Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Les faux Demetrius


LES FAUX DEMETRIUS, depuis l’an 1585, jusqu’en 1648.


Jamais l’imposture, qui ose s’attribuer l’empire ou la royauté sur des droits imaginaires, ou sur une prétendue ressemblance de figure, ne s’est autant reproduite qu’en Russie ; il y a eu, pendant un siecle, une suite d’imposteurs qui se succédoient, pour ainsi dire, les uns aux autres. Le premier de ces illustres fourbes s’appelloit Demetrius Griska : c’étoit un religieux Moscovite, né d’une famille noble. Il réunissoit à une figure intéressante un esprit délié & souple. Il osa, par le conseil de quelques mécontens, former le dessein de monter sur le trône pendant le regne de Boris, grand-duc de Moscovie ; il feignoit d’être le prince Demetrius, fils de Jean Basilowitz, mort en 1584, & frere de Fédor, prédécesseur de Boris. Cet imposteur sortit de son couvent, & passa dans la Lithuanie, où il se mit au service d’un seigneur de grande qualité, nommé Adam Wesneweski, Wisnowitki ou Winowieski. Son maître l’ayant maltraité un jour, il se mit à pleurer, & lui dit que s’il étoit instruit de sa naissance, il auroit plus d’égards pour lui.

La curiosité du seigneur Polonois l’engagea à presser Griska de déclarer qui il étoit ; l’imposteur répondit hardiment qu’il étoit le fils légitime du grand-duc Jean Basilowitz ; que Boris Godunof, usurpateur du trône de Russie, avoit voulu le faire assassiner, mais que le coup étoit tombé sur un jeune garçon qui lui ressembloit parfaitement, & que ses amis avoient substitué en sa place, pendant qu’ils l’avoient fait évader. Il montra ensuite une croix d’or garnie de pierres précieuses, qu’il disoit lui avoir été mise au col lorsqu’il fut baptisé. Il ajouta que l’appréhension de tomber entre les mains de Boris, l’avoit empêché de se découvrir jusqu’alors.

Après ce discours artificieux, il se jetta aux pieds du seigneur Polonois, & lui demanda sa protection. Pour rendre son récit plus vraisemblable, il l’accompagna de tant de circonstances, que son maître lui fit donner un équipage convenable à la grandeur d’un prince. Le bruit de cette nouvelle se répandit aussitôt par tout le pays ; le grand-duc Boris craignant les suites de cette aventure, offrit une grande récompense à ceux qui ameneroient ce faux Demetrius, mort ou vif. Son maître croyant que ce prétendu prince ne seroit point en sûreté chez lui, l’envoya auprès du vaivode de Sandomir, en Pologne, qui lui promit un secours suffisant pour le remettre sur le trône, à condition qu’il permettroit en Moscovie l’exercice de la religion catholique.

Demetrius, qui n’avoit d’autre dieu que son ambition, tomba bien vîte d’accord sur tout ce qu’on voulut exiger de lui pour la satisfaire ; telle religion ou telle autre qui favorisoit les crimes de sa politique, étoit trop peu de chose à ses yeux, pour être arrêté par un si foible obstacle. Décidé à se rendre catholique, il se fit secrétement instruire dans la créance de l’église, & promit d’épouser la fille du vaivode d’abord après son rétablissement. Le vaivode excité par cette espérance, leva une puissante armée, entra dans la Moscovie, & déclara la guerre à Boris. Il prit d’abord plusieurs villes, & attira dans son parti quantité d’officiers du prince régnant, qui en mourut de déplaisir en 1605. Le Knès & les boyards reconnurent aussitôt pour leur prince Fedor ou Théodore, fils de Boris, qui étoit encore fort jeune ; mais faisant réflexion sur la prospérité des armes du faux Demetrius, ils résolurent de lui donner la couronne qu’ils croyoient lui appartenir. Le peuple, toujours prêt à adopter tous les changemens, courut aussi-tôt au château, & y arrêta le jeune grand-duc prisonnier avec sa mere. On envoya en même tems avertir Demetrius de la disposition où les Moscovites étoient de le recevoir pour leur souverain, & pour le supplier devenir prendre possession de son royaume.

Cet heureux imposteur n’eut pas plutôt appris ces nouvelles, qu’il commanda à un deak ou secrétaire, d’aller étrangler le jeune Fedor & la princesse sa mere, & de faire courir le bruit qu’ils s’étoient empoisonnés. Cet ordre barbare fut exécuté sur le champ le 10 Juin 1605. Le 16 du même mois, Demetrius, souillé du sang de la famille royale, arriva à Moscou avec son armée, qui s’étoit prodigieusement grossie, par la crainte qu’il inspiroit aux uns, & par les espérances qu’il donnoit aux autres.

