l’ombre de la vraisemblance aux yeux des personnes sensées ; car, graces à la bonté divine, ils se sont écoulés ces siecles où l’empire Russe étoit plongé dans l’ignorance & la barbarie, où les Griscokko, Otreper, leurs adhérens, & plusieurs autres traîtres à la patrie, se sont servis d’impostures aussi grossieres & aussi détestables pour armer le frere contre le frere, le citoyen contre le citoyen. Depuis ces époques, qu’il est douloureux de rappeller, tous les vrais patriotes ont goûté les fruits de la tranquillité publique, & tremblent au souvenir seul des anciens troubles ; en un mot, il n’y a aucun homme vraiment digne du nom Russe, qui n’ait en horreur le mensonge téméraire par lequel Pugatschew croit pouvoir séduire & tromper des gens simples & crédules, en leur promettant de les affranchir de tout lien de soumission & d’obéissance envers leur souverain, comme si le créateur de l’univers avoit établi les sociétés humaines de maniere qu’elles ne pussent subsister sans une autorité intermédiaire entre le souverain & le peuple. Cependant, comme l’audace de ce vil rebut du genre humain a des suites pernicieuses pour les provinces voisines de ce district, comme le bruit des atrocités qu’il y a commises peut effrayer ces personnes qui sont accoutumées à se représenter le malheur d’autrui comme prêt à fondre sur elles, & que nous veillons avec un soin infatigable à la tranquillité intérieure de nos fideles sujets, nous les informons par le présent manifeste que nous avons pris sans délai les mésures les plus propres à étouffer cette sédition ; & qu’afin d’anéantir totalement les desseins ambitieux de Pugatschew, & d’exterminer une bande de brigands qui ont été assez téméraires pour attaquer les petits détachemens militaires répandus dans ces contrées, & pour massacrer les officiers qu’ils ont faits prisonniers, nous y avons envoyé, avec un nombre de troupes suffisant, le sieur Alexandre Bibikow, chevalier, général en chef de nos armées, & major de notre régiment des gardes-du-corps. Ainsi nous ne doutons point de l’heureux succès de ces mesures, & nous nous flattons que la tranquillité publique va renaître, & que les scélérats qui désolent une partie du gouvernement d’Orenbourg seront bientôt dispersés. Nous sommes d’ailleurs persuadés que tous nos fideles sujets abhorrant l’imposture du rébelle Pugatschew comme dénuée de toute vraisemblance, repousseront les artifices de ces gens mal intentionnés, qui cherchent & trouvent leur profit dans la séduction des personnes foibles & crédules, & qui ne sauroient assouvir leur avidité qu’en ravageant leur pays, & en faisant couler le sang innocent ; nous croyons également que tout vrai fils de la patrie ne cessera de remplir son devoir, de contribuer au maintien du bon ordre & du repos général, de se défendre des pieges de la séduction, & de s’acquitter de l’obéissance due à leur légitime souveraine. Ainsi tous nos fideles sujets peuvent dissiper leurs allarmes, & vivre dans une parfaite sécurité, puisque nous employons tous nos soins, & que nous faisons consister notre gloire à conserver leurs biens, & à étendre la félicité commune. Donné à Petersbourg, le 23 Décembre 1773. (Vieux style) ».

Le général Alexandre Bibikow, que l’impératrice avoit fait marcher contre Pugatschew, arriva à Casan la nuit du 25 au 26 Décembre 1773 ; il commença par détacher 24 compagnies de troupes légeres, avec ordre d’aller reprendre sur les rébelles Samara. Le siege fut poussé avec tant de vigueur, qu’en peu de tems les Russes entrerent dans la place, enleverent à ces brigands huit canons, & leur firent 200 prisonniers. Le premier Janvier, toute la noblesse de cette province s’étant assemblée, le général Bibikow lui communiqua les intentions de sa souveraine, qui vouloit soustraire ses peuples au joug dont le soi-disant Pugatschew les menaçoit. Cette bonté de l’impératrice excita la sensibilité de ceux qui composoient l’assemblée ; ils s’écrierent qu’ils étoient prêts à sacrifier leurs biens, leur vie même pour la patrie ; ils prêterent sur le champ un serment relatif à ces dispositions, & prirent des mesures pour lever un corps de cavalerie. La bonne volonté des nobles de Casan échauffa le zele des districts voisins ; la noblesse de Sinbirski conçut également le projet de lever un corps de troupes ; celle de Penza suivit cet exemple ; & comme celle de Sviejski n’étoit pas assez nombreuse pour former un corps séparé, elle se joignit à la noblesse de Casan. Le corps-de-ville de Casan voulant également se signaler, proposa au géneral Bibikow de lever & d’entretenir à ses dépens un escadron de houssards, & cette proposition fut agréée. Le 11 Janvier, le général Bibikow apprit que le lieutenant-colonel Grinef ayant eu ordre de marcher vers Alexéef, où étoient les rébelles, ces derniers étoient venus à sa rencontre, & avoient tenté de le repousser ; mais qu’ils avoient été mis en fuite, & forcés d’abandonner aux Russes trois canons de fonte. Arrivé à Alexéef, le général Grinef envoya des coureurs à Samara, à Kransnoiar & sur les bords de la riviere Kinela ; ils rapporterent qu’il n’y avoit pas de mutins dans ce voisinage, & que leurs postes étoient placés vers le haut de la riviere de Kinela. Le général-major Mansourow détacha ensuite le lieutenant-colonel Grinef à la tête d’un peloton de cavalerie & d’une compagnie de houssards, pour favoriser un transport de vivres depuis Sinbirski jusqu’à Samara. Cet officier eut bientôt une nouvelle occasion de se signaler. Quelques Calmouks de Stravropolk instruits de sa marche, se réunirent avec un corps de rébelles, & fondirent sur lui. Ils furent défaits, perdirent cinq canons, trois barils de poudre, & on leur fit 40 prisonniers.

D’un autre côté, les rébelles renforcés par un corps considérable de Baschires & de Tartares des environs, avoient fait plusieurs tentatives sur la ville de Kongour ; mais le major Papow, qui revenoit avec des recrues de la garnison de Casan, se joignit à quelques marchands armés d’arcs & de lances, attaqua les brigands, à différentes reprises, les battit entiérement, & leur enleva 146 hommes & cinq canons. Cette défaite engagea plusieurs mutins à quitter les étendards du rébelle Pugatschew, & à rentrer dans leur devoir. Le capitaine Serboulatow, à la tête de quelques hommes armés de lances, remporta également un avantage sur un détachement de Tartares ; il fit huit prisonniers, & enleva quatre pieces de campagne. Le capitaine Facheief livra dans le même tems deux combats aux rébelles : le premier à Kouvatskoi, où il tailla en pieces un détachement considérable, prit quatre canons & douze hommes ; & le second, près la forteresse de Tcheremchanska, où il mit en déroute 3000 rébelles, après leur avoir fait 24 prisonniers, parmi lesquels se trouvent trois de leurs chefs ; 24 autres furent pris également dans le village de Tormgauzan, par le lieutenant Bantcheskoul.

Le colonel Bibikow commandant un détachement de grenadiers & de houssards, s’avança de son côté vers Menzelinska, & harcela vivement les différens corps ennemis qu’il rencontra : il fit 30 prisonniers à Souxaref. Un chef des rébelles, nommé Assejef, étant sorti du village d’Axarina à la tête de 600 hommes pour l’attaquer, rangea le front de sa troupe sur le chemin, & la fit soutenir par une batterie de trois canons, qui fit d’abord un feu très-vif. Le colonel Bibikow ayant opposé quelques canons à la batterie des Tartares, ses grenadiers ne tarderent pas à enfoncer les rangs, & à faire reculer Assejef, après lui avoir tué beaucoup de monde. Le lendemain le colonel marcha vers Zainska pour s’en emparer, & trouva, à quelque distance de cette ville, les mutins, qui venoient à sa rencontre ; il divisa aussi-tôt ses troupes en trois colones, chargea la premiere de forcer les retranchemens qui étoient sur la route, & de s’emparer de la batterie. La seconde colonne eut ordre d’emporter le fauxbourg sur la gauche ; & la troisieme, de faire l’attaque vers la droite. Le colonel Bibikow s’étoit placé sur une hauteur à 200 toises de la place, d’où il protégeoit, par une vive canonnade, les mouvemens des trois colonnes. Cette manœuvre adroite força les rébelles à se retirer en désordre, & leur fit perdre beaucoup de soldats : ils étoient commandés par Nagai Baka Asanof, & leur nombre montoit à 1400. Le colonel Bibikow se rendit ensuite maître de la ville de Kainska ; cette prise fut suivie de la soumission des habitans de vingt-deux villages, ainsi que de plusieurs partis Tartares qui implorerent la clémence de S. M. I. Tous ces corps Russes dirigeant leurs marches vers Orenbourg, passerent la riviere de Tekeremeham, tandis qu’un détachement commandé par le capitaine Kvachnin dissipa un parti de 700 Calmouks qu’il rencontra, & leur fit 40 prisonniers.

Le 25 Janvier le major Gagrin arriva à Kongorw. Dès que les mutins furent informés de son approche, ils s’éloignerent de cette ville, & s’assemblerent au nombre de 2000 près de Samara. On parvint à les dissiper, après avoir éprouvé une résistance opiniâtre ; on leur enleva 18 canons, & on leur fit 62 prisonniers. Le 30 du même mois, le colonel Bibikow se rendit à Menzelinska, où il apprit que 2000 brigands s’étoient retranchés au village de Pianon Borou, derriere des especes de palissades. Il détacha aussi-tôt le lieutenant-colonel Bedrag avec 300 grenadiers, un escadron de houssards & deux canons. Les rébelles voulurent leur couper le passage ; mais ayant été repoussés, ils regagnerent à la hâte leurs retranchemens, où le colonel les fit attaquer de trois côtés à la fois. Les palissades furent renversées, & l’ennemi prit la fuite. Après cette action, les habitans de 50 villages vinrent se ranger sous les drapeaux Russes ; le sieur Larionow, commandant du corps nouvellement formé par la noblesse de Casan, eut ordre de se rendre aux retranchemens de Kilchouewka.

Le général Bibikow avoit informé l’impératrice du zele avec lequel cette noblesse avoit donné la premiere l’exemple de former un corps pour la défense de la patrie. S. M. I. lui répondit « que non-seulement elle voyoit avec reconnoissance le zele que toute cette noblesse avoit si généreusement déployé, en offrant de tout sacrifier pour le bien public, mais que, pour donner en cette occasion une marque éclatante de sa bienveillance, elle vouloit devenir elle-même membre de la noblesse de Casan, & être regardée comme bourgeoise de cette ville ».

Le général Bibikow assembla la noblesse, & lui fit lecture de cette réponse glorieuse & flatteuse pour elle. L’assemblée témoigna sa joie par des acclamations & des cris de Vive notre souveraine, qu’elle soit à jamais notre généreuse mere ; nous sommes prêts à verser tout notre sang pour elle, & à lui donner tout ce que nous possédons. Le chef de la noblesse prononça un discours de remercîment, & donna ensuite un repas splendide au général Bibikow, au gouverneur de Casan & à toute la noblesse. Le soir il y eut illuminations dans toute la ville.

Si, à l’exemple de la noblesse de Casan, tous les citoyens de ce vaste empire eussent été animés des mêmes sentimens pour leur auguste souveraine, le parti de Pugatschew ne seroit pas devenu si considérable ; on le regardoit comme un feu qui gagnoit tous les jours du terrein ; on commençoit à douter de la prise de Clisnow, & l’on n’étoit pas sans inquiétude sur la ville d’Orenbourg. Le général Bibikow demanda des nouveaux renforts, & sur-tout quelques corps de cavalerie, pour donner la chasse aux essaims de révoltés qui voltigeoient dans les vastes plaines de la Russie orientale, & portoient le ravage & l’esprit de rébellion dans une étendue de plus de 600 lieues. Ce chef des rébelles avoit la fureur de vouloir ressusciter Pierre III ; il ne se lassoit pas de publier des manifestes sous son nom ; il affranchit, par un dernier ukase, tous les paysans de la couronne. Les Tartares de Budziaks, que l’impératrice avoit fait transporter après la prise de Bender sur les rives du Volga, s’armerent pour se ranger sous les drapeaux de ce brigand. Une partie de ses troupes occupoit le chemin de Wounez, & se préparoit à marcher vers Moscou.

L’on vit circuler dans les provinces révoltées des roubles frappés au coin de Pierre III, avec l’effigie de Pugatschew, & cette inscription en Russe : Pierre III, empereur de toutes les Russies, 1774. Au revers on lisoit cette légende : Redivivus & ultor. Cette folle ostentation dont Pugatschew ne tarda pas à être la victime, étoit un moyen bien foible pour repousser les forces de l’empire. Quelques jours après le général Bibikow contraignit les rébelles à lever le siege d’Orenbourg, qu’ils pressoient vivement, & où la famine commençoit à se faire sentir. Il ne s’en tint pas là ; il attaqua l’armée de Pugatschew, forte de 30,000 hommes ; les rébelles furent dispersés, & perdirent dans leur fuite 2000 hommes. On s’occupa à poursuivre leur chef ; mais il sut se soustraire aux poursuites, & rallier ses troupes. Peu de tems après, à la tête de 20,000 hommes, il accepta, près d’Orenbourg, une bataille dans laquelle le prince de Galitzin le mit en fuite, après six heures de combat. La perte fut de part & d’autre considérable en hommes & en artillerie, mais beaucoup plus du côté des rébelles, dont le chef se retira avec les débris de son armée.

