Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Le faux Léon


LE FAUX LÉON, l’an 1085.


Le regne d’Alexis Commene, empereur d’Orient, fut troublé par diverses conjurations. Nicéphore-Diogene, fils de l’empereur Romain IV, avoit été renfermé dans un monastere avec son frere Leon par Michel leur frere aîné, qui ne vouloit pas avoir de concurrent à l’empire. Lorsqu’Alexis monta sur le trône, il fut touché de leur état. Ils avoient de l’esprit, l’air noble & beaucoup d’ardeur de se signaler. L’empereur les ayant tirés du cloître pour développer leurs talens, il fit Diogene gouverneur de Candie, & garda Léon à la cour, charmé de la douceur de ses mœurs & des agrémens de sa conversation.

Nicéphore-Diogene affectoit quelquefois la douceur de son frere ; mais son caractere violent le trahissoit bientôt. Il réunissoit à une taille très-avantageuse un esprit vif, emporté, inconstant & ambitieux. Il n’y avoit pas d’homme dans l’empire plus habile à monter à cheval, à manier les armes, & plus adroit à tous les exercices qui demandent de la force & de la souplesse. Lorsqu’il eut trouvé des gens capables de le seconder dans ses projets, il leur communiqua le dessein qu’il avoit formé d’enlever la couronne & la vie à l’empereur. Dès-lors Diogene & ses partisans garderent si peu de ménagemens, que plusieurs personnes s’en apperçurent, & que l’empereur en fut informé. Il manda les complices, & sans leur parler de la conjuration, il se contenta de les exhorter à être fideles au roi & à la patrie. Diogene ne se laissa point toucher par ces traits de bonté qui lui faisoient connoître que sa perfidie étoit découverte. Loin de changer de sentiment, il ne chercha qu’à grossir le nombre des conspirateurs : il séduisit plusieurs officiers, gagna les principaux du sénat, & s’en attacha quelques-uns par les liens du serment.

Il crut alors pouvoir tout entreprendre. Il étoit de l’expédition contre Bolcan, homme ambitieux qui avoit fait révolter la Dalmatie. Dès la premiere nuit de cette guerre, il plaça sa tente auprès de celle de l’empereur. Manuel Philocas ayant soupçonné que ce n’étoit pas sans dessein, en avertit le prince, & le pria de veiller à sa sûreté, en faisant éloigner Diogene. Non, dit Alexis, il ne faut pas lui donner les prétextes qu’il cherche pour se soulever ; s’il fait éclater ses mauvais desseins, il en sera seul coupable devant Dieu & devant les hommes. Philocas se retira mécontent, & témoigna à l’empereur qu’il y avoit de l’excès dans sa sécurité. Sur le milieu de la nuit, Diogene entra avec un poignard à la main dans le pavillon où Alexis & l’impératrice Irene étoient couchés. La vue d’une femme de chambre qui éventoit le lit, pour rafraîchir l’air, le troubla, & il ne put consommer le crime qu’il étoit près de commettre. Quoique l’empereur n’eût plus sujet de douter qu’il attentoit à sa vie, il lui donna toujours les mêmes marques de bonté ; mais il fut plus attentif à se tenir sur ses gardes. Enfin ses mauvais desseins étant devenus publics, Alexis lui fit créver les yeux, & le rebelle se consola en étudiant la géométrie.

Léon, son frere, périt d’une autre maniere : Alexis qui l’aimoit beaucoup, l’avoit mené avec lui dans une bataille qu’il livra aux Turcs dans les plaines d’Antioche : il y fut tué au milieu du combat. Quelques années après, un soldat eut la hardiesse de se faire passer pour ce prince. Il disoit qu’une blessure dangereuse l’avoit à la vérité laissé parmi les morts, mais qu’il avoit eu le bonheur d’en guérir, & que la crainte seule l’avoit empêché de se faire connoître.

À la faveur de cette imposture, le fourbe se répandit dans plusieurs grandes maisons de Constantinople ; il y trouva des hommes assez crédules pour se laisser séduire : insensiblement il eut des protecteurs. Alexis méprisa d’abord les bruits qui coururent à ce sujet, croyant qu’ils se dissiperoient d’eux-mêmes ; mais pressé par les instances de sa sœur & de ses amis, il le relégua à Chersonne dans une étroite prison, après néanmoins l’avoir fait avertir plusieurs fois.

La négligence de ses gardes lui donnoit occasion de soutenir sa fourberie ; il se levoit pendant la nuit pour parler du haut de la muraille aux Comanes, peuples de Scythie, que le commerce attiroit dans la ville ; il les prioit d’avoir compassion de lui. Ceux-ci lui procurerent le moyen de s’évader de la prison, & l’amenerent dans son pays, ou il se fit proclamer empereur. Ces peuples altérés de sang, & qui n’avoient point horreur de manger les hommes qu’ils massacroient, furent ravis d’avoir ce prétexte pour prendre les armes contre l’empire.

