Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Eugene

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EUGENE, l’an 392 de Jesus-Christ.


Argobaste, préfet du prétoire, & ensuite général des armées de Valentinien, perdit cette charge, parce qu’il avoit engagé l’empereur dans une guerre malheureuse contre les François. Plein de ressentiment & d’ambition, il se vengea du prince qui le dépouilloit, en le faisant étrangler par des eunuques, en 392. Le meurtrier n’osant se placer sur le trône Impérial, parce qu’il étoit François d’origine, & par conséquent considéré comme barbare, voulut y faire monter une de ses créatures. Il choisit un nommé Eugene, homme d’une basse naissance, lequel avoit enseigné la Rhétorique. Argobaste l’ayant jugé digne de sa confiance, l’avoit tiré de sa place obscure de rhéteur, pour lui procurer celle de secrétaire de l’empereur.

Eugene étoit chrétien, comme Argobaste étoit païen ; c’est-à-dire, que leur cœur ne reconnoissoit d’autres dieux que leur ambition. Cependant le secrétaire assez sage pour n’être pas ébloui de sa fortune, se conduisoit avec modestie, & gardoit les apparences de la probité : S. Ambroise fut la dupe de son hypocrisie, & l’honora d’une sincere amitié.

Lorsqu’Argobaste découvrit à Eugene le grand dessein qu’il avoit sur sa personne, il eut de la peine à consentir à l’assassinat de l’empereur, & à sa propre élévation. Les sollicitations vives & pressantes d’un protecteur qui pouvoit devenir un redoutable ennemi, entraînerent Eugene ; il y fut encore excité par les flatteuses prédictions des devins & des astrologues, dont les promesses toujours chimériques se réalisent quelquefois, parce qu’elles encouragent au crime les esprits foibles qui y ajoutent foi. Aussi-tôt après la mort de Valentinien, Eugene fut proclamé empereur par les soldats dont Argobaste disposoit souverainement. De toutes les provinces de l’Occident, l’Afrique seule refusa de lui obéir, & ne voulut recevoir des ordres que de Théodose.

Eugene passa en Italie avec une armée qu’il avoit conduite d’abord sur le Rhin. Argobaste employant la puissance qu’il avoit dans la Gaule, & le crédit que sa naissance lui donnoit chez les barbares, y avoit joint des garnisons Romaines & des corps nombreux de Francs, de Saxons & d’Allemands. Théodose, le véritable empereur, le suivit bientôt avec une armée moins nombreuse, mais non moins courageuse que la sienne. Argobaste qui l’attendoit aux pieds des Alpes, fut bien surpris de voir son armée couvrir la plaine. La bataille fut bientôt engagée ; elle se livra sur les bords d’une riviere nommée alors Frigidus, aujourd’hui le Vipao, dans le comté de Gorice, à 12 lieues au nord-est d’Aquilée.

Théodose commença la charge en détachant sur l’ennemi les Barbares auxiliaires, sous la conduite de Gaïnas ; ils rencontrerent une résistance invincible. Argobaste se trouvoit par-tout, animant les soldats du geste, de la voix, & plus encore de l’exemple. Le carnage fut horrible ; 10,000 Goths resterent sur la place, & le reste prit la fuite. Théodose plus affligé qu’effrayé d’un si funeste commencement, monta sur un roc élevé ; là se prosternant à terre à la vue des deux armées, il eut recours aux prestiges de la religion, & s’écria d’une voix assez haute pour être entendu des siens : Dieu tout-puissant, vous savez que je n’ai entrepris cette guerre, au nom de Jesus-Christ votre fils, que pour punir un attentat criminel. Si je suis coupable, exercez sur moi votre vengeance ; mais si c’est la justice & la confiance en votre protection qui m’ont mis les armes à la main, étendez votre bras pour nous secourir, afin que ces ennemis infidèles ne disent pas : Où est leur Dieu.

