Histoire des Trois Royaumes/Texte entier
DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
ET DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE LONDRES
INTRODUCTION.
I.
Quand on examine l’histoire du monde, on aperçoit à l’origine des temps quelques peuples choisis qui naissent et se développent, çà et là, au centre des continents, au pied des hautes chaînes de montagnes, près de la source des grands fleuves. Dès qu’ils ont trouvé le lieu où il leur convient de s’établir, ils se fixent et accomplissent leur destinée ; grandissant avec les siècles, ils s’étendent, se consolident et se montrent enfin sous la forme de vastes empires, dont toute une partie du globe ressent l’influence. Ils semblent autant d’astres souverains qui entraînent les nations secondaires dans leur mouvement. Ceux-ci, pareils aux corps lumineux qui traversent le ciel en l’inondant de clarté pour s’éteindre tout à coup, se déplacent en leur course vagabonde et disparaissent loin de la contrée à laquelle ils avaient donné leur nom. Ceux-là, moins brillants, moins éphémères aussi, plus aptes à résister aux orages qui les mettent en péril, se fixent aux lieux même où ils ont paru d’abord, et s’y montrent encore quand il ne reste plus rien de ce qui avait commencé avec eux.
La Chine offre le type le plus remarquable de ces empires, pour ainsi dire indestructibles, à peine modifiés par le temps et marchant à pas comptés dans la voie qui leur a été tracée. Deux fois conquise, elle absorba deux fois les conquérants parce qu’elle conservait sur eux la supériorité intellectuelle et morale, fruit de son antique civilisation ; loin d’être anéantie par l’invasion, elle parut emprunter une force nouvelle à une race plus robuste, venue du nord, comme pour la régénérer en ses jours de décadence et d’affaiblissement. Toutes les vicissitudes qui ont marqué l’existence des nations anciennes, elle les a subies à l’extrémité de cette terre, dont elle se croyait le centre ; mais appelée à parcourir une si longue carrière, elle procéda lentement dans ses transformations : son enfance dura plus de quatre siècles. Pour elle, le premier âge, l’âge d’or, fut cette période durant laquelle les souverains choisis ou acceptés par le peuple, asséchèrent le sol, le disposèrent à la culture, adoucirent les mœurs, se mirent à doter cette société naissante des institutions dont elle avait besoin. Les rois de cette époque antérieure aux dynasties (même en omettant ceux dont le vague des traditions empêche de préciser les traits), furent pour la plupart des législateurs, des bienfaiteurs de l’humanité que la Grèce, plus poétique, eût placés au rang de ses dieux. Ils vécurent longtemps, comme les patriarches, instruisant les générations dans les arts utiles ; la Chine reconnaissante les appelle encore les saints Empereurs.
Lorsque le grand Yu cessa de vivre, le prince qu’il avait associé à l’empire, selon l’usage primitif, se retira dans la montagne après que les trois années de deuil furent écoulées. Les Chinois doivent à l’antiquité de leur race la coutume, qu’ils ont conservée, de pleurer longtemps leurs morts ; dans les premiers siècles, les hommes n’étaient pas habitués encore à voir la vie s’éteindre autour d’eux. Le successeur présumé de Yu s’étant éloigné du trône, le fils du monarque défunt fut reconnu roi par les grands ; le principe de l’hérédité se trouvait consacré pour jamais. Alors commença la dynastie des Hia, qui devait s’éteindre dans son dix-septième représentant, sans avoir beaucoup contribué au bonheur et à l’agrandissement des peuples qu’elle gouvernait. Les princes de cette dynastie ne tardèrent pas à se montrer peu jaloux d’une autorité qu’ils recevaient avec la naissance, et à abuser d’un pouvoir dont ils oubliaient l’origine. Il y eut donc des rois fainéants, puis une usurpation de quarante années, suivie du rétablissement des lois anciennes. Quelques règnes glorieux se succédèrent, pendant lesquels la Chine assura sa prépondérance sur les royaumes voisins ; mais la race des Hia, décidément abâtardie, produisit enfin un tyran insensé, dont le peuple secoua le joug en appelant à son secours le petit souverain de la principauté de Chang. Celui-ci monta sur le trône à l’âge de quatre-vingt-sept ans et mourut centenaire. La cour avait déjà son luxe, son cérémonial, ses pompes et ses plaisirs, bien que la capitale ne fût pas encore fixée.
Les premiers règnes de la seconde dynastie (celle des Chang) annonçaient une ère de rajeunissement et de prospérité future. La Chine put reprendre des forces pour résister aux guerres intestines et aux attaques des barbares qui envahissaient la frontière méridionale. Affaiblie au milieu de sa durée par les révoltes des grands vassaux, cette race royale eût péri sans un prince habile qui la régénéra. La capitale, déjà reculée sur une colline, se trouvait menacée encore par les débordements du fleuve Jaune ; Pan-Keng la transporta sur la rive opposée. En s’appliquant à établir le chef-lieu de ses états sur un terrain plus favorable, ce grand monarque préparait à la Chine des destinées brillantes. Par ces changements de résidence on voit que les rois du céleste empire cherchaient à fixer le centre de leurs possessions le long du cours d’eau que la population suivait par instinct en s’acheminant vers la mer. À mesure que la civilisation faisait des progrès dans les petits royaumes qui relevaient de la cour des Chang, l’ordre devenait plus difficile à maintenir ; il y avait là cette lutte des princes tributaires contre les suzerains, lutte terrible qui se montre à l’origine de toutes les monarchies ; en Chine elle ne devait finir que deux mille quatre cents ans après la fondation de l’empire et retarder longtemps encore l’époque de sa splendeur.
Le dernier rejeton des