Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Alexandre d’Abotonique
ALEXANDRE D’ABOTONIQUE, vers l’an 180 de J. C.
L’histoire de cet imposteur est célebre par la place qu’elle occupe dans les œuvres de Lucien ; notre intriguant (car c’est le nom qui lui convient le mieux, vu qu’il n’avoit excité aucune révolution, & qu’il s’étoit borné à faire des dupes) étoit d’une ville maritime de la Paflagonie, appellée Abotonique, ou château d’Abon.
La nature avoit prodigué à ce charlatan tous les dons extérieurs qui flattent le peuple. Il étoit grand & bien fait, de la plus jolie figure ; des yeux qui annonçoient de l’esprit, un teint fleuri, un organe flatteur, le ton doux, mielleux & affable, ne pouvoient que prévenir en sa faveur. Il réunissoit à ces talens une aimable vivacité, & beaucoup de mémoire ; il étoit doué de toutes les qualités pour faire le bien, mais il en mésusa pour se porter au mal.
Son premier métier l’associa à un bateleur qui s’avisoit de faire le magicien. Après avoir passé une partie de sa vie à courir le monde avec ce prétendu devin, il se lia avec un Bisantin, nommé Coconas, qui avoit une adresse singuliere. Ces deux scélérats allerent de ville en ville pour surprendre les esprits foibles ; ils rencontrerent une vieille qui vouloit faire l’agréable, malgré les rides qui sillonnoient son front. Elle étoit de Pella, ancienne capitale de la Macédoine. Ils la suivirent dans toutes les courses qu’elle fit, vivant à ses dépens, & flattant sa vanité pour vuider sa bourse. Après avoir abusé pendant quelque tems de la simplicité de cette folle, ils résolurent d’établir un oracle dans la Paflagonie, pays rempli d’esprits grossiers, crédules & superstitieux, au point, dit Lucien, qu’ils courent après le premier charlatan qu’ils rencontrent avec la flûte, le tambour ou les cymbales, & le prennent pour un homme descendu du ciel.
Chalcédoine fut le premier théâtre de leurs impostures. Il y avoit dans cette ville un vieux temple d’Apollon ; ils y cacherent des lames de cuivre sur lesquelles on lisoit qu’Esculape viendroit bientôt, avec son pere, établir sa demeure à Abotonique. Ces lames ayant été découvertes, la nouvelle s’en répandit bien-tôt par toute la Bythinie & la Galatie ; elle attira sur-tout l’attention des habitans d’Abotonique, qui résolurent de consacrer un temple à ces dieux, & commencerent à en creuser les fondemens.
Alexandre parut bientôt pour recevoir leurs hommages. Il avoit ses cheveux en long, pour se donner un air plus respectable, une saye de pourpre rayée de blanc, avec un surplis par dessus, & tenoit en sa main une faulx, comme Persée, de qui il se disoit descendu du côté de sa mere. Ces misérables Paflagoniens, quoiqu’ils eussent connu ses parens, qui étoient de pauvres gens, s’abusoient bien sottement, dit Lucien, en ajoutant foi à un oracle trompeur qu’il publioit, par lequel il se disoit fils de Podalite, qui devoit être bien ardent pour venir de Trique en Paflagonie coucher avec la mere de notre imposteur. Il débitoit un autre oracle de la Sybille, qui annonçoit que, sur les bords du Pont Euxin, près de Sinope, il viendroit un libérateur d’Ausonie, & entremêloit cette prédiction de termes mystiques & de phrases entortillées.
Alexandre paroissant dans sa patrie après toutes ces annonces, étoit suivi & révéré comme un dieu. Il feignoit quelquefois d’être saisi d’une fureur divine ; & par le moyen de la racines d’un arbre qu’il mâchoit, qu’on nomme l’herbe au foulon, il écumoit extraordinairement. Les sots attribuoient ces grimaces dégoûtantes à la force du dieu qui le possédoit. Il avoit préparé, long-tems auparavant, une tête de dragon faite de linge, qui ouvroit & fermoit la bouche par le moyen d’un crin de cheval, pour s’en servir avec un serpent qui devoit faire le principal personnage de sa comédie. C’étoit un de ces serpens de Macédoine, qui sont si privés, qu’ils tettent les femmes, & jouent avec les enfans.