Lorsqu’il fut à une demi-lieue, les principaux citoyens furent au-devant de lui avec des présens, & lui rendirent hommage au nom de toute la ville : il leur donna du pain & du sel, selon la coutume du pays. Lorsqu’il fut entré dans Moscou, il alla à la cathédrale, & y entendit la messe. Les Polonois qui l’avoient accompagné se rangerent autour de l’église, emboucherent la trompete, & battirent le tambour pendant tout le tems qu’il y resta. En sortant de l’église, il traversa la ville ; la cavalerie Polonoise, les lances baissées, marchoit à la tête ; un corps de Russes suivoit : au milieu étoient des chevaux du czar ; ils avoient des selles en broderie d’or, enrichies de pierreries. Son carosse étoit tiré par quatre chevaux des plus beaux qu’on pût voir, & couverts de magnifiques housses qui traînoient jusqu’à terre : paroissoit ensuite le clergé, avec des bannieres sur lesquelles on voyoit les images de la Vierge & de S. Nicolas, patron des Russes, & celles de quelques autres saints. Griska suivoit le clergé, monté sur un cheval d’une blancheur extraordinaire, environné des principaux seigneurs de Russie.

La ville retentissoit du son des cloches & des acclamations, Vive Demetrius, le czar de Russie : c’est le soleil & la brillante étoile du matin qui luit sur la Russie. Griska leur prodiguoit les souhaits les plus heureux, & leur disoit modestement : Mes sujets, priez pour moi. Il passa devant la maison de Godunof, &, comme s’il eut eu horreur d’un lieu qu’avoit habité son persécuteur, il se tourna avec précipitation d’un autre côté, & marqua quelque desir de la voir rasée.

Aussi-tôt le peuple se mit en devoir de le satisfaire, & en peu de tems elle fut détruite de fond en comble. Il s’enferma ensuite dans le palais des czars, & y passa trois jours à donner des fêtes & à se livrer au plaisir.

Plusieurs de ceux qui l’avoient examiné pendant sa marche, reconnurent en lui le moine Griska ; mais à peine osoient-ils gémir sur le malheur de leur patrie, & sur l’aveuglement de leurs concitoyens. Comme le patriarche Job avoit été déposé, le siege étoit vacant, & Griska ne pouvoit être sacré. Cet imposteur sentant qu’il étoit de son intérêt de n’en pas différer long-tems la cérémonie, & n’osant encore se déclarer pour le rit latin, nomma patriarche Ignace, archevêque de Rezan. Lorsque le nouveau patriarche eut pris possession de sa place, & eut été reconnu par le clergé, Griska se fit couronner avec les mêmes cérémonies qu’il avoit observées à son entrée.

Quelques écrivains assurent que le nouveau czar ayant entendu vanter la beauté de Cémie, fille de Godunof, voulut la forcer de sortir du couvent ; mais elle refusa toujours avec constance ; elle répondit qu’elle ne vouloit pas souiller ses yeux en les fixant sur un imposteur tel que lui. Les princes & les seigneurs qui avoient assisté au couronnement du nouveau czar, se rendirent dans la place du marché, le prince Brieski leur tint ce langage, selon l’ordre qu’il en avoit reçu : Russes, vous devez inviolablement être attachés aux intérêts du fils d’Yvan. Tirant ensuite de son sein une croix sur laquelle étoit gravée l’image de S. Nicolas, il la baisa, & dit que ce saint avoit jusqu’alors gardé l’empereur dans son sein, & qu’il le rétablissait sur le trône de ses peres pour la félicité des Russes.

Le peuple répondit par des acclamations, & ajouta : Dieu conserve notre czar, lui donne la santé, punisse ses ennemis & tous ceux qui manquent à l’obéissance qu’ils lui doivent.

Pour que Griska jouît tranquillement du fruit de son imposture, & qu’il fût solidement affermi sur le trône, il lui restoit une chose à faire : c’étoit d’engager la czarine Marie, veuve d’Yvan, à le reconnoître pour son fils. La conjoncture étoit délicate ; le tyran Godunof l’avoit enfermée dans un couvent, où elle avoit été exposée à la plus affreuse misere. Griska sentoit qu’en l’y laissant, on ne manqueroit pas de dire qu’il n’osoit paroître devant elle, par la crainte qu’il avoit qu’elle le désavouât pour son fils. D’un autre côté, il pensoit que cette princesse auroit beaucoup de répugnance à se rendre complice de son imposture, & à désavouer ce qu’elle avoit répété tant de fois sur la mort de Demetrius, en versant des larmes qui annonçoient sa tendresse & ses malheurs.

Après de mûres délibérations, il crut qu’il seroit plus dangereux pour lui de la laisser dans son couvent, que de la faire venir à Moscou. Cette derniere résolution prévalut : l’imposteur lui envoya des députés pour la prier de venir partager le trône avec lui. Marie se résolut sans peine à quitter sa triste retraite. Lorsque Griska sut qu’elle étoit près de Moscou, il alla au-devant d’elle, mit pied à terre si-tôt qu’il apperçut le carosse de cette princesse, & lui donna, en l’abordant, les plus grandes marques de tendresse & de respect.

Marie jetta d’abord sur lui des regard incertains ; son air triste & morne annonçoit à Griska ce qu’il avoit à craindre. L’imposteur eut recours dans ce moment à l’adresse & à l’astuce ; il commença par faire des imprécations contre la mémoire de Godunof ; ensuite il demanda pardon à sa mere des maux qu’elle avoit endurés depuis la mort d’Yvan son pere, & finit par lui dire qu’il cherchoit à les lui faire oublier par ses soumissions & son empressement à se porter à tout ce qu’elle pourroit desirer.

