Les Imposteurs démasqués et les Usurpateurs punis/Faux Messies dans le douzième siècle


FAUX MESSIES, dans le douzieme siecle.


Chaque nation a, dit-on, ses folies ; mais celles de Juifs furent portées au comble dans le douzieme siecle. Cette nation, contre laquelle on étoit déja prévenu depuis long-tems, ne se donna pas un lustre par huit ou neuf faux messies qui trouverent tous des prôneurs & des partisans.

Le premier de ces imposteurs joua son rôle en France l’an 1137 : on ne parle ni du lieu de sa manifestation, ni du succès qu’elle eut. Cependant on ne peut douter qu’il n’engagea le peuple qui le suivoit, à tenir des assemblées illicites, puisque Louis le jeune qui régnoit alors, fit abattre leurs synagogues, & maltraita les saints d’Israël. Maimonides, qui vécut 30 ans après ce séducteur, assure que les François entre les mains desquels il tomba, le tuerent : on massacra avec lui l’assemblée sainte ; & un autre historien Juif se plaint contre cet imposteur. Sa démence occasionna la ruine de plusieurs synagogues en France, où il avoit paru.

L’année suivante, un autre fourbe parut en Perse. L’armée qui le suivit fut si nombreuse, qu’il osa marcher en bataille au-devant du roi. Ce prince obligea les Juifs qui étoient dans ses états de sommer leur messie de mettre bas les armes. Ils eurent beau demander à ce fanatique des preuves de sa vocation il ne voulut point leur en alléguer d’autres que le succès de ses desseins, il paroissoit trop sûr de leur réussite pour les abandonner. Il feignit cependant de se laisser émouvoir à la vue des enfans que les meres lui apporterent. La pâleur de leur visage, & le jeûne volontaire qu’elles avoient pratiqué, leur donnerent occasion de dire au prétendu messie qu’ils le regardoient comme la cause de leur perte & de celle de leurs enfans, qui leur étoit encore plus douloureuse. Il proposa au roi de Perse de payer les frais de la guerre, & de lui laisser ramener ses troupes en sûreté. Les Juifs qui firent ces propositions au prince furent étonnés qu’il les acceptât. L’argent que le messie demandoit fut compté, & ses troupes congédiées ; mais le roi n’ayant plus rien à craindre, obligea les Juifs désarmés à le rembourser de qu’il avoit payé ; on dit même que l’imposteur eut la tête tranchée.

Maimonides parle d’un troisieme messie qui parut quelque tems après. Il étoit Espagnol, né à Cordoue, & il attira à sa nation une persécution dans tout ce pays-là, l’an 1157. La crédulité des Juifs Espagnols étoit plus excusable que celle des autres, parce qu’il y avoit un de leurs plus célebres docteurs qui appuyoit les visions dont les Juifs se bercent si long-tems sur la venue du messie : il fit un livre volumineux pour prouver qu’elle étoit prochaine ; il la démontroit clairement par le mouvement des astres, dont l’influence ne s’étendoit que jusques sur son cerveau. En effet, Maimonides dit que les sages & les justes de sa nation le regardoient comme un fou ; mais le nombre de sages & de justes est toujours le plus petit dans une nation.

Dix ans après, un autre insensé annonça la venue du messie, & soutint qu’il paroîtroit au bout d’un an. La prédiction se trouva fausse, & ce fut une nouvelle source de maux & de persécutions pour ce peuple crédule. On pourroit pourtant dire qu’il y avoit alors deux imposteurs qui agirent de concert, dont l’un se disoit le précurseur, & l’autre le messie ; du moins Salomon, fils de la Verge, remarque qu’il y eut cette année dans le même royaume de Fez où le précurseur avoit prêché, un homme qui se disoit le messie. Cependant, comme Maimonides, qui vivoit alors, n’a parlé que d’un simple imposteur, il vaut mieux le suivre, & dire que le médecin Espagnol a mal exprimé sa pensée.

La même année 1167, un Arabe persuada aux Juifs qu’il étoit envoyé par le messie pour les assembler, & les conduire vers lui. Venez avec moi, disoit-il, allons tous ensemble au-devant du messie, car il m’a envoyé afin que je vous montrasse le chemin. Maimonides assure qu’il craignoit Dieu, mais qu’il étoit inconséquent. Cet homme manquoit autant de jugement que de bonne foi ; il se vantoit de faire des miracles, & ces sortes de faiseurs de miracles cachent ordinairement, dit M. Basnage, la fraude fous l’apparence de je ne fais quelle simplicité naturelle ou affectée.

