Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Alexandre Balès

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ALEXANDRE BALÈS, vers l’an 150 avant J. C.


Demetrius Soter ou Sauveur, petit-fils d’Antiochus-le-Grand, & fils de Séleucus Philopator, étant monté, après beaucoup d’obstacles, sur le trône de Syrie, se montra d’abord digne de la couronne ; mais les loisirs d’une longue paix l’énerverent & le plongerent dans les plaisirs & dans l’oisiveté, qui entraîne avec elle tous les vices. Cette conduite déréglée & son humeur bizarre souleverent bientôt tous les esprits contre lui ; il se forma une conspiration pour le déposer : elle fut découverte, mais elle ne fut pas éteinte. Les rebelles étoient soutenus sous main par Ptolémée Philometor, Attale & Ariarathe, qui vouloient se venger de quelques mécontentemens qu’ils avoient reçus de Demetrius. Ces trois princes chercherent un fourbe capable de jouer le personnage du fils d’Antiochus Épiphane, pour faire valoir des prétentions héréditaires à la couronne de Syrie. Comme tous les siecles ont vu des ambitieux & des imposteurs, on n’attendit pas long-tems ce que l’on desiroit. Alexandre Balès, homme d’une naissance obscure, mais d’une adresse & d’une souplesse singulieres, saisit avidement le rôle qu’on lui destinoit.

Après l’avoir instruit & l’avoir mis en état de paroître sur la scene, les trois rois qui étoient du secret le reconnurent pour le vrai souverain de la Syrie ; ensuite il fut mené à Rome avec Laodice, fille du véritable Antiochus Épiphane, pour mieux cacher l’imposture. À force de sollicitation & d’adresse, on le fit reconnoître, & on obtint un décret du sénat en sa faveur, qui non-seulement lui permettoit de retourner en Syrie pour recouvrer ses états, mais qui lui accordoit même le secours des armes du peuple Romain. Le sénat sut très-bien démasquer l’imposture & la faction ; mais il étoit bien aise d’humilier Demetrius, dont il étoit mécontent. Avec cette protection, l’imposteur n’eut pas de peine à lever des troupes. Il se saisit de Ptolemaïde dans la Palestine ; & là, sous le nom d’Alexandre, fils d’Antiochus Épiphane, il prit le titre de roi de Syrie, & plusieurs mécontens vinrent l’y trouver, & se ranger sous ses drapeaux.

Cette nouvelle fit sortir l’indolent Demetrius de son palais, pour songer à se défendre. Il assembla tout ce qu’il put de troupes ; Alexandre, de son côté, armoit aussi. L’assistance de Jonathas, Juif distingué par sa valeur & son crédit, général des troupes de sa nation, & frere du célebre Judas Machabée, étoit de grande conséquence dans cette conjoncture : les deux partis lui faisoient la cour. Demetrius lui écrivit le premier, & lui envoya la commission de général des troupes du Roi en Judée, ce qui le rendoit pour lors très-supérieur à ses ennemis.

Alexandre, à l’exemple de Demetrius, fit faire des propositions très-avantageuses à Jonathas pour l’attirer dans son parti ; il le nommoit souverain sacrificateur, lui accordoit le titre d’ami du roi, lui envoyoit une robe de pourpre & une couronne d’or, marques de la haute dignité dont il le revêtoit ; car personne ne portoit alors la pourpre que les princes & les nobles du premier rang. Demetrius qui en eut avis, encherit encore sur lui pour s’assurer d’un allié de cette importance ; mais le souvenir des cruautés qu’il avoit exercées contre ceux qui avoient pris à cœur les vrais intérêts des Juifs & de toute la nation en général, rendit ses propositions vaines ; les enfans d’Israël n’osant se fier à lui, résolurent de traiter avec Alexandre. Jonathas accepta la souveraine sacrificature ; & avec le consentement de tout le peuple, à la fête des tabernacles qu’on célébra peu de tems après, il se revêtit des habits pontificaux, & officia comme souverain sacrificateur. La place avoit été vacante pendant sept ans, depuis la mort d’Alcime. La souveraine sacrificature fut possédée par la famille des Asmonéens jusqu’au tems d’Hérodes, qui, d’héréditaire qu’elle avoit été jusques-là, en fit une charge dont il disposoit à son gré.

