Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Thomas

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THOMAS, l’an 823.


Parmi les imposteurs qui tenterent de monter sur le trône d’Orient, sous l’empire de Michel le Begue, il faut distinguer celui-ci. C’étoit un simple soldat, qui se disoit fils de l’impératrice Irene. On rapporte qu’un solitaire ayant vu Léon l’Arménien, Michel le Begue & celui-ci, qui portoient tous les trois les armes, assura que les deux premiers seroient empereurs, & que le dernier perdroit la vie en s’efforçant de le devenir. Cette prédiction, de quelque esprit qu’elle vînt, fut vérifiée par l’événement.

Léon parvint à l’empire, & donna à Thomas une de ses meilleures légions à commander. Quelque tems après, Michel s’étant placé sur le trône de Léon, Thomas, son ennemi, fit révolter l’armée, se mit à la tête des rébelles, se rendit maître de toute l’Asie, sous prétexte de venger son bienfaiteur. Ceux qui haïssoient Michel, ou qui avoient du goût pour le pillage, se mirent sous ses drapeaux ; il étoit d’ailleurs affable, éloquent, courageux, bon général. Ses talens grossirent encore son parti. À la tête de ses légions, il se rendit maître de la plupart des provinces de l’Asie, tant par la douceur que par la force ; il désola entiérement celles qui montroient une forte résistance, & il s’empara des revenus publics. Ces guerres civiles exciterent les Sarrasins à fondre sur l’empereur avec leur fureur ordinaire ; ils ravagerent indifféremment les provinces qui s’étoient rendues à Thomas, & celles qui demeuroient encore attachées à Michel : ni l’un ni l’autre de ces rivaux n’étoient assez forts pour les repousser. Thomas mit en œuvre tout ce qu’il avoit de souplesse & d’habileté pour se les rendre favorables ; il fit valoir quelques avantages qu’il avoit sur eux, & promit de leur prêter le secours de ses armes quand il auroit vengé la mort de Léon. Les Musulmans, qui ne pénétrerent pas son dessein, consentirent à une trêve, & se retirerent à Damas.

Thomas délivré d’un ennemi si puissant, & capable de faire avorter ses projets, prend le titre d’empereur. Il se fit couronner à Antioche par le patriarche Job ; il en exerce l’autorité d’une maniere absolue, & tirant de nouvelles troupes des provinces voisines de la Perse, de l’Égypte, des Indes & des nations les plus éloignées, la plupart dépendantes des Sarrasins. Il changea de nom pour prendre celui de Constantin. Jaloux du rang qu’il avoit usurpé, il fit ses efforts pour le conserver, & pour affermir son autorité.

Se voyant en état de faire tête à celui qu’il vouloit détrôner, il envoya tout ce qu’il avoit de vaisseaux attaquer la flotte de Michel. Cette entreprise eut tout le succès qu’il en pouvoit attendre ; ses soldats coulerent plusieurs bâtimens à fond, & firent les autres prisonniers. Tandis que son armée navale, presque toute composée des navires de l’empereur, s’avançoit contre ce prince, Thomas traversoit l’Asie Mineure à la tête d’une nombreuse armée composée de soldats la plupart sujets de l’empire Musulman. Il passe l’Hellespont, se jette dans la Thrace, qui se déclare pour lui, & revient mettre le siege devant Constantinople par mer & par terre. Quoiqu’il fût entré dans le port à la faveur de la nuit, & qu’une grande partie des soldats de l’empereur se fussent rangés de son parti, il trouva, contre son attente, une vive résistance de la part des assiégés, qui le chargeoient d’injures du haut des murailles, loin de lui ouvrir leurs portes.

Après les avoir attaqués à différentes fois, & les avoir tenus bloqués une année entiere, il se vit contraint, par la rigueur de l’hiver & par deux violentes tempêtes qu’il avoit essuyées, de lever le siege, & de se retirer dans la Thrace, en attendant une saison plus favorable.

Il revint, au printems de l’année suivante, recommencer ses hostilités avec une nouvelle ardeur ; mais la fortune qui l’avoit favorisé les années précédentes, l’abandonna insensiblement. L’empereur avoit levé des troupes considérables, & fait venir à Constantinople celles qui étoient en garnison dans les provinces voisines. On ne doutoit pas que celui qui avoit repoussé avec une poignée d’hommes tous les efforts d’une flotte redoutable, n’en triomphât aisément dès qu’il seroit en état d’attaquer ; il avoit d’ailleurs fait alliance avec Mortagon, roi des Bulgares, qui étoit venu se joindre à lui pour gagner son amitié.

Ces nouveaux secours inspirerent de la frayeur au parti de Thomas. Il avoit dans son armée un capitaine habile, nommé Grégoire, que Michel avoit relégué dans l’isle de Scyros, l’une des Cyclades, parce qu’il étoit proche parent de Léon. Grégoire s’étoit déclaré pour l’usurpateur dès le commencement de la guerre, & lui avoit témoigné beaucoup de zele jusqu’à ce jour ; mais quand il vit que les affaires de Michel prenoient une meilleure face, il forma le lâche projet de se tourner de son côté, & lui fit faire des propositions. L’empereur les accepta avec joie, & l’on chercha les moyens de les réconcilier. La conduite de Grégoire prouve bien que l’intérêt a dirigé dans tous les tems les actions des hommes, & que les amis se sont toujours évanouis avec la fortune. Thomas ayant eu connoissance de ce projet avant qu’il fût exécuté, fit main-basse sur le corps d’armée que Grégoire commandoit, le tailla en pieces, prit le chef prisonnier, & le condamna à une mort cruelle. Enflé de ce succès, il rentra dans son camp en triomphe, & marqua autant de joie que s’il eût remporté une victoire éclatante.

Mais cet avantage ne put compenser la perte qu’il avoit faite d’un autre côté. L’empereur voyant qu’il avoit abandonné la flotte pour marcher contre Grégoire, tomba tout-à-coup sur elle, brûla & coula à fond la meilleure partie de ses vaisseaux. Peu de tems après, Mortagon vint, avec les Bulgares, attaquer son camp ; il mit toute son armée en déroute, & demeura maître de tous les bagages. Depuis ce malheur, son parti s’affoiblit de jour en jour ; le reste de la flotte se soumit à l’empereur, & ses troupes commencerent à l’abandonner sous le moindre prétexte de mécontentement. Michel informé de leur disposition, fit sur eux une sortie violente. Ces troupes feignant de ne pouvoir résister à une pareille attaque, mirent bas les armes, & le reconnurent pour leur souverain légitime.

Le sort de cette action obligea Thomas de se réfugier à Andrinople, avec quelques troupes fidelles qui eurent le courage de le suivre. Leur zele fut inutile ; l’armée de Constantinople força la place, prit l’infortuné Thomas, le chargea de chaînes, & le conduisit à l’empereur, qui le traita avec toute la fureur d’un prince barbare & inhumain. Il le fit empaler ; & lorsqu’il fut prêt de rendre les derniers soupirs, il voulut qu’on lui coupât la tête, les bras & les jambes, & qu’on mît sur un âne le reste de son corps, pour le faire voir à toute l’armée. Son fils Anastase, qui avoit quitté le froc pour l’aider dans cette guerre, quoique son premier état l’y rendît peu propre, tomba entre les mains du vainqueur, & fut condamné à expirer dans les derniers supplices. Malgré le genre de mort que l’un & l’autre subirent, l’empereur trouva encore des villes & des places considérables qui lui résisterent long-tems ; mais elles furent enfin réduites par la force ou par la trahison, & leur prise mit fin à la guerre civile.