Malgré les différentes victoires remportées par le général Bibikow, il ne cessoit de demander du renfort à sa cour pour pouvoir dissiper cette sédition. Les ravages auxquels se portoient les rébelles, & les efforts nécessaires augmentoient encore la solitude entre l’empire & la Sibérie. Avant la naissance de ces troubles, on avoit quelques espérances de relever le commerce, qui étoit dans un état si languissant dans ce vaste intervalle ; & on en viendra à bout à présent, que la Russie jouit de la paix & de la tranquillité dans ses états. Mais revenons à notre sujet. Les rébelles furent défaits & chassés de toutes les places fortes dont ils s’étoient emparés ; on poursuivit les brigands avec autant d’ardeur que d’activité ; Pugatschew trouva le moyen de se sauver ; mais on fit prisonnier Antissow, son confident & son ami. S. M. I. dont les soins généreux s’étendent sur tout ce qui procure la tranquillité à ses sujets, rétablit les gratifications dont le retranchement étoit un grief des Cosaques. Ces gratifications leur avoient été accordées pour la garde des frontieres ; les dépenses nécessaires ailleurs les avoient fait supprimer ou suspendre.

Le parti de Pugatschew se dissipa & s’affoiblit de jour en jour ; il ne tarda pas à tomber entre les mains des généraux Russes ; il fut conduit chargé de fers à la capitale, & y subit le genre de mort le plus violent & le plus cruel. Il ne l’avoit que trop mérité par ses cruautés inouies, & par toutes sortes d’excès très-repréhensibles. La révolte de cet imposteur fit perdre la vie au général Bibikow, qui sut se rendre digne des regrets de toute la nation.

Telle a toujours été & fera toujours la fin de ces brigands audacieux qui, au lieu de respecter & d’obéir à leurs souverains, cherchent à se soustraire à leur juste devoir, & à y soustraire les autres. (Gazette de France.)


HISTOIRE


DES FAUX


MESSIES,


Et des malheurs dans lesquels ces imposteurs ont entraîné la Juifs, depuis la destruction de Jérusalem.


ANDRÉ et BARCOQUEBAS,


Faux Messies, l’un vers l’an 115 de Jesus-Christ, & l’autre vers l’an 135.


Pendant que la foi faisoit des progrès dans tous les lieux de la terre, les Juifs s’attirerent les plus cruels malheurs en s’efforçant de secouer le joug des Romains auxquels Dieu les avoit soumis. Ils irriterent leur cruauté par les barbaries effroyables qu’ils commirent sous Trajan. Ce prince humain les traitoit avec bonté. Il y en avoit un très-grand nombre dans l’Égypte, & dans la province de Cyrene. La moitié de l’isle de Chipre étoit peuplée de Juifs. Un nommé André qui se donna pour un Messie, pour un libérateur des Juifs, ranima leur enthousiasme qui paroissoit assoupi. Il leur persuada qu’ils seroient agréables au seigneur, & qu’ils rentreroient enfin victorieux dans Jérusalem, s’ils exterminoient tous ces infideles dans les lieux où ils avoient le plus de Synagogues. Les hommes ont toujours fait parler Dieu relativement à leur intérêt, ou à leurs passions ; comment plaire à un Dieu de bonté, de douceur & de paix, en se portant à des cruautés, & en répandant le sang de nos semblables ?

Les Juifs, séduits par cet insensé, massacrerent, dit-on, plus de 220000 personnes dans la Cyrénaïque, & dans Chypre. Dion & Eusebe disent que non contents de les tuer, ils mangeoient leur chair, se faisoient une ceinture de leurs intestins, & se frottoient le visage de leur sang. Ce fut de toutes les conspirations contre le genre humain, dans notre continent, la plus inhumaine, & la plus épouvantable ; & elle dut l’être, puisque la superstition en étoit le principe. Ils furent punis, mais le châtiment ne fut pas proportionné au crime. Leur fureur néanmoins se calma par les peines bien méritées qu’on leur fit subir : ils demeurerent quelque tems en paix ; mais le feu de la révolte se ralluma sous le regne d’Adrien, avec une extrême violence dans la Judée même.

Cette nouvelle révolte fut occasionnée, selon Dion, par un motif qui auroit dû l’empêcher. Adrien avoit mis une colonie de Romains à Jérusalem, il lui avoit donné le nom d’Ælia capitolina, à cause du nom d’Ælius qui étoit celui de sa famille, & y avoit bâti un temple de Jupiter, à la place du temple de Jérusalem.

Les Juifs furent extrêmement irrités de voir dans leur capitale, non seulement des habitans étrangers, mais encore une religion contraire à la leur. Spartien prétend (ce qui paroît peu croyable) qu’on leur défendit la circoncision, & que ce fut ce qui les porta à prendre les armes. Saint-Chrisostôme paroît avoir cru que rien ne les avoit portés à la guerre, que l’inclination naturelle qu’ils avoient à s’opposer à une nouvelle religion, & à se soulever contre leurs princes. Ils vouloient rétablir leur monarchie, & ce pere dit fort clairement qu’ils entreprirent même en ce tems-là de rebâtir le temple de Jérusalem.

Adrien étoit alors en Orient. Les Juifs n’oserent se déclarer, & se continrent, tant qu’ils le virent dans l’Égypte ou dans la Syrie. Ils ne laissoient pas néanmoins de se préparer dès-lors secrétement à la guerre. Quand Adrien fut un peu plus éloigné, ils se révolterent publiquement. Ils avoient pour chef un brigand qui espéroit de s’enrichir par le pillage, & s’acquérir de l’autorité dans sa nation par ses violences contre les Romains. C’était un nommé Cazeb qui en Hebreu signifie menteur. Mais ayant honte de ce nom qui désignoit trop bien son caractère, il se fit appeller Barcoquebas ou le fils de l’étoile. Il vouloit faire croire aux Juifs qu’il étoit l’étoile que Balam avoit vue de loin, & un astre envoyé du ciel pour les secourir et les tirer de l’oppression sous laquelle ils gémissoient.

Ce prétendu Messie joignoit à l’esprit de rapine celui d’intrigue. Pour prouver aux Juifs sa mission, il employa un de ces artifices qui, quoique grossiers, ne manquent jamais de séduire une populace ignorante. Il faisoit sortir du feu & de la flamme de sa bouche par le moyen d’une boîte de fer blanc remplie d’étoupes enflammées. Cette ruse de vil charlatan qui n’est plus un secret aujourd’hui, même pour le bas peuple, pouvoit alors faire illusion au vulgaire.

Pour abuser encore mieux de la crédulité Juive, il s’associa à un fripon qui joua le rôle de précurseur, & qui le prôna comme un libérateur de sa nation, & comme un envoyé du Très-Haut. Cet homme nommé Akiba descendoit, selon les crédules Rabins, de Sisara général d’armée, sous Sabin, roi de Tyr. Il avoit demeuré 40 années à la campagne, où il gardoit les troupeaux d’un riche bourgeois de Jérusalem. La fille de son maître amoureuse de lui, ne voulant pas épouser un homme d’une condition si obscure, lui conseilla de relever la bassesse de sa naissance en s’appliquant à l’étude. Akiba promit de faire tout ce que voudroit sa maîtresse, qu’il épousa clandestinement.

Dès qu’il fut marié, l’amour de la science plus puissant sans doute que celui qu’il avoit conçu pour sa femme, lui fit prendre la résolution de la quitter pour aller passer 12 ans à l’académie. Il en ramena (à ce que disent les véridiques Rabins), 24000 disciples. Son épouse alla au-devant de lui avec des habits déchirés, parce que son pere l’avoit deshéritée. Mais à peine celui-ci eut-il vu son gendre, qu’il se jetta à ses pieds pour lui demander pardon, & lui donna une partie de son bien. On ne dit pas où étoit établie cette académie d’où Akibar ramena tant d’éleves. Elle étoit apparemment dans l’empire de la lune avec ses 24000 disciples. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce nombre prodigieux de savants moururent tous entre Pâques & la Pentecôte pour s’être querellés, & qu’ils furent tous enterrés au pied d’une colline, & sans doute par un effet du prodige, dans le même tombeau.

Le docteur Akiba continua d’enseigner avec la réputation la plus distinguée. Il étoit si savant qu’il rendoit raison de la plus petite lettre de la loi ; & on dit hardiment, sauf à n’être point cru, que Dieu lui révéla ce qu’il avoit caché à Moyse. Il eut la permission d’entrer dans le Paradis ainsi qu’un de ses beaux-freres, mais il en voulut sortir sans doute, pour venir jouer un rôle plus brillant. Un volume entier ne contiendroit pas ce qu’il a dit & fait de remarquable. Nous ne considérons ici cet homme à prodiges, que comme le héraut de Barcoquebas.

Cet imposteur parut dans le tems qu’Akiba jouissoit de toute sa réputation. Dès qu’il se montra au peuple, ce docteur s’écria : Voici l’étoile qui devoit sortir de Jacob, & se fit son précurseur. Ces deux fripons surent persuader au peuple dont l’esprit est toujours disposé aux préjugés, qu’il falloit un messie conquérant qui les délivrât du joug des Romains. Barcoquebas ayant assemblé des gens déterminés, se forma une armée de 200,000 hommes si forts & si vigoureux que chacun d’eux pouvoit, à ce que disent les Historiens, ou plutôt les menteurs Juifs, arracher un cedre du Liban, en courant à cheval.

Bither, ville forte près de Jérusalem, fut choisie pour la capitale du nouvel empire qu’on alloit établir. Barcoquebas y reçut l’onction de roi, & fit battre monnoie en son nom, se déclarant en même tems le messie, & le prince de sa nation. Ce fut de cet endroit qu’il fit des courses dans la Judée & dans la Syrie, ravageant tout sur son passage, & ne respirant que le carnage & la mort ; bien différent en cela du véritable messie, qui ne prêchoit que la douceur & la paix.

Tinnius Rufus, ancien gouverneur de Thrace, l’étoit alors dans la Judée. Adrien lui ayant envoyé quelques troupes, il vengea bien sévérement cette révolte. Il tua & massacra autant de Juifs qu’il en put attraper, sans épargner ni les femmes ni les enfans dont il fit périr un nombre infini.

Les Juifs, dans le commencement de la guerre, n’osoient pas hasarder une bataille rangée. Mais ils se saisissoient des lieux les plus avantageux, & se fortifioient les uns dans des châteaux, les autres dans des chemins qu’ils creusoient sous terre, pour avoir quelque retraite s’ils étoient pressés, & pouvoir sans qu’on s’en apperçût, avoir communication, & se secourir les uns les autres. Ils avoient dans ces chemins des soupiraux en divers endroits, pour avoir la faculté de respirer & d’y voir.

Les fiers Romains les méprisoient d’abord : mais quand ils virent que toute la Judée se soulevoit, que dans toutes les autres provinces, les Juifs étoient prêts d’exciter une révolte générale, que plusieurs s’unissoient déja aux révoltés ; qu’ils faisoient des maux étranges, tantôt par des embuscades, & tantôt à découvert ; que même beaucoup de ceux qui n’étoient pas Juifs, se joignoient à eux dans l’espérance du gain & du pillage, & que, pour ainsi dire, cette guerre sembloit émouvoir tout l’Univers, ils crurent alors ne devoir rien négliger. Ils employerent à cette guerre les plus grands capitaines qu’ils eussent. Jules Severe qu’Adrien appella exprès d’Angleterre dont il étoit gouverneur, passoit pour être le premier. Il fut envoyé en Judée pour la soumettre.

Ce général, dont Dion parle comme d’un des plus grands hommes de guerre qui fussent alors dans l’Empire, n’osa pas néanmoins combattre les Juifs en pleine campagne, tant à cause de leur grand nombre, que parce qu’il leur voyoit faire la guerre en désespérés. Mais il les attaqua separément, & comme il avoit sous lui beaucoup d’officiers & de soldats, il leur coupa les vivres, & les resserra autant qu’il put. Ainsi sa prudence le mit à l’abri des dangers & lui procura le succès de ses entreprises.

La principale action de cette guerre, fut le siege de Bither qui fut prise l’an 135, après qu’on eut réduit les séditieux à périr de faim & de soif. La guerre continua encore quelque tems, mais enfin elle finit par l’entiere défaite des rebelles. Barcoquebas, le chef de la révolte, qui apparemment tomba entre les mains des Romains, paya la peine que méritoit sa témérité.

On ruina 50 châteaux très-considérables, avec 985 grands bourgs de la Judée. 58000 hommes furent tués dans ces diverses rencontres, & dans les escarmouches. Quant à ceux qui périrent par la faim, par les maladies, par le feu, le nombre en fut infini. Mais comme la guerre avoit été longue & difficile, les Romains y perdirent aussi beaucoup de monde de leur côté. Adrien écrivant au sénat sur cette victoire, n’osa se servir de la formule ordinaire (dit Dion) aux généraux & aux empereurs qui marquoient que les armées étoient en bon état.

