Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Zisca


ZISCA, vers l’an 1420.


Rocoles met Zisca au rang des imposteurs, quoi qu’il dût être compté plutôt parmi les séditieux & les fanatiques. Son histoire offre des traits trop curieux & trop intéressants pour l’exclure de ce recueil.

Zisca étoit de Crantenava dans la Bohème. Ses parens qui étoient nobles, mais peu favorisés de la fortune, le mirent page à la cour de Charles IV ; il servit avec éclat en Pologne, & il se signala beaucoup dans la victoire que Ladistas Jagellon remporta en 1410, sur les chevaliers de l’ordre Teutonique, moines guerriers, plus utiles que ceux de nos jours. Nous ignorons si c’est dans ce combat qu’il perdit un œil. Quoi qu’il en soit, ce défaut le fit appeller Zisca c’est-à-dire borgne, comme Horatius fut nommé Coclés par les Romains.

Zisca étoit chambellan de Venceslas lorsque Jean Hus fut condamné à périr sur un bûcher. Ce supplice paroissant à ses yeux un affront fait à la Bohème, il résolut de l’en venger sur les prêtres & les religieux qui en avoient été, à ce qu’il croyoit les instigateurs. Il arme des fanatiques, court la campagne, met tout à feu & à sang, pille les monasteres, chasse les moines, s’empare des richesses des églises, & forme le projet de bâtir une ville sur la montagne de Thabor, & d’en faire une place forte, qui fût comme le boulevard des Hussites. Ainsi ces Sectaires devinrent sous lui des hommes redoutables, parce qu’ils étoient à la fois guerriers & enthousiastes.

Les Hussites du Thabor adopterent les erreurs de quelques Vaudois, ou de quelques sacramentaires réfugiés chez eux, qui condamnoient les cérémonies de l’église, & formerent la secte des Thaborites. Ceux qui resterent attachés aux cérémonies de l’église Romaine, se nommerent Calixtins, parce qu’ils donnoient le calice au peuple. Divisés entr’eux d’opinion, ils se réunirent contre les Catholiques.

L’empereur Sigismond voyant en eux des forcénés que le démon du fanatisme rendroit capables de tout, employa les troupes qu’il avoit en Bohème pour empêcher leurs assemblées ; ils opposerent la force à la force.

Zisca écrivit à tous les Hussites pour les exhorter à prendre les armes, & fit de Thabor une ville & une place forte. Il dressa peu-à-peu ses errans à la discipline militaire, & entra dans Prague en vainqueur. Les Hussites animés par la présence de ce chef, pillerent & ruinerent plusieurs monasteres, & massacrerent beaucoup de moines & de catholiques ; Zisca lui-même tua un prêtre de sa main après l’avoir dépouillé de ses habits sacerdotaux. Delà il conduisit ses troupes à l’hôtel de ville, où il savoit que les sénateurs étoient assemblés pour prendre des mesures contre ces hérétiques sanguinaires.

Onze des sénateurs s’échapperent, les autres furent pris ou jettés par les fenêtres avec le juge, & quelques citoyens. La populace en fureur, reçut leurs corps sur des lances & sur des fourches, tandis que Jean de Prémontré animoit le peuple, en lui montrant un tableau où le calice étoit peint. Que de querelles, que de sang répandu n’a-t-elle pas produit la différence d’opinions sur notre croyance ? Il seroit aussi difficile d’assujettir tous les hommes à la même façon de penser, qu’il le seroit de donner à tous un même caractere.

Le lendemain les Hussites mirent tout à feu & à sang dans les monasteres. Les magistrats, dit M. l’abbé Pluquet, n’avoient pas prévu ces malheurs ; lorsque quelque tems avant ils avoient fait couper la tête à quelques Hussites dans la cour de l’hôtel-de-ville. Les moines payoient de leur sang la sévérité de ces juges.