Marie reléguée depuis long-tems dans le fond d’un cloître au nord de la Russie, avoit des motifs assez pressans pour reconnoître Griska pour son fils. Elle fit un effort sur elle-même pour feindre toute la joie possible, & pour lui exprimer sa tendresse par des larmes & des transports auxquels le cœur n’avoit aucune part. Elle reprenoit, pour ainsi dire, une nouvelle vie, en recouvrant sa liberté. Obligée de céder aux circonstances, & de s’y plier, elle avoit tout à craindre en démasquant l’usurpateur. Elle le pria donc avec instance de monter dans son carrosse ; mais Griska la pria à son tour de permettre qu’il lui donnât toutes les marques de respect & de soumission qu’il lui devoit : La couronne de Russie étoit plus à vous qu’à moi ; je ne la porterai, ajouta-t-il, que pour mieux exécuter vos volontés. Il suivit assez long-tems son carosse à pied, & la tête découverte ; l’impératrice le força enfin de se couvrir, & de monter à cheval, en lui disant que c’étoit la premiere marque de soumission qu’elle exigeoit de lui. Il la conduisit dans le couvent destiné aux veuves des czars, & reçut d’elle toutes les caresses dont une mere tendre peut combler un fils chéri.

Les ruses de l’imposteur n’échapperent pas à tout le monde ; quelques seigneurs qui observoient les actions de ce nouveau prince, s’apperçurent qu’il faisoit plus de cas des Polonois que des Moscovites, & qu’il avoit une garde étrangere, composée de plusieurs compagnies de François, d’Anglois, d’Allemands, de Livoniens, de Suédois ; ils entrerent en défiance ; voyant d’ailleurs qu’il avoit dessein d’épouser une femme catholique Romaine, qui étoit la fille du vaivode de Sandomir, ils commencerent à changer leurs soupçons en certitude.

Un des principaux knès, nommé Basile Zuski, en parla à quelques autres seigneurs, qui conçurent le dessein de faire périr cet imposteur ; mais la conjuration fut découverte, & Zuski condamné à périr du dernier supplice. Le grand-duc néanmoins lui envoya sa grace sur le point de l’exécution, espérant de gagner par cette douceur l’affection des Moscovites. En effet, tout fut paisible jusqu’au jour de ses noces, qui furent célébrés le 8 Mai 1606, avec la magnificence que le tems comportoit.

La princesse Polonoise destinée au czar Griska étant arrivée avec un grand nombre de Polonois armés, les Moscovites recommencerent leurs complots, Zuski assembla chez lui plusieurs knès & boyards, & les engagea à secouer le joug de cet imposteur. Le 17 Mai, neuvieme jour de la cérémonie des noces, il se présenta une occasion favorable aux desseins des conjurés, & ils ne la laisserent pas échapper.

Le grand-duc & ceux de sa compagnie étant absorbés par Bacchus & Morphée, les Moscovites font, au milieu de la nuit, sonner le tocsin de toutes les cloches de la ville ; & ayant pris les armes, ils vont attaquer le château ; ils tuent d’abord les gardes Polonoises, & après avoir forcé les portes, ils entrent dans la chambre de Griska le sabre dans la main, & la croix dans un autre. L’usurpateur voyant sa mort présente, crut la pouvoir éviter en sautant par la fenêtre dans la cour, à dessein de se sauver parmi les gardes qui y étoient encore sous les armes ; mais il fut arrêté.

Dès qu’il fut entre les mains des conjurés, ils déchirerent sa robe, en vomissant contre lui toutes sortes d’injures. Les uns le frappent au visage, les autres lui tirent le nez, d’autres lui arrachent la barbe. Ceux qui avoient mis de la rivalité à lui marquer le plus de respect, en mettoient ce jour-là à lui faire les injures les plus grossieres. L’état déplorable dans lequel le czar se voyoit, lui arracha des larmes. Plusieurs lui demandoient, d’un ton ironique, s’il étoit Demetrius, fils d’Yvan, & lui disoient qu’il falloit qu’il eût été inspiré par le malin esprit, pour avoir osé se dire de la famille impériale.

Griska reprit en ce moment sa fermeté ordinaire, & répondit : « Vous savez que je suis le véritable fils d’Yvan IV, votre légitime empereur, couronné en présence de tous les Russes ; & si vous ne me croyez pas, allez trouver ma mere, elle vous dira la vérité ». Les Strelitz & leurs officiers se rangeant alors autour de lui, écartent la populace, le conduisent au palais, & jurent qu’ils le défendront jusqu’à la derniere goutte de leur sang, si la czarine douairiere le reconnoissoit pour son fils. Ils envoyerent en même tems des députés à cette princesse, pour la prier de dire si le czar actuellement régnant étoit véritablement son fils. Griska se crut alors sauvé ; il n’imaginoit pas qu’elle osât le desavouer pour son fils, après l’avoir reconnu aux yeux de toute la nation ; il espéroit que la crainte d’être maltraitée par celui qu’on proclameroit après lui, se joignant à la honte de se déclarer complice d’un imposteur, l’engageroit à le reconnoître encore pour Demetrius. Zuski étoit à la tête des députés qu’on avoit envoyés à cette princesse ; il la pria, au nom de toute la nation Russe, de dire la vérité, & lui promit qu’on oublieroit ce qu’elle avoit fait en faveur de l’imposteur, si elle vouloit faciliter aux Russes les moyens de se délivrer d’un tyran qui déshonoroit le trône des czars. Marie lui répondit en termes formels que cet imposteur n’étoit point son fils, qu’elle ne l’avoit reconnu pour Demetrius que par la crainte d’une mort prochaine, voyant tout le monde le proclamer comme fils d’Yvan, & frere utérin de Théodose.

