Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Les faux Nérons


LES FAUX NÉRONS, vers l’an 80 de Jesus-Christ.


Quoique Néron fût mort souillé de la haine & de l’exécration publique, croiroit-on que pendant plusieurs années il y eût des hommes assez bizarres & assez inconséquents pour honorer la mémoire & le tombeau de ce monstre ? Cela fut néanmoins ; & ce qui irrite dans le moment la haine du peuple, devient bientôt après, par un esprit de vertige, l’objet de son attachement. Le menu peuple & les soldats des gardes accoutumés au spectacle, & privés d’un amusement qui récréoit leur loisir, conservoient toujours un tendre souvenir pour lui : on voulut faire même croire qu’il n’étoit pas mort ; on disoit qu’il reviendroit bientôt, & qu’il se vengeroit de ceux qui s’étoient déclarés contre lui. On affichoit divers édits donnés en son nom, comme s’il étoit encore en vie.

Dès l’an 69, un esclave ou un nouvel affranchi voulut se faire passer pour Néron. Ce qui contribuoit à appuyer sa fourberie, c’est qu’outre la ressemblance de visage qu’il avoit avec ce prince, il savoit, comme lui, jouer des instrumens, & chantoit de même. Ce fourbe ayant attiré dans son parti quelques vagabonds auxquels il fit de grandes promesses, il en composa une armée. Il se mit en mer, où, pour mieux imiter Néron, il fit le métier de pirate, attaqua Siberna, qui commandoit dans l’isle de Pelos, & le contraignit de se retirer.

Ce succès auroit beaucoup fortifié son parti, si l’empereur Galba n’y eût promptement mis ordre, en le faisant poursuivre par Calpurnius Asprenas, qui commandoit dans la Galatie & dans la Pamphilie, province de l’Asie-Mineure. Ce général fit avancer deux galeres à la rade de cette isle, & l’attira dans un combat où cet imposteur fut tué. Son corps fut porté à Rome : l’on admira la ressemblance qu’il avoit avec l’empereur dont il avoit voulu jouer le personnage.

La même imposture se renouvella plusieurs fois. L’historien Zonare parle d’un homme d’Asie, nommé Terentius Maximus, qui, prétendant être Néron, trouva dans son pays des gens qui le crurent, & encore plus vers l’Euphrate. Il se retira enfin auprès d’Artabane, roi des Parthes, qui étant alors de mauvaise intelligence avec les Romains, le reçut fort bien, & se prépara à le rétablir par les armes. Il met cette aventure sous Tite, vers l’an 80, s’il ne se trompe point. Il faut distinguer ce Terentius Maximus d’un autre fourbe dont on ignoroit la qualité, & sans doute aussi le nom, lequel s’étant fait passer pour Néron, vers l’an 88, fut encore très-bien reçu des Parthes, qui lui donnerent de puissans secours, & ne le remirent qu’avec beaucoup de peine entre les mains de Domitien.

Des bruits non moins ridicules que les aventures des faux Nérons, se perpétuerent long-tems. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’à la fin du troisieme & quatrieme siecle, c’étoit une opinion assez commune dans l’église que Néron paroîtroit de nouveau pour être l’Anté-Christ, ou pour régner dans l’Occident, & y rétablir l’idolâtrie, en même tems que l’ante-Christ se feroit adorer dans l’Orient. C’est l’opinion que Sulpice Sévere attribue à S. Martin : opinion absurde, & qui ne fait pas honneur aux lumieres de ce saint. Les uns croyoient que Dieu le ressusciteroit sous un autre nom, apparemment pour le rendre moins odieux ; les autres disoient qu’il n’étoit pas mort, quoiqu’il se fût donné un coup de poignard, qu’il avoit été enlevé, que sa plaie avoit été guérie (ce qu’ils prouvoient par un passage de l’Apocalypse), qu’il demeurait caché, & qu’il conservoit la vigueur de l’âge qu’il avoit au moment qu’il disparut.

À tant d’absurdités qui dégradent l’esprit humain, il faut joindre les prodiges qu’on crut avoir présagé sa mort. On prétend que les portes du mausolée d’Auguste s’étant ouvertes d’elles-mêmes une nuit, on entendit une voix qui appelloit nommément Néron, & que la même nuit la porte de sa chambre se trouva aussi ouverte. Dion assure qu’il plut du sang sur la montagne d’Albane, & en si grande abondance, qu’il y couloit comme des rivieres. Pline rapporte qu’en la derniere année de Néron, en vit, dans un endroit de l’Italie des prés & des oliviers séparés par le grand chemin, prendre la place les uns des autres. On vit aussi des rivieres remonter vers leurs sources ; & la mer s’étant beaucoup retirée du côté de l’Égypte, inonda une partie de la Lycie. Un tableau de 120 pieds de haut où Néron s’étoit fait peindre, fut brûlé du tonnerre. On attribua tous ces événemens vrais ou faux à la mort de Néron, comme si les souverains étoient exempts de payer le tribut ainsi que les autres hommes, sans que leur mort soit marquée par quelque révolution de la nature. Néron, le fléau du genre humain, le prince le plus cruel qui ait existé, ne méritoit guere de revivre que dans l’esprit de ceux qui lui ressembloient ; & l’horreur que ses crimes & ses débauches inspiroient à si juste titre, auroient dû le condamner à un éternel oubli.