La nouvelle de ces désordres consterna Venceslas à un point qu’il fut frappé d’une apoplexie qui l’enleva au monde pénétré de douleur & de regret. La reine Sophie fit des tentatives très-inutiles contre Zisca ; & Sigismond obligé de faire face en Hongrie contre les Turcs, ne put établir l’ordre en Bohème. L’impitoyable chef des Hussites, continua ses ravages avec la même fureur, & fortifia Thabor.

La ville d’Aust étoit au pied de Cette montagne. Zisca craignant que le seigneur de cette ville catholique, zélé, & fort animé contre les Hussites, n’inquiétât les Thaborites, surprit Aust dans une nuit de carnaval, pendant l’absence du gouverneur, & tandis que tout y étoit enseveli dans le sommeil, ou livré à la débauche. La ville fut prise avant qu’on sût qu’elle étoit attaquée. Les habitans furent passés au fil de l’epée, & les maisons réduites en cendre. Delà, Zisca vola à Sedlitz qu’il surprit, & qu’il traita de même qu’Aust. Urlic, seigneur de ces deux villes, fut tué dans la derniere, & son corps traité avec indignité.

Il y avoit à Prague une grande quantité d’Hussites, mais ils n’avoient pas conservé l’exercice libre de la communion sous les deux espèces. Les Thaborites leur proposerent de s’unir à eux pour se rendre maîtres de Prague, détruire le, gouvernement monarchique, & faire de la Bohème une république. On accepta ces offres, les Calixtins & les Thaborites assiégerent une forteresse près de Prague, nommée Wisrade, & la prirent d’assaut.

Zisca se seroit rendu maître de la ville, si les ambassadeurs de l’empereur n’eussent engagé les Hussites d’accepter une trêve de quatre mois, à condition qu’il y auroit pour tout le monde une liberté de communier sous les deux especes, & qu’on ne troubleroit personne ni dans l’un ni dans l’autre usage ; que les Hussites ne chasseroient point les religieux ni les religieuses de leurs couvents, & qu’ils rendroient Wisrade.

Sigismond après cette treve, tint une diete à Brun ou Brina. Delà il écrivit à la noblesse & aux magistrats de Prague de s’y rendre : ils s’y rendirent, & demanderent la liberté de conscience. Ces propositions ne furent pas du goût de l’empereur, qui ne sachant pas se prêter aux circonstances, déclara qu’il vouloit gouverner, comme Charles IV avoit gouverné. Charles avoit publié des édits séveres contre les Hérétiques. Les Catholiques triompherent, & les Hussites consternés allerent à Thabor auprès de Zisca, les autres à Sadomits auprès des Hussinets, seigneur puissant, & Hussite zélé.

L’empereur ne crut pas devoir entrer dans Prague ; il alla à Breslaw en Silésie, & y signala son séjour par des exécutions sanglantes. Il fit écarteler un Thaborite de Prague, qui prêchoit la communion sous les deux espèces ; dans le même tems, le nonce du pape fit publier & afficher à Breslauw, la croisade de Martin V contre les Hussites. Lorsque les Bohémiens apprirent cette nouvelle, ils firent tous serment, de ne recevoir jamais Sigismond pour roi, & de défendre la communion sous les deux espèces, jusqu’à la derniere goutte de leur sang. Les hostilités recommencent à la ville & à la campagne : ils écrivent des lettres circulaires à toutes les villes du royaume, pour les exhorter à ne pas y laisser entrer Sigismond, & la guerre ouverte entre l’empereur & les Hussites annonce les plus grands malheurs.