Lorsqu’il voulut opérer ses prodiges, il se transporta la nuit à l’endroit où l’on creusoit les fondemens du temple. Y ayant trouvé de l’eau de source ou de pluie, il y cacha un œuf d’oye où il avoit enfermé un petit serpent qui ne faisoit que de naître. Le lendemain il vint tout nud, de grand matin, dans la place publique, ceint d’une écharpe dorée, tenant dans sa main sa faulx, & secouant sa longue chevelure, à l’exemple des prêtres de Cybele. Dans cet état, il monte sur un autel élevé, & crie au peuple que ce lieu étoit heureux d’être honoré de la naissance d’un dieu. À ces mots toute la ville accourue à ce spectacle, prêta l’oreille & commença à faire des vœux & des prieres, tandis qu’il prononçoit des termes barbares en langue Juive ou Phénicienne.
Ensuite il court vers le lieu où il avoit caché son œuf d’oye ; & entrant dans l’eau, il commence à chanter les louanges d’Apollon & d’Esculape, & à inviter celui ci à descendre & à se montrer aux hommes. À ces mots il enfonce une coupe dans l’eau, & en retire cet œuf mystérieux où il y avoit le dieu enfermé. Dès qu’il l’eut dans sa main, il commença à crier, je tiens Esculape. Chacun étoit attentif à contempler ce beau mystere. Il casse cet œuf, il en sort un petit serpent qui s’entortilloit autour de ses doigts. On pousse en l’air des cris de joie, entremêlés de bénédictions & de louanges ; chacun forme des vœux ; le malade demande au dieu la santé ; l’ambitieux, des honneurs ; le voluptueux, des plaisirs ; l’avare, des richesses.
Cependant notre imposteur retourne au logis en hâte, tenant dans sa main, dit Lucien, l’Esculape né d’un oye, & non d’une corneille, comme autrefois, & suivi d’une foule de peuple transporté d’une folle joie. Il se renferma chez lui jusqu’à ce que le dieu fût devenu grand. Un jour que toute la Paflagonie y étoit accourue, & que son logis étoit plein de monde depuis le haut jusqu’en-bas, il s’assied sur un lit en habit prophétique, & tenant en son sein le serpent qu’il avoit apporté de la Macédoine, il commença à le montrer entortillé autour de son col, entraînant une longue queue ; mais il cachoit à dessein la tête sous son aisselle, & ne faisoit paroître que celle du linge qui avoit la figure humaine, ce qui remplissoit tout le monde d’admiration.
Il faut remarquer qu’il régnoit un jour obscur dans l’appartement, & que l’assemblée n’étoit composée que d’idiots auxquels il avoit déja tourné la tête par ses prestiges. D’ailleurs la superstition & l’espérance d’obtenir des graces, étoient capables de les aveugler. Ajoutez à cela qu’on n’y demeuroit pas long-tems, qu’on entroit par une porte, & qu’on sortoit par l’autre.
