Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Sabinus


SABINUS, l’an 70 de Jesus-Christ.


Après la mort de l’empereur Galba, il s’éleva des troubles dans les Gaules, & ils durerent pendant tout le tems qu’Othon, Vitellius & Vespasien se disputerent le trône Impérial : tous les généraux d’armée, tous les gouverneurs des provinces croyoient pouvoir y prétendre. Sabinus, riche seigneur, natif de Langres, aveuglé par l’ambition, se mit sur les rangs, & se fit saluer empereur. Eponine, son épouse, dame d’une grande vertu & d’une rare beauté, entra dans ses projets. Les secours qu’ils attendoient de ceux de leur nation sembloient excuser leur téméraire dessein ; d’ailleurs Sabinus se disoit issu de Jules César, qui avoit eu avec sa grand’mere un commerce de galanterie pendant son séjour dans les Gaules. Il reste à savoir si les princes de ce tems-là légitimoient les enfans qu’ils avoient de leurs maîtresses ; mais il faut croire que l’ambition de Sabinus lui tournoit la tête, pour oser fonder ses espérances sur de pareilles prétentions.

Enflé de l’orgueil de sa prétendue origine, né avec une hardiesse de génie singuliere, il tourna ses armes contre les Romains. Sa révolte eut un succès très-malheureux ; ses troupes furent entiérement défaites, & tous ceux de son parti prirent la fuite, ou se donnerent la mort, pour ne pas tomber entre les mains des Romains, qui ne firent grace à aucun des rébelles. Sabinus auroit pu se retirer bien avant dans les Gaules, où il auroit été en sûreté ; mais, malgré le danger qui le menaçoit, comment se résoudre à abandonner une épouse chérie, & bien digne de l’être par l’amour qu’elle lui portoit ? Il se flatta qu’avec le tems il obtiendroit sa grace ; & dans cette idée, il prit la résolution de se cacher jusqu’à ce que les troubles eussent cessé.

Il avoit une maison de campagne dans laquelle il y avoit des souterreins qu’il étoit impossible de découvrir. De tous ses domestiques, qui étoient en grand nombre, il n’y avoit que deux affranchis, auxquels il donnoit sa confiance, lesquels sussent où étoient ces caves. Sabinus leur communiqua le dessein qu’il avoit de se retirer dans ces especes de tombeaux jusqu’à ce que les choses fussent disposées à pouvoir obtenir sa grace. Il leur dit que pour se soustraire aux poursuites des Romains, il avoit résolu de répandre le bruit qu’il étoit mort, qu’il s’étoit empoisonné. Ce dessein fut exécuté avec un secret & une finesse singulieres.

Sabinus assembla tous ses domestiques pour leur faire les derniers adieux ; il leur dit qu’après le malheur de voir son attente trompée & ses desseins avortés, il étoit bien convaincu qu’on lui feroit subir le plus cruel supplice, s’il tomboit entre les mains de ceux qui avoient déja fait mourir tous ceux de son parti, & qu’il aimoit mieux se donner la mort, que de la recevoir d’une main étrangere. Après les avoir remercié de leurs services, il les congédia, pénétrés de douleur & de crainte ; il ne retint que les deux affranchis qui étoient du secret ; & après leur avoir donné toutes les instructions nécessaires, il s’ensevelit, pour ainsi dire, dans ces caveaux souterreins, & fit mettre le feu à sa maison, qui fut réduite en cendres en peu de tems.

On ne manqua pas d’attribuer cet incendie au désespoir de Sabinus ; on le crut d’autant plus facilement, que les deux affranchis publierent par-tout que leur maître, pour ne pas tomber entre les mains des généraux de l’empereur, s’étoit empoisonné, & avoit mis le feu à sa maison, afin qu’on ne pût faire aucune insulte à son corps.

Ce qui confirma cette nouvelle, fut le deuil d’Eponine. Cette dame sensible ayant ajouté foi à ce que l’un des affranchi lui avoit raconté de la mort de Sabinus, s’abandonna à la douleur la plus amere ; elle faisoit retentir de ses regrets & de ses cris les lieux qu’elle habitoit ; elle versoit des larmes qu’aucune consolation humaine ne put tarir. Elle fut visitée de tout ce qu’il y avoit dans la ville de personnes de distinction ; on lui disoit, mais inutilement, tout ce qu’on peut imaginer pour calmer un tel désespoir. La fidelle Eponine ne voulant point survivre à un époux qu’elle idolâtroit, & qu’elle croyoit avoir perdu pour toujours, refusoit de prendre aucune nourriture. Le bruit de la mort de Sabinus fut aussi-tôt répandu par-tout, & il n’y eut personne qui n’y ajoutât foi.

La douleur d’Eponine, si profonde & si sincere, la maison brûlée, les affranchis congédiés, tout portoit à croire cette nouvelle. Sabinus instruit, par l’un des deux affranchis, de tout ce qui se passoit, & craignant que sa tendre épouse ne succombât à son affliction, lui dépêcha de nouveau son fidele confident, pour lui apprendre la vérité des choses, & la prier en même tems de ne rien changer dans sa conduite, de peur qu’on ne découvrît ce qui lui étoit si important de cacher pour mettre sa vie en sûreté.