Pour les Juifs qui survécurent à cette seconde ruine de leur nation, on en vendit un nombre incroyable de toute sorte d’âge & de sexe, dans une foire très-célebre appellée du térébinthe. Leur prix équivalut à celui des chevaux, & de ce sale animal, dont ils ne veulent pas manger. Ceux qui ne purent pas être vendus dans cette foire, furent menés à Gaza & exposés de nouveau en vente. Les malheureux qui ne trouverent pas d’acheteurs furent transportés en Égypte, où ils périrent par les naufrages, par le fer, ou par la faim. La Judée demeura presque entiérement déserte.

Quand la guerre fut finie, l’entrée de Jérusalem fut défendue aux Juifs par Adrien, sous peine de mort. On mit des gardes par-tout pour leur en empêcher l’approche, & lorsque quelque tems après quelques-uns des plus riches vouloient y aller au moins une fois l’année, ils achetoient chérement la permission d’y venir pleurer leur misere. Adrien fit rebâtir Jérusalem sous le nom d’Ælia. Mais ce fut pour les Romains, non pour les Juifs. Il fit construire un théatre dans cette nouvelle ville, & on employa pour ce temple de la volupté, les pierres qui avoient servi au sanctuaire du vrai Dieu. On mit une statue de Vénus sur le calvaire, & une de Jupiter à l’endroit de la résurrection. On prophana de même la caverne de Bethléem par le temple & le culte infame d’Adonis. Les Juifs convertis à la foi, étant confondus avec les anciens Hébreux, le dessein des Païens étoit d’obscurcir la gloire des lieux consacrés par les uns & par les autres.

Les Juifs ne perdirent cependant point l’espérance de sortir de leur état. Ils s’efforcerent de faire des prosélytes, & se soulevoient aussitôt que quelque circonstance leur paroissoit favorable. L’empereur Sévere fut obligé de leur faire la guerre à la fin du deuxieme siecle. Se voyant dispersés par toute la terre, & ne pouvant plus offrir des sacrifices à Jérusalem, ils eurent par-tout des synagogues où ils s’instruisoient & célébroient leurs fêtes. Ils conserverent la circoncision, le sabat, la pâque, & quelques autres cérémonies qu’il observoient le plus souvent dans le secret.

Au milieu de l’abaissement ou ils étoient, leur nation fut illustrée par la fameuse reine Zénobie qui étoit Juive, & qui donna beaucoup de crédit pendant quelque tems aux Juifs. Cette femme étonnante qui fut le prodige & l’ornement de son siecle, étoit veuve d’Odenat, prince de Palmire. Elle avoit pris le diadème immédiatement après la mort de ce héros, & elle étoit résolue de le conserver ou de périr. Les Perses qu’Odenat avoit tant de fois battus, furent encore plus maltraités par Zénobie. Elle soumit une grande partie de l’Asie, s’empara de l’Égypte ; & comme elle vouloit se rendre indépendante, elle triompha encore des Romains. L’Empire attendoit en tremblant l’issue de ses grands projets, & Aurélien fut obligé de mener contre elle toutes ses forces. Il l’attaqua d’abord près d’Antioche, & la défit. Zénobie, avec un courage au-dessus de son sexe, lui opposa bientôt une armée encore plus nombreuse que la premiere, mais elle fut encore battue. Aurélien assiégea Palmire, tailla en pieces les Arabes, les Arméniens, & les Perses qui étoient venus à son secours. Enfin il prit la ville. La reine s’étoit échappée pendant la nuit avec ses enfans pour se sauver en Perse, mais l’empereur l’ayant fait poursuivre, elle fut arrêtée dans le tems qu’elle alloit passer l’Euphrate. Aurélien la mena à Rome pour orner son triomphe, & lui accorda la vie. Elle finit le reste de ses jours tantôt à Rome, & tantôt dans une fort belle maison de campagne près de Tivoli. Cette Héroïne étoit d’une rare beauté, sobre quoique magnifique, douce & sévere suivant les circonstances, & sa grande ame l’emportoit encore sur ses graces extérieures.

Le rayon de prospérité & d’autorité qui brilla sur la nation Juive pendant le regne de Zénobie, s’éclipsa lorsqu’elle eut été faite prisonniere. Ils furent assez obscurs jusqu’à Constantin qui connoissant leur humeur inquiete donna des édits pour la réprimer. Il leur défendit sur-tout de lapider ou de jetter au feu ceux qui vouloient renoncer à leur religion, comme ils étoient accusés non sans fondement. Mais il n’est pas vrai que ce prince leur fit couper les oreilles, & qu’il les condamna à manger du lard. Une telle ordonnance auroit été trop ridicule.

Quelque tems après, Constance fut obligé de leur faire la guerre en Égypte. Julien par des vues particulieres les favorisa en vain. Ils resterent dans cet état de misere & d’opprobre dont ils ont si souvent & si inutilement cherché à se retirer, à la voix du premier imposteur qui paroissoit.


LE FAUX MOYSE, vers l’an 432.


Lisle de Crete étoit peuplée de Juifs au commencement du cinquieme siecle. Un d’entr’eux fut assez impudent pour publier qu’il était Moyse, que c’étoit lui qui avoit autrefois traversé la mer Rouge à la tête des tribus d’Israël, & que Dieu l’envoyoit de nouveau pour conduire son peuple au travers de la mer, dans la terre de Promission. Il parcourut en une année, toutes les villes de Crete, semant par-tout son imposture. Les Juifs animés par ses magnifiques promesses, le suivoient en foule avec leurs femmes & leurs enfans, & abandonnoient leurs possessions. À mesure qu’il avançoit, le nombre de ses sectateurs grossissoit toujours, & l’illusion acquérait un plus grand crédit sur l’esprit de ces insensés.

Le jour fixé pour le départ, il les conduit à la pointe d’un promontoire, & leur ordonne de se précipiter avec une pleine confiance, que les abîmes vont s’ouvrir, & leur laisser un chemin sec entre les eaux. On s’empresse, les plus dispos & les plus crédules franchissent le saut les premiers, & périssent les uns brisés par les rochers, & les autres engloutis dans les flots. C’en étoit fait de tout ce peuple, s’il ne se fût trouvé en ce lieu des pêcheurs, & des marchands chrétiens, qui retirerent des eaux quelques-uns de ces misérables, & chasserent les autres du rivage. Ceux qu’on avoit sauvés, étant enfin détrompés, désabuserent leurs camarades. On chercha l’imposteur qui ne se trouva point, & par une imagination moins dangereuse que la premiere, on se persuada que c’étoit un démon qui avoit pris la figure humaine. Un grand nombre de ces Juifs quitterent avec cette erreur celle de leur religion, & se convertirent au christianisme.

Les loix qu’on avoit faites contre eux contribuerent sans doute à cette conversion. Théodose fut celui qui porta les édits les plus séveres contre cette nation. Il commença par abolir une fête sacrilege, instituée chez les Juifs. Tous les ans, le 14 & le 15 du douzieme mois de l’année judaïque, nommée le second Adar, qui répond aux mois de Février & de Mars, les Juifs renouvelloient la mémoire du supplice d’Aman. Sous ce prétexte ils brûloient une croix pour insulter à la religion chrétienne. Cette profanation fut interdite sous des peines rigoureuses, & l’on menaça les Juifs de révoquer toutes les permissions qu’on leur avoit accordées, s’il osoient entreprendre au delà de ce qu’il leur étoit permis.

Théodose dans la suite fut obligé de faire plusieurs loix pour contenir ce peuple, toujours envenimé contre les chrétiens. Il voulut à la vérité qu’ils fussent à couvert de cette insulte, il défendit aux chrétiens de brûler, ou d’usurper leurs synagogues ; & comme on en avoit converti plusieurs à l’église, il fit donner des emplacemens pour les rebâtir.

Mais en même tems, il défendit aux Juifs d’en bâtir de nouvelles, de rien commettre contre le respect dû au christianisme, de faire des proselytes, d’acquérir par achat ou par donation aucun esclave chrétien. Il les déclara exclus de tout office soit militaire soit civil. Il abolit la dignité de patriarche qui avoit jusqu’alors résidé en Orient. Le patriarchat étoit héréditaire, le dernier qui le posseda, fut Gamaliel. Théodose appliqua au fisc le tribut que les sinagogues payoient chaque année à ce chef du Judaïsme, à la place duquel on établit un primat dans chaque province.

Les reproches de Saint Siméon Stylite obligerent dans la suite Théodose à révoquer la loi qui ordonnoit la restitution des synagogues usurpées sur les Juifs. Les chrétiens d’Antioche s’étant emparés d’une synagogue, & ayant reçu l’ordre de la rendre, le saint solitaire écrivit à l’empereur avec tant de force, que la loi fut annullée. On ajoute même que le préfet qui l’avoit rédigée fut déposé : ce devoit être Ascle Piodote, qui fut préfet d’Orient depuis l’an 423, jusqu’en 425. Ç’auroit été sans doute punir bien rigoureusement un conseil que la politique pouvoit justifier.

Ce détail qui n’est point étranger à cet article, prouve dans quel excès de mépris étoit tombée la nation Juive : elle le sentoit elle-même, & voilà pourquoi elle adoptoit les fausses idées, que de faux messies, & d’autres imposteurs pouvoient lui donner d’une délivrance prochaine.


JULIEN, vers l’an 530.


Dès qu’il paroissoit quelqu’un de ces séducteurs dont nous venons de parler, les Juifs couroient tout de suite aux armes. C’est ce qui arriva sous Justinien, lorsqu’un faux messie, nommé Julien, parut dans la Palestine. Il ne lui fut pas difficile de tromper les peuples de ce pays-là ; pour éblouir plus facilement sa nation, il se produisit comme un conquérant, & fit armer tous ceux qui furent assez dupes pour le suivre. Ces séditieux fondant d’une maniere imprévue sur les chrétiens, qui s’imaginoient n’avoir rien à craindre d’une nation tant de fois domptée, en firent un assez grand carnage. Mais les troupes de Justinien accoururent au secours des opprimés. Elles dissiperent en peu de tems ces mutins qui manquant d’expérience, ne suivoient que les premiers mouvemens de leur fureur : leur chef fut pris & puni de mort. Ce châtiment termina cette révolte, suivant les historiens qu’on consulte ordinairement ; mais l’histoire de cette sédition est différemment racontée par Malala d’Antioche, qui nous a laissé une chronique imprimée en 2 vol. in-8°. Voici comme il parle de cette rébellion passagere.

Les Chrétiens ayant eu quelque démêlé avec les Juifs de Scytopolis, les Samaritains se joignirent à ceux-ci, malgré les anciennes querelles qui les divisent, & brûlerent quelques maisons de la ville. Justinien irrité de ce que le gouverneur n’avoit pas arrêté assez promptement cette sédition, lui fit trancher la tête. Les Samaritains, persuadés par cet exemple de sévérité que l’empereur ne les épargneroit pas, mirent à leur tête un chef de voleurs, nommé Julien, qui pilla & brûla quelques églises. Il entra dans Naplouse, où l’on célébroit des jeux & des courses, & s’y érigea en juge & en maître.

Nicias qui avoit remporté le premier prix, s’étant adressé à lui pour le recevoir de sa main, Julien lui demanda de quelle religion il étoit. Fâché d’apprendre par sa réponse qu’un Chrétien avoit remporté le prix sur ceux de sa nation, il lui fit couper la tête dans le cirque même : il traita en vrai tyran l’évêque & les Chrétiens. Les commandants & les généraux de la Palestine ayant assemblé les troupes, elles poursuivirent Julien, qui fuyoit, & l’atteignirent. Son armée fut battue : on le prit, & on lui trancha la tête, qui fut envoyée à Justinien, avec le diadème qu’il portoit. 20,000 Samaritains périrent dans cette bataille ; les autres se retirerent sur le Garisin & sur la montagne de Fer, dans la Trachonitide. 20,000 jeunes Juifs furent achetés comme des esclaves, & transportés en Perse, où on les vendit à des marchands Indiens.

Cependant l’empereur mécontent de la lenteur avec laquelle Simus, général de la Palestine, s’étoit opposé aux commencemens de cette révolte, donna ordre de l’arrêter prisonnier. Il envoya un autre général qui poursuivit avec beaucoup de chaleur les restes des Samaritains, & en fit périr un grand nombre.

Il y eut une seconde émotion 25 ans après à Cesarée ; les Samaritains & les Juifs qui se haïssoient mortellement, ne laisserent pas de se réunir contre les Chrétiens de cette ville. Les temples furent abattus ; on égorgea plusieurs personnes ; le gouverneur fut tué dans son palais ; sa femme étant échappée au glaive des rébelles, alla porter sa plainte à Justinien : ce prince chargea Adamantius de prendre les instructions nécessaires. Les Juifs furent chargés de tout ce qu’il y avoit d’odieux dans cette violence ; Adamantius confisqua les biens de ceux qui étoient riches, mit en fuite un grand nombre de mutins qui avoient eu part à l’action, & fit trancher la tête aux autres. L’exécution fut si sanglante, qu’elle fit trembler tous les Juifs de ce pays-là.