Ce spectacle dura quelques jours, & se renouvelloit toutes les fois qu’il arrivoit quelque personne de distinction, & la plupart admiroient ce prodige. Qu’on ne s’étonne pas si des barbares grossiers & ignorans étoient abusés, puisque les plus fins témoignoient de la surprise en voyant & en touchant un dragon qu’ils avoient vu naître, & qui étoit parvenu dans un instant à une si prodigieuse grosseur, & qui portoit la figure humaine. Il eût fallu un Épicure ou un Démocrite pour reconnoître la tromperie, ou quelque philosophe éclairé qui, connoissant le pouvoir & les bornes de la nature, auroit bien soupçonné qu’il y avoit de la fourberie, quand même ils n’auroient pu la découvrir. Toute la Bythinie, la Galatie, la Thrace, accouroient en foule sur le rapport de la renommée. On en envoyoit des portraits par-tout avec des statues d’argent & de cuivre, faites d’après nature ; on publioit même un oracle qui prédisoit son nom, & l’appelloit Glycon, le troisieme sang de Jupiter, qui apportoit la lumiere aux hommes. Notre imposteur voyant les esprits fascinés, rendoit des oracles pour de l’argent, à l’exemple d’Amphiloque, qui, après la mort de son pere Amphiarus, chassé de Thebes, se retira en Asie, où il prédisoit l’avenir aux barbares pour quelques oboles. Alexandre fit donc publier que le dieu rendroit ses réponses lui-même dans un certain tems, & qu’on écrivît ce qu’on voudroit lui demander sur un billet cacheté. Alors s’enfermant dans le sanctuaire du temple qui étoit déja construit, il faisoit appeller par un héraut tous ceux qui avoient donné leurs billets, & les leur rendoit cachetés, avec la réponse du dieu. Cet artifice n’auroit pas trompé un homme d’esprit ; mais les sots ne s’appercevoient pas qu’il décachetoit en particulier les billets ; & après avoir répondu tout ce qui lui plaisoit, il les rendoit cachetés comme auparavant.
« Il y a plusieurs moyens, dit Lucien, de lever le cachet sans rompre la cire, & je veux en faire part de quelques-uns, afin qu’on ne prenne pas une subtilité pour un miracle. Premierement avec une aiguille chaude, on détache la cire qui joint le filet à la lettre, sans rien défaire du cachet ; & après qu’on a lu ce qu’on veut, on le rejoint de la même sorte. Il y a une autre invention qui se fait avec de la chaux & de la colle, ou avec un mastic composé de poix, de cire & de bitume, mêlé avec de la poudre d’une pierre fort transparente, & dont on fait une boule, sur laquelle, quand elle est encore tendre, on imprime la figure du cachet, après l’avoir frotté de graisse de pourceau ; car à l’instant elle durcit, & sert à cacheter comme si c’étoit le cachet même ».
Alexandre connoissant tous les secrets propres à tromper les ignorans, abusoit de leur crédulité. Quand il se mêloit de prédire l’avenir, il se sauvoit toujours par quelque réponse obscure & ambiguë, à l’exemple des oracles. Tantôt il encourageoit les uns, tantôt il détournoit les autres de leurs entreprises, suivant qu’il jugeoit qu’elles pouvoient réussir ou manquer. Il prescrivoit aux malades des remedes dont l’effet infaillible répondoit de la vérité de ses prédictions.
Ce fripon adroit prenoit environ dix sols pour chaque oracle, ce qui formoit une somme assez considérable : il en débitait soixante ou quatre-vingts mille par an. Le peuple étoit si avide de ces sottises, ainsi qu’il l’est de toutes les nouveautés, qu’une même personne faisoit quelquefois douze ou quinze demandes à dix sols piece. Il est vrai que tout ce qu’il gagnoit n’étoit pas entiérement à son profit ; il avoit sous lui plusieurs officiers, dont les uns mettoient les oracles en vers, les autres les souscrivoient, les cachetoient, les interprétoient, ou les gardoient, & chacun avoit une pension proportionnée à ses services. D’ailleurs il avoit des correspondans & des panégyristes dans les provinces les plus éloignées, qui répandoient par-tout la réputation de l’oracle. Les affiches portoient qu’il prédisoit l’avenir, faisoit retrouver ce qui étoit perdu, découvroit les trésors, guérissoit les malades, & plusieurs autres choses semblables. On y accouroit donc de toutes parts avec des victimes & des présens, tant pour le dieu que pour le prophete ; car la divinité ne manquoit pas d’ordonner par un oracle de faire du bien à son ministre, parce qu’elle n’en avoit pas besoin pour elle-même.
