Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Smerdis


SMERDIS le Mage, 522 ans avant Jesus-Christ.


Cyrus, ce conquérant illustre & ce prince juste dont la gloire & les actions héroïques ont passé jusqu’à nous, laissa deux fils, Cambyse & Smerdis. Le premier monta sur le trône sans en être digne, & conserva néanmoins une jalousie secrete contre son frere, dont les qualités aimables lui concilioient tous les cœurs. Ayant rêvé une nuit, pendant sa célébre expédition d’Egypte, qu’un Courier venoit lui apprendre que Smerdis régnoit, la foiblesse de son esprit, ou plutôt la haine dont son cœur étoit ulcéré, lui avoient représenté son frere comme l’usurpateur de la couronne. Sur des motifs aussi vagues & aussi mal fondés, il envoie à l’instant Prexaspe, l’un de ses principaux confidens, & le ministre de ses cruautés, avec ordre de le faire mourir. On lui obéit, & il ne rougit point de s’être souillé du sang d’un frere, l’idole des peuples & des grands.

Cambyse, à son départ de Suse pour la conquête de l’Egypte, avoit laissé l’administration des affaires entre les mains de Patisithe, l’un des chefs des mages. Ce Patisithe avoit un frere qui ressembloit beaucoup à Smerdis, fils de Cyrus, & qui peut-être pour cette raison étoit appellé du même nom. Dès qu’il fut instruit de la mort de ce prince, qu’on avoit cachée avec soin, il résolut de profiter de cette circonstance pour élever son frere sur le trône. Les fureurs de Cambyse en étoient venues à un excès qui révoltoit tous ses sujets. Le mécontentement général étant favorable à une révolution, le mage mit la couronne sur la tête du faux Smerdis, & fit courir le bruit que c’étoit le véritable Smerdis, fils de Cyrus ; il envoya en même tems des hérauts par tout l’empire pour le faire reconnoître.

Cambyse fit arrêter celui qui étoit venu porter cet ordre en Syrie ; & ayant fait venir Prexaspe, & l’ayant interrogé, il apprit de la propre bouche de ce lâche assassin, que le véritable Smerdis n’existoit plus. Il fut rassuré sur la mort de son frere, & il ne tarda pas de découvrir que Smerdis le mage avoit envahi le trône. Troublé par les remords & les regrets, suite inévitable du crime, désespéré d’avoir sacrifié son frere à la foi qu’il avoit ajoutée à un songe trompeur, & à la conformité du nom, il donna les ordres les plus précis à ses troupes de se mettre en marche pour se saisir de l’usurpateur ; mais lorsqu’il montoit à cheval pour cette expédition, son épée étant tombée du fourreau, lui fit une blessure à la cuisse dont il mourut peu de tems après.

Avant de rendre les derniers soupirs, il fit appeller auprès de lui les principaux Perses : il leur apprit que Smerdis le mage étoit monté sur le trône par une fourberie indigne, il les exhorta vivement à ne point se soumettre à cet imposteur, il les conjura de s’opposer à ce que la souveraineté passât des Perses aux Medes (car le mage étoit de Médie), mais à faire tous leurs efforts pour se donner un roi de leur nation. Les Perses croyant que tout ce qu’il disoit n’étoit qu’une suite du ressentiment dont il étoit animé contre son frere, n’y eurent aucun égard ; & lorsqu’il fut mort, ils se soumirent aveuglément à cet imposteur, dans l’idée que c’étoit le véritable Smerdis.

Le mage sentoit à merveille combien il étoit important pour lui de cacher son imposture ; il affecta dès le commencement de son regne de ne point se montrer en public, de se tenir enfermé dans le fond de son palais, de traiter toutes les affaires par l’entremise de quelques eunuques, & de ne laisser approcher de sa personne que ses plus intimes confidens.

Pour mieux s’affermir encore sur le trône qu’il avoit usurpé, il s’appliqua, dès les premiers jours de son regne, à gagner l’affection de ses sujets, en leur accordant une exemption de taxe & de tout service pendant trois ans ; il les combla de tant de graces, que sa mort fut pleurée par tous les peuples d’Asie, excepté par les Perses, dans la révolution qui arriva bientôt après.

