Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Les faux Lascaris


LES FAUX LASCARIS, vers l’an 1263.


Jean IVe Lascaris, fils de Théodore le Jeune, empereur d’Orient, fut couronné après la mort de son pere au mois d’Août de l’an 1259, à l’âge de sept ou huit ans ; son élévation au trône fut pour lui une source de malheurs. Quelque temps après, Michel Paléologue se fit déclarer empereur ; cet ambitieux voulant régner seul, supportoit avec peine son collegue, il parloit sans cesse aux courtisans & au peuple des inconveniens & des dangers auxquels l’état est exposé lorsque l’autorité souveraine est partagée. Il disoit qu’on ne pouvoit avoir de l’inclination pour l’un, sans avoir de l’aversion, ou du moins de l’indifférence pour l’autre ; que ces dispositions ne pouvoient toujours demeurer cachées, & que c’étoit une source de conjurations, d’exils, ou d’emprisonnemens ; la passion de commander lui faisoit tenir ce langage.

On voyoit bien quelles étoient ses vues, mais personne n’osoit se déclarer le premier contre le jeune empereur Paléologue déterminé depuis long-temps de se défaire d’un rival qui l’inquiétoit, conçut le cruel dessein de le priver de la vue. Ce fut le jour de Noël : l’exécuteur de cette barbare inhumanité, mit un fer ardent devant les yeux du jeune homme, au lieu de les lui arracher comme c’étoit la coutume : ensuite on le conduisit au fort de Dasibyse sur le bord de la mer.

Les Grecs vivement touchés des malheurs de ce jeune & infortuné monarque, se repentirent d’avoir revêtu de la pourpre, un homme qui n’avoit montré de la justice & du zele pour le bien public, qu’afin de se jouer des sermens les plus sacrés. Il n’y avoit personne dans l’Empire qui ne fût indigné avec juste raison contre lui : mais la crainte étouffoit les murmures ; la loi du plus fort, quoique souvent la plus injuste, a toujours prévalu. Ceux qui donnoient la moindre marque de douleur, étoient bientôt les victimes de leur amour pour leur prince. Paléologue eut la noirceur d’accuser d’un crime honteux un jeune seigneur, nommé Holobole, parce qu’il ne pouvoit se consoler d’avoir perdu dans le jeune empereur, un ami qui lui faisoit espérer la plus brillante fortune. Il lui fit couper le nez & les levres, & il le relegua ensuite dans un monastere. Il traita aussi avec la derniere rigueur plusieurs autres personnes qui lui devinrent suspectes par leurs regrets, & l’on se croyoit trop heureux lorsqu’il se contentoit de dépouiller quelques-uns des emplois & des dignités qu’ils possédoient dans l’état.

Tandis que ce monstre féroce intimidoit Constantinople par son humeur vindicative & cruelle, il s’élévoit en Asie des vengeurs du prince qu’il avoit privé du sens le plus agréable. Quelques personnes qui lui étoient attachées, entreprirent de faire passer pour Jean Lascaris, un jeune homme qui avoit perdu la vue. Elles dirent qu’elles l’avoient enlevé de sa prison, elles affectoient de lui rendre de grands honneurs, & le conduisirent comme en triomphe à Nicée ; les habitans y firent peu d’attention, mais les gens de la campagne s’y attacherent pour satisfaire au ferment de fidélité qu’ils avoient prêté à Lascaris son pere, & pour venger les injures que le fils avoit reçues. Ayant revêtu ce jeune homme des marques de la dignité impériale, ils le reconnurent pour leur souverain, & prirent les armes pour le défendre.

Paléologue ne put cacher ses craintes ; quand on lui en apporta la nouvelle, il crut déja voir le feu de la révolte allumé dans tout l’Empire, par le penchant que l’on avoit à croire l’imposture. Il assembla tout ce qu’il avoit de troupes, & les envoya pour dissiper la conspiration. L’arrivée de cette armée n’effraia point les rebelles : ils publierent que la fidélité qu’ils avoient vouée à leur prince, étoit le seul motif qui les engageoit à prendre les armes, & qu’ils étoient résolus à vaincre ou à mourir. Les uns s’emparerent du sommet des montagnes pour accabler les impériaux de pierres & de traits. Les autres se saisirent des défilés pour leur fermer les passages ; & tous, quoiqu’ils n’eussent jamais manié les armes, combattirent avec une valeur & un succès incroyables.

Les principaux officiers de l’empereur, voyant leurs troupes épuisées par ces rudes attaques, crurent devoir traiter avec les rebelles. Ils s’adresserent donc à leurs chefs, & les assurerent que Jean, pour qui ils disoient avoir pris les armes, étoit renfermé dans la forteresse de Dasybise, que s’ils vouloient le voir on les y conduiroit ; qu’on leur donneroit des otages pour la sûreté de leurs personnes, que l’empereur leur accorderont non-seulement une amnistie générale, mais qu’il les combleroit encore de bienfaits, s’ils vouloient lui livrer l’imposteur. Quelques-uns se laisserent gagner par ces promesses, sans néanmoins pouvoir se résoudre à trahir le faux Lascaris, qu’ils firent passer chez les Turcs. Les autres se diviserent insensiblement, & furent traités avec rigueur. L’empereur, contre la foi des promesses, les auroit même tous taillés en pieces, s’il n’avoit craint d’ouvrir en cet endroit, un passage aux barbares, ou de soulever tout le reste de ses sujets.