Comme les gens d’esprit commençoient à connoître la fourberie, & qu’Alexandre craignoit particuliérement d’être démasqué par les philosophes de la secte d’Épicure, il tâcha de les intimider, en criant que tout le pays se remplissoit de chrétiens & d’impies qui semoient des calomnies contre lui ; il ordonna de les lapider, si l’on vouloit être dans les graces du dieu. Quelqu’un lui ayant demandé ce que faisoit Épicure dans l’autre monde, il répondit qu’il étoit plongé dans un bourbier, chargé de fers. Il détestoit sur-tout ce philosophe, parce, dit Lucien, qu’il avoit mieux découvert qu’aucun autre toutes les fourberies & les impostures qui se glissent dans le monde sous le voile de la religion ; mais Platon, Chrysipe & Pythagore étoient ses auteurs favoris. Il haïssoit singuliérement la ville d’Amastris, à cause de plusieurs philosophes Épicuriens qui y demeuroient, & ne voulut jamais rendre aucun oracle pour ses habitans.
Il auroit été à souhaiter pour sa gloire & pour l’intérêt de ceux qu’il avoit dupés, qu’il n’eût jamais rendu d’oracles. Un jour qu’on le consultoit sur une douleur d’estomac, il se fit moquer de lui, en ordonnant de prendre un pied de pourceau avec de la mauve, & encore en termes si ridicules, qu’on ne savoit ce qu’il vouloit dire, soit qu’il n’eût personne alors pour lui composer son oracle, ou qu’il ne sût que répondre. Cependant, pour entretenir l’enthousiasme populaire, il montroit souvent le serpent à ceux qui vouloient le voir ; mais il en tenoit toujours la tête cachée dans son sein, & ne laissoit toucher que le corps, & particuliérement la queue. « Un jour, dit Lucien, voulant enchérir sur son imposture, il dit qu’Esculape répondroit visiblement, & cela s’appelloit des réponses de la propre bouche du dieu ; ce qui se faisoit par le moyen de quelques nerfs de grue qui aboutissoient à la tête du dragon fait de linge, & qui servoient d’organes pour porter la voix d’un homme ; mais cela ne se faisoit pas tous les jours, & c’étoit seulement pour les personnes de condition ». Celui qu’il rendit à Severien sur l’entreprise d’Arménie, étoit de ce nombre : il lui prédisoit la victoire ; mais après sa defaite, il substitua une autre réponse qui le détournoit de cette entreprise. Il étoit assez impudent pour se rétracter de ce qu’il avoit avancé lorsque le hasard ne rendoit pas ses prédictions vraies. S’il arrivoit qu’un malade auquel il avoit promis la santé vînt à mourir, il disoit qu’on n’avoit pas bien entendu le sens de l’oracle. Pour gagner les bonnes graces des prêtres de Male, de Claros & de Didime, où l’on rendoit des oracles aussi trompeurs que les siens, il ordonnoit de les consulter, sur-tout s’il étoit pressé, & qu’il voulût éluder quelque demande.
Quand la renommée eut répandu en Italie & à Rome le bruit de ses prétendues merveilles, tout le monde l’envoya consulter, & particuliérement les grands, & ceux qui avoient le plus de crédit auprès du prince. Rutilianius qui s’étoit signalé par fa bravoure dans plusieurs occasions, étoit un de ses principaux partisans. C’étoit un homme de bien, mais si superstitieux, qu’il se mettoit à genoux devant toutes les pierres qu’il rencontroit sur lesquelles on avoit fait quelque effusion ou jetté quelque guirlande. Il fallut donc quitter l’armée qu’il commandoit pour y accourir, & il dépêchoit courier sur courier. Comme ceux qu’il envoyoit n’étoient que des valets, ils se laissoient tromper aisément, & ajoutoient de nouveaux mensonges aux anciens pour rendre leur rapport plus recommandable. Les choses merveilleuses qu’ils racontoient ne faisoient qu’accroître sa crédulité, & le rendre encore plus dupe. Rutilianius distingué par ses places & par ses exploits militaires, étoit ami des plus grands seigneurs de Rome ; il leur faisoit part de ce qu’on lui avoit rapporté ; & pour inspirer aux autres la même confiance, il publioit à sa façon les prodiges de l’imposteur. Ce crédule Rutilianius ne tarissoit point sur l’éloge d’Alexandre ; il en instruisoit toute la ville, & par ce moyen il engagea plusieurs à consulter l’oracle sur leur fortune. Ils furent très-bien reçus du prophete, qui leur fit divers présens, afin qu’à leur retour ils dissent du bien de lui, & qu’ils ne démentissent point la réputation que les sots lui avoient acquise.