L’empereur mit sur pied une armée de plus de 100,000 hommes, qui fut battue par-tout où elle voulut pénétrer en Bohème. Elle fit le siege de Prague ; elle le leva, après avoir perdu beaucoup de monde. Le duc de Baviere, qui étoit dans cette armée, en parle en ces termes à son Chancelier : « Nous avons attaqué les Bohémiens cinq fois ; tout autant de fois nous avons été défaits avec la perte de nos troupes, de nos armées & de nos machines & instrumens de guerre, de nos provisions & de nos valets d’armée. La plus grande partie de nos gens a péri par le fer, & l’autre, dans la fuite. Enfin par je ne sais quelle fatalité nous avons toujours tourné le dos avant d’avoir vu l’ennemi ». Il devoit ajouter que si l’empereur avoit su se concilier avec ces fanatiques, & les tolérer, il se seroit épargné une guerre sanglante. Sigismond, après avoir désolé la Bohème & perdu la plus grande partie de son armée, licentia ce qui lui restoit de troupes.

Zisca fut donc maître de la Bohème. Comme il avoit été contredit dans ses opinions, il s’y conduisit avec une cruauté qui n’a pas d’exemple ; il fit mourir tous les religieux, & ruina tous les monasteres. Son armée grossissoit tous les jours. Pour éprouver la valeur de ses troupes, il les mena à la petite ville de Rziezan, qui avoit une forteresse ; il emporta l’une & l’autre, & brûla sept prêtres. De-là il se rendit à Prachaticz, la somma de se rendre, & de chasser tous les catholiques. Les habitans rejetterent ces conditions avec mépris : Zisca fit donner l’assaut, prit la ville, & la réduisit en cendres.

Les Tharobites de Prague & des villes qui s’étoient liguées avec les Hussites, avoient à leur tête des généraux d’une cruauté égale à leur valeur ; ils ravageoient les terres des seigneurs catholiques ; & Sigismond, pour ne point céder à Zisca & aux Hussites en barbarie, ravageoit tous les environs de Cuttemberg avec ses hussards, & mettoit tout à feu & à sang autour de Breslaw. Il reçut une armée de Moravie, & voulut rentrer dans Prague ; mais son armée fut détruite, & il sut obligé lui-même de prendre la fuite. Les Hussites & les catholiques formerent donc alors comme deux nations étrangeres qui ravageoient la Bohème, & qui exerçoient l’une sur l’autre des cruautés inouies aux nations barbares. Sigismond se forma encore une nouvelle armée, & fut encore défait par Zisca, & obligé de se retirer en Hongrie.

Il y avoit plusieurs années que Zisca étoit aveugle ; mais, malgré sa cécité, les forces de l’empire n’étoient pas capables de l’arrêter. Sigismond voulut traiter avec lui ; il lui envoya des ambassadeurs lui offrir le gouvernement de la Bohème, avec les conditions les plus honorables & les plus avantageuses, s’il vouloit ramener les rebelles à l’obéissance ; mais la peste qui s’étoit jointe à tant d’autres maux, arrêta l’effet des négociations.

Cet enthousiaste guerrier avoit un fanatisme cruel, & il l’exerça sur-tout contre la secte des Picars hérétiques, qui naquirent de son tems : un nommé Picark, natif des Pays-Bas, en fut le pere. Il renouvella les erreurs des Adamistes vers l’an 1414, & se fit suivre par une populace ignorante, qui se laisse toujours entraîner par la nouveauté. Elle alloit, dit-on, toute nue, & se livroit à des abominations bien peu vraisemblables, sous prétexte de faire profession de l’innocence d’Adam. Ces insensés se croyoient les seuls hommes libres de la terre ; &, à l’exemple des brutes, ils satisfaisoient publiquement leurs desirs. Ils se retirerent à Pismick, à sept lieues de Thabor. Zisca, pour se venger des incursions que quelques-uns avoient faites dans la compagne, où ils avoient commis beaucoup de cruautés, les alla chercher en 1420, & les fit tous passer au fil de l’épée, à l’exception de deux, qui furent réservés pour savoir de leur bouche quelle étoit leur religion.