Les précautions qu’il prenoit pour dérober la connoissance de son état aux grands de la cour & au peuple, faisoient soupçonner de plus en plus qu’il n’étoit pas le véritable Smerdis. Il avoit épousé toutes les femmes de son prédécesseur, entr’autres Atosse, fille de Cyrus, & Phédime, fille d’Otanes, l’un des plus grands seigneurs de Perse. Son pere fit demander à celle-ci, par un homme de confiance, si le roi étoit le véritable Smerdis, ou quelqu’autre. Elle répondit que n’ayant jamais vu Smerdis, fils de Cyrus, elle ne pouvoit l’assurer de la vérité.

Otanes ne se contenta pas de cette réponse, il lui fit dire de s’informer d’Atosse, à qui son propre frere devoit être connu, si c’étoit lui ou non. Elle répondit que le roi, quel qu’il fût, du premier jour qu’il étoit monté sur le trône, avoit distribué ses femmes dans des appartemens séparés, afin qu’elles ne pussent avoir entr’elles aucune communication, & qu’ainsi il ne pouvoit approcher d’Atosse pour savoir d’elle ce qu’il souhaitoit. La curiosité inquiete d’Otanes n’étoit point satisfaite ; il engagea sa fille à s’éclaircir du fait, & à examiner adroitement si Smerdis avoit des oreilles, lorsqu’il seroit avec elle la nuit, & qu’il dormiroit d’un profond sommeil. Il ajouta qu’en cas que ce fût le mage, à qui Cyrus avoit fait couper autrefois les oreilles pour des crimes dont il avoit été convaincu, il n’étoit digne d’elle, ni de la couronne.

Phédime promit d’exécuter les ordres de son pere, au péril de sa vie, lorsqu’elle seroit destinée à partager le lit de l’imposteur. En effet, elle profita de la premiere occasion pour s’assurer du fait ; & s’étant apperçue que le prétendu roi avec qui elle avoit couché n’avoit point d’oreilles, elle en avertit son pere, & la fraude fut ainsi sûrement découverte & constatée.

Otanes sur le champ forma une conspiration avec cinq des plus grands seigneurs Persans ; Darius, un des plus illustres, dont le pere étoit gouverneur de la Perse, étant survenu fort à propos dans le même tems, fut associé aux autres, & pressa fort l’exécution. L’affaire fut conduite avec le plus grand secret, & fixée au jour même, de crainte que la lenteur ne la fît échouer.

Pendant qu’ils délibéroient entr’eux, un événement auquel on ne pouvoit pas s’attendre déconcerta étrangement les Mages. Pour détourner tout soupçon, ils avoient proposé à Prexaspe de déclarer devant le peuple qu’ils feroient assembler pour cet effet, que le roi étoit véritablement Smerdis, fils de Cyrus, & il l’avoit promis. Ce jour-là même, le peuple fut assemblé ; Prexaspe parla du haut d’une tour, & au grand étonnement des assistans, il déclara ingénuement tout ce qui s’étoit passé ; il avoua qu’il avoit tué de sa propre main Smerdis, par l’ordre de Cambyse, son frere ; que celui qui occupoit le trône étoit le mage ; qu’il demandoit pardon à dieu & aux hommes du crime qu’il avoit commis malgré lui & par nécessité. Après avoir ainsi parlé, il se jetta du haut de la tour la tête en bas, & se tua. Il est aisé de juger quel trouble cette nouvelle répandit dans le palais.

Les conjurés qui ne savoient pas ce qui venoit d’arriver, y entrerent sans qu’on soupçonnât rien. Comme c’étoient les plus grands seigneurs de la cour, la premiere garde ne songea pas même à leur demander à qui ils en vouloient ; mais quand ils furent près de l’appartement du roi, les officiers s’opposerent à leur entrée, mais ce fut en vain ; les conjurés, l’épée à la main, forcent les portes, & font main basse sur tout ce qui se présente.

