Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Amulius

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AMULIUS, vers l’an 754 avant Jesus-Christ.


Procas, roi d’Albe, & descendant d’Énée, dont la postérité régnoit depuis 400 ans, eut deux fils, Amulius & Numitor. Ce dernier étoit l’aîné ; mais son caractère paisible, son goût pour la vie privée, sembloient l’exclure du trône qui lui tomboit en partage par le droit de la naissance. Amulius, son frere, aussi ambitieux qu’il étoit modéré, brûloit du desir de régner ; un esprit violent & porté à la tyrannie le rendoit incapable d’obéir à un maître.

Procas, après 23 ans de regne, disposa de sa couronne en faveur de Numitor ; mais Amulius n’eut aucun respect pour les dernieres volontés de son pere. La foiblesse de Numitor, son indifférence pour les grandeurs, son aversion pour les sollicitudes, qui sont inséparables du trône, semblent prouver qu’il n’en étoit pas digne ; du moins faut-il convenir que son frere avoit sur lui la supériorité de l’esprit & du courage.

Amulius, après avoir usurpé le royaume sur Numitor, voulut rendre sa possession paisible. Après avoir fait périr Egestus, fils unique de Numitor, la foiblesse de Rhea Sylvia, sa niece, ne le rassure pas ; il craint qu’elle ne donne le jour à des enfans, & qu’instruits par l’exemple, ils lui ravissent ce même rang qu’il avoit usurpé.

Il crut n’avoir pas besoin de répandre le sang de cette jeune victime, il se contenta de la reléguer chez les vestales, & de consacrer sa virginité aux dieux, pour se rassurer contre les craintes d’une postérité dangereuse. L’impuissance de ce sexe tient lieu d’innocence aux tyrans ; & s’il n’attenta pas sur ses jours, c’est qu’il croyoit pouvoir en disposer à son gré ; mais il reçut dans la suite les châtimens de ses crimes, pour avoir péché contre la prévoyance.

Quelque rusé que fût ce prince, il se leurra ; il auroit dû mettre à mort le pere & la fille : mais ce ménagement affecté ne le rendoit pas moins coupable, & ne servit qu’à sa propre ruine. C’est une cruelle pitié de ravir la couronne à un roi, & de lui accorder la vie. Il est bien dur d’obeir, lorsqu’on doit commander. Il ne se rappella point, en gardant quelqu’ombre de justice & de modération, qu’il étoit usurpateur.

Rhea Sylvia viola les vœux que la contrainte lui avoit fait prononcer ; elle mit au monde deux fils, dont elle attribua la naissance au dieu Mars, pour se soustraire à la peine du parjure, & pour être estimée & honorée par le respect qu’on avoit pour l’auteur de son forfait. Ce fut sans doute un artifice de Rhea Sylvia ; elle avoit intérêt de dire que Mars l’avoit rendue sacrilege : la valeur de Romulus nourrit cette opinion dans l’esprit des peuples, & les Romains surent bien la faire valoir pour l’augmentation de leur propre gloire ; les nations subjuguées le publierent hautement, pour diminuer la honte de leur défaite. Il étoit naturel de céder au fils de Mars, & glorieux d’avoir osé lui disputer la victoire.

Quelques auteurs pensent que le dieu Mars n’étoit qu’un jeune amant à qui la vestale avoit donné un rendez-vous dans le bois sacré ; d’autres assurent qu’Amulius lui-même, sous les habits que la superstition attribuoit au dieu de la guerre, avoit fait violence à sa niece, moins par un sentiment de passion, que pour avoir un prétexte de la faire périr. On sait quelle étoit la rigueur des loix contre une vestale convaincue de foiblesse. Il la surprit, dit-on, lorsque, pour quelque cérémonie de son ministere, elle alloit puiser de l’eau dans une source voisine du temple. Ce sacrilege & l’inceste n’ont rien d’incroyable dans Amulius : la crainte des dieux n’arrête guere un tyran, tant qu’il peut braver la main des hommes.

Lorsque l’usurpateur n’eut plus à douter du succès de sa perfidie, des femmes vendues à sa cruauté observerent la princesse par ses ordres, jusqu’au moment de la naissance des deux jumeaux. Alors Amulius leva le masque, & dans une assemblée du peuple, il prêta les couleurs les plus noires à l’intrigue prétendue de la vestale ; il osa même répandre des soupçons qui rejettoient l’inceste sur Numitor, ou du moins qui le rendoient suspect d’avoir favorisé un commerce qui devoit lui donner des petits-fils. Il se servit habilement des préjugés de la religion & de l’autorité des loix pour mettre le peuple dans la nécessité d’user de sa rigueur, en conservant les apparences de la justice.

Amulius averti de l’enfantement de Rhea Sylvia, fit prendre ces deux jumeaux, dans le dessein d’en ôter la connoissance au monde par leur mort ; mais celui qui fut chargé du soin de se défaire de ces petits innocens, leur sauva la vie par un motif de compassion ou de prudence. Ils furent exposés sur le Tibre, & sauvés par une espèce de prodige que personne n’ignore, ainsi que la maniere dont ils furent élevés.

Romulus & Remus (c’étoient les noms de ces princes) parvenus à l’âge d’adolescence, n’attaquoient que les plus furieux animaux, pour accoutumer leurs corps à la fatigue, & exposer leur courage à des périls ; ils tournent ensuite leurs armes contre des brigands qui ravageoient la campagne ; & sur le bruit de leur renommée, ils sont élus chefs des pasteurs circonvoisins.

Les brigands domptés, desiroient ardemment de se venger ; ils épierent le moment que Romulus & Remus célébroient la mémoire du dieu Pan : ils les assiégerent ; Remus fut enlevé & mené devant l’usurpateur, & accusé d’avoir ravagé ses terres. Amulius maître d’une victime dont il ne connoissoit pas l’importance, la retint dans les fers.

Romulus brûloit de venger son frere. Le berger Faustulus admiroit les actions hardies de ces deux princes ; il s’instruisit à-peu-près de leurs âges ; & rapprochant le tems & les circonstances, il soupçonnoit qu’ils étoient fils de l’ambitieux Amulius ; mais il voulut attendre une occasion favorable pour leur déclarer le secret de leur naissance, de peur de les engager mal-à-propos à des entreprises au-dessus de leurs forces.

La détention de Remus & le danger où il étoit exposé, engagea le berger à découvrir à Romulus le secret de son aventure.

« Vous n’êtes point mon fils, lui dit-il ; & si on en croit l’opinion publique, vous êtes d’un sang plus auguste que celui de nos rois. L’infortunée Rhea Sylvia, dont je vous ai souvent raconté les malheurs, expie dans une affreuse prison celui de vous avoir donné le jour ; & Numitor, votre aïeul, gémit dans l’esclavage sous la tyrannie d’Amulius ».

Romulus instruit de son origine, commença à conspirer contre le tyran, impatient de satisfaire à deux véhémentes passions qui l’aiguillonnoient, la gloire & la vengeance ; mais ses forces ne lui permettant pas de déclarer une guerre ouverte, il eut recours à la ruse : il va droit au palais, où il investit le barbare Amulius, & lui fit rendre l’ame au lieu même où il avoit commis tant de cruautés. Ainsi finit l’usurpateur, après 43 ans de regne. Numitor assembla le peuple, il lui rappella les crimes de son frere, fit approcher ses petits-fils, & les ayant embrassés, ils furent reconnus princes du sang royal, & Numitor, leur aïeul, roi légitime d’Albe.