Zisca devenu l’effroi de son pays mourut d’une maladie contagieuse au milieu de son armée, l’an 1424. Rien n’est plus connu que la disposition qu’il fit de son corps en mourant. Je veux qu’on me laisse en plein champ, dit-il ; j’aime mieux être mangé des oiseaux que des vers. Qu’on fasse un tambour de ma peau, on fera fuir nos ennemis au son de ce tambour. Théobalde regarde cette singularité comme une fable ; cependant les autres historiens donnent ce fait comme assuré.

Le héros Bohémien fut d’abord enseveli à Gradis, & ensuite transféré, avec sa peau toute entiere, à Czaflaw, ville de Bohème, où il fut enterré dans la cathédrale. On mit sa massue de fer auprès de son épitaphe. L’empereur Ferdinand I passant un jour par cette ville, demanda de qui étoit cette massue & ce tombeau. Dès qu’on le lui eût appris, Fi, fi, s’écria-t il, cette mauvaise bête, toute morte quelle est depuis cent ans, fait encore peur aux vivans. À l’instant ce prince sortit de l’église, & partit. On voyoit encore cette massue en 1619, lorsque Ferdinand II remporta une victoire sur Fréderic V, électeur Palatin, que les Bohémiens avoient élu roi ; mais à leur retour, les Impériaux enleverent la massue, & effacerent l’épitaphe, qui étoit conçue en ces termes :

« Ci gît Jean Zisca, qui ne le céda à aucun général dans l’art militaire, rigoureux vengeur de l’orgueil & de l’avarice des ecclésiastiques, ardent défenseur de la patrie. Ce que fit en faveur de la république Romaine Appius Claudius l’aveugle, par ses conseils, & Marcus Furius Camillus, par sa valeur, je l’ai fait en faveur de ma patrie. Je n’ai jamais manqué à la fortune, elle ne m’a jamais manqué. Tout aveugle que j’étois, j’ai toujours bien vu les occasions d’agir. J’ai vaincu onze fois en bataille rangée ; j’ai pris en main la cause des malheureux & celle des indigens contre des prêtres sensuels & chargés d’embonpoint, & j’ai éprouvé les secours divins dans cette entreprise. Si leur haine & leur envie n’avoient terni ma gloire, j’aurois été mis au rang des plus illustres personnages ; cependant, malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu sacré ».

À ses barbaries près, qui surpasserent ce qu’on rapporte de plus cruel des peuples sauvages, Zisca méritoit une partie de ces éloges. Il étoit vaillant, intrépide, prudent & pénétrant dans les affaires les plus délicates. Ce fut lui qui enseigna l’art de la guerre aux Bohémiens, & qui inventa les remparts, qui se faisoient avec des chariots, & dont on se servit ensuite avec fruit. Il étoit libéral avec ses soldats, qu’il nommoit ses freres, & qui lui donnoient le même nom ; il partageoit entr’eux tout le butin, ne se réservant que des jambons & des viandes fumées.

Zisca étoit d’une moyenne grandeur, d’une taille ramassée, avoit la tête grosses ronde & rasée avec une moustache à la Polonoise ; il étoit aussi habillé à la Polonoise, & étoit armé d’une lance & de la massue dont nous avons parlé.

Après sa mort, son armée se partagea en trois corps ; les uns prirent pour chef Procope Rase, surnommé le Grand. L’autre partie ne voulut point de chef, & ces Hussites se nommerent orphelins ; & un troisieme corps de cette armée prit le nom d’Orebites, & eut des généraux.

Cette division des Hussites n’empêcha pas qu’ils ne s’unissent étroitement, lorsqu’il s’agissoit de la cause commune. Ils appelloient la Boheme Terre de promission ; & les Allemands qui étoient limitrophes, étoient appellés, les uns, Iduméens, les autres, Moabites ; ceux-ci, Amalécites ; ceux-là, les Philistins. Ces trois corps d’Hussites traiterent en effet les provinces voisines, dit l’abbé Pluquet, comme les Israëlites avoient traité les peuples de la Palestine.