Cette réponse fut l’arrêt de mort de Griska, qui auroit été plus heureux dans son cloître, si la modération de ses desirs avoit su l’y fixer. Les Strelitz l’abandonnerent à la fureur du peuple ; il se vit de nouveau en butte aux outrages les plus cruels : c’étoit une victime qu’on s’arrachoit. Un marchand se livrant aux derniers transports de la fureur, lui posta sur la tête un coup de bâton, & l’abattit à ses pieds. Tous ceux qui étoient présens voulurent avoir part au meurtre ; ils se disputoient le plaisir de le frapper. En vain ce malheureux prince imploroit le secours de ses soldats, de ses amis ; ses cris, ses plaintes, ses gémissemens, ne faisoient qu’irriter la fureur du peuple, qu’on peut comparer dans ces moments à un chien enragé. Il périt enfin sous les coups, & on continua pendant quelque tems à outrager son cadavre. On le traîna par toute la ville, & on le laissa exposé pendant tout le jour dans la place du marché.

Dès que la nouvelle de la mort de Griska se fut répandue, la fureur des Russes se tourna contre les Polonois. Joignant l’artifice à la force, ils firent sortir plusieurs de chez eux désarmés, en leur disant que le czar n’étoit pas mort, & qu’il les prioit d’aller au palais sans armes. Lorsque ces malheureux étoient dans la rue, on les massacroit. Plusieurs d’entr’eux, instruits aux dépens de leurs compatriotes, se tenoient enfermés chez eux, & vendoient chérement leur vie. Un gentilhomme Polonois, nommé Vitruski, se défendit avec tant de courage, qu’on fut obligé de faire venir du canon pour le forcer. Alors ce Polonois fit mettre à la fenêtre de la maison un drapeau blanc, comme pour marquer qu’il vouloit se rendre. Il fait jetter en même tems de l’or & de l’argent au milieu de la populace. Pendant qu’elle est occupée à le ramasser, il sort tout-à-coup avec ses gens, le sabre à la main, & la fureur dans les yeux, renverse tout ce qui s’oppose à son passage, & arrive au milieu de la place publique. Là le peuple & les Strelitz l’environnent, tuent une partie de ses gens, l’attaquent avec une fureur égale à la sienne. Il alloit être accablé sous le nombre ; mais quelques seigneurs Russes se trouvant là par hasard, arrêterent les coups qu’on se préparoit à lui porter, & le conduisirent dans un lieu de sûreté.

Le duc de Wisnioveski, qui avoit un hôtel d’une assez vaste étendue, reçut chez lui plusieurs Polonois, & se défendit si courageusement, qu’on ne put jamais le forcer, & qu’il fit périr la plus grande partie de ceux qui l’attaquoient.

Presque tous les marchands qui étoient allés à Moscou pendant les noces du czar, furent pillés & massacrés, parce qu’ils entretenoient commerce avec les Polonois. On ne respecta que les maisons des ambassadeurs, qui servirent d’asyle aux Polonois qui purent s’y retirer. On assure que dans cet horrible tumulte il périt 1200 Polonois & 400 Russes. Les Boyards sentant de quelle importance il étoit d’arrêter un pareil massacre, firent mettre les Strelits sous les armes, disperserent la populace, & établirent des gardes aux portes des maisons où il y avoit encore des étrangers.

C’est encore une question en Rustre si Griska étoit un imposteur, ou le véritable Demetrius ; ceux qui sont les mieux instruits de l’histoire de leur pays, prétendent que c’étoit un fourbe, & que la veuve d’Yvan ne le reconnut pour son fils que parce qu’elle craignoit, comme elle le dit elle-même, d’être la victime de la cruauté de Griska. Le peuple étoit prévenu en sa faveur ; il auroit été difficile & même dangereux de vouloir le dissuader ; elle avoit d’ailleurs obligation à son fils adoptif d’avoir vengé son véritable fils sur Godunof & sur toute sa famille, & en même tems de lui avoir rendu à elle-même la liberté. Dans toutes les revolutions, le peuple prend un parti avec chaleur. Et comment faire entendre raison à une populace effrénée, qui, dans ce moment, desiroit avec ardeur de voir triompher Griska ?

Petreius, dans sa Chronologie de Russie, dit positivement que c’étoit un imposteur. Les historiens Polonois prétendent au contraire qu’il étoit véritablement Demetrius, fils d’Yvan IV, dit le tyran ; ils disent qu’il ressembloit à Demetrius au point qu’on reconnoissoit sur lui les mêmes marques qu’on avoit vues à ce jeune prince : l’une étoit sur le nez, l’autre étoit sur la main. Il n’y a pas d’apparence, ajoutent-ils, que tant de personnes de marque qui n’avoient aucun intérêt à prendre le parti de Demetrius, se fussent déclarées si ouvertement pour lui, si elles n’avoient pas été convaincues de la vérité de fa naissance. Mais on sait assez combien il est facile dans un pays de révolutions, tel que la Russie, qu’un imposteur soit reconnu par ceux même qui sont persuadés de son imposture. L’intérêt, l’aiman des vils mortels, les a toujours fait déclarer pour ou contre dans un parti. Quant aux marques que le czar momentané avoit sur le visage, elles étoient l’effet du hasard ou de l’artifice.