Les Comanes se préparerent donc secrétement à entrer dans les provinces de l’empire. Alexis en fut averti ; il fortifia les frontieres, qu’il visita en personne, & il munit les places & les villes de tout ce qui étoit nécessaire pour résister aux Barbares. Après avoir pris toutes ces précautions, il alla à Anchiale, ville de Thrace, sur le Pont Euxin, donner ses ordres pour la sûreté des ports, incertain si les ennemis viendroient l’attaquer par mer ou par terre. Peu de tems après ion arrivée, il apprit qu’ils avoient passé le Danube & forcé plusieurs places, où ils avoient de nouveau fait proclamer leur empereur.

Le faux Léon n’attendit pas qu’il vînt l’attaquer ; il conduisit les Scythes vers Anchiale, dans l’espérance de terminer bientôt la guerre par la mort ou par la prison d’Alexis ; mais l’événement lui fit connoître que sa présomption l’avoit trompé. Les deux armées demeurerent trois jours en présence, quoique les Scythes fussent supérieurs en nombre, & convaincus qu’ils pourroient commencer le siege de la place avant que d’avoir livré une bataille, pour affoiblir la garnison. L’empereur avoit l’avantage du terrein, & il étoit essentiel à l’imposteur de ne rien donner au hasard dans les commencemens.

Il proposa à ses troupes de se retirer vers Andrinople, dont il promettoit de se rendre bientôt le maître, par le crédit qu’il avoit sur l’esprit de Nicéphore Brienne, gouverneur de la place. Les Barbares y allerent avec une confiance aveugle ; mais les promesses de Léon ne furent point réalisées : Nicéphore, du haut des murailles, lui déclara qu’il connoissoit à sa voix qu’il n’étoit pas le fils de l’empereur Romain IVe, mais un imposteur digne du dernier supplice. Pendant sept semaines, il y eut toujours des sorties vigoureuses sur les Barbares ; la jeunesse de la ville y donna des preuves d’une valeur & d’une hardiesse non communes. Ces combats si souvent réitérés affaiblirent tellement les forces des Grecs, que Nicéphore écrivit à l’empereur de lui envoyer un prompt secours, s’il vouloit conserver la place.

Alexis étoit résolu de s’y rendre à la tête de ses troupes, lorsqu’un officier, nommé Alacasée, vint lui offrir d’aller trouver l’imposteur, & même de l’enlever : il lui demanda seulement des lettres de Créance pour le gouverneur de Peutace, petite ville proche d’Andrinople, avec ordre de faire tout ce qu’Alacasée lui diroit. Cet officier se rasa la barbe & les cheveux, il se déchira le corps à coups de fouet, & alla trouver le faux Léon, à qui il rappella le souvenir de leur ancienne amitié ; il lui fit un récit pathétique de tout ce qu’il avoit souffert à cause de son attachement à ses intérêts.

« C’est pour vous, lui dit-il, que j’ai été traité de la sorte, & que j’ai éprouvé la violence des tourmens & l’horreur de la prison. Les bontés dont vous honorâtes mon pere, & le souvenir que j’en conserve, ont fait tout mon crime auprès d’Alexis. J’ai eu le bonheur, en m’échappant, d’éviter la mort dont sa colere me menaçoit ; je viens vous reconnoître pour mon souverain, & vous donner quelques avis qui ne vous seront pas inutiles ». Le faux Léon le reçut avec de grands témoignages de reconnoissance ; & après avoir loué son zele, il lui demanda quels conseils il avoit à lui proposer pour réussir dans ses desseins. « Seigneur, répondit Alacasée, il faut vous rendre maître de la petite ville de Peutace & des campagnes voisines, où vous trouverez des fourrages & des vivres en abondance ; de-là il vous sera facile d’envoyer faire des courses par-tout où il vous plaira : insensiblement vous avancerez vers Constantinople, dont je connois particuliérement le gouverneur ; je vous y précéderai, & je le disposerai à vous remettre la place ».

Léon ayant approuvé ces avis, Alacasée envoya à Peutace la lettre de l’empereur, & il exhorta le gouverneur, en présence des Comanes, à ouvrir les portes de la ville. Il le fit sans balancer, & reçut l’imposteur comme un vainqueur à qui il se soumettoit. Il l’invita à prendre le bain, & lui donna un grand souper, auquel Léon & tous ceux de sa suite s’endormirent d’un profond sommeil. Le gouverneur & Alacasée profitant de ce moment, égorgerent les Comanes, & jetterent leurs corps dans un souterrein : mais ils épargnerent Léon, pour le mener à Constantinople. Lorsque Anne de Lassene, mere de l’empereur, sut qu’il étoit arrivé, elle envoya un Turc, nommé Camire, pour lui crever les yeux ; & les Comanes, privés de leur chef, furent bien-tôt vaincus.

Dans certaines circonstances, la ruse & la trahison sont employées avec plus de succès que la force. La trahison, dis-je, dans bien des occasions, seroit un moyen honteux qu’un bon général doit rejetter ; mais vis-à-vis d’un rébelle & d’un imposteur, ce scrupule doit s’évanouir. Il est des hommes qui doivent être traités sans ménagement.