SERENUS, vers l’an 745.


Tant de châtimens ne pouvoient guérir la nation Juive de ses illusions. L’Espagne vit un nouveau messie dans le huitieme siecle : il s’appelloit Serenus ; il trouva un grand nombre de personnes disposées à le croire & à le suivre dans la Terre-Sainte, où il devoit établir son empire. Ambisa, qui étoit alors gouverneur, se prévalut de cette désertion, & s’empara de tous les biens qu’ils avoient laissés vacans par leur extravagance. On ne dit point jusqu’où Serenus mena ces enthousiastes ; il est très-apparent que quelques uns périrent en chemin, & que les autres ne revinrent dans leur pays que pour gémir sur la perte de leurs biens, qu’ils avoient quittés si inconsidérément.


FAUX MESSIES, dans le douzieme siecle.


Chaque nation a, dit-on, ses folies ; mais celles de Juifs furent portées au comble dans le douzieme siecle. Cette nation, contre laquelle on étoit déja prévenu depuis long-tems, ne se donna pas un lustre par huit ou neuf faux messies qui trouverent tous des prôneurs & des partisans.

Le premier de ces imposteurs joua son rôle en France l’an 1137 : on ne parle ni du lieu de sa manifestation, ni du succès qu’elle eut. Cependant on ne peut douter qu’il n’engagea le peuple qui le suivoit, à tenir des assemblées illicites, puisque Louis le jeune qui régnoit alors, fit abattre leurs synagogues, & maltraita les saints d’Israël. Maimonides, qui vécut 30 ans après ce séducteur, assure que les François entre les mains desquels il tomba, le tuerent : on massacra avec lui l’assemblée sainte ; & un autre historien Juif se plaint contre cet imposteur. Sa démence occasionna la ruine de plusieurs synagogues en France, où il avoit paru.

L’année suivante, un autre fourbe parut en Perse. L’armée qui le suivit fut si nombreuse, qu’il osa marcher en bataille au-devant du roi. Ce prince obligea les Juifs qui étoient dans ses états de sommer leur messie de mettre bas les armes. Ils eurent beau demander à ce fanatique des preuves de sa vocation il ne voulut point leur en alléguer d’autres que le succès de ses desseins, il paroissoit trop sûr de leur réussite pour les abandonner. Il feignit cependant de se laisser émouvoir à la vue des enfans que les meres lui apporterent. La pâleur de leur visage, & le jeûne volontaire qu’elles avoient pratiqué, leur donnerent occasion de dire au prétendu messie qu’ils le regardoient comme la cause de leur perte & de celle de leurs enfans, qui leur étoit encore plus douloureuse. Il proposa au roi de Perse de payer les frais de la guerre, & de lui laisser ramener ses troupes en sûreté. Les Juifs qui firent ces propositions au prince furent étonnés qu’il les acceptât. L’argent que le messie demandoit fut compté, & ses troupes congédiées ; mais le roi n’ayant plus rien à craindre, obligea les Juifs désarmés à le rembourser de qu’il avoit payé ; on dit même que l’imposteur eut la tête tranchée.

Maimonides parle d’un troisieme messie qui parut quelque tems après. Il étoit Espagnol, né à Cordoue, & il attira à sa nation une persécution dans tout ce pays-là, l’an 1157. La crédulité des Juifs Espagnols étoit plus excusable que celle des autres, parce qu’il y avoit un de leurs plus célebres docteurs qui appuyoit les visions dont les Juifs se bercent si long-tems sur la venue du messie : il fit un livre volumineux pour prouver qu’elle étoit prochaine ; il la démontroit clairement par le mouvement des astres, dont l’influence ne s’étendoit que jusques sur son cerveau. En effet, Maimonides dit que les sages & les justes de sa nation le regardoient comme un fou ; mais le nombre de sages & de justes est toujours le plus petit dans une nation.

Dix ans après, un autre insensé annonça la venue du messie, & soutint qu’il paroîtroit au bout d’un an. La prédiction se trouva fausse, & ce fut une nouvelle source de maux & de persécutions pour ce peuple crédule. On pourroit pourtant dire qu’il y avoit alors deux imposteurs qui agirent de concert, dont l’un se disoit le précurseur, & l’autre le messie ; du moins Salomon, fils de la Verge, remarque qu’il y eut cette année dans le même royaume de Fez où le précurseur avoit prêché, un homme qui se disoit le messie. Cependant, comme Maimonides, qui vivoit alors, n’a parlé que d’un simple imposteur, il vaut mieux le suivre, & dire que le médecin Espagnol a mal exprimé sa pensée.

La même année 1167, un Arabe persuada aux Juifs qu’il étoit envoyé par le messie pour les assembler, & les conduire vers lui. Venez avec moi, disoit-il, allons tous ensemble au-devant du messie, car il m’a envoyé afin que je vous montrasse le chemin. Maimonides assure qu’il craignoit Dieu, mais qu’il étoit inconséquent. Cet homme manquoit autant de jugement que de bonne foi ; il se vantoit de faire des miracles, & ces sortes de faiseurs de miracles cachent ordinairement, dit M. Basnage, la fraude fous l’apparence de je ne fais quelle simplicité naturelle ou affectée.

Les Juifs sottement prévenus pour cet imposteur, consulterent Maimonides pour savoir ce qu’ils devoient faire. Il leur prédit les malheurs que ce fourbe alloit attirer à la nation, & leur conseilla de ramener cet écervellé au bon sens & à la raison ; mais on ne suivit pas ses conseils. L’imposteur fit illusion à une grande foule de peuple : il n’en fut pas moins pris au bout d’un an. Le roi lui demandant par quel motif il avoit levé l’étendard du libérateur, il soutint hardiment qu’il l’avoit fait par l’ordre de Dieu. Il assura que si on lui coupoit la tête, on le verroit ressusciter aussi-tôt. Le roi étonné de cette confiance, voulut éprouver l’imposteur : on lui trancha la tête, & l’on reconnut que c’étoit un artifice de ce fourbe, qui, se voyant pris, préféra une mort douce au supplice qu’on lui auroit infligé. La nation porta la peine de son iniquité, car non-seulement on poursuivit ses sectateurs, mais on fit payer de grosses amendes à toute la nation. Cependant l’entêtement étoit si grand, que bien des gens persévérerent dans la vaine idée que cet homme sortiroit de son tombeau, & ressusciteroit comme il l’avoit promis, ce qui n’arriva pas. Maimonides, suivant la maxime des Juifs, qui croient que la mort est une satisfaction qu’on paie à Dieu, prioit que la mort de cet imposteur fût un sacrifice propitiatoire pour lui & pour tout Israël.

Peu de tems après, un lépreux fut guéri dans une nuit, s’étant couché couvert de lepre, & levé fort sain. Ce miracle, ou cette crise de la nature, lui fit croire qu’il étoit le messie : il le publia aux Juifs qui étoient au-delà de l’Euphrate. On le crut, & le peuple le proclama, & le suivit en foule. Les sages de la nation, qui s’apperçurent bien que cette guérison, toute miraculeuse qu’elle étoit, ne suffisoit pas pour indiquer le messie, essayerent de le détromper, & l’obligerent de renoncer à une croyance aussi mal fondée. Cependant la phrénésie que les Juifs avoient montrée à cette occasion, irrita les peuples chez lesquels ils vivoient. On les persécuta de nouveau, & un de leurs historiens assure que 10,000, fatigués des maux qu’ils souffroient à l’occasion de ce prétendu messie, abandonnerent la foi, ce qui a rendu sa mémoire fort odieuse.

La persécution se renouvella aussi fortement en Perse, à cause d’un septieme messie qui avoit séduit la populace l’an 1174 ; mais n’ayant donné aucun signe éclatant de sa mission, il fut regardé ensuite comme un magicien ou un démon.

On vit un huitieme imposteur en Moravie : celui-ci s’appelloit David Almusser, & se vantoit d’avoir la vertu de disparoître aux yeux des hommes, & de se rendre invisible lorsqu’il le trouvoit à propos. On le suivit en foule, comme un homme merveilleux, qui avoit sans doute quelque art pour tromper les peuples, & se dérober devant eux. On lui offrit la vie, pourvu qu’il se remît entre les mains du souverain, qui vouloit s’assurer de sa personne, afin d’arrêter le cours des mouvemens qu’il avoit excités ; mais si-tôt qu’il fut arrivé, on l’enferma dans une prison. Les historiens disent qu’il s’en échappa à la faveur de son art ; on eut beau le poursuivre, il fut impossible de l’atteindre ; on ne le voyoit pas dans les lieux où il étoit ; les yeux du roi, qui marchoit en personne contre lui, furent ouverts pendant quelques momens. Il eut le chagrin de voir celui qui l’avoit trompé, sans pouvoir se saisir de sa personne : on se lassa d’une poursuite inutile, & on somma la nation, qui étoit en ce tems-là nombreuse en Moravie, de représenter son chef. On eut bientôt trouvé le moyen d’arrêter cet homme invisible ; il fut mis en prison, & alors, soit qu’il eût perdu ou épuisé son art, il ne put ni fuir, ni échapper à la main du bourreau.

Il y eut dans le même siecle un neuvieme imposteur, dont on ne connoît ni le pays, ni la famille, ni le nom, ni les actions. Cependant Maimonides & Salomon de la Verge en ont parlé, & ils assurent qu’il vivoit au tems de Salomon, fils d’Adret. Comme tous ces noms sont inconnus au lecteur, nous ne l’ennuierons pas par des recherches aussi dégoûtantes qu’insipides.

Mais le plus fameux de tous les imposteurs du douzieme siecle, fut David Alroi, ou Aldavid. On le place ordinairement vers l’an 1199 ou mais Benjamin de Tudele, qui fit son voyage l’an 1173, ayant parlé de lui comme d’un homme qui avoit paru dix ans auparavant, on ne peut douter qu’il n’ait paru avant le douzieme siecle.

Cet imposteur étoit né dans une ville nommée Amaria, dans laquelle on comptoit jusqu’à 1000 familles de circoncis, qui payoient tribut au roi de Perse. Il s’attacha d’abord au chef de la synagogue de Bagdad, homme fort versé non-seulement dans l’étude du talmud, mais dans la connoissance de la magie, si ordinaire chez les Chaldéens. Lorsqu’il eut appris quelque secret que le peuple pouvoit regarder comme des miracles, il gagna les Juifs, habitans d’une montagne, nommée Aphtan, & les excita à prendre les armes. Le roi de Perse qui apprit ce soulevement, & les conquêtes que faisoit Aldavid, lui ordonna de se rendre incessamment à la cour, avec promesse que s’il pouvoit prouver qu’il étoit le messie, il se soumettroit à lui, & le reconnoîtroit comme un roi envoyé du ciel. Aldavid fit une chose à laquelle on ne devoit pas s’attendre ; il se présenta, & soutint au roi qu’il étoit le messie. On le mit en prison, & on attendit à le reconnoître qu’il en fût sorti miraculeusement. La chose arriva. Comme le roi délibéroit sur la nature du supplice qu’il devoit lui infliger, on vint dire qu’Aldavid s’étoit échappé ; on détacha promptement des coureurs après lui, qui rapporterent qu’ils avoient entendu sa voix sans le voir, & sans pouvoir le prendre. Le roi qui crut que les gardes s’étoient laissés corrompre, marcha à la tête de ses troupes jusques sur les bords du fleuve Gosan : là il entendit la voix d’Aldavid, qui crioit : ô fou ! mais on ne le voyoit point. On l’apperçut un moment après qui séparoit avec son manteau les eaux du fleuve, & le passoit. La foi du prince fut ébranlée ; il craignit que ce ne fût le messie ; mais ses officiers le rassurerent, en lui prouvant que ces miracles étoient des artifices de batteleur. L’armée passa le fleuve sans trouver le coupable. Le roi écrivit aussi-tôt aux principaux Juifs qui étoient dans son royaume, afin de les obliger à livrer Aldavid, sous peine d’être massacrés, s’ils désobéissoient. Zachée, chef des Juifs en Perse, écrivit au prétendu messie de sauver la nation, en se livrant ; mais il se moqua de cette priere, & ne voulut point se sacrifier pour le peuple ; il continua ses désordres jusqu’à ce que son beau-pere, tenté par 10,000 écus d’or qu’on lui promit, pria son gendre à souper, l’enivra, & lui coupa la tête, qui fut envoyée au roi de Perse. Ce prince ne tint pas la parole qu’il avoit donnée ; il demanda qu’on lui livrât tous ceux qui avoient suivi Aldavid ; & comme il étoit difficile de s’en rendre maître, il fit égorger un grand nombre de Juifs dans son royaume.

