Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Mazaniello

Osman  ►


MAZANIELLO, l’an 1646.


Le royaume de Naples le théatre de plusieurs révolutions, fut désolé vers le milieu du dernier siecle, par des factions populaires. La domination Espagnole paroissoit insupportable à ce peuple, aujourd’hui si heureux sous le gouvernement des Bourbons, & il tenta de la secouer en 1646. L’occasion de leur révolte fut un de ces accidens qui font voir que les plus grandes affaires n’ont souvent que des commencemens très-petits.

Un fruitier âgé de 14 ans, qui se mêloit aussi de vendre du poisson, nommé Thomas Aniello ou Mazaniello, fut inquiété par les fermiers de la taxe sur le fruit, à l’occasion d’un panier de pommes qu’il avoit exposé en vente dans le marché. Le peuple lassé des impositions excessives dont il étoit surchargé, murmuroit depuis long tems contre la dureté du gouvernement, & Mazaniello étoit des plus animés. Comme les receveurs le pressoient, outré de leur avarice, il prit les pommes, & les jetta à terre, en réclamant le secours du peuple.

Une nombreuse populace se rangea autour de lui. Il leur dit tout en colere : Il faut que je sois pendu, ou que je délivre cette ville des impositions. On commença d’abord à le tourner en ridicule, en lui disant : Voilà un beau personnage pour un si grand dessein. Mazaniello en colere, leur réplique : Ne riez point : si j’en avois deux ou trois de mon humeur, vous verriez ce que je saurois faire. Et que ferois-tu, lui dirent quelques mécontens ? Donnez-moi votre parole d’honneur, répondit le fruitier, que vous ne m’abandonnerez point, & vous verrez ce que je ferai. Comme on le vit déterminé, plusieurs mécontens profiterent du mouvement que ses discours donnoient aux esprits. On le favorisa secrétement : il arma environ 2000 artisans avec de gros bâtons ferrés, achetés des deniers qu’ils mendioient de boutique en boutique.

Lorsque les commis se présenterent de nouveau pour lever l’impôt sur le fruit, ils furent repoussés à coups de pierres. Alors Mazaniello voyant qu’ont leur avoit fait prendre la fuite, monta sur une des plus hautes tables des fruitiers, & harangua le peuple à sa maniere. Voici son discours tel que Rocoles le rapporte ; il est digne de la grossiéreté d’un pêcheur, & de l’éloquence d’un tel écrivain :

« Réjouissez-vous, mes chers freres, rendez graces à Dieu de l’heure qui arrive de votre rachat ; ce pauvre homme que voici déchaussé, ainsi qu’un nouveau Moïse, qui retira le peuple d’Israël de la servitude, vous rachetera aussi de la tyrannie des gabelles, qu’on nous avoit ci-devant imposées pour un tems, & rendues éternelles par l’avidité insatiable des exacteurs. Un pêcheur, nommé Pierre, remit par sa voix la ville de Rome de la servitude de Satan à la liberté de Jesus-Christ, & ensuite tout le monde ; & un autre pêcheur, qui est Mazaniello, remettra de la rigoureuse exaction de tant de subsides, à la jouissance totale de la premiere grace & liberté, une ville de Naples, & ensuite un royaume entier ; vous secouerez désormais l’insupportable joug des surcharges infinies qui jusqu’à maintenant vous ont tenus abattus & accablés. Je ne me soucie pas, du reste, d’être mis en pieces & traîné par toutes les rues de Naples ; je veux bien que tout mon sang sorte des veines de mon corps, & que cette tête en soit détachée, & qu’en cette place je sois pendu à un poteau, comme auteur du soulévement : je mourrai content & glorieux, pourvu que je rétablisse l’honneur de ma patrie ».