Il s’avisa d’une nouvelle ruse. Après avoir lu leurs questions, s’il s’en trouvoit quelqu’une de trop hardie, il retenoit le billet sans y faire réponse, pour avoir comme un gage de la fidélité de celui qui l’avoit donné ; & par ce moyen on étoit contraint de lui faire la cour, au lieu de s’en plaindre.
Voici les réponses qu’il fit à Rutilianius, qui l’avoit consulté sur le choix d’un précepteur pour son fils ; il répondit par ambages, à la façon des oracles, Pythagore & Homere. Cet enfant étant mort quelque tems après, Alexandre vouloit donner une autre interprétation à sa réponse ; mais Rutilianius aidoit lui-même à se tromper, & assûroit qu’il avoit prédit la mort de son fils, en lui donnant pour précepteurs des hommes qui n’existoient plus.
Une autre fois ce seigneur lui demanda, conformément à la doctrine de Pythagore, ce qu’il avoit été, & ce qu’il seroit un jour. Il lui répondit modestement qu’il avoit été Achille, puis Menandre, &c qu’il deviendroit un rayon du soleil, après avoir vecu 180 ans ; mais la mélancolie l’éclipsa à 70, contre la promesse de l’oracle. Comme ce Romain songeoit à se remarier, Alexandre lui offrit sa fille, qu’il disoit avoir eue de la lune, amoureuse de lui. Rutilianius, sans délibérer davantage, la fit venir, & l’épousa, après avoir immolé les hécatombes à sa belle-mere, comme s’il eût été de la race des immortels. Après un si grand succès, notre imposteur médita de plus hauts desseins ; il dépêchoit par-tout des couriers avec des oracles, pour annoncer aux villes les fléaux de la peste, des embrâsemens, ou des tremblemens de terre, avec offre de les préserver de ces malheurs.
Il publia aussi un oracle émané de la propre bouche du dieu, pour servir de préservatif contre la contagion[1], qui étoit alors très-violente. On le voyoit sur les portes des maisons, comme un remede souverain contre ce mal. Mais, par malheur, ces maisons furent les premieres attaquées ; elles ne s’étoient pas précautionnées, & elles furent la dupe de leur confiance. Plusieurs personnes dans Rome instruisoient notre prophete du caractere de ses principaux partisans, & s’informoient de ce qu’ils devoient demander en arrivant, afin qu’il eût le loisir de préparer sa réponse.
Il avoit fondé une institution où l’on portoit des torches allumées ; il régloit les cérémonies, qui duroient l’espace de trois jours ; le premier, on proclamoit, comme dans certaines fêtes d’Athenes : S’il y a ici quelque Épicurien quelque Chrétien ou quelque impie qui soit venu pour se moquer des mysteres, qu’il se retire, mais que les seuls fidèles soient initiés. Alors il s’avançoit le premier d’un pas grave, en criant : Hors d’ici, Chrétiens ; & toute la troupe répondoit : Hors d’ici, Épicuriens, puis on célébroit les couches de Latone, avec la naissance d’Apollon, & le mariage de Coronis, suivi de la venue d’Esculape. Le deuxieme jour, on célébroit la nativité de Glycon ; & le troisieme, le mariage de Podalire & de la mere de notre prophete. On y représentoit aussi les amours du prophete & de la lune, d’où naissait la femme de Rutilianius, & il s’endormoit au milieu de la cérémonie, comme un autre Endymion.