Je ne sais si l’on doit confondre cet Aldavid avec un autre imposteur, fils de David, dont parle une ancienne chronique. Ce dernier, étoit Persan, comme l’autre, & parut au treizieme siecle. Les Juifs, qui le regardoient comme leur roi, formerent une grande armée sous ses ordres ; mais l’historien attribue un dessein si extravagant à cette armée, que je doute de la narration. Il vouloit, dit-on, venir de Perse à Cologne, prendre trois magiciens de la nation qui devoient y être ; ils avoient déja couru quelques provinces voisines de la Perse, lorsqu’ils furent obligés de retourner chez eux, sans qu’on sache ce que ces hommes, qu’on disoit être d’une prodigieuse stature, devinrent, ni même ce qu’ils avoient fait ; on dit seulement qu’ils se flattoient hautement de l’espérance d’une prochaine liberté, c’est pourquoi ils s’étoient fait un roi. Cette histoire me paroît fabuleuse, ou plutôt elle est formée sur les bruits qui se répandirent en Occident touchant les conquêtes que le faux messie Aldavid avoit déja faites dans la Perse. Les Juifs d’Allemagne qui avoient la crédulité ordinaire à la nation, s’imaginerent peut-être, & firent courir le bruit, que ce libérateur viendroit avec une armée du fonds de la Perse en Occident, pour les délivrer du joug des chrétiens, & l’historien Allemand a adopté cette tradition. Il y a donc beaucoup d’apparence que ce dernier messie doit être confondu avec l’autre dont nous avons parlé sous le nom d’Aldavid.


DIGRESSION sur l’état des Juifs en France, & sur les malheurs qu’ils y ont essuyés.


Tant d’impostures inventées par des fourbes, & adoptées par des imbéciles, ne servirent qu’à rendre les Juifs plus ridicules & plus suspects ; ils étoient déja odieux dans la plupart des pays, & sur-tout en France : on ignore l’époque certaine de leur établissement dans ce royaume ; ils ne commencerent à y jetter les fondemens de leur fortune que dans le sixieme siecle, mais ils l’accrurent bientôt par des richesses immenses. Ce peuple, encore plus avide qu’industrieux, en prêtant à gros intérêt, avoit acquis, dit-on, plus d’un tiers des biens du royaume. De-là, ce mot usité, lorsqu’on parle d’un quelqu’un qui prête à un intérêt illégal, il a l’ame juive.

La protection des grands seigneurs du royaume, qui auroient dû rougir de honte de partager les gains infames de ces vils usuriers, les rendoit aussi insolents que cruels. Un débiteur hors d’état de payer devenoit leur esclave ; le malheur d’être privé de la liberté s’augmentoit encore par l’humiliation de dépendre de ces êtres méprisables. Philippe-Auguste instruit de leurs vexations, ne crut pouvoir y remédier d’une maniere efficace, qu’en enjoignant à tous les Juifs de sortir dans trois mois des terres de sa domination. Cet arrêt de proscription est de l’an 1181. Leurs immeubles furent confisqués, leurs créances déclarées illégitimes, les François déchargés de toutes les obligations qu’ils avoient pu contracter à leur égard, en payant au monarque la cinquieme partie de leur dette. On leur laissa néanmoins leur argent comptant, & tous leurs meubles ; mais on ne leur accordoit qu’un très-court espace de tems pour pouvoir les emporter.

Les grands du royaume, c’est à-dire, les barons, les comtes, les archevêques, les évêques, gagnés par les présens & par l’or des proscrits, n’épargnerent ni prieres ni promesses pour fléchir le jeune monarque ; mais toutes les sollicitations possibles ne purent ébranler sa fermeté. On lui avoit peint dans son enfance l’avidité des enfans d’Israël sous des couleurs si fortes, qu’il avoit conçu pour ce peuple toute l’aversion qu’il méritoit : on ne put jamais le ramener à des sentimens plus doux.

On lui avoit dit que les Juifs recevoient en gage, pour l’argent qu’ils prêtoient à usure, des crucifix d’un grand prix, & mêmes des calices, qu’ils prophanoient jusqu’à s’en servir dans leurs repas ; qu’on venoit de trouver par révélation une croix d’or & un livre d’évangiles orné de pierreries qu’ils avoient cachés dans un infame cloaque ; que tous les ans à la fête de Pâques ils enlevoient un enfant chrétien sur lequel ils renouvelloient le supplice que leurs ancêtres avoient fait souffrir à Jesus-Christ.

L’horreur de tant d’abominations, réelles ou supposées, rendit pendant long-tems le roi insensible à toutes les prieres qu’on lui fit ; mais le besoin d’argent, selon toutes les apparences, l’engagea à les rappeller : les Juifs revinrent donc exercer leurs pirateries. Il est bon de faire connoître à cette occasion quel étoit leur état en France. Tout Juif établi dans le royaume étoit alors serf ; sa personne, ses biens & ses meubles appartenaient au baron des lieux qu’il habitoit ; la loi lui défendoit de changer de domicile sans la permission du maître, qui pouvoit l’aller reprendre comme un esclave fugitif, jusques dans les domaines du roi.

Il paroît même que ce peuple infortuné étoit regardé comme un effet dans le commerce. On les vendoit avec la terre, ou même séparément, plus ou moins, suivant le nombre, les talens, & l’industrie. Mathieu Paris rapporte que le roi d’Angleterre, Henri III, vendit pour quelques années les Juifs au comte Richard son frere, afin que ce prince arrachât les entrailles de ceux qu’il n’avoit fait qu’écorcher. On imagineroit à peine le profit qu’il en revenoit aux seigneurs. Lorsque le Fisc se trouvoit épuisé, on les menaçoit de les chasser : aussi-tôt ils apportoient des sommes immenses pour le remplir, c’est ce qu’on appelloit le bénéfice de restitution. Il étoit si considérable, que Charles II, roi de Sicile, pour indemnité de les avoir bannis des comtés d’Anjou & du Maine, établit un fouage de 3 sols pour chaque feu, & de six deniers pour chacun de ses sujets chrétiens qui gagnoient leur vie de leur métier. Un trait plus singulier encore, c’est qu’un Juif converti tomboit en forfaiture ; alors le seigneur ou le roi confisquoit tous ses biens, & le laissoit dans un dénument universel. On eût dit que les chrétiens irrités de ce changement, cherchoient à se dédommager des taxes qu’ils ne pourroient plus lever sur lui, en lui enlevant tout ce qu’il possédoit : maxime barbare, & très-pernicieuse dans ses conséquences, mais qui a subsisté jusqu’au regne de Charles VI qui la fit abroger & proscrire. Tant il est vrai que l’usage & l’exemple des autres & d’anciens engagements font, dit l’abbé Veli, disparoître à notre égard le ridicule le plus palpable & le plus outré.

On remarquera néanmoins que cette nation proscrite, quoiqu’elle appartînt aux barons, sans doute par la permission du monarque, étoit spécialement au roi qui avoit tout pouvoir sur elle. « C’est à moi, fait-on dire à Saint-Louis, de veiller sur les Juifs pour les empêcher d’opprimer les Chrétiens par leurs usures, & d’abuser de ma protection pour désoler le Royaume ». Ils avoient des juges & des tribunaux particuliers, un sceau qui leur étoit propre, des possessions en terres & en maisons, des cimetieres hors les murs des villes, & des synagogues, où cependant ils ne pouvoient prier qu’à voix basse & sans aucun chant, sous peine de 300 livres d’amende.

On les obligeoit de porter encore sur eux quelque signe qui pût les faire reconnoître. C’étoit pour les femmes un voile qui leur couvroit tout le visage, & pour les hommes une calote de feutre ou de drap de couleur jaune, ou bien une grande rouelle (roue) bien notable, de la largeur de quatre doigts, & de la hauteur d’une palme, d’autre couleur que la robe, pourtraite de fil ou de soye, telle qu’on pût l’appercevoir au vêtement de dessus. Si quelque Juif paroissoit en public sans cette marque, il devoit être condamné à 10 liv. tournois d’amende, & son habit confisqué au profit de celui qui le dénonçoit. On défendoit aux chrétiens tout commerce avec ce peuple réprouvé : il n’étoit permis d’en avoir ni pour intendant, ni pour domestiques, ni de tenir quelque chose d’eux à ferme ou à bail emphytéotique, ni de s’en servir comme médecins ou chirurgiens, ni de prendre leurs enfans pour les alaiter. Quand ils paroissoient en témoignage contre un Chrétien, on les obligeoit de jurer par les 10 noms de Dieu avec mille imprécations contre eux-mêmes, s’ils ne disoient pas la vérité. Le serment & le parjure n’ont jamais empêché les ames fausses de la trahir. À présent, comme alors, ç’a été toujours une erreur de croire le contraire.

Un Chrétien convaincu d’un commerce criminel avec une fille, ou une femme de cette nation étoit brûlé vif. Le motif qu’en rapporte un auteur, digne éleve de ces siecles d’ignorance & de superstition, paroîtra sans doute singulier, pour ne pas dire ridicule. C’est, dit-il, que se souiller avec une Juive, est un crime égal à celui qui se commet avec les bêtes. Une pareille absurdité est un outrage contre l’Etre suprême, puisque le peuple Juif l’a reconnu avant toutes les autres nations, & qu’il est une image de la divinité, ainsi que tous les êtres raisonnables.

Tant d’humiliantes servitudes n’empêcherent point ces malheureux de venir en foule s’établir dans la France, dont insensiblement ils envahirent tout le commerce. On dit que sous Philippe Auguste, ils avoient presque la moitié de Paris en propre. Ce grand prince n’y vit d’autre remede que de déclarer leurs débiteurs quittes à la réserve d’un cinquieme qui fut confisqué au profit du monarque, & de chasser ces sangsues si funestes à l’état, après les avoir dépouillés de tous leurs immeubles, mais obligé de les rappeller 16 ans après, il crut avoir pourvu à tout par des réglemens sages & séveres, foibles barrieres contre l’avidité de ce peuple insatiable. Louis VIII rendit une nouvelle ordonnance pour les réprimer. Saint Louis dans une assemblée de barons à Melust voyant que toutes les précautions étoient inutiles, leur fit défendre toutes sortes de prêts, & donna trois ans de terme à leurs débiteurs, il déclara nulles les obligations que ces usuriers n’avoient point exhibé dans l’année à leurs seigneurs. Le religieux monarque proscrivit en même tems toute usure, & les grands de concert jurerent de lui donner secours contre les infracteurs de cette loi, qui ne fut pas mieux observée que les autres.

Enfin en 1306, Philippe le Bel donna une ordonnance en faveur de laquelle ils furent arrêtés par toute la France & un même jour, bannis du royaume avec défense d’y rentrer sous peine de la vie, & tous leurs biens confisqués.

Louis le Hutin, fils aîné & successeur de Philippe le Bel, les rétablit dans son royaume moiennant une grosse somme d’arpent. Philippe le Long, frere de Louis, les chassa de nouveau. Ils rentrerent encore avec de l’argent ; mais sous Charles VI, ils furent proscrits sans retour. Un des principaux de leur secte, nommé Denis de Machaut, s’étant converti au christianisme, disparut peu de tems après sa conversion. On accusa les Juifs de l’avoir fait mourir secrétement, ou de l’avoir engagé de retourner au judaïsme. Sept des plus riches d’entr’eux furent arrêtés, & jugés par le prévôt de Paris, nonobstant la réclamation de l’évêque. Ces malheureux furent appliqués à la question, & condamnés au feu. Le prévôt mandé au parlement pour rendre compte de ce jugement rigoureux, allégua pour raison que la violence faite à l’esprit devoit être plus sévérement punie que celle qui étoit exercée contre le corps ; qu’un ravisseur de biens de l’église étant proscrit comme sacrilege, à plus forte raison devoit-on poursuivre ceux qui attentoient sur les ames, temples vivans du seigneur ; que ceux qui corrompoient les fideles se rendoient coupables de leze-majesté divine.

Ces principes pris à la lettre entraîneroient d’étranges conséquences ; aussi le parlement n’estima pas les motifs proposés par le prévôt suffisans pour livrer les coupables aux flammes ; la sentence fut infirmée, les sept Juifs condamnés par la cour à être fustigés pendant trois dimanches consécutifs. Après avoir essuyé ce châtiment les deux premieres fois, ils se racheterent par une amende de dix-huit mille francs d’or, qui furent employés à la construction du petit pont de l’hôtel-dieu.

Soit que le scandale de cette affaire ou quelqu’autre motif eût déterminé le conseil, le roi, assisté des ducs de Berry, d’Orléans & de Bourbon, décerna, le 17 Septembre de l’an 1394, une ordonnance irrévocable, par laquelle, pour les crimes, excès & délits commis tant contre la religion chrétienne que l’autorité souveraine, & l’intérêt public, tous les Juifs généralement furent à perpétuité bannis du royaume. Le prévôt de Paris fut chargé de l’exécution de l’édit ; il reçut en même tems l’ordre de faire l’inventaire de tous les biens qui se trouveroient chez eux au tems de leur départ, fixé au mois de Novembre suivant. On découvrit dans une maison du fauxbourg Saint-Denis plusieurs livres qui furent transportés à la bibliotheque du roi, & ce ne fut pas ce que les Juifs regretterent le moins.

La plupart de ces malheureux se retirerent en Allemagne ; plusieurs familles allerent s’établir à Metz, ville alors impériale & libre. Lorsqu’elle a passé sous la domination Françoise & libre, nos rois ont continue de les y tolérer, & c’est actuellement la seule ville du royaume où ils jouissent d’un domicile autorisé. Ils firent, dans le seizieme siecle, quelques tentatives inutiles pour leur rétablissement ; on prétend même que deux de leurs plus célébres rabins furent brûlés, l’un en Italie, l’autre en Espagne, pour avoir essayé de séduire François I & Charles-Quint.