Smerdis le mage & son frere qui délibéroient ensemble sur ce qui venoit d’arriver, ayant entendu du bruit, prirent leurs armes pour se défendre, & blesserent quelques-uns des conjurés. L’un de deux freres fut tué sur le champ ; l’autre s’étant sauvé dans une chambre plus reculée, y fut poursuivi par Gobrias & Darius. Le premier l’ayant saisi par le corps, le tenoit serré fortement entre ses bras. Comme il étoit dans les ténébres, Darius n’osoit lui porter des coups, de peur de tuer l’autre en même tems.

Gobrias sachant son embarras, l’obligea de passer son épée au travers du corps du mage, dût-il les percer tous deux ensemble ; mais il le fit avec tant d’adresse & de bonheur, que le mage fut tué seul.

Dans le moment même, les mains encore ensanglantées, ils sortent du palais, paroissent en public, exposent aux yeux du peuple la tête du faux Smerdis & celle de son frere Patisithe, & découvrent toute l’imposture. Le peuple transporté de fureur, se jette sur tous ceux qui étoient du parti de l’usurpateur, & massacre tous ceux qu’il put rencontrer.

Quand la tyrannie des mages fut détruite, les sept conjurés convinrent de se trouver le lendemain dans un faux-bourg de la ville, & de déférer la couronne à celui dont le cheval henniroit le premier. Darius, fils d’Hystaspes, avoit un écuyer sort adroit, qui attacha la nuit auparavant une jument dans l’endroit où les prétendans à la royauté devoient se rendre ; y ayant mené le cheval de son maître, le lendemain il hennit le premier, & Darius fut roi.

L’empire des Perses étant affermi par cette révolution, la valeur des sept conjurés fut dignement récompensée ; le nouveau roi les éleva aux plus grandes dignités, & les honora des privileges les plus flatteurs ; ils eurent le droit de s’approcher de sa personne toutes les fois qu’ils le voudroient, & d’opiner les premiers sur toutes les affaires de l’empire. Tous les Perses portoient la tiare ou le turban le bout renversé en arriere, à la réserve du roi, qui le portoit droit. Ceux-ci eurent le privilege de le porter le bout tourné en avant, en mémoire de ce que, lorsqu’ils attaquerent les mages, ils l’avoient tourné de cette maniere, afin de se mieux reconnoître dans la multitude.

Si ces seigneurs gagnerent à ce changement de domination, les mages y perdirent beaucoup ; ils furent regardés pendant quelque tems avec exécration. Le jour que Smerdis fut massacré devint dans la suite une fête annuelle chez les Perses, qui la solemnisoient avec beaucoup de pompe. Elle fut appellée le massacre des mages : aucun d’eux ce jour-là n’osoit paroître en public.

Leur secte tomba dans un si grand mépris, qu’elle eût bientôt péri, si, quelques années après, elle n’eût été remise en honneur par Zoroastre, qui la réforma. Ils se rendirent très-habiles dans les sciences par les instructions de ce philosophe, qui étant l’homme le plus éclairé de son tems, se fit un devoir d’introduire ceux de sa secte non-seulement dans le sanctuaire de la religion, mais encore dans celui des sciences naturelles.

Leur crédit étant rétabli, les peuples eurent une crédulité aveugle pour leurs prédictions. Agathias dit à ce sujet que les peuples ayant été assurés par eux que la veuve d’un de leurs rois étoit grosse d’un fils, ils ne firent nulle difficulté de couronner le ventre de cette reine, & de proclamer roi son embryon, pour nous servir des propres termes de l’historien.

Au reste, l’histoire des oreilles de Smerdis & de son imposture, & la singuliere proclamation de Darius, graces à son cheval, sont traitées par quelques auteurs modernes, comme des contes ridicules, qui sont dignes tout au plus d’amuser les enfans qui aiment le romanesque. Nous ne croyons pas devoir adopter leur jugement, parce qu’ils ont les anciens contr’eux, entr’autres, Hérodote & Justin. Comme aucun écrivain de leur tems ne les contredit, on ne peut s’en rapporter à d’autres sur ces tems reculés. M. Rollin a adopté leur récit, & nous nous sommes guidés sur cet auteur éclairé.