L’imposture de Griska fut le germe de plusieurs autres ; divers fourbes se présenterent après celui dont nous venons de parler. M. de Voltaire a bien raison de dire dans son Histoire de la Russie, que moins les peuples sont policés, plus il est facile de leur en imposer.

Le premier de ces imposteurs ne se montroit jamais : ce n’étoit qu’une machine dont les ressorts étoient cachés. George Schacopski, garde du grand sceau de Moscovie, voyant sa patrie toute en desordre après la cruelle mort de Griska, & sentant bien qu’on immolerait à la tranquillité publique tous ceux qui lui avoient été attachés, chercha son salut dans la fuite. Il sortit de Moscou, accompagné de deux Polonois, en habit Russien, & prit le chemin de Putivol, ville qui avoit toujours été fidelle au faux czar. Sur la route, il sema le bruit que le czar Demetrius avoit échappé à la fureur de ses ennemis ; & montrant l’un des Polonois qui l’accompagnoit, il laissoit soupçonner que c’étoit ce prince.

Les libéralités dont il accompagnoit ses discours eurent le don de persuader. Arrivé à Putivol, il assura les bourgeois que Demetrius s’étoit sauvé en Pologne pour y chercher les secours de ses alliés, & qu’il l’avoit envoyé vers eux pour leur dire qu’il étoit vivant & en lieu de sûreté. Ces sujets fideles protesterent à Schacopski qu’ils étoient prêts à sacrifier leurs biens & leurs vies pour leur souverain.

Content de ce premier succès, il envoie vers les Tartares, & leur donne rendez-vous à Putivol ; les Cosaques s’y rendent aussi de tous côtés, & quatorze châteaux se déclarent pour le prétendu Demetrius. Ishoma, l’un des plus grands seigneurs de Russie, fortifie le parti d’un corps de troupes considérable.

Le nouveau grand-duc Zuski, alarmé de ces nouvelles, assembla une armée à la hâte, & marcha pour combattre ses ennemis ; mais à la premiere rencontre, il fut mis en déroute, & réduit à se sauver en hâte à Moscou. Ishoma le poursuivit, & bloqua la ville. Sur ces entrefaites, Jean Polutnich arriva de Pologne avec un renfort de 12,000 Cosaques, & une commission du faux Demetrius qui donnoit ordre à Ishoma de lui remettre le commandement de l’armée. Celui-ci indigné de l’affront qu’on lui faisoit, se rangea du côté de Zuski avec 9000 Cosaques qu’il sut s’attacher, & l’assura qu’il n’y avoit point de Demetrius à Putivol, & qu’on combattoit pour un fantôme.

Quatre mille hommes ayant encore suivi son exemple, Schacopski & Polutnich, contraints de se retirer, se jetterent dans Thula, où Zuski alla les assiéger. La ville se trouva bientôt à la derniere extrémité, faute de provisions. Les habitans réduits à manger les animaux les plus vils, menacerent ces deux généraux de se rendre à Zuski. Polutnich tâcha de les rassurer, en leur protestant qu’ils avoient vu en Pologne un jeune homme de 28 à 30 ans qui se faisoit passer pour grand-duc de Moscovie, qu’il ne pouvoit pas dire précisément si c’était Demetrius, parce qu’il ne l’avoit jamais vu ; mais que s’ils vouloient lui donner quelqu’un qui eût connu ce prince, il l’envoyeroit en Pologne pour en savoir la vérité, & qu’après cela, ils prendroient telle résolution qu’ils voudroient.

Ils consentirent à cette proposition. Le prétendu Griska étoit un gentilhomme Polonois qui, ayant fait réflexion sur les vicissitudes de la vie d’un imposteur couronné, aima mieux retourner dans son pays, & y terminer ses jours dans la tranquillité obscure d’une condition privée, que de courir la fortune de celui dont on lui avoit fait prendre le nom. Un second Demetrius prit sa place ; Michayetski, seigneur Polonois, produisit celui-ci ; & l’ayant conduit à Putivol, il y fut reçu avec tous les honneurs imaginables. Après y avoir passé quelques jours à ramasser des troupes, il se mit en campagne, où il fut rencontré par l’envoyé des habitans de Thula. Celui-ci ayant connu le véritable Demetrius, fut surpris de l’effronterie de celui qui prenoit son nom.