Louis XIII, en 1615, renouvella contre eux l’édit de leur expulsion, sur ce que quelques Juifs Hollandois & Portugais, attirés en France par le maréchal d’Ancre, avoient été surpris à Paris célébrant la Pâque. Quelque tems après, un nommé Jean Fontanier, successivement avocat, secrétaire du roi, catholique, moine, calviniste, Juif enfin, s’avisa de prêcher le judaïsme : on l’arrêta dans le même tems qu’il disoit à ses auditeurs : Le cœur me tremble, la plume me tombe de la main. Il fut conduit en prison, & brûlé, ainsi qu’un ouvrage de sa composition, intitulé : Trésor inestimable.


ZACHARIE, faux messie en Espagne.


Si les Juifs éprouverent de grands malheurs en France, ils ne furent pas plus heureux en Espagne : leur repos y fut troublé par un fameux imposteur, qui s’efforça de tromper toutes les synagogues de ce pays-là. Il n’osa se vanter d’être le messie, mais il promit qu’on le verroit bientôt paroître, si on vouloit remplir les conditions qu’il proposoit. La chose étoit fort aisée, car il ne s’agissoit que d’apprendre & de bien retenir une prophétie qu’il avoit composée, & dans laquelle il prétendoit donner l’explication du nom ineffable de Dieu. C’est la tradition qui se perpétue de siecle en siecle, que le nom de Jehovah renferme des vertus ineffables, & que celui qui en peut trouver ou les caracteres ou l’explication, devient souverainement puissant.

Zacharie (c’étoit le nom de ce fourbe) s’imagina qu’il avoit trouvé cette explication ; & au lieu de la cacher, comme on avoit fait jusqu’alors, il l’envoya à tous ceux de sa nation dispersés dans les différens royaumes de l’Espagne. Il avoit un associé qui secondoit ses artifices ; ces deux fripons trompoient les gens sensés par l’austérité de leur vie, & les imbéciles par des prédictions. Ils marquerent le jour auquel le messie devoit paroître. Les Juifs, après s’être préparés par des jeûnes & des aumônes, allerent à la synagogue en habits blancs, pour attendre l’effet de cette promesse. Un Juif qui se fit religieux, & qui écrivit contre la nation qu’il avoit abandonnée, assure qu’ils furent bien surpris de trouver des croix sur leurs habits blancs, & sur tout le linge qu’ils avoient laissé à la maison. Mais leur plus grand étonnement, selon Basnage, fut d’avoir été trompés de nouveau, après l’avoir été tant d’autres fois.


DAVID LEIMLEIN, vers 1500.


Les Juifs n’étoient pas à la fin de leurs illusions ; David Leimlein leur fit encore prendre le change à la fin du quinzieme siecle. Il n’osa pas se déclarer le messie, mais il soutint avec confiance que le libérateur alloit paroître l’an 1500 ; & dans cette vue, il obligea les Juifs crédules à abattre les fours où ils cuisoient les pains sans levain. Ces fours devenoient inutiles, puisque l’année suivante on mangeroit les asimes à Jérusalem : on se préparoit déja à cet heureux voyage. Un rabin célebre avoue qu’il avoit démoli son four comme les autres ; & soit qu’il voulût justifier sa crédulité, soit qu’il ne fût pas revenu de son entêtement, il assure que Leimlein faisoit des miracles, & que le chef de la synagogue de Francfort le lui avoit attesté. David s’apperçut bientôt qu’il avoit pris un tems trop court pour ses prophéties ; il ne manqua pas de publier que les péchés du peuple avoient retardé l’apparition du libérateur. La nation, au lieu de se détromper par la fausseté de la premiere prophétie, s’assembla auprès de Jérusalem, où elle célébra un jeûne solemnel, afin d’appaiser Dieu, & de hâter sa délivrance, qui n’est point encore venue.


FAUX MESSIES, sous Charles-Quint.


Tant d’insensés annonçoient l’arrivée d’un libérateur parmi les Juifs, que quelques autres de cette nation, aussi peu raisonnables, s’imaginerent être eux-mêmes ce libérateur. Un d’eux fut assez hardi pour soutenir en présence de Charles-Quint qu’il étoit le messie. Charles pleinement convaincu que c’étoit un imposteur, le fit jetter dans un bûcher, au lieu de l’envoyer aux petites-maisons.

Un fourbe plus habile joua mieux son rôle pendant quelque tems : il étoit originairement Juif, mais on l’avoit élevé dans le christianisme ; il possédoit même une petite charge à la cour de Portugal, lorsqu’un Juif, nommé David, arriva d’Italie. Le dessein de celui-ci étoit de produire une révolution chez les Juifs ; il se vantoit d’être le chef de l’armée d’Israel ; il l’avoit publié à Rome, où il avoit vu Clément VII. Étant arrivé en Portugal, il obligea le Juif converti à reprendre son ancienne religion, & le nom de Salomon Malcho. Il le fit étudier, & les progrès qu’il fit dans la connoissance des traditions de la loi, furent si prompts & si grands, que les Juifs d’Italie soutenoient qu’un ange lui dictoit ses sermons. Non-content de prêcher avec beaucoup de force, il composa plusieurs ouvrages qui ajouterent un nouveau lustre à sa gloire. Son associé David se distinguoit aussi par ses jeûnes ; on assure qu’il étoit six jours sans prendre aucun aliment. Il vivoit en public, & sa longue abstinence avoit des témoins qui le regardoient comme un homme divin. Cependant ni lui ni Malcho n’oserent prendre le titre de messie ; ils se contenterent l’un & l’autre de se vanter qu’ils étoient les précurseurs de celui qui alloit paroître pour délivrer la nation. Malcho eut l’imprudence de demander audience à Charles-Quint, qui étoit à Mantoue. L’empereur la lui accorda ; mais en sortant de sa chambre, il le fit arrêter & jetter au feu. David fut aussi arrêté prisonnier, & relégué en Espagne.


SABATEI SEVI.


De tous les imposteurs dont nous avons parlé, celui-ci est le plus célebre ; il vit le jour à Smirne en 1625, d’un Juif nommé Mardochée, qui étoit au service des Anglois en qualité de courtier. Basnage dit qu’il étoit fils d’un poulailler d’Alep ; mais nous aimons mieux suivre l’auteur du théâtre de la Turquie, qui étoit alors sur les lieux. Quoi qu’il en soit, Sabatei Sevi se montra de bonne heure rusé, insinuant, poli, & fort versé dans l’écriture. Il passa, en 1654, de Smirne à Thessalonique pour se perfectionner dans les sciences sacrées. Il y fit de si grands progrès en assez peu de tems, qu’il résolut dès-lors de se faire passer pour le libérateur d’Israël.

La fureur qu’il avoit d’étaler ses connoissances lui fit naître l’envie, quatre ans après, d’aller à Constantinople. Il espéroit d’être consulté comme un oracle dans cette grande ville : il ne se trompa point. Il prêchoit dans les champs à la vue des Turcs, qui se moquoient de lui, mais les Juifs l’admiroient. Il s’acquit la plus grande réputation parmi ceux de sa secte ; ils le regardoient comme un prophete : le peuple en vint à un si grand excès de vénération pour lui, que les autres Juifs appréhendant qu’ils ne fussent inquiétés si les Turcs s’appercevoient des honneurs que le peuple Hébreu lui rendoit, le firent embarquer pour Smirne, où il y a moins d’espions & plus de liberté qu’à Constantinople.

Après avoir passé quelques jours dans cette ville, le nouveau prophete se rendit à Jérusalem. Il avoit séduit l’esprit d’une fille de Galata : il se servit d’elle pour se faire annoncer. Cette imbécile dit à ses parens qu’elle avoit vu un ange environné d’une admirable clarté, ayant en main une épée flamboyante, qui lui avoit dit que le véritable messie étoit venu, & qu’il se manifesterait sur le rivage du Jourdain ; qu’il falloit se disposer à le recevoir, & à aller lui rendre hommage. Le pere, aussi crédule que sa fille, ayant communiqué cette vision aux rabins, ils déciderent qu’on ne pouvoit se dispenser d’obéir à des ordres qu’ils croyoient émanés du ciel.

La nouvelle de cette prétendue révélation ne fut pas plutôt répandue parmi le peuple, que beaucoup de Juifs vendirent leurs maisons & leurs meubles, & s’embarquerent pour Jérusalem. Dès qu’ils y furent arrivés, ils communiquerent à leurs confreres les motifs de leur voyage. Ceux-ci ravis de joie, conçurent bientôt l’espérance de voir le jour si desiré de la venue du messie. Un nouveau stratagème de Sabatei acheva de les persuader ; il distribua le rôle d’Élie à un autre fourbe, & il le produisit comme son héraut & son précurseur.

Rabin de Gaza, Allemand de nation, nommé Nathan Benjamin, étoit honoré dans tout le pays comme un prophete : on le consulta sur la nouvelle qu’on répandoit. Gagné par Sabatei avec lequel il étoit lié ou trompé par sa folle imagination, il répondit qu’il n’y avoit rien de si certain que la venue du messie, & que Dieu l’avoit député pour être son précurseur ; que dans peu de jours ils le verroient de leurs propres yeux.

Peu de tems après, Sabatei Sevi vint à Gaza ; Nathan Benjamin, qui avoit pris le titre de son précurseur, l’y reçut comme le véritable messie, & le déclara tel en présence des Juifs. Sabatei, par ruse ou par crainte, protestoit du contraire, & avouoit franchement qu’il ne l’étoit pas. Mais le refus qu’il faisoit d’accepter cette qualité, bien loin de désabuser ses stupides sectateurs, les confirma davantage dans leur croyance. Ils se jetterent à ses pieds sur le témoignage de Nathan Benjamin, & le reconnurent pour leur souverain.

Pendant le séjour qu’il fit à Gaza, il fut continuellement en conférence avec le prétendu prophete, qui lui suggéra, dit-on, les moyens de réussir dans son entreprise. Ait latro ad latronem. Il lui conseilla de retourner à Smirne : il devoit lui adresser dans cette ville une lettre comme venant de la part de Dieu, par laquelle l’Être-suprême le déclaroit le vrai messie, avec ordre exprès d’exercer son office.

Deux ou trois mois après son arrivée à Smirne, les députés de Nathan Benjamin s’y rendirent avec cette patente émanée du ciel, accompagnée d’une autre adressée à la synagogue. Il y déclaroit, de la part de Dieu, Sabatei Sevi vrai messie, & exhortoit toutes les tribus d’Israël à le reconnoître & à l’honorer comme tel. Nous ne pouvons mieux faire connoître ce misérable précurseur qu’en rapportant deux de ses lettres, l’une adressée à l’imposteur, & l’autre aux Juifs.

« Le 22 kesvan de cette année, au roi, notre roi, seigneur de nos seigneurs, qui ramasse les dispersés d’Israël, qui nous rachete de captivité, l’homme élevé au-dessus de ce qu’il y a de plus haut, le messie du Dieu de Jacob, le véritable messie, le lion céleste, Sabatei Sevi, dont l’honneur soit exalté & la domination élevée en fort peu de tems, & pour toujours. Amen.

» Après avoir baisé vos mains, & essuyé la poussiere de vos pieds, comme il est de mon devoir, ô roi des rois, dont la majesté soit exaltée, & l’empire étendu ; cette lettre sera pour faire connoître à votre souveraine excellence, qui est ornée & parée de la beauté de votre sainteté, que la parole du roi de la loi a illuminé nos visages. Ce jour a été un jour solemnel à Israël, & un jour de lumiere à ceux qui nous gouvernent ; car à peine a-t-il paru, que nous nous appliquons à faire vos commandemens, comme c’est notre devoir. Et quoique nous ayons ouï plusieurs choses terribles, nous sommes cependant courageux, & notre cœur est un cœur de lion ; nous ne demandons pas la raison des choses que vous faites, parce que vos œuvres sont merveilleuses. Nous sommes entiérement confirmés dans notre fidélité, & consacrons nos propres ames pour la sainteté de votre nom. Nous sommes présentement à Damas, dans le dessein de poursuivre notre chemin vers Scanderon, comme vous nous l’aviez commandé, afin que par ce moyen nous puissions monter & voir la face de Dieu dans sa splendeur, comme la lumiere de la face du roi de vie ; & nous, serviteurs de vos serviteurs, nettoierons la poussiere de vos pieds, & supplions votre excellente & glorieuse majesté d’avoir soin de nous, du lieu où vous habitez, de nous aider de la face de votre main droite & de votre puissance, & d’abréger le chemin qui est devant nous, & nous aurons nos yeux vers Jah ; Jah qui se hâtera de nous secourir & de nous sauver, afin que les enfans d’iniquité ne nous fassent point de mal ; nos cœurs soupirent pour lui, & sont consumés au-dedans de nous : qui donnera des ongles de fer pour être dignes de demeurer sous l’ombre de votre aile ?

» Ce sont ici les paroles du serviteur de vos serviteurs, qui se prosterne, pour être foulé par la plante de vos pieds.

» Nathan Benjamin ».


