Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Cigale


CIGALE, vers l’an 1670.


Sil y a des imposteurs d’une naissance distinguée, il y en a aussi dont le nom est très-obscur : tel étoit Jean-Michel Cigale, qui, sans être un génie, en imposa à Paris, dans le dernier siecle, à des gens assez pauvres d’esprit, pour avoir part à la succession que l’évangile leur promet[1]. Notre imposteur se disoit prince du sang Ottoman, bacha & plénipotentiaire souverain de Jérusalem, des royaumes de Chypre, de Trésibonde, &c. Pour assortir ces beaux titres, il falloit un nom illustre ; il se donna celui de Mahomet Bey. Ce prince, vrai ou faux, naquit, selon Rocoles, de parens chrétiens, dans la ville de Targovisko, en Valachie. Son pere, qui étoit fort estimé de Matthias, vaivode de Moldavie, l’envoya à Constantinople avec l’ambassadeur de ce prince.

Après la mort de Matthias, Cigale revint en Moldavie, où il espéroit de s’élever, avec l’appui des seigneurs du pays ; mais n’ayant pu réussir dans son dessein, il retourna à Constantinople, & prit le turban. Son apostasie n’ayant pas beaucoup servi à son élévation, il courut dans des pays où il étoit inconnu, après avoir composé une histoire pleine de faussetés sur les aventures de sa vie, qu’il débitoit avec une effronterie surprenante.

Il y parloit d’abord de l’antiquité de la famille des Cigale, en Sicile ; & se faisoit descendre de Scipion, fils du fameux vicomte Cigale, qui fut fait prisonnier par les Turcs en 1561. Ce lâche apostat trahissait la vérité aussi facilement qu’il avoit trahi Sa foi ; il disoit que Scipion étant captif avec son pere, prit le turban pour plaire à Soliman II, qu’il fut élevé aux premieres charges de l’empire, & qu’il épousa la sultane Canon Salie, fille du sultan Achmet, & sœur d’Osmaa, d’Amurat IV & d’Ibrahim, aïeul de l’empereur Mahomet IV. Il se disoit fils de cette sultane, & racontoit de quelle maniere il avoit été établi roi de la Terre Sainte, puis souverain de Babylone, de Caramanie, de Magnesie, & de plusieurs autres grands gouvernemens, & enfin vice-roi de Trésibonde, & généralissime de la mer Noire.

Il ajoutoit qu’il s’étoit enfui secrétement en Moldavie, d’où il avoit passé dans l’armée des Cosaques, qui étoient alors en guerre avec les Moscovites. Enfin étant venu en Pologne, où la reine Marie de Gonzague le reçut fort honorablement, cette princesse lui persuada de recevoir le baptême dans l’église cathédrale de Varsovie. Son parrein, qui étoit sans doute quelque illustre, le nomma Jean, & lorsqu’il fut confirmé, on lui donna le nom de Michel.

Quelque tems après, il fit un voyage à Rome, où il ne se fit connoître qu’au pape Alexandre VII. À son retour en Pologne, il sut que l’empereur étoit en guerre avec le sultan Mahomet, & il demanda de combattre dans ses troupes, pour la défense de la religion chrétienne. Cet aventurier n’avoit d’autre Dieu que son ambition, tantôt mahométan, tantôt catholique, il se faisoit un jeu de changer de religion ; celle qui favorisoit ses desseins étoit la meilleure, selon lui. Il se signala pendant la guerre ; & lorsque la paix fut conclue, il passa en Sicile, d’où il vint à Naples, & de-là à Rome. Il y fit alors son entrée publique, & il eut ensuite audience du pape Clément IX, qui lui fit un accueil aussi gracieux que pouvoit l’espérer un prince mahométan converti au christianisme.