Ce discours tout grossier & tout extravagant qu’il étoit, produisit un effet merveilleux, parce qu’il étoit adressé à des hommes qui n’étoient pas faits pour des choses plus relevées. Le nombre des rébelles augmenta considérablement ; on en comptoit jusqu’à 10,000, tous prêts à exécuter les ordres de leur chef. Mazaniello les mena d’abord au bureau des gabelles, où ils mirent le feu, en criant : Vive le roi, au diable le mauvais gouvernement. De-là ils coururent au palais du vice-roi : les 2000 jeunes gens qui s’étoient d’abord enrôlés au service de Mazaniello étoient à la tête, portant en guise d’étendard un chiffon de toile noire, attaché au bout d’une canne, & tenant à la pointe de leurs hallebardes & de leurs bâtons le pain que les boulangers leur vendoient fort cher, à cause des taxes. Ils crioient de toute leur force : Vive le roi d’Espagne, & point de Maltote ; ensuite poussant des hurlemens lamentables ; Ayez pitié, disoient-ils, des ames du purgatoire, qui ne peuvant plus supporter la charge qui les accable, vont cherchant leur salut, Frères, coopérez avec nous ; sœurs, aidez-nous dans une entreprise si juste & si nécessaire pour le bien public.

C’est en poussant ces douloureux accens qu’ils arriverent aux prisons de Saint-Jacques. Ils en tirerent tous les prisonniers, & les associerent à leur rébellion. Ensuite s’étant rendus au palais du vice-roi, ils forcerent la garde & les postes, & exigerent qu’on leur exhibât l’original des privileges accordés à leur ville par l’empereur Charles-Quint. Le duc d’Arcos le leur accorda sur le champ ; on ne pouvoit guere le leur refuser avec sûreté. Après avoir obtenu cette premiere demande, ils en firent une seconde ; ce fut d’exiger de lui qu’il consentît à accepter Mazaniello pour collegue dans le gouvernement ; le duc fut encore réduit à leur accorder cet article. Ainsi Mazaniello, de pêcheur se vit tout-à-coup vice-roi.

« Mazaniello néanmoins, dit Rocoles, ordonna au peuple de se pourvoir de toutes les armes nécessaires : on n’entendoit autre chose que bourdonner le tambour & les trompetes, déployer les enseignes, choisir des soldats, fourbir des épées, nettoyer les mousquets, aiguiser les piques, bander les pistolets, ajuster les munitions, & bruire les harnois ; les villageois même du voisinage des environs paroissant aux portes de la ville, causoient non moins de terreur que de surprise, en les voyant avec les charrues, les bêches, pelles de fer, faucilles & grands couteaux, se préparer avec les citoyens pour la défense commune ; même les femmes venoient en nombre incroyable & extraordinaire, armées comme leurs maris. On n’entendoit retentir qu’horreur, sang & épouvante ».

On sent tout ce qu’on pouvoit attendre d’un peuple non moins irrité contre la noblesse que contre les Espagnols. Le nouveau gouverneur qui se plaisoit à seconder la fureur de tous ces rébelles, sacrifia à leur haine soixante des plus beaux palais, qui furent bridés sans miséricorde : vaisselle, meubles, papiers, tout fut consumé par le feu, sans qu’on en pût sauver la moindre chose. Les massacres succéderent bien-tôt à l’incendie ; tout étoit suspect au féroce Mazaniello, & la mort suivoit de près ses plus légeres défiances. Naples passa sept jours entiers dans ces horreurs, plus dignes d’un peuple barbare que des hommes policés. Enfin lorsque la rage fut assouvie, on parla de paix ; Mazaniello la donna telle qu’il voulut, & en souverain. On chanta le Te Deum, comme pour une victoire. Mazaniello se produisit dans les rues de Naples comme un triomphateur ; il harangua le peuple, mêlant dans ses discours tantôt le soleil, tantôt la lune, & montrant dans ses propos, ainsi que dans sa conduite, le plus insensé des tyrans. Mais son triomphe fut de peu de durée, il ne survécut que deux jours à la gloire du traité. Les honneurs qu’on lui rendoit, la bonne-chere & les veilles qu’il avoit employées à régler toutes choses comme il avoit imaginé, & d’une maniere infiniment bizarre, lui avoient si fort dérangé la cervelle, que ses extravagances ayant attiré le mépris public, le vice-roi le fit tuer à coups d’arquebuse ; un boucher lui coupa la tête, & on la promena sur la pointe d’une hallebarde. Son corps fut traîné par les rues, sans que le peuple se mît en peine de l’empêcher. Ses principaux complices eurent le même sort que lui, & les cris redoublés vive le roi d’Espagne, Mazaniello est mort, intimiderent tellement la populace, qu’elle fut pendant quelque tems tranquille.