La lettre qu’il écrivit aux Juifs d’Alep & des environs étoit conçue en ces termes :


« Au reste des Israélites,
» paix sans fin,

» Cette lettre est pour avertir que je suis arrivé en paix à Damas, & que j’ai fait dessein d’aller rencontrer la face de notre seigneur, dont la majesté soit exaltée ; il est le souverain du roi des rois, dont l’empire soit étendu ; nous avons fait ce qu’il nous a commandé, & aux douze tribus de lui élire douze hommes : nous allons présentement à Scanderon, par son ordre, montrer nos visages ensemble, avec une partie de ses amis particuliers, auxquels il a permis de s’assembler dans ce lieu là. Présentement je vous fais savoir encore que vous ayez ouï des choses surprenantes de notre seigneur, que le cœur ne vous en manque point, & que vous n’ayez point de peur : au contraire, fortifiez-vous dans notre foi, parce que toutes ses actions sont miraculeuses, & ont tant de secret, que l’entendement humain ne les sauroit comprendre. Qui pourroit donc pénétrer leur profondeur ? Dans peu toutes choses vous seront clairement manifestées dans leur pureté, vous les connoîtrez, & vous les considérerez, & serez instruits par celui-là même qui en est l’auteur. Bénit est celui qui peut atteindre & arriver au salut du véritable messie, qui manifestera bientôt son autorité & son empire sur nous à présent & à jamais.

» Nathan Benjamin ».


Ces lettres, toutes extravagantes qu’elles sont, en imposerent au peuple, & même à une partie des docteurs, parce que Nathan qui les écrivoit, étoit, comme nous l’avons dit, un homme distingué chez eux. La multitude trompée par une humilité feinte, par son assiduité à se laver tous les matins, à aller le premier à la synagogue, & sur-tout par ses sermons pathétiques, ne le croyoit pas capable d’en imposer. En conséquence Sabatei Sevi, son digne ami, fut reconnu pour roi ; chacun s’empressa à lui porter des présens, pour pouvoir soutenir avec éclat sa dignité.

Le précurseur épuisoit sa rhétorique pour prouver à tous ceux qui venoient l’écouter que le libérateur de la nation étoit incontestablement Sevi, qu’il alloit se rendre maître de l’empire Ottoman, qu’il falloit seulement attendre neuf mois, pendant lesquels il devoit être caché, & causer de grandes afflictions au peuple ; mais qu’ensuite il paroîtroit sous la majesté d’un dieu, monté sur un lion, ramenant sa nation dans son ancienne patrie ; & pour qu’on le crût avec moins de peine, il ajouta qu’un temple magnifique, dans lequel il feroit les sacrifices ordinaires, descendroit alors du ciel.

Les docteurs de Smirne s’assemblerent pour délibérer sur une affaire qui devenoit de jour en jour plus importante. Le parti le plus sage & le plus éclairé ne trouva point les caractères du messie dans Sevi, ni ceux d’Élie dans son précurseur. On le condamna à la mort ; mais ce parti, comme on le pense bien, ne fut pas le plus nombreux ; il fallut céder à la multitude, prévenue par l’attrait de la nouveauté, & des chimeres que le précurseur lui avoit débitées d’un air de bonne foi. Sevi fit assembler le peuple dans la synagogue ; il célébra une nouvelle fête, prononça plusieurs fois le nom de Jehovah, & changea quelques paroles de la liturgie. On reconnut son autorité ; on croyoit même voir quelque chose de divin dans sa personne. Un second arrêt de mort, prononcé par les rabins, ne l’étonna point : il savoit que personne n’oseroit l’exécuter. Ses amis avoient gagné le cadi de Smirne : il alla le trouver dans son palais, & s’assura de sa protection. Le peuple publia que le feu sortoit de la bouche de Sevi lorsqu’il parloit au cadi, & qu’une colonne de feu avoit tellement épouvanté ce gouverneur des Turcs, qu’il avoit été obligé de le renvoyer, au lieu de le faire mourir. On le ramena en triomphe, en chantant ces paroles du pseaume : La droite de l’Éternel s’est élevée.

Il ne manquoit plus qu’un trône à ce nouveau roi ; il s’en fit dresser un ; il en éleva un autre pour la reine son épouse ; il apprit à parler en souverain, & regardoit tous ses imbéciles sectateurs comme ses sujets. Il donna des loix, & dressa une nouvelle formule de foi que tout le monde étoit obligé de recevoir comme venant du messie. Un Juif, moins dupé que les autres, nommé Lapeigne, cabaloit pour empêcher qu’on ne le reconnût. Sevi le fit demander à la synagogue pour le punir. Sur le refus qu’on fit de le lui livrer, il alla le chercher à la tête d’une troupe de 500 hommes, & Lapeigne n’évita la mort que par une prompte fuite. Ses propres filles se souleverent contre lui, & elles ébranlerent la foi de leur pere, ou du moins il feignit de croire. Plusieurs autres obligés de céder aux circonstances, suivirent le torrent, & affecterent de dire de bonne foi qu’ils s’étoient trompés. On appliquoit à cet imposteur avec art les oracles de l’ancien testament, & on en faisoit voir l’accomplissement dans sa personne : lui-même interprétant à son gré un passage d’Élie, annonça qu’il devoit s’élever sur des nues, & il voulut faire avouer à ses disciples qu’ils l’avoient vu dans les airs.

Lorsqu’il se vit parvenu à un si haut dégré d’autorité, il fit effacer des prieres le nom de l’empereur Ottoman, pour y placer le sien. Avant que de faire la conquête de son empire, il disposa des charges & des emplois en faveur de ses favoris, qui l’appelloient le roi des rois d’Israël, & qui donnoient à un de ses freres le nom de roi des rois de Juda. Il s’habilla dès-lors comme un monarque : l’or & la soie étoient sa parure. Il portoit une espèce de sceptre dans la main, & alloit toujours accompagné d’un grand nombre de Juifs lorsqu’il se montroit en public. On étendoit de très-beaux tapis partout où il devoit passer, & on le traitoit par-tout comme un ambassadeur de la Divinité.

Il seroit trop long de rapporter ici les extravagances qu’on débitoit sur ce fourbe & sur ses prétendus miracles, sur-tout dans les provinces les plus éloignées du pays où il se trouvoit. On publioit, entr’autres choses, comme une vérité constante que plusieurs enfans étoient tous les jours en extase, & que dans cet état, ils publioient qu’il étoit le vrai messie envoyé de Dieu. Quelques-uns affirmoient qu’il vivoit sans prendre aucun aliment, à l’exception d’un jour de la semaine ; d’autres, qu’il étoit si pur & si chaste, qu’il n’avoit jamais approché d’aucune femme, quoiqu’il fût marié depuis plusieurs années ; les autres enfin publioient que, par la vertu de sa seule parole, il avoit fait ouvrir plusieurs prisons pour mettre en liberté les Juifs qui y étoient détenus pour leurs crimes. Enfin qu’on s’imagine tout ce que l’enthousiasme le plus aveugle, joint à la bêtise la plus absurde, peut inventer, les Juifs le publioient de ce charlatan ; il n’oublioit rien lui-même pour entretenir leur délire, & il n’y avoit presqu’aucune prophétie dont il ne se fît l’application.

Un jour qu’il prêchoit dans la synagogue, il demanda à un médecin de sa secte, en présence de tout le peuple, l’explication d’un passage de l’Écriture qu’il prétendoit s’appliquer. Le médecin, trop adroit pour contredire Sabatei, qui s’étoit acquis un empire singulier sur tous les esprits, ne demandoit pas mieux que de lui complaire. Il se fit un plaisir de répondre à son gré ; mais en jettant la vue sur notre imposteur, il feignit une surprise extrême : l’éclat qui rejaillissent sur le visage du faux messie parut l’éblouir à un tel point, qu’il demeura tout interdit, sans pouvoir parler pendant un certain espace de tems. Après qu’il eut repris ses esprits, il expliqua le passage d’une maniere si favorable pour le messie, qu’il lui promit de le faire un de ses premiers officiers, dès qu’il aurait pris possession de sa monarchie.

Sabatei se voyant reconnu de la plupart des Juifs de Smirne, résolut d’aller recevoir les hommages de ceux de Constantinople. Il s’assembla avec tout son cortege & ses officiers sur une saïque, & il arriva au commencement de 1666. Son entrée fut à la fois pour lui un sujet de vaine gloire, & une source de chagrins. Les Turcs voyant que les Juifs alloient au-devant de lui avec un grand nombre d’esquifs & des saïques, furent choqués de cet aveuglement. Indignés de ce qu’on rendoit tant d’honneurs à un imposteur, ils le chargerent d’opprobres, d’injures, de coups de bâtons, & le mirent entre les mains des recors, qui le menerent du port à la prison. Cette réception à la Turque consterna tellement les Juifs, que la plupart demeurerent cachés, sans oser demander grace pour leur messie.

Après trois jours de prison, on l’en tira pour le mener au grand-visir. Ce ministre lui demanda d’abord s’il étoit vrai qu’il fût le messie des Juifs ; l’adroit Israélite voyant qu’il ne falloit pas employer devant un magistrat sévere le langage dont il se servoit avec ses imbéciles partisans, répondit franchement qu’il n’étoit qu’un simple homme comme les autres ; il ajouta qu’à la vérité il pouvoit se dire docteur de la loi, mais non pas messie, & que cette qualité ne lui avoit été donnée que par ceux de sa secte, qui le proclamoient tel malgré lui ; qu’au reste, il renonçoit à ce titre, dont il étoit indigne.

Le visir parut satisfait de cette réponse. Cependant, pour ôter toute occasion aux Juifs de parler à l’avenir du messie, il résolut de le faire mourir ; mais ayant consulté les gens de la loi, ils lui conseillerent de différer encore cette exécution. Il le renvoya en prison, & alors s’ouvrirent de nouvelles scenes, plus ridicules que les précédentes.

Les Juifs le regardant comme un juste persécuté, se rendoient en foule pour briser ses chaînes. Le visir averti de leur fanatisme, le fit conduire au château des Dardanelles, distant de 200 milles de Constantinople, & le fit enfermer dans celui qui est du côté d’Europe. Il croyoit leur ôter les moyens de le voir ; mais un éloignement de 70 lieues est un espace très-court pour des enthousiastes : un grand concours de peuple, hommes, femmes, enfans, abordoient de toutes parts aux Dardanelles : c’étoit un flux & reflux continuel de barques & de saïques qui jettoit les Turcs dans l’admiration.

Chacun d’eux faisoit en signe d’hommage des présens selon ses forces & son pouvoir.

Pendant son séjour aux Dardanelles, l’impudent Sabatei écrivit une lettre de consolation aux Juifs de Constantinople ; elle est du style d’un homme qui mérite de passer d’une prison d’état à une prison de démence. Voici cette rare épître :

« Le fils unique & le premier né de Dieu, Sabatei Sevi, le messie & sauveur d’Israël, à tous les enfans d’Israël, les bien-aimés de Dieu, paix. Attendu que vous avez été faits dignes de voir ce grand jour tant desiré d’Abraham, d’Isaac & de Jacob, pour le salut & rédemption d’Israël, & l’accomplissement des promesses de Dieu faites à vos peres par les prophetes, touchant son fils bien aimé, que votre tristesse & votre amertume se convertissent en joie, & vos jeûnes, en fêtes & allégresse, parce que vous ne pleurerez plus, mes chers enfans d’Israël, Dieu vous ayant donné un sujet de consolation inénarrable. Que nos réjouissances se fassent avec le tambour, les orgues & la musique, remerciant Dieu d’avoir accompli la promesse qu’il vous » a faite depuis tant de siecles, & faisant chaque jour ce que vous avez coutume de pratiquer aux calendes ; & que les jours & les nuits qui étoient consacrés au deuil & à l’affliction soient changés en jours de joie, à cause de mon apparition. N’appréhendez plus rien, parce que vous aurez le domaine de toutes les nations, & je vous mettrai en possession non-seulement de tout ce qui paroît sur la terre, mais encore de tout ce que la mer renferme dans ses abîmes : cela vous est réservé pour votre consolation ».

Cependant la nouvelle de l’apparition de ce faux messie se répandant dans les provinces de l’empire, les ministres des synagogues ordonnoient des jeûnes & des prieres publiques pour se disposer à sa venue ; ceux d’Alep passoient trois ou quatre jours sans manger, & ces insensés faisoient jeûner jusqu’aux enfans qui étoient à la mamelle. Quel aveuglement ! Ces tendres créatures devenoient la victime du fanatisme de leurs peres.

Quelques-uns donnerent dans un si grand excès de ferveur, qu’ils se jettoient tout nuds en plein hiver dans des ruisseaux, sans que ce bain salutaire pût modérer leur enthousiasme, & tempérer la chaleur de leur cerveau. Ces ridicules austérités, jointes aux bruits qu’ils faisoient courir sur les prétendus miracles de ce fourbe, indignoient les mahométans ; ils maltraitoient les Juifs de paroles & de coups ; & ces pénitences involontaires, jointes à celles qu’ils s’imposoient, ne contribuerent pas peu à affaiblir la plus noble faculté de l’homme.