Les Juifs sottement prévenus pour cet imposteur, consulterent Maimonides pour savoir ce qu’ils devoient faire. Il leur prédit les malheurs que ce fourbe alloit attirer à la nation, & leur conseilla de ramener cet écervellé au bon sens & à la raison ; mais on ne suivit pas ses conseils. L’imposteur fit illusion à une grande foule de peuple : il n’en fut pas moins pris au bout d’un an. Le roi lui demandant par quel motif il avoit levé l’étendard du libérateur, il soutint hardiment qu’il l’avoit fait par l’ordre de Dieu. Il assura que si on lui coupoit la tête, on le verroit ressusciter aussi-tôt. Le roi étonné de cette confiance, voulut éprouver l’imposteur : on lui trancha la tête, & l’on reconnut que c’étoit un artifice de ce fourbe, qui, se voyant pris, préféra une mort douce au supplice qu’on lui auroit infligé. La nation porta la peine de son iniquité, car non-seulement on poursuivit ses sectateurs, mais on fit payer de grosses amendes à toute la nation. Cependant l’entêtement étoit si grand, que bien des gens persévérerent dans la vaine idée que cet homme sortiroit de son tombeau, & ressusciteroit comme il l’avoit promis, ce qui n’arriva pas. Maimonides, suivant la maxime des Juifs, qui croient que la mort est une satisfaction qu’on paie à Dieu, prioit que la mort de cet imposteur fût un sacrifice propitiatoire pour lui & pour tout Israël.

Peu de tems après, un lépreux fut guéri dans une nuit, s’étant couché couvert de lepre, & levé fort sain. Ce miracle, ou cette crise de la nature, lui fit croire qu’il étoit le messie : il le publia aux Juifs qui étoient au-delà de l’Euphrate. On le crut, & le peuple le proclama, & le suivit en foule. Les sages de la nation, qui s’apperçurent bien que cette guérison, toute miraculeuse qu’elle étoit, ne suffisoit pas pour indiquer le messie, essayerent de le détromper, & l’obligerent de renoncer à une croyance aussi mal fondée. Cependant la phrénésie que les Juifs avoient montrée à cette occasion, irrita les peuples chez lesquels ils vivoient. On les persécuta de nouveau, & un de leurs historiens assure que 10,000, fatigués des maux qu’ils souffroient à l’occasion de ce prétendu messie, abandonnerent la foi, ce qui a rendu sa mémoire fort odieuse.

La persécution se renouvella aussi fortement en Perse, à cause d’un septieme messie qui avoit séduit la populace l’an 1174 ; mais n’ayant donné aucun signe éclatant de sa mission, il fut regardé ensuite comme un magicien ou un démon.

On vit un huitieme imposteur en Moravie : celui-ci s’appelloit David Almusser, & se vantoit d’avoir la vertu de disparoître aux yeux des hommes, & de se rendre invisible lorsqu’il le trouvoit à propos. On le suivit en foule, comme un homme merveilleux, qui avoit sans doute quelque art pour tromper les peuples, & se dérober devant eux. On lui offrit la vie, pourvu qu’il se remît entre les mains du souverain, qui vouloit s’assurer de sa personne, afin d’arrêter le cours des mouvemens qu’il avoit excités ; mais si-tôt qu’il fut arrivé, on l’enferma dans une prison. Les historiens disent qu’il s’en échappa à la faveur de son art ; on eut beau le poursuivre, il fut impossible de l’atteindre ; on ne le voyoit pas dans les lieux où il étoit ; les yeux du roi, qui marchoit en personne contre lui, furent ouverts pendant quelques momens. Il eut le chagrin de voir celui qui l’avoit trompé, sans pouvoir se saisir de sa personne : on se lassa d’une poursuite inutile, & on somma la nation, qui étoit en ce tems-là nombreuse en Moravie, de représenter son chef. On eut bientôt trouvé le moyen d’arrêter cet homme invisible ; il fut mis en prison, & alors, soit qu’il eût perdu ou épuisé son art, il ne put ni fuir, ni échapper à la main du bourreau.

Il y eut dans le même siecle un neuvieme imposteur, dont on ne connoît ni le pays, ni la famille, ni le nom, ni les actions. Cependant Maimonides & Salomon de la Verge en ont parlé, & ils assurent qu’il vivoit au tems de Salomon, fils d’Adret. Comme tous ces noms sont inconnus au lecteur, nous ne l’ennuierons pas par des recherches aussi dégoûtantes qu’insipides.