Les deux rois s’étant mis en campagne, Demetrius qui réunissoit la capacité au courage lorsque le vin ne troubloit pas sa raison, remporta la victoire dans la premiere bataille, mais il n’en retira aucun avantage. Alexandre eut bientôt des nouvelles troupes que lui fournirent les trois rois qui l’avoient produit, & qui continuaient à le soutenir vigoureusement. Assuré d’ailleurs du secours des Romains & de Jonathas, il se releva, & se maintint. Les Syriens continuoient aussi à déserter, parce qu’ils ne pouvoient supporter Demetrius. Ce Prince commençant à craindre l’issue de cette guerre, envoya à Cnide, ville de la Carie, ses deux fils, Demetrius & Antiochus, pour les mettre à couvert en cas de malheur ; il les confia avec une somme d’argent considérable, aux soins d’un ami qu’il avoit dans cette ville, afin que (si la fortune lui étoit contraire) ils pussent y demeurer en sûreté, & y attendre quelque conjoncture favorable.

C’est dans ce tems même, & peut-être à l’imitation d’Alexandre Balès, qu’Andriscus joua le même rôle d’imposteur en Macédoine. Il s’étoit pour lors retiré chez Demetrius, qui le livra aux Romains pour tâcher de se les rendre favorables.

Les deux concurrens pour la couronne de Syrie ayant assemblé toutes leurs troupes, en vinrent à une bataille décisive. D’abord l’aile gauche de Demetrius enfonça celle de l’ennemi qui lui étoit opposée, & la mit en fuite ; mais l’ardeur de la poursuivre l’ayant entraîné, faute ordinaire dans les combats, & qui en cause presque toujours la perte, elle trouva à son retour l’aîle droite où Demetrius combattoit en personne, battue, & le roi tué dans la déroute. Tant qu’il avoit été en état de soutenir l’ennemi, il n’avoit rien omis de ce que peuvent la bravoure & la conduite pour se procurer un succès plus favorable ; mais enfin obligé de plier & de fuir, son cheval le plongea dans une fondriere, où il fut tué à coups de fleches par ceux qui le poursuivoient. Il avoit régné douze ans. Alexandre, par cette victoire, se trouva maître de l’empire de la Syrie.

Dès que l’imposteur se vit affermi sur le trône, il envoya demander en mariage à Ptolémée, roi d’Egypte, Cléopatre, sa fille. Elle lui fut accordée, & son pere la conduisit lui-même jusqu’à Ptolemaïde, où se célébra le mariage. Jonathas fut invité à cette fête ; il s’y rendit, & y fut reçu avec toutes sortes d’honneurs de la part des deux rois.

Alexandre Balès devenu paisible possesseur de la couronne de Syrie, crut pouvoir se livrer avec sécurité à tous les plaisirs que lui fournissoient l’abondance & le pouvoir ou il étoit parvenu ; il suivit son penchant naturel, qui le portoit au luxe, à l’oisiveté & à la débauche ; il laissa entiérement le soin des affaires à son favori Amonius. Ce ministre insolent & cruel abusa de son pouvoir, & se conduisit en tyran. Il fit mourir Laodice, sœur de Demetrius, & veuve de Persée, roi de Macédoine ; Antigone, fils de Demetrius, qui étoit resté en Syrie quand on envoya les deux autres à Cnide, enfin tous ceux du sang royal qu’il put trouver. Il croyoit par-là assurer à son maître la possession de la couronne qu’il avoit usurpée sur eux ; mais ces atrocités lui attirerent bientôt la haine des peuples.

Demetrius, l’aîné des fils de Demetrius détrôné, étoit à Cnide, & commençoit à entrer dans un âge où la raison se développe, & où l’on est capable d’entreprendre & d’agir. Quoique jeune, il n’ignoroit pas que l’amour du peuple est le plus ferme appui du souverain, & qu’un usurpateur sur-tout doit craindre plus qu’un autre, lorsqu’il ne sait point s’en rendre digne. Persuadé de cette maxime, il crut l’occasion favorable pour pouvoir rentrer aisément dans ses droits. Lasthene, l’ami chez qui il demeuroit, lui fit avoir quelques compagnies de Crétois, avec lesquels il alla débarquer en Cilicie. Il y vint bientôt assez de mécontens pour former une armée avec laquelle il se rendit maître de tout ce pays. Alexandre, quoique plongé dans la mollesse & dans la volupté, se vit forcé de quitter son serrail pour songer à se défendre ; il laissa le gouvernement d’Antioche à Hiérax & à Diodote, qui est aussi appellée Tryphon, & se mit à la tête d’une armée composée de toutes les troupes qu’il put assembler. Sur l’avis qu’il eut qu’Appollonius, gouverneur de Célé-Syrie & de Phénicie, s’étoit déclaré pour Demetrius, il envoya demander des secours à Ptolémée, son beau-pere.