Après que le messie eut passé quatre ou cinq mois en prison, on le conduisit à Andrinople, où étoit alors le grand-seigneur ; il avoit eu la hardiesse de lui signifier par écrit, à ce que disoit le peuple, qu’il étoit monarque de l’univers ; mais une telle folie paroît peu vraisemblable : il n’auroit jamais pu éviter la mort, s’il en étoit venu à cet excès de témérité ; il agissoit cependant avec les siens en souverain des souverains. Il envoya plusieurs brevets d’investiture à ses partisans ; il y disposoit des royaumes, des états ; il distingua, entr’autres, le médecin Juif de Smirne dont nous avons parlé. Ce charlatan le nomma roi de Portugal ; mais ce monarque à brevet n’eut garde d’aller prendre possession de son royaume ; au lieu du manteau royal, il n’auroit trouvé vraisemblablement que le sanbenito de l’inquisition.

Le mufti ayant informé sa hautesse de l’émotion que ce faux messie causoit parmi le peuple, le grand seigneur voulut le voir. Il lui demanda s’il étoit le messie des Juifs. Sabatei, aussi lâche devant ceux qui pouvoient le punir qu’il étoit insolent avec ceux qu’il mistifioit, fit la même réponse au sultan qu’il avoit faite au visir ; il répondit que non, & que les Juifs ne le proclamoient tel, qu’à cause de quelques petits talens & des connoissances particulières que Dieu lui avoit données : connoissances qui leur paroissoient au-dessus du commun. Il déclara hautement qu’il renonçoit à la qualité de messie, dont il n’avoit ni les attributs ni la puissance.

Voilà qui est bien, dit le sultan ; mais pour réparer le scandale que tu as donné au peuple de cet empire, & pour désabuser ceux de ta nation, il est à propos que tu te fasses Musulman, ou que tu te décides tout de suite à mourir. Il n’y avoit rien à répondre à ce raisonnement : aussi sa résolution fut-elle bientôt prise. Sabatei dit qu’il vouloit embrasser la religion du grand Mahomet, & qu’il vouloit vivre & mourir bon Turc. Le moulla ou prédicateur du grand-seigneur, nommé Vanli Afendi, prit la parole, & lui dit qu’avant de professer le mahométisme, il falloit qu’il crût en Jesus-Christ, fils de Marie, vierge, & qu’il le reconnût comme un grand prophete, & le véritable messie envoyé de Dieu. Il y consentit, en ajoutant que les Juifs étoient bien trompés d’en attendre un autre.

Après cette profession, bien digne du caractère du lâche Sabatei, le grand-seigneur changea son nom en celui de Handi Mhammud Aga, c’est-à-dire, mahométan pélerin de la Mecque. Au lieu de la qualité de Messie, il eut celle de capidgi bachi, c’est-à-dire, un des principaux portiers du serrail. Il lui assigna 4 liv. 10 s. par jour.

Voilà comment se termina cette ridicule farce, & où aboutirent les grands desseins de ce monarque de l’univers, qui avoit fait des rois, & qui finit par être lui-même dans une place obscure, l’aversion des Juifs, & le jouet des Mahométans.

Pour prouver la sincérité de sa conversion, ce déserteur du judaïsme demanda permission au grand-seigneur d’aller dans les synagogues annoncer la vérité de la religion qu’il avoit embrassée ; il prêcha pendant quelque tems les rêveries du Mahométisme. Sa principale raison étoit que la race d’Isaac étant éteinte, ils devoient s’attacher à celle d’Ismaël, c’est à-dire, aux Turcs ; autrement, ajoutoit-il, vous ne pouvez vous dire enfans d’Abraham. Voilà une doctrine bien différente de la premiere ; mais son éloquence ne réussit pas à leur faire changer de croyance, & il ne fut pas aussi facile de persuader la vérité des prodiges de Mahomet, qu’il le lui avoit été de se faire passer pour un homme à miracles.

On peut bien penser quelle fut leur confusion, en réfléchissant sur une si étrange métamorphose ; ils ne voyoient dans Sabatei qu’un abominable prédicateur du mensonge, & ils rougissoient de l’avoir appellé auparavant la bouche de la vérité ; ils étoient si honteux, qu’ils n’osoient plus paroître devant le peuple. Les Turcs & les chrétiens leur reprochoient sans cesse leur facilité à se laisser tromper par un fourbe, eux qui montrent tant d’astuce dans le plus petit négoce, & qui sont si opiniâtres à rejetter la croyance du véritable messie.

Outre l’opprobre dont ce séducteur les couvrit par son apostasie & ses prédications, il emporta d’eux plus de 1,500,000 livres en argent, en or & en pierreries ; mais il ne jouit pas long-tems du fruit de ses rapines : il mourut quelques années après, dans sa charge de capidgi, & bon Turc, au moins à l’extérieur.

Cet imposteur avoit eu trois femmes ; la troisième étoit une fille débauchée que ses parens avoient laissée en Pologne, sous la conduite d’un seigneur catholique. Il publia que l’esprit du pere, détaché de son corps, avoit passé de l’Asie jusqu’en Pologne, pour requérir sa fille, & la transporter toute nue dans sa maison. Il l’épousa, quoiqu’elle eût couru l’Allemagne, l’Italie, & il eut assez de crédit pour la faire regarder comme la reine de l’empire qu’il devoit conquérir. Le frere de cette femme, qui étoit marchand de tabac à Francfort, quitta sa boutique, & alla trouver son beau-frere, dans l’espérance d’avoir part aux charges de la couronne ; mais il revint, après avoir été nourri, comme les autres, de vaines illusions.

L’exemple de Sabatei prouve, dit M. Basnage, jusqu’où un imposteur peut pousser l’impudence, & le peuple, la crédulité ; & même cette crédulité juive ne fut pas arrêtée par la mort de Sabatei, car on prétendit depuis qu’il vivoit encore. Un autre imposteur sortant, pour ainsi dire, de son tombeau, persuada à un grand nombre de Juifs que c’étoit-là le messie qui devoit reparoître avec éclat dans le monde ; mais cette nouvelle comédie fit moins de bruit que l’ancienne, & elle finit, comme l’autre, par le ridicule,

L’auteur du Dictionnaire philosophique prétend que l’aventure de Sevi décrédita si fort la profession de messie, qu’il n’en a point paru depuis. Il auroit dû dire seulement qu’on n’en a point vu depuis Sabatei qui ait eu autant de réputation que lui. De tems en tems il s’est présenté quelques insensés qui se sont donnés pour le messie. En 1767, il y en eut un à Damas qui se fit un grand nombre de partisans. Le bacha craignant que cette folie n’eût des suites, & ne dégénérât enfin en sédition, le fit arrêter & conduire en prison, d’où vraisemblablement il n’est sorti que pour monter sur un échafaud, ou pour se soumettre à l’Alcoran.

Parmi les faux prophetes que nous avons fait passer en revue, il ne faut pas oublier Jacques Ziegler, Juif de Moravie, mort l’an 1559, lequel fut assez imbécile pour annoncer la prochaine manifestation du messie. Ce libérateur devoit être, selon lui, de la maison de David, & de la ligne de Nathan ; ses ancêtres avoient demeuré 1000 ans dans le royaume de Tunis ; ils avoient passé de-là dans le royaume de Grenade, d’où ayant été chassés par Ferdinand le catholique, ils s’étoient établis en Allemagne, où il étoit né depuis quatorze ans. Ziegler l’avoit vu à Strasbourg ; il gardoit un sceptre & une épée où la rouille devoit s’être mise, pour les lui remettre entre les mains, lorsqu’il seroit en âge de combattre ; il devoit alors détruire l’ante-Christ & l’empire des Turcs, étendre sa monarchie jusqu’au bout du monde, assembler un concile à Constance qui dureroit douze ans, & dans lequel tous les différends sur la religion seroient conciliés. Ce messie, comme on pense bien, ne parut point ; & ceux qui avoient cru cet imposteur, s’apperçurent trop tard qu’il les avoit abusés.

Un autre Ziegler confirma, vers l’an 1624, la prédiction du premier, & ne fut pas plus heureux dans ses prophéties.


RÉFLEXIONS sur l’aveuglement des Juifs.


Il est étonnant qu’après dix-sept siecles d’une vaine attente, les Juifs se flattent encore de quelque espérance. Trompée si souvent, cette malheureuse nation devroit se reconnoître la victime de son aveuglement : son temple a été brûlé, sa ville capitale rasée, son culte aboli, ses enfans dispersés & errans dans tout l’univers, & devenus le mépris & l’opprobre des hommes. Mais plus leur état est triste & humiliant, plus ils desirent d’en sortir, & plus la venue d’un libérateur leur paroît nécessaire ; leurs docteurs les confirment dans leur opiniâtreté, & leurs livres ne servent pas à les en tirer. M. Basnage prétend avec raison que le talmud est un des principaux liens qui les attachent à leur religion.

Pour connoître combien il est facile de fasciner les yeux de ce peuple, il faut tracer en peu de mots le caractere de ce misérable livre ; les fables absurdes & les allégories puériles & ridicules, dont il est rempli, présentent un modele complet de folies ; on y lit que les lettres de l’alphabet hébraïque demanderent à Dieu d’être employées comme des instrumens de la création du monde ; que les lettres qui composent le nom de Satan, forment le nombre de 364, pour marquer le pouvoir de cet ennemi du genre humain pendant 360 jours de l’année, & qu’il n’a les mains liées que le seul jour de l’expiation : le nombre, le nom, les caracteres, operent des prodiges dans le talmud. On pense communément que ce livre a donné naissance à la cabale, science postérieure, & que les Juifs Orientaux ont reçue des Mahométans, lorsque ces conquérans, après avoir démembré l’empire Romain, cultiverent & corrompirent la philosophie appellée par leurs califes dans les académies du Caire & des autres villes de leur domination.

Les Juifs sont tellement infatués des sottises de cette cabale, qu’ils la préférent à l’écriture sainte. On peut cependant se servir avec avantage des livres sacrés pour les faire entrer dans le sein du christianisme ; mais en citant les oracles des prophetes, il faut se borner à un petit nombre, qui soient clairs. Selon un auteur qui avoit beaucoup conversé avec eux, il faut premiérement leur prouver que le messie est venu. En établissant cette preuve, on opere la moitié de leur conversion, & on les dissuaderoit aisément sur les autres pratiques de leur religion, auxquelles ils sont si obstinément attachés. Lisez toutes les conférences qu’on a soutenues, & les différens ouvrages qu’on a publiés contre eux, vous remarquerez sans peine qu’ils ne peuvent répondre aux oracles qui ont fixé la venue du messie, ni rendre raison d’un délai si long, & de cette affreuse misere dans laquelle ils sont plongés. En butte au mépris & à la méfiance, les cœurs humains ne doivent pas néanmoins insulter à leur malheur. « Le christianisme ne doit inspirer que de la pitié pour les misérables ; mais la ruine de leur temple, auquel Dieu avoit attaché leur religion, est une preuve que les cérémonies & les sacrifices ont dû cesser. La Divinité sage n’auroit point défendu de sacrifier par-tout ailleurs que dans le temple de Jérusalem, ou n’auroit point permis que son temple demeurât abattu pendant un si grand nombre de siecles, si elle avoit eu dessein que les sacrifices fussent toujours offerts, & que les cérémonies de la loi ne finissent jamais ». En second lieu, lorsqu’on a prouvé que le messie est venu, on doit examiner où est ce messie. Un des préjugés les plus violens des Juifs, est la prospérité temporelle qu’ils attachent à sa manifestation. « Ils ne reconnoîtront, dit Basnage, qu’avec peine ce libérateur en J. C. pendant qu’ils tourneront toutes leurs pensées du côté du regne temporel, & des conquêtes qu’il doit faire : c’est pourquoi il faut combattre ce préjugé que l’amour-propre fortifie, & faire voir deux choses, 1°. que les prophetes ont peint si vivement la bassesse du messie, que les docteurs ont été obligés d’en imaginer deux, l’un misérable, & l’autre glorieux. Ces deux caractères que les prophetes donnent à une seule personne, sont réunis en la personne de J. C. 2°. Cette union devient plus sensible, lorsqu’au lieu d’une gloire passagere, on donne au messie un regne spirituel ».

Quoiqu’on puisse développer ces preuves avec avantage, il ne faut pas se flatter qu’elles fassent l’impression qu’elles devroient faire sur les Juifs ; on en a vu quelques-uns abjurer leur religion, tantôt par avarice, tantôt par crainte ; mais rarement en trouve-t-on qui aient embrassé le christianisme par persuasion. Les Israélites modernes détestent plus les chrétiens que leurs peres n’avoient de l’horreur pour les Philistins. Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que quelquefois ils ont séduit les chrétiens même : tel qu’Antoine, ministre de Geneve, brûlé en 1632, pour son attachement secret au judaïsme. Il est vrai que c’étoit un fou ; & comment auroit-il pu, sans folie, prendre du goût pour une nation qui, depuis son déïcide, est devenue l’opprobre & le jouet de l’univers ?


FIN.



  1. L. Verus avoit apporté la peste de Syrie l’an 166 de J. C., & ce fléau faisoit des ravages terribles.
  2. Marie, femme de Constantin, étoit une princessee altiere, qui engagea son époux à se saisir de diverses villes de l’empire ; elle se souilla de crimes atroces.
  3. Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum cœlerum.