Le faux Demetrius craignant qu’il n’allât rendre compte de son imposture, le retint, & marcha droit à Thula pour y porter de ses nouvelles. Il n’étoit plus tems ; la ville venoit de se rendre à Zuski, qui fit pendre, contre sa parole, Federowitz, homme de mérite & de qualité, & charger de fers Polutnich & Schacopski, qui moururent de faim & de misere dans leur prison. Thula ayant été réduite au pouvoir de Zuski, les Cosaques qui étoient dedans embrasserent son parti, & ce prince les envoya au siege de Catuga, principale retraite de ceux qui tenoient pour Demetrius ; mais sur sa route, ses soldats sollicités par ceux qui venoient de se ranger sous ses enseignes, se mutinerent : le désordre se mit dans son camp ; les troupes prennent la fuite, jettent armes & bagage, & les Cosaques portent à Catuga, comme en triomphe, les provisions & l’artillerie du grand-duc.

Demetrius fortifié de ce secours & d’un grand nombre de Polonois & de Moscovites qui se joignirent à lui, marcha à ses ennemis, leur tua 8000 hommes, & fit prisonnier Misinoweski, & plusieurs autres personnes de qualité se rendirent auprès de lui avec des troupes. Zuski qui avoit ramassé un corps de 17000 hommes peu aguerris, voulut tenter un second combat, qui ne lui fut pas plus avantageux que le premier, il fut mis en deroute, à peine 5000 hommes purent se sauver dans Moscou, où peu de jours après ils furent forcés de se rendre au vainqueur, & de prendre parti dans son armée ; tous les forts & villes des environs ouvrirent leurs portes à Demetrius.

Alors se croyant maître de la campagne, il s’avança à grande journées vers Moscou, qui se seroit aussi rendu sans la trahison de 5 ou 6000 hommes de son armée qui se jetterent dans cette ville. Les habitans firent des propositions, on ne voulut point les écouter qu’ils ne livrassent Zuski entre les mains de Demetrius.

Cependant sur la nouvelle qui s’étoit répandue que Basile Zuski, parent du grand duc, avoit levé une armée, & s’étoit fortifié à une lieue de Moscou, le duc Roman Reniski Polonois, général de l’armée des assiégeans, l’alla forcer dans ses retranchemens, lui tua bien du monde, & le fit prisonnier. Le grand duc ayant rallié les débris de cette armée, vint de nouveau attaquer celle de Demetrius, mais ce ne fut qu’à sa confusion. Ses troupes repoussées se retirerent en désordre, & les Moscovites affoiblis par tant de pertes, songerent à prendre de nouvelles mesures. Ils donnerent la liberté aux ambassadeurs Polonois, au palatin de Sandomir, à la grande duchesse sa fille veuve de Demetrius Griska, à condition qu’ils s’emploieroient auprès du roi Sigismond, pour l’obliger à rappeller ses troupes. Demetrius en ayant avis, & connoissant de quelle importance il étoit d’avoir ces personnes en son pouvoir, envoya 2000 hommes de cavalerie pour leur couper le passage, & les fit amener dans son camp. L’étonnement parut d’abord sur leur visage à la vue du faux Demetrius ; & les assurances qu’ils donnerent ensuite que ce n’étoit point le mari de la grande-duchesse, exciterent quelques murmures ; mais on prit soin de les étouffer.

Cependant le palatin de Sandomir délibéroit avec ses amis si cette princesse reconnoîtroit ce Demetrius pour son mari ; les sentimens étoient partagés ; mais Marine, c’étoit le nom de cette princesse, se flattant que ce mariage seroit plus heureux que le premier, fit évanouir tous les scrupules, & résolut de S’accommoder du tems, & de se conserver dans la grandeur. La fin cruelle de Griska, les outrages dont elle fut accompagnée, auroit dû mettre des bornes à l’ambition de cette princesse. Elle alla trouver Demetrius, & le reconnut pour son mari en présence de toute l’armée ; elle l’embrassa avec transport, & lui donna les marques les plus caractérisées d’une grande joie & d’une vive tendresse. On feignit qu’une indisposition avoit retardé cette démarche pendant les dix jours qui s’étoient écoulés depuis son arrivée au camp. Une infinité de gens se trouverent affermis par cette reconnoissance simulée dans le parti de Demetrius ; & toute la Moscovie, à la réserve des provinces de Novogorod & de Smolensko, le reconnut. Il auroit sans doute régné paisiblement, si la Pologne avoit continué à lui donner du secours, & si le roi Sigismond, voulant profiter des troubles de Moscovie, n’avoit pas songé à s’en rendre maître.