Il alla ensuite à Venise, & enfin il se retira à Paris, & il fut assez heureux pour être bien reçu du roi & de toute la cour, de M. de Souvré, grand-prieur de France, qui lui donna même une place dans l’assemblée du chapitre du grand-prieuré à Paris. Ce faux prince passa aussi en Angleterre ; il parut à la cour avec assez de fierté ; mais, malheureusement pour lui, une personne de grande qualité qui l’avoit vu à Vienne en Autriche, démasqua l’imposteur. Le récit qu’il fit de cet aventurier fut confirmé par un gentilhomme Persan, qui étoit alors en Angleterre, & qui rapporta ainsi l’histoire de la famille des Cigales :

Scipion Cigale, qui fut appellé Cinan Bassa lorsqu’il eut pris le turban, n’eut que deux fils, Ali & Mahomet. L’aîné mourut peu de tems après son pere. Mahomet épousa la fille du sultan Mahomet III vers l’an 1595, dont il eut un fils, appellé Mahomet, comme lui. Ce jeune homme n’affectoit point de commander, & se plaisoit à accompagner le sultan dans ses parties de plaisir. Il fut en faveur fous les empereurs Achmet, Osman, Amurat & Ibrahim, & n’étoit pas moins aimé de Mahomet IV, qui fut déposé en 1687. Ce sultan voulant l’éléver malgré lui-même, le fit capitaine des portiers, ou gardes du serrail, puis général en Candie, & enfin grand-vizir ; mais il ne jouit pas long-tems de cette charge, il mourut pendant la guerre de Candie, vers l’an 1658.

Voilà ce qui regarde le fameux renégat Scipion Cigale. Rocoles, à qui nous devons l’histoire de ce fourbe, en changeant néanmoins le style, qui n’est rien moins qu’élégant, parle d’un autre imposteur qui parut quelques années après. « J’ai rendu visite, dit l’auteur cité, à cet homme à Paris, l’an 1657. Il logeoit place Dauphine ; & Claude Quiquelet, interprete du roi en langue turque, m’introduisit auprès de lui, & me servit de truchement. C’étoit un homme d’environ 40 ans, de très-bonne mine, qui avoit deux ou trois valets ou estaffiers, vêtus à la parisienne, autour de lui. Il étoit assis à terre, sur un tapis de Turquie, & se disoit un des premiers kans de la cour de Perse ; avoir été gouverneur de Chandahar, place conquise par le sophi ou roi de Perse sur le grand-Mogol ; & qu’ensuite étant gouverneur de Bagdat, autrement de Babylone, lorsqu’Amurat, grand seigneur & empereur des Turcs, la prit sur le roi de Perse, il n’osa pas retourner en Perse, craignant le licol. Il se vantoit d’avoir été fort aimé dudit sultan Amurat, de l’avoir souvent accompagné à la chasse, tué des sangliers devant lui. Il s’étonnoit fort du célibat des papes ou prêtres chrétiens, soutenant qu’ils avoient autant besoin des femmes que de manger & de boire ; mais tous les chrétiens ne sont pas de son sentiment, sur-tout ceux qui ont le don de continence.

» Ce saga fut caressé de plusieurs grands seigneurs & prélats de France, du duc de Saint-Aignan, du feu archevêque de Sens, Henri de Gondrin de Montespan.

» L’on a trouvé & découvert dans la suite que ce n’étoit qu’un douanier, ou scribe de la douane ; à la vérité, il peignoit très bien, & s’occupoit fort à l’écriture. Il fut cause du voyage qu’entreprirent au levant Claude Quiclet & Thomas Poulet, du dernier siecle ».

À propos de fripons subalternes, nous parlerons d’un nommé Frejus, faux ambassadeur de France auprès du roi de Fez, en 1670. C’étoit un marchand Provençal, arrivé sur les côtes du royaume de Fez ; il fit demander au roi un passeport pour aller remplir son ambassade. Le roi le reçut avec magnificence : le fourbe jouit de tous les honneurs du véritable ambassadeur. Il fit vendre sous main une partie de ses marchandises, & partit de Fez avec une lettre pour Louis XIV ; mais avant que de sortir, il se brouilla avec un gouverneur, qui découvrit sa fourberie. Il eut ordre de rendre la lettre qu’il avoit pour le roi de France, & de sortir au plutôt des états de Fez.



  1. Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum cœlerum.