Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Roi des Anabaptistes


ROI DES ANABAPTISTES, depuis 1525, jusqu’en 1536.


Tandis que les luthériens introduisoient des abus, en prétendant s’élever contre ceux de la cour & de l’église Romaine ; tandis qu’ils établissoient des principes qu’ils ne vouloient pas croire, & qu’ils flottoient dans l’incertitude, un fanatique né en Silésie, dont le cerveau étoit beaucoup plus dérangé à certains égards, fonda la secte des anabaptistes : c’étoit Storck, homme bien moins célebre que Luther, son apôtre. Tous deux catechiserent les armes à la main, & mirent dans leurs intérêts les habitans de la campagne, en leur prêchant l’égalité : il imitoit en cela la politique de Luther, qui avoit mis dans son parti les princes, en prêchant la desappropriation des ministres de l’église.

Muncer étoit de Zwickam. Après avoir répandu dans la Saxe les erreurs de Luther, son maître, il se fit chef des anabaptistes & des enthousiastes. Uni avec Storck, il courut d’église en église, abattit les images, & détruisit tous les restes du culte catholique que Luther avoit laissé subsister. Il joignoit l’artifice à la violence. Quand il entroit dans une ville ou dans un bourg, il prenoit l’air d’un prophete, feignoit des visions, & racontoit avec enthousiasme les secrets que le saint Esprit lui avoit révélés. Tous les fanatiques ont eu recours à cette manie pour surprendre les esprits grossiers.

Il prêchoit contre le pape, &, par un esprit de vertige, contre Luther, son premier maître. Celui-ci avoit introduit un relâchement contraire à l’évangile ; l’autre avoit accablé les consciences sous une foule de pratiques au moins inutiles. Dieu l’avoit envoyé, si on l’en croyoit, pour abolir la religion trop sévere du pontife Romain, & la société licencieuse du patriarche des luthériens.

Muncer trouva une multitude d’esprits foibles, mais ardens, qui saisirent avidement ses principes. Il se retira à Mulhausen, où il fit créer un nouveau sénat, & abolit l’ancien, parce qu’il s’opposoit au délire de son imagination. Il ne songea pas, comme Luther, à y former une secte de controversites, il aspira à fonder dans le sein de l’Allemagne une nouvelle monarchie. « Nous sommes tous freres, disoit-il en parlant à la populace assemblée, & nous n’avons qu’un commun pere dans Adam. D’où vient donc cette différence de rangs & de biens que la tyrannie a introduite entre nous & les grands du monde ? Pourquoi gémirons-nous dans la pauvreté, & serons-nous accablés de maux, tandis qu’ils nagent dans les délices ? N’avons-nous pas droit à l’égalité des biens qui, de leur nature, sont faits pour être partagés, sans distinction, entre tous les hommes ? Rendez-nous donc, riches du siecle, avares usurpateurs, rendez-nous les biens que vous retenez dans l’injustice. Ce n’est pas seulement comme hommes que nous avons droit à une égale distribution de la fortune, c’est aussi comme chrétiens.

» À la naissance de la religion, n’a-t-on pas vu les apôtres avoir égard aux besoins de chaque fidele dans la répartition de l’argent qu’on apportoit à leurs pieds ? Ne verrons-nous jamais renaître ce tems heureux ? Et toi, infortuné troupeau de Jesus-Christ, gémiras-tu toujours dans l’oppression, sous les puissances ecclésiastiques ?

» Le tout-puissant attend de tous les peuples qu’ils détruisent la tyrannie des magistrats, qu’ils redemandent leur liberté les armes à la main, qu’ils refusent les tributs, & qu’ils mettent leurs biens en commun.

» C’est à mes pieds qu’on doit les apporter, comme on les entassoit autrefois aux pieds des apôtres. Oui, mes freres, n’avoir rien en propre, c’est l’esprit du christianisme à sa naissance, & refuser de payer les impôts qui nous accablent, c’est se tirer de la servitude dont Jesus-Christ nous a affranchis ».

Qu’on juge de l’impression que devoit faire sur les esprits un enthousiaste aussi éloquent. Ses maximes dangereuses, en détruisant la subordination, ne pouvoient que troubler l’ordre de la société, & introduire la confusion & le désordre. L’intérêt qui maîtrise tous les hommes, ne contribuoit pas peu à lui faire des partisans. Il écrivit aux villes & aux souverains que la fin de l’oppression des peuples & de la tyrannie des forts étoit arrivée, que Dieu lui avoit ordonné d’exterminer tous les tyrans, & d’établir sur les peuples les gens de bien. Les exhortations de ses apôtres eurent tant de succès, qu’il se vit bientôt à la tête de 40,000 hommes. Les cruautés exercées en France & en Angleterre par les communes, se renouvellerent en Allemagne, & furent plus violentes, par l’esprit de fanatisme, joint à l’esprit de rebellion.