L’armée de Demetrius s’affoiblit par la désertion des Polonois ; le désordre se mit dans ses troupes, & les Moscovites, lassés du gouvernement de Zuski, affoiblis par des pertes continuelles, fatigués des embarras de la guerre, se voyant encore exposés aux malheurs d’un siege, envoyerent des députés au camp de l’imposteur, pour proposer aux officiers d’abandonner réciproquement leur czar, & d’en élire un nouveau d’un consentement unanime. Ce sentiment fut appuyé à Moscou par le prince Galitzin & par un autre seigneur ; ils inspirerent leurs sentimens aux chefs de la noblesse & aux principaux bourgeois. La haine qu’ils portoient aux souverains leur donna de l’éloquence ; le bas peuple & les soldats furent, en peu de tems, tous disposés à satisfaire leurs desirs. En vain le patriarche Hermogene & quelques Boyards leur représenterent combien il étoit indigne de déposer un prince qui étoit monté sur le trône du consentement de toute la nation. Les conjurés s’assemblent, vont au palais impérial, enlevent le czar & la czarine, & les conduisent dans la maison que Basile Zuski occupoit avant que de monter sur le trône. Ce prince régna quatre ans & trois mois, & n’essuya pendant ce tems que des tribulations. Ce qui y mettoit le comble, étoit Ivan Vorotinski, son proche parent, qui étoit à la tête des conjurés, & le plus empressé à le chasser du palais. Les Boyards, après cette injuste action, s’assemblerent, & porterent un édit par lequel ils déclaroient le trône vacant ; ils envoyerent ensuite de nouveaux députés au camp de l’imposteur, pour avertir les officiers & les soldats de ce qu’ils venoient de faire. On proposa de chasser leur czar, & de venir avec eux en élire un nouveau. Ceux-ci leur répondirent qu’ils ne se laisseroient point entraîner au mauvais exemple, & que si, contre la foi donnée & la foi reçue, ils avoient déposé leur souverain, ils ne devoient pas espérer de trouver de complices de ce crime. Cette réponse, toute sensée qu’elle étoit, ne fut pas capable de faire rentrer les Boyards dans leur devoir ; ils firent conduire Basile Zuski dans le couvent de Czeudon. Lorsqu’il y fut arrivé, l’archimandrite, selon la coutume usitée à l’égard de ceux qui embrassent la vie monastique, lui demanda ce qu’il vouloit ; Basile qui, de la puissance suprême alloit passer à l’état le plus obscur, lui répondit qu’il ne vouloit rien : un seigneur qui étoit présent répondit à l’archimandrite pour Zuski, & dit qu’il demandoit l’habit religieux, & on le fit moine malgré lui. Le même jour on conduisit la czarine dans un couvent de religieuses, où on la força de prononcer ses vœux. On prétend que cette cruelle violence se pratiquoit anciennement par les tyrans occidentaux, chrétiens, latins, & que l’usage des chrétiens Grecs étoit de crever les yeux.

Demetrius, pendant ces troubles, s’étoit retiré à Catuga, qui lui fut toujours fidelle. Ayant reçu quelque secours, il voulut se mettre en campagne ; mais il fut assassiné au milieu d’un festin, sur la fin de l’année 1610, par les Tartares, qui vengerent par-là la mort de leur prince Kasimowski qu’il avoit fait noyer. Personne ne doutoit qu’il ne fût un imposteur ; plusieurs assuroient qu’il avoit été maître d’école à Scola, ville de la Russie-Blanche, dont les Polonois l’avoient tiré pour servir à l’avancement de leurs desseins ; & d’autres vouloient qu’il eût été Juif. Son fils ne laissa pas d’être élu grand-duc par les habitans de Catuga. Le duc Zarveki, général des Cosaques, se déclara pour lui, & fit consentir les Russiens à le reconnoître pour leur prince légitime, sous promesse de leur aider à chasser les Polonois. On croit avec fondement que cet enfant étoit supposé ; mais Michel Federowitz ayant été élu grand-duc par les Moscovites, il gagna par argent les Cosaques qui étoient encore à Catuga. On lui livra le duc Zarveki, la grande-duchesse Marie & son prétendu fils ; le premier fut empalé, & les deux autres, jettés dans la riviere, sous la glace, & noyés.

Cet exemple auroit dû faire éclipser les imposteurs ; il n’étoit pas même vraisemblable qu’il s’en présentât encore ; mais le démon de l’ambition en suscita un troisieme : c’étoit une espece de scribe qui, prenant le nom de Demetrius, fit répandre le bruit qu’il s’étoit sauvé des mains du tyran Boris, de l’usurpateur Zuski, mais encore qu’il avoit échappé à la fureur des Tartares. Quelque ridicule que fût cette fable, elle fut du goût de ce peuple grossier.

Ce nouveau Demetrius étoit hardi, entreprenant, & ne manquoit ni d’esprit ni de conduite. Il ramassa d’abord une centaine de Russiens, reste infortuné des dernieres guerres : plusieurs personnes de la lie du peuple se joignirent à lui. Son parti étant devenu considérable, il se mit en campagne ; & après avoir fait publier un manifeste pour exhorter ses fideles sujets à le reconnoître, il marcha vers Novogorod, où la populace le reçut avec des acclamations de joie.

Les habitans de Jama & d’Iwanogrod suivirent cet exemple. Lorsqu’il se vît maître de ces places, il dépêcha un envoyé au roi de Suede pour le prier d’embrasser sa défense contre l’usurpation de Federowitz. Le roi fut surpris de cette ambassade ; il ne pouvoit s’empêcher d’admirer ce Demetrius, toujours immortel, après avoir été tué tant de fois. Cependant il envoya un de ses sujets à Iwanogrod, pour s’informer qui étoit ce Demetrius, & pour l’assurer de son secours s’il étoit vrai qu’il fût celui qui avoit été couronné à Moscou en 1605. Mais comme cet imposteur sut que l’envoyé de Suede avoit connu particulièrement celui dont il prenoit le nom, il feignit quelque incommodité, & envoya les chefs de son conseil pour traiter avec lui : mais le Suédois lui fit dire qu’il avoit des instructions secretes qu’il ne pouvoit communiquer qu’à lui. On le remit de jour en jour, & ces délais firent connoître à cet envoyé que ce nouveau Demetrius étoit aussi fourbe que ceux qui l’avoient précédé. Il se retira.