Apollonius songea premiérément à réduire Jonathas, qui demeuroit attaché à Alexandre ; mais il y réussit mal, & dans un seul jour, il perdit plus de 8000 hommes. Ptolomée Philometor, à qui Alexandre s’étoit adressé dans l’extrême danger où il se trouvoit, vint enfin au secours de son gendre, & entra avec une armée considérable dans la Palestine. Toutes les villes lui ouvrirent leurs portes, selon les ordres qu’elles en avoient reçus d’Alexandre. Jonathas vint le joindre à Joppé, & le suivit à Ptolémaïde. En y arrivant, on découvrit un complot qu’Apollonius avoit formé contre la vie de Philometor. Comme Alexandre refusa de lui livrer ce perfide, il conclut qu’il étoit entré lui-même dans ce complot, & en conséquence il lui ôta sa fille, la donna à Demetrius, & fit un traité avec lui par lequel il s’engageoit à l’aider à remonter sur le trône de son pere.

Ceux d’Antioche qui haïssoient singuliérement Amonius, crurent qu’il étoit tems d’éclater ; l’ayant découvert déguisé en femme, ils le sacrifierent à leur colere. Non contents de cette vengeance, ils se déclarerent contre Alexandre même, & ouvrirent leurs portes à Ptolomée ; ils le vouloient même reconnoître pour leur roi ; mais ce prince juste ayant déclaré qu’il se contentoit de ses états, leur recommanda Demetrius, l’héritier légitime, qui fut en effet mis sur le trône de ses ancêtres, & reconnu par tous les habitans. Alexandre qui étoit alors en Cilicie, marcha en diligence avec ses troupes, & mit tout à feu & à sang autour d’Antioche. Les deux armées en vinrent aux mains ; Alexandre perdit la bataille, & s’enfuit avec 500 chevaux vers Zabdiel, prince Arabe, à qui il avoit confié ses enfans. Trahi par celui en qui il avoit le plus de confiance, on lui trancha la tête, & elle fut envoyée à Ptolémée, qui témoigna beaucoup de joie de la voir ; mais cette joie ne fut pas de longue durée, car il mourut peu de jours après d’une blessure qu’il avoit reçue dans le combat. Ainsi Alexandre, roi de Syrie, & Ptolomée Philometor, roi d’Egypte, moururent en même tems ; le premier, après avoir régné cinq ans injustement, & le second, trente-cinq. Demetrius qui étoit parvenu à la couronne par cette victoire, prit le surnom de Nicator, qui veut dire le vainqueur.

Ce jeune prince sans expérience laissoit gouverner son favori, homme corrompu & téméraire, dont la mauvaise conduite fit bientôt perdre à son maître le cœur de ceux qui lui étoient les plus nécessaires pour le soutenir. Demetrius s’abandonna sans mesure à toutes sortes d’excès de violence & de cruautés, & poussa à bout la patience des peuples. Tous ses sujets disposés à une révolte générale, Diodote, surnommé Tryphon, amena en Syrie Antiochus, fils d’Alexandre Balès, & fit déclarer ses prétentions à la couronne par un manifeste. Les mécontens se rangerent en foule auprès du prétendant, & le proclamerent roi. Ils marcherent sous ses étendards contre Demetrius, le battirent, & l’obligerent à se retirer à Séleucie. Ils se rendirent maîtres d’Antioche, y placerent Antiochus sur le trône des rois de Syrie, & lui donnerent le surnom de Theos, qui signifie Dieu.

Tryphon pour satisfaire son ambition, avoit formé le plan de faire valoir les prétentions d’Antiochus jusqu’à ce qu’il eût détrôné Demetrius, & ensuite de se défaire de ce jeune prince, & de prendre la couronne pour lui-même. Lorsqu’il vit que tout favorisoit ses desseins, il exécuta le cruel projet qu’il avoit formé, de faire périr Antiochus, il le fit tuer secrétement ; il répandit le bruit qu’il étoit mort de la pierre, & en même tems il se déclara roi de Syrie, & prit possession du trône. Il faut avouer que dans tous les tems l’ambition a été la source des crimes les plus atroces.

L’usurpateur fut bientôt dépouillé d’un royaume que le crime lui avoit acquis. Le successeur légitime de la couronne rentra dans son héritage ; & toutes les troupes lassées de la tyrannie de Tryphon, l’abandonnerent. L’usurpateur se voyant sans secours, s’enfuit à Dora, où le nouveau roi le poursuivit par mer & par terre. Cette place ne pouvant tenir long-tems contre une aussi puissante armée, Tryphon trouva le moyen de s’enfuir à Orthosiade, & delà il gagna Apamée, sa patrie, où il croyoit trouver un asyle ; mais y ayant été pris, il subit la mort qu’il méritoit. (Rollin, Hist. ancienne. Josephe, Hist. des Juifs.)