La haine contre la domination Espagnole s’étant réveillée, ce peuple trouva qu’il n’avoit manqué dans sa révolte que dans le choix du chef qu’il s’étoit donné ; on ne songea plus qu’à en substituer un autre qui, par son autorité & par sa naissance, fût plus capable de la soutenir. Son choix tomba sur don François de Toralto, prince de Massa, à qui il donna le commandement des troupes.

Pendant que ces troubles déchiroient Naples, Henri, duc de Guise, étoit à Rome, où il poursuivoit la dissolution du mariage qu’il avoit contracté dans les Pays-Bas avec la comtesse de Bossu. Ce prince fier, brave, bouillant, ne cherchoit qu’à se signaler par des aventures extraordinaires. Aux premieres nouvelles qu’il eut de la révolte des Napolitains, il crut avoir une occasion propre à former quelqu’entreprise qui pût lui donner de la réputation & de la gloire. Il travailla à se ménager des intelligences dans Naples, & fit communiquer à Cicio d’Arpaya, élu du peuple, & fort accrédité, le projet qu’il avoit formé de réduire le royaume en république. Il


Lacune : il manque les pages 318 et 319.

malgré la flotte Espagnole qui tenoit la mer. Tout Naples courut en foule pour le recevoir. Dès le lendemain, il prêta serment de fidélité au peuple, & fut proclamé généralissime de ses troupes. Il trouva la ville dans un état affreux, sans argent, & manquant de tout ; mais il rétablit l’ordre, & ramena l’abondance, en forçant la noblesse à abandonner la plupart des postes qu’elle tenoit à la campagne.

Il ne manquoit plus au duc, pour achever sa conquête, que de recevoir les secours que le cardinal Mazarin lui avoit promis. La flotte de France, commandée par le duc de Richelieu, arriva enfin dans les derniers jours de Décembre 1647, & battit celle d’Espagne ; mais après cette victoire, le duc de Richelieu déclara au duc de Guise qu’il ne débarqueroit point les troupes qui lui étoient destinées, à moins qu’il ne promît de travailler pour la France, en lui remettant le royaume de Naples lorsqu’il en auroit chassé les Espagnols. Le duc, qui n’agissoit que pour lui-même, & qui n’avoit d’autres vues que son intérêt particulier, rejetta ces conditions. Ainsi son ambition l’empêcha de retirer aucun avantage de l’arrivée de cette flotte, qui envoya à Portolongone les bleds qu’elle venoit de prendre sur les ennemis.

Cet abandon ne lui fit pas perdre courage ; son application, son activité, sa vigilance, suppléerent à ce qui lui manquoit d’ailleurs. Il se menagea avec tant d’adresse, que les Espagnols étoient au moment de se retirer, lorsqu’il succomba sous la trahison de ceux à qui il donnoit sa confiance. Don Juan d’Autriche, qui avoit toujours entretenu des intelligences dans la ville, gagna l’officier qui gardoit la porte d’Albe. Cet homme rendit son poste un jour que le duc de Guise sortoit de la ville pour aller s’emparer de la petite ville de Nisita. Les Espagnols entroient dans Naples par une porte, tandis qu’il sortoit par une autre. Le peuple fut bientôt soumis, & le duc fait prisonnier, avec la douleur d’avoir été trahi par ceux qui l’avoient appellé.

Gennare étoit du nombre de ceux qui livrerent la ville aux Espagnols ; mais il éprouva bientôt que les paroles que les souverains donnent aux peuples rébelles, d’oublier le passé, ne sont pas fort sûres. Lorsque les Espagnols crurent n’avoir plus rien à craindre de la fureur du peuple, ils prirent occasion de quelques mouvemens secrets pour se jetter avec rage sur lui ; ils massacrerent, sans autre forme de justice, la plupart des personnes suspectes, du nombre desquelles fut ce scélérat. Leurs richesses servirent en partie à payer les frais de la guerre.

Telle fut la fin de la révolution dont Mazaniello fut le premier mobile & la premiere victime.