Eponine connoissant la conséquence d’un pareil secret, continua toujours à répandre quelques larmes factices qui coûtent si peu aux femmes, & ne changea rien dans sa maniere de vivre ; mais sa tendresse ne faisoit qu’accroître son impatience, elle brûloit d’envie de voir ce cher mari qu’elle avoit pleuré si amérement. Elle va le trouver une nuit dans ces caves, revient sans être apperçue de personne, & se procura ce doux plaisir pendant sept mois. Comme elle ne pouvoit tenir cette conduite sans peine & sans danger, elle hasarda, pour s’épargner l’une & se soustraire à l’autre, de faire porter son mari dans la ville ; elle le fit envelopper dans des hardes, & le fit transporter dans sa maison. Les fréquentes visites qu’on rendoit à Eponine firent craindre aux deux tendres époux d’être découverts. Il fallut reporter Sabinus dans ces caveaux : tout réussit à merveille, & cette héroïne de l’amour conjugal eut le plaisir d’aller voir son mari dans sa ténébreuse demeure pendant neuf ans, sans avoir été découverte.

La grossesse d’Eponine lui suscita de nouveaux embarras ; elle craignoit, avec raison, que les dames avec qui elle étoit obligée de se trouver aux assemblées, aux temples & sur-tout aux bains, ne la découvrissent. Pour la leur cacher, sa tendresse lui fournit de nouveaux moyens : elle se servit d’un onguent qui avoit la propriété de faire enfler la peau : elle s’en frotta tout le corps ; & par ce stratagème ingénieux, on prit le change sur son état, & on l’attribua à quelque incommodité. Elle eut ensuite la force & le courage de souffrir les douleurs de l’enfantement sans se plaindre, & d’accoucher, sans aide de sage-femme, de deux jumeaux qu’elle nourrit dans cette caverne pendant que Sabinus y resta. Pourroit-on méconnoître à des épreuves si difficiles & si réitérées, le pouvoir du véritable amour, & s’empêcher de regarder Eponine comme le prodige de son sexe ?

Ses fréquentes absences firent croire qu’il y avoit du mystere dans sa conduite. On observa ses démarches avec tant de soin, qu’on découvrit enfin la retraite de Sabinus, qui fut arrêté & conduit à Rome, chargé de chaînes, avec sa femme & ses deux enfans.

Aussi-tôt qu’ils parurent devant Vespasien, Eponine se jetta aux pieds de l’empereur, en lui présentant ses deux jumeaux ; elle lui dit, les larmes aux yeux, qu’il y avoit long-tems qu’elle seroit venue demander à sa clémence la grace de son mari ; que son imprudence, ses mauvais conseils, le malheur des guerres civiles, & le desir de se mettre à couvert de la violence des tyrans, l’avoient porté à se faire chef de parti plutôt que l’ambition & le desir de régner ; mais qu’elle avoit attendu que les enfans qu’elle lui présentoit fussent en âge de joindre leurs larmes & leurs soupirs à ceux de leur mere, afin que le nombre des supplians étant plus grand, sa colere fût plus facilement désarmée. « Je les ai engendrés dans une espece de sépulcre, seigneur, continua-t-elle, & je puis dire que c’est aujourd’hui seulement qu’ils ont commencé de voir le jour. Soyez touché de nos pleurs, de notre infortune & de nos soupirs, & ayez pitié de notre misere ».

Un discours si touchant, & le triste spectacle de voir aux pieds de Vespasien Ëponine & ses deux enfans qui demandoient grace pour leur pere, porterent la compassion dans le cœur de tous ceux qui étoient présens. Personne ne doutoit que l’empereur n’accordât la vie de Sabinus aux soupirs de son épouse & aux larmes de ces deux innocens, qui la demandoient d’une maniere si tendre. Un si rare exemple d’amour conjugal méritoit même que Vespasien donnât Sabinus à la fidélité & à la tendresse de sa femme ; mais ce prince fut inexorable, & condamna Sabinus à la mort, afin d’intimider par cette sévérité assez hors de saison, ceux que l’ambition pourroit porter à la révolte.

Eponine voyant son mari condamné, voulut être la compagne de son supplice ; & se dépouillant des graces & de la douceur de son sexe, prit un aspect fier & viril, & dit à Vespasien de l’air le plus intrépide, qu’elle méprisoit la vie, puisqu’elle avoit vécu pendant neuf ans avec Sabinus dans les ténebres & dans les ombres d’une caverne plus contente & plus satisfaite que lui au milieu de l’éclat & de la pompe qui environnent le trône. Elle lui reprocha hardiment sa cruauté ; & après avoir donné un exemple admirable de fidélité & de tendresses conjugale, elle en donna aussi un d’une générosité héroïque, en mourant avec ce qu’elle avoit aimé.

Il faut remarquer que Sabinus avoit à Rome plusieurs amis qui se signalerent pour obtenir sa grace. Ils lui manderent que sa présence & celle de sa femme y étoient nécessaires, & qu’ils leur faciliteroient les moyens de s’y rendre, & d’y séjourner sans être découverts. Eponine déguisa son mari, elle lui fit quitter la barbe qu’il portoit, & lui fit prendre une coëffure extraordinaire. Leur voyage fut inutile, & ils se trouverent trop heureux de pouvoir gagner leur retraite.

Avant qu’ils ne fussent découverts, Eponine fit encore plusieurs voyages de Langres à Rome, même dans le tems de sa grossesse, mais inutilement. L’arrêt qui condamna Sabinus & Eponine au supplice, troubla, dit-on, Eponine. La crainte de la mort lui fit dire à l’empereur tout ce que le désespoir peut inspirer, & par-là elle diminua, ajoute t-on, la compassion que ses vertus & ses malheurs avoient fait naître. Les enfans furent conservés ; l’un d’eux mourut en Égypte, & Plutarque avoit vu l’autre, nommé Sabin Adelphe, peu de tems avant que de rapporter cet événement. L’histoire ne dit pas pourquoi Vespasien s’éloigna de sa bonté ordinaire dans une occasion qui sembloit si fort le mériter. Plutarque attribue à cette action de sévérité les malheurs dont sa maison fut ensuite accablée.