Alors on voyoit descendre du haut des nues une belle dame qui représentoit la lune : c’étoit la femme d’un des maîtres d’hôtel d’un prince. Elle avoit l’impudence, en la présence de son mari, de venir baiser & embrasser notre imposteur, & peut-être, dit Lucien, ils eussent passé outre, sans la lueur des flambeaux, car ils ne se haïssoient point. Il rentroit une autre fois avec ses habits pontificaux, en observant le plus grand silence, ensuite il crioit tout-à-coup, io Glycon : à quoi répondoit un excellent chœur de musiciens, io Alexandros. Il avoit des hérauts Paflagoniens de la plus haute taille, qui sentoient l’ail, & qui portoient des chaussures de peau.
Cette fête étoit célébrée par des chants & par des danses mystérieuses. L’imposteur découvroit de tems en tems une cuisse d’or, pour imiter Pythagore ; il se servoit d’un caleçon doré qui reluisoit à la clarté des flambeaux. De-là vint cette grande dispute entre deux philosophes, s’il n’avoit pas l’ame de Pythagore, comme il en avoit la cuisse ; mais elle fut remise à la décision de l’oracle, qui répondit que l’ame de Pythagore naissoit & mouroit de tems en tems ; mais que celle du divin prophete étoit immortelle & de céleste origine. Il étoit trop adroit pour faire d’autre réponse.
Quoiqu’il defendît l’amour des garçons comme un crime détestable, il ordonna aux villes du Pont & de la Paflagonie de lui en envoyer pour consulter l’oracle, & chanter les louanges du dieu. On lui envoyoit donc tous les trois ans des enfans des meilleures maisons, & de la plus jolie figure, dont il se servoit pour ses infames plaisirs. Il avoit établi une plaisante coutume : on n’osoit le baiser en le saluant lorsqu’on avoit plus de 18 ans ; il n’embrassoit que de jeunes garçons, qu’on appelloit pour cela les enfans du baiser, & donnoit sa main à baiser aux autres. Voilà comme il abusoit le vulgaire stupide, qui regardoit comme une faveur de voir caresser leurs femmes & leurs enfans. L’admiration & le fanatisme en étoient venus au point que plusieurs femmes se faisoient honneur en public d’avoir eu des enfans d’Alexandre, & prenoient leurs maris imbéciles à temoins de leur turpitude.
Lucien rapporte un dialogue du dieu & d’un prêtre du voisinage, dont on reconnoîtra l’esprit par celui de ses demandes.
Demande. Dis-moi, Glycon, qui es-tu ?
Réponse. Je suis le nouvel Esculape.
D. Es-tu Esculape lui-même, ou quelqu’autre qui lui ressemble ?
R. Il n’est pas permis de révéler ces mysteres.
D. Combien seras-tu d’années à rendre des oracles ?
R. Plus de 1000 ans.
D. Où iras-tu ensuite ?
R. Dans la Bactriane & les pays voisins, pour honorer les barbares de ma présence.
D. Les oracles de Claros, de Delphes & de Didyme sont-ils de vrais oracles ?
R. Ne desire pas de savoir les choses défendues.
D. Que ferai-je après cette vie ?
R. Chameau, puis cheval, & enfin philosophe, & aussi grand qu’Alexandre.
Alexandre s’étant fait connoître à la cour par Rutilianius, son gendre, envoya un oracle à Marc-Aurele, qui faisoit la guerre en Allemagne, par lequel il lui commandoit de jetter deux lions dans le Danube, avec plusieurs cérémonies, en l’assurant d’une paix prochaine, qui seroit précédée par une insigne victoire. Ces lions traversant le fleuves furent tués par les ennemis, & bientôt après les Barbares défirent les Romains, qui penserent perdre Aquilée, après avoir laissé plus de 20,000 hommes sur le champ de bataille.
Malgré tant de fausses prédictions, on ne cessoit d’accourir à lui de tous côtés : cela prouve bien combien la superstition a de pouvoir sur les esprits ignorans. La petite ville qu’il habitoit ne pouvoit contenir une si grande multitude, & encore moins la nourrir.