Ces hordes d’animaux carnaciers, en prêchant l’égalité & la réforme des mœurs, ravageoient tout sur leur passage : singuliere façon de donner l’exemple de l’égalité, en dépouillant entiérement les autres. Le landgrave de Hesse & plusieurs seigneurs leverent des troupes, & attaquerent Muncer. Cet imposteur harangua les enthousiastes, & leur promit une victoire entiere. « Tout doit céder, dit-il, au commandement de l’Éternel qui m’a mis à votre tête. En vain l’artillerie de l’ennemi tonnera contre nous ; je recevrai tous les boulets dans la manche de ma robe, & elle seule sera un rempart impénétrable à l’ennemi ». Malgré ses promesses, son armée fut défaite, & plus de 7000 anabaptistes périrent dans cette déroute. Muncer obligé de prendre la fuite, se retira à Franchusem. Le valet d’un officier ayant saisi sa bourse, y trouva une lettre qui découvrit cet imposteur. On le mena à Mulhausen, où il périt sur l’échafaud, victime de son fanatisme, en 1525.

La mort de ce misérable n’anéantit pas l’anabaptisme en Allemagne, tant il est difficile de faire revenir les hommes de leurs erreurs ; de tems en tems il s’élevoit parmi les partisans de ces sottises, des chefs qui leur promettoient des tems plus heureux. Tels furent Hotman, Tripnaker, &c. Après eux parut Mathison, boulanger d’Harléon, qui envoya dix apôtres dans différentes contrées d’Allemagne. La religion réformée s’étoit établie à Munster, & les anabaptistes y avoient fait des prosélytes, qui reçurent les nouveaux apôtres. Tout le corps de ces sectaires s’assembla la nuit, & reçut de l’envoyé de Mathison, l’esprit apostolique qu’il attendoit.

Les anabaptistes se tinrent cachés jusqu’à ce que leur nombre fut considérablement augmenté. Alors ils courent le pays criant : repentez-vous, faites pénitence, & soyez baptisés, afin que la colere de Dieu ne tombe pas sur vous. La populace s’assembla : tous ceux qui avoient reçu un second baptême coururent aussitôt dans les rues faisant le même cri. Plusieurs personnes se joignirent aux anabaptistes par simplicité, craignant en effet la colere du ciel dont on les menace, & d’autres parce qu’ils craignent d’être pillés par ces brigands déguisés en apôtres.

Le nombre des anabaptistes augmenta en deux mois de plusieurs milliers, & les magistrats ayant publié un édit contre eux, ils coururent aux armes, & s’emparerent du marché ; les bourgeois se porterent dans un autre quartier de la ville, ils se regarderent les uns les autres pendant trois jours, enfin on convint que chaque parti mettroit bas les armes, & qu’on se toléreroit mutuellement, nonobstant la différence des sentimens sur la religion. Mais les anabaptistes craignirent qu’on ne les attaquât de nuit, pendant qu’ils seroient désarmés ; ils envoierent secrétement des messagers en différens lieux avec de lettres adressées à leurs adhérens.

Ces lettres portoient qu’un prophete envoyé de dieu étoit arrive à Munster : alors les anabaptistes de cette ville coururent dans les rues, criant, retirez-vous, méchans, si vous voulez éviter une entière destruction, car on cassera la tête à tous ceux qui refuseront de se faire baptiser. Le clergé, les bourgeois intimidés par ces menaces & obligés de quitter la ville, les anabaptistes pillerent les églises, & les maisons abandonnées, & brûlerent tous les livres excepté la bible. Peu de tems après la ville fut assiégée par l’évêque de Munster, & Mathison fut tué dans une sortie.

La mort de ce prétendu prophete consterna les anabaptistes ; pour ranimer les esprits abattus, un tailleur nommé Jean Becold, natif de Leyde, courut nud dans les rues, criant, le roi de Sion vient. Après cette extravagance, il rentra chez lui, reprit ses habits & ne sortit plus. Le lendemain le peuple vint en foule pour savoir la cause de cette action, Jean Becold ne répondit rien, & il écrivit que Dieu lui avoit lié la langue pour trois jours.

On ne douta pas que le miracle opéré dans Zacharie, ne se fût renouvelle dans Jean Becold, & l’on attendoit avec impatience la fin de son mutisme. Lorsque les trois jours furent écoulés, Becold se présenta au peuple, & déclara d’un ton de prophete, que Dieu lui avoit commandé d’établir douze juges sur Israel. Il nomma donc des juges, & fit dans le gouvernement de cette ville, tous les changemens qu’il voulut y faire.