L’imposteur ne laissa pas de s’avancer vers Pleskow, qu’il fit sommer. Cette place considérable étoit sur le point de se rendre, lorsque l’armée de Federowitz paroît. Le nouveau Demetrius prend l’alarme, s’enfuit, & laisse armes & bagages au pouvoir du grand-duc. Les officiers de ce prince croyant avoir dissipé cette populace, se retirerent avec l’armée ; mais à peine furent-ils éloignés, que les habitans de Pleskow rappellerent Demetrius, & le reçurent comme leur prince légitime. Il profita peu de cet avantage, & abusa de son autorité jusqu’à violer brutalement les femmes & les filles. On le chassa : les Moscovites l’abandonnerent, les Cosaques se retirerent ; enfin on se saisit de lui, & on l’envoya, pieds & mains liés, au grand-duc, qui le fit pendre à une chaîne à l’une des portes de Moscou.

Les Demetrius mouroient & renaissoient tout de suite : en voici un quatrieme qui va paroître sur la scene : on le disoit fils de Demetrius Griska ; on ajoutoit que lorsque celui-ci avoit été assassiné, la princesse sa femme, qui étoit grosse, trouva le moyen de sauver la vie à son fils. Dès qu’il fut né, on le remit à un Cosaque dont la femme venoit d’accoucher, lequel apporta secrétement son enfant, & emporta celui de la princesse. Ce prétendu prince fut baptisé par un pope ou prêtre du pays, qui lui imprima des caracteres en croix sur les épaules avec une eau forte, pour marquer qu’il étoit d’une naissance royale. Cependant le Cosaque l’emporta dans son pays, & l’y éleva avec beaucoup de soin, parce qu’on lui avoit donné une somme considérable pour le nourrir.

La mere de Demetrius mourut quelque tems après, lorsqu’elle se disposoit de retourner en Pologne. Elle fit confidence, avant que de mourir, à quelques-uns de ses domestiques de la maniere dont elle avoit sauvé son fils : mais le Cosaque mourut, sans qu’on pût savoir ni le tems, ni le lieu de sa mort, ni où il avoit laissé le jeune Demetrius. Le hasard voulut qu’en 1632 ce prince allât aux étuves de la Russie-Noire, appellée Sunburg, à douze milles de Lovembourg ; on apperçut sur son dos des marques qui parurent extraordinaires.

Jean-Nicolas Daniclonski, trésorier du royaume, en eut avis, & envoya chercher le jeune homme. Ayant considéré ces caracteres, il les fit déchiffrer par un pope ou prêtre Russe qui entendoit la langue, & qui assura que ces lettres signifioient fils du czar Demetrius.

Aussi-tôt on entendit par-tout des cris de joie, & le trésorier lui fit faire des habits très-riches, pour le faire paroître selon son rang. Il envoya en même tems un courier auprès du roi de Pologne Uladislas IV, qui fit venir le jeune Demetrius à Varsovie, & lui donna un très-bel équipage. Il étoit alors âgé de 26 ans : son air majestueux annonçoit ce qu’il étoit, & inspiroit du respect pour sa personne.

Ces nouvelles étant portées à Moscou, le grand-duc Alexis Michaelowitk envoya en Pologne pour demander qu’on lui livrât Demetrius ; mais il ne put l’obtenir. Après la mort du roi Uladislas, arrivée l’an 1648, les choses changerent de face. Jean Casimir, son successeur, obligé de cultiver l’amitié du grand-duc de Moscovie, renvoya Demetrius. Cet infortuné se retira à Revel en Livonie, petite république, sous la protection du roi de Suede, & de-là à Riga, d’où il passa en Suede. N’y trouvant pas assez de sûreté, il alla chercher un asyle auprès du duc de Holstein, prince de la maison royale de Danemarck, où il fut très-bien reçu. Ce duc envoya deux ambassadeurs en Moscovie, dont l’un, nommé Burchman, emprunta, au nom du duc, une somme de 100,000 écus (d’autres disent de 300,000) au garde du trésor du grand-duc de Moscovie.

Un facteur Moscovite qui étoit à Lubeck, fit offrir au duc de Holstein la remise de l’obligation de cette somme, s’il vouloit envoyer au grand-duc le prince Demetrius, qu’il traitoit d’imposteur. L’affaire fut conclue, & le malheureux prince fut la victime de l’intérêt. On le mit par force dans un vaisseau, & on le conduisit à Moscou. Dès qu’il y fut arrivé, on fit paroître devant lui une pauvre femme corrompue par l’argent ; elle protesta être sa mere. Demetrius détourna la tête & les yeux qu’il leva au ciel, ne pouvant parler, parce qu’on lui avoit mis un baillon dans la bouche. Le même jour dernier Décembre 1653, on lui coupa la tête & les quatre membres, qu’on éleva sur des perches devant le château de Moscou. Le tronc du corps fut laissé sur la place, & dévoré par les dogues.

Toutes ces aventures, qui tiennent du fabuleux, dit M. de Voltaire, & qui sont pourtant très-vraies, n’arrivent pas chez les peuples policés qui ont une forme de gouvernement réguliere.