Mais le plus fameux de tous les imposteurs du douzieme siecle, fut David Alroi, ou Aldavid. On le place ordinairement vers l’an 1199 ou mais Benjamin de Tudele, qui fit son voyage l’an 1173, ayant parlé de lui comme d’un homme qui avoit paru dix ans auparavant, on ne peut douter qu’il n’ait paru avant le douzieme siecle.

Cet imposteur étoit né dans une ville nommée Amaria, dans laquelle on comptoit jusqu’à 1000 familles de circoncis, qui payoient tribut au roi de Perse. Il s’attacha d’abord au chef de la synagogue de Bagdad, homme fort versé non-seulement dans l’étude du talmud, mais dans la connoissance de la magie, si ordinaire chez les Chaldéens. Lorsqu’il eut appris quelque secret que le peuple pouvoit regarder comme des miracles, il gagna les Juifs, habitans d’une montagne, nommée Aphtan, & les excita à prendre les armes. Le roi de Perse qui apprit ce soulevement, & les conquêtes que faisoit Aldavid, lui ordonna de se rendre incessamment à la cour, avec promesse que s’il pouvoit prouver qu’il étoit le messie, il se soumettroit à lui, & le reconnoîtroit comme un roi envoyé du ciel. Aldavid fit une chose à laquelle on ne devoit pas s’attendre ; il se présenta, & soutint au roi qu’il étoit le messie. On le mit en prison, & on attendit à le reconnoître qu’il en fût sorti miraculeusement. La chose arriva. Comme le roi délibéroit sur la nature du supplice qu’il devoit lui infliger, on vint dire qu’Aldavid s’étoit échappé ; on détacha promptement des coureurs après lui, qui rapporterent qu’ils avoient entendu sa voix sans le voir, & sans pouvoir le prendre. Le roi qui crut que les gardes s’étoient laissés corrompre, marcha à la tête de ses troupes jusques sur les bords du fleuve Gosan : là il entendit la voix d’Aldavid, qui crioit : ô fou ! mais on ne le voyoit point. On l’apperçut un moment après qui séparoit avec son manteau les eaux du fleuve, & le passoit. La foi du prince fut ébranlée ; il craignit que ce ne fût le messie ; mais ses officiers le rassurerent, en lui prouvant que ces miracles étoient des artifices de batteleur. L’armée passa le fleuve sans trouver le coupable. Le roi écrivit aussi-tôt aux principaux Juifs qui étoient dans son royaume, afin de les obliger à livrer Aldavid, sous peine d’être massacrés, s’ils désobéissoient. Zachée, chef des Juifs en Perse, écrivit au prétendu messie de sauver la nation, en se livrant ; mais il se moqua de cette priere, & ne voulut point se sacrifier pour le peuple ; il continua ses désordres jusqu’à ce que son beau-pere, tenté par 10,000 écus d’or qu’on lui promit, pria son gendre à souper, l’enivra, & lui coupa la tête, qui fut envoyée au roi de Perse. Ce prince ne tint pas la parole qu’il avoit donnée ; il demanda qu’on lui livrât tous ceux qui avoient suivi Aldavid ; & comme il étoit difficile de s’en rendre maître, il fit égorger un grand nombre de Juifs dans son royaume.

Je ne sais si l’on doit confondre cet Aldavid avec un autre imposteur, fils de David, dont parle une ancienne chronique. Ce dernier, étoit Persan, comme l’autre, & parut au treizieme siecle. Les Juifs, qui le regardoient comme leur roi, formerent une grande armée sous ses ordres ; mais l’historien attribue un dessein si extravagant à cette armée, que je doute de la narration. Il vouloit, dit-on, venir de Perse à Cologne, prendre trois magiciens de la nation qui devoient y être ; ils avoient déja couru quelques provinces voisines de la Perse, lorsqu’ils furent obligés de retourner chez eux, sans qu’on sache ce que ces hommes, qu’on disoit être d’une prodigieuse stature, devinrent, ni même ce qu’ils avoient fait ; on dit seulement qu’ils se flattoient hautement de l’espérance d’une prochaine liberté, c’est pourquoi ils s’étoient fait un roi. Cette histoire me paroît fabuleuse, ou plutôt elle est formée sur les bruits qui se répandirent en Occident touchant les conquêtes que le faux messie Aldavid avoit déja faites dans la Perse. Les Juifs d’Allemagne qui avoient la crédulité ordinaire à la nation, s’imaginerent peut-être, & firent courir le bruit, que ce libérateur viendroit avec une armée du fonds de la Perse en Occident, pour les délivrer du joug des chrétiens, & l’historien Allemand a adopté cette tradition. Il y a donc beaucoup d’apparence que ce dernier messie doit être confondu avec l’autre dont nous avons parlé sous le nom d’Aldavid.