Lorsque Becold, qu’on appelloit aussi Jean de Leyde se crut bien affermi dans l’esprit des peuples, un orfevre vint trouver les juges, & leur dit : « Voici ce que dit le Seigneur Dieu éternel : Comme autrefois j’établis Saül roi sur Israël, & après lui David, bien qu’il ne fût qu’un simple berger ; de même j’établis aujourd’hui Becold mon prophete, roi en Sion ». Un autre prophete accourt, présente une épée à Becold, en lui disant : Dieu t’établit roi non seulement sur Sion, mais encore sur toute la terre. Le peuple transporté de joie, & toujours dupe de sa crédulité, proclama Jean Becold roi de Sion. On lui fit une couronne d’or, & l’on battit monnoie en son nom.

Becold ne fut pas plutôt proclamé roi, qu’il envoya 26 apôtres pour établir par-tout son empire. Ces nouveaux missionnaires exciterent des troubles dans tous les lieux où ils passerent, sur tout en Hollande où Jean de Leyde disoit que Dieu lui avoit donné Amsterdam, & plusieurs autres villes. Mais on ne le crut pas sur sa parole, & on lui évita l’embarras de prouver ce qu’il avançoit. On lui répondit que l’Être suprême dont le discernement est infini, ne commettoit pas des injustices, & quoique maître de tout l’univers, qu’il mettoit plus de choix dans ses dons. Ces insensés convaincus que le vain prétexte de la religion ne suffisoit pas à leurs vues ambitieuses, se porterent aux plus grands désordres dans ces villes. La mort d’un grand nombre en fut le remede. Le roi de Sion (dont les états auroient du se restreindre aux petites maisons) apprit avec la plus vive douleur, le malheur de ses apôtres ; le découragement se mit dans Munster. Valdec, évêque de cette ville, profita des dispositions des esprits pour la reprendre. Il l’assiégea, & s’en rendit maître, Becold lui même fut pris, & ténaillé en 1536, par les ordres de l’évêque qui n’avoit pas la douceur apostolique.

Une particularité curieuse, c’est lorsque l’évêque Valdec assiégeoit Munster, les anabaptistes le comparoient à Holopherne, & se croioient le peuple de Dieu. Une femme voulut imiter Judith, & sortit dans la ville dans la même intention ; mais au lieu de rentrer dans Béthulie avec la tête de l’évêque, elle fut pendue dans le camp.

Le corps de Jean de Leyde fut mis dans une cage de fer, & pendu au haut de la tour de Saint-Lambert, où il demeura exposé jusqu’à ce que le tems l’eût réduit en poussiere. On dit que lorsque l’évêque reprocha à cet insensé, les cruautés qu’il avoit exercées, il répondit : de quoi as-tu à te plaindre, nous te rendons la ville bien fortifiée, & si tu as fait d’ailleurs quelque perte, je te donnerai un conseil pour te dédommager ; fais-moi mettre dans une cage, fais moi promener par les villes, & villages, & si tu veux seulement prendre un liard de ceux qui voudront me voir, tu seras bientôt riche. L’évêque choqué du ton impertinent avec lequel il lui parloit, lui rappella son premier état, & lui reprocha vivement la hardiesse qu’il avoit eue de se faire souverain d’une ville qui n’étoit pas à lui ; & toi, repartit-il, qui t’a établi tyran de la même ville ? L’évêque lui répondit qu’il avoit été appellé par les suffrages des citoyens : & moi, repartit cet insolent, je l’ai été par la voix de dieu.

Ce malheureux avoit eu quatorze femmes, & il en avoit massacré une de ses propres mains, parce qu’elle avoit témoigné publiquement sa pitié, sur les miseres que souffroient les assiégés. Lorsqu’il passoit à cheval dans les rues, il avoit la couronne sur la tête, & deux jeunes gens marchoient devant lui, l’un avec une épée, l’autre avec le vieux testament ; il en coûtoit la vie à tous ceux qui ne vouloient pas se mettre à genou devant lui. La moindre plaisanterie sur ses extravagantes prophéties, étoit punie de mort.

On conserve encore dans la ville de Leyde, la table qui servoit d’établi à ce fantôme de roi, lorsqu’il exerçoit son métier de tailleur. Le supplice de cet énergumene fut la fin du regne des prétendus rois des anabaptistes. Ces Sectaires, à force de massacrer & de l’avoir été eux-mêmes, se lasserent de leurs cruautés, & par un contraste singulier devinrent les plus doux des hommes. La fin de leur histoire n’appartient pas à cet ouvrage.