Lucien indigné de la stupide admiration que ce faux prophete inspirait, voulut s’en rapporter à lui-même. Il interrogea le mystificateur, & le trouva chaque fois fort au-dessous de sa renommée ; il en rapporte plusieurs traits. « Un jour, dit-il, que je m’étois enquis du dieu par une demande bien cachetée, si son prophete étoit chauve, il me répondit, par un oracle de nuit : Malach, fils de Sabardalach, étoit un autre Atys. Une autre fois, ayant écrit une même demande en divers billets qu’on lui porta de divers lieux, afin qu’il ne se défiât de rien, il m’ordonna, à l’un de me frotter de cytmide, & de la rosée de latone, ayant été trompé par celui qui portoit le billet, qui lui dit que je cherchois un remede pour le mal de côté. Cependant je lui demandois quelle étoit la patrie d’Homere, en un autre ; sans avoir plus d’égard à Homere & à sa patrie, il me défendit d’aller sur mer, pour avoir été trompé par le valet qui présenta le billet, qui lui dit que je desirois savoir le chemin que je devois tenir pour retourner en Italie ».
Alexandre craignant d’être démasqué par notre philosophe, tâcha de le gagner ; il lui fit des présens, & lui offrit un vaisseau pour le conduire à Amastris, dans le port où il avoit dessein d’aller. Quelqu’esprit qu’eût Lucien, il en manqua dans cette occasion, & accepta l’offre de son ennemi ; mais il fut bien étonné lorsqu’il fut au milieu de la mer : il vit le pilote pleurer, & faire divers signes aux matelots : il demanda ce que c’étoit ; le pilote lui avoua qu’Alexandre lui avoit donné ordre de le jetter dans la mer ; mais qu’après avoir vécu 60 ans sans reproche, il ne pouvoit se résoudre à devenir homicide. Il le descend néanmoins dans une isle déserte, où il seroit bientôt mort de faim si des vaisseaux du Bosphore qui passerent heureusement par là, ne l’eussent sauvé.
Lucien échappé à ce danger, voulut poursuivre Alexandre devant le gouverneur de la Bythinie & du Pont ; mais ce gouverneur le pria de ne point agir contre un homme qu’il ne pouvoit condamner, quand même il le verroit manifestement coupable, de peur d’offenser Rutilianius. Lucien ne put se venger d’Alexandre qu’en écrivant sa vie ; il s’y déclare son ennemi, & ainsi il peut y avoir ajouté quelques circonstances pour décrier davantage cet imposteur ; mais le fond de son histoire étoit une chose si publique, qu’on ne peut présumer qu’il ait altéré la vérité.
Ce qu’il y a de vrai, c’est que ce séducteur eut l’insolence de demander à l’empereur la permission de faire battre de la monnoie avec son image d’un côté, & celle de son Glycon de l’autre. On ne dit pas s’il l’obtint ; mais on trouve des médailles d’Antonin qui ont au revers le nom des Abotoniques & de Glycon, avec la figure d’un serpent qui a une tête d’homme. L’imposture finit par la mort de l’imposteur, qui, s’étant promis 160 ans de vie, n’en vécut pas tout-à-fait 70. Il mourut dans des douleurs effroyables, la gangrene & les vers s’étant mis à ses jambes. On remarque de lui, comme une chose honteuse, qu’il avoit une perruque.
Il y a des hommes dont le jugement grossier & incapable de discernement les rend presque comparables aux brutes. La raison, ce présent de la divinité, ce flambeau fait pour les éclairer, n’a aucune faculté dans leurs mains. Doit-on être surpris qu’un imposteur adroit, en flattant la stupide curiosité des sots, en leur promettant effrontément des miracles, & en se donnant l’air d’un prophete, ait acquis un empire absolu sur leurs esprits, & soit parvenu à se faire respecter comme un dieu ? À la faveur de quelques ruses de charlatan, & de quelques tours d’adresse qu’ils prenoient pour des prodiges merveilleux, le vulgaire s’abusoit, & avoit la plus grande admiration pour ce fourbe. Quoiqu’il affectât le plus grand respect pour le dieu dont il se disoit l’interprete & le ministre, le secret de sa cabale n’étoit que mensonge & turpitude.
- ↑ L. Verus avoit apporté la peste de Syrie l’an 166 de J. C., & ce fléau faisoit des ravages terribles.