Étant ensuite descendu, il fit avancer ses troupes ; le choc fut violent, & soutenu avec une égale vigueur. Bacure, un de ses généraux, fit dans cette journée des prodiges de valeur, s’élançant hors des rangs à la tête de ses plus braves soldats. Il affronta mille fois la mort, renversant tout devant lui, rompant les escadrons ennemis, & se jettant, tête baissée, dans les plus épais bataillons, pour atteindre le tyran qui se tenoit à l’arriere-garde. Enfin l’intrépide Bacure, percé de coups, tomba sur des cadavres qu’il avoit abattus à ses pieds. La nuit sépara les combattans avant que la victoire fût décidée. La plus grande perte fut du côté de Théodose, & les ennemis se crurent vainqueurs.

Les généraux conseilloient à ce prince de se retirer pour assembler de nouvelles troupes, & revenir au printems suivant avec des forces supérieures ; mais Théodose rejettant ce conseil avec indignation : Non, dit-il, la croix ne fuira pas devant les images d’Hercule ; je ne déshonorerai point par une lâcheté sacrilege le signe de notre salut. Pour entendre cette réponse, il faut savoir que l’image d’Hercule flottoit sur les étendards d’Eugene, protecteur du paganisme, & la figure de la croix sur les enseignes de Théodose. Cet empereur ayant été fortifié la nuit par un songe, engagea une nouvelle bataille le lendemain. Eugene voyant de loin défiler les premiers rangs de l’armée de son ennemi, fait sonner l’alarme. Étant monté sur un petit tertre pour être témoin de la victoire, Allez, dit-il, c’est un forcené qui ne cherche qu’à mourir ; prenez-le vivant, & amenez-le ici chargé de fers.

Un moment après le comte Arbitrion, un des principaux officiers d’Eugene, l’abandonne, & se joint à Théodose avec ses troupes. L’empereur fortifié par ce secours, saute à bas de son cheval, & s’avançant à la tête de ses soldats l’épée à la main, marche seul à l’ennemi, en s’écriant : Où est le dieu de Théodose ? Tous ses bataillons effrayés du péril où il s’expose, s’empressent de le suivre. On étoit arrivé à la portée du trait, lorsque l’air se couvrit d’une obscurité si épaisse, que quelques historiens l’ont prise mal-à-propos pour une éclipse de soleil. Après un murmure sourd, il s’éleve tout-à-coup un vent impétueux qui attaque l’armée d’Eugene, selon le rapport de quelques auteurs crédules ; d’affreux tourbillons arrachent à ses soldats les armes des mains, dissipent leurs traits, tandis qu’ils donnent plus de force à ceux de Théodose. Les troupes d’Eugene aveuglées de poussiere, & accablées des traits des ennemis, prennent la fuite, & celles qui restent reconnoissent Théodose pour empereur, parce qu’il étoit victorieux.

Le tyran reposoit alors avec sécurité sur une éminence. Voyant venir à lui quelques-uns de ses soldats qui couroient avec précipitation, il s’imagine qu’on lui apporte la nouvelle de sa victoire. Où est Théodose ? s’écria-t-il, me l’amenez-vous enchaîné, comme je vous l’ai commandé ?… C’est vous-même, répondent les soldats, que nous allons conduire à Théodose ; Dieu, plus puissant que vous, nous l’ordonne ainsi. En même tems ils lui arracherent la pourpre, l’enchaînent, & le traînent avec eux. On le présente au vainqueur, qui prononça son arrêt de mort ; & tandis qu’Eugene tout tremblant demande la vie, un de ses propres soldats lui abat la tête d’un coup de sabre. On la porta au bout d’une pique dans les deux camps.

Cette mémorable victoire fut remportée le 6 septembre 394 ; elle soumit à Théodose tout l’empire d’Occident, & la tyrannie d’Eugene passa comme une ombre, sans laisser aucune trace. Argobaste, auteur de tous ces maux, se tua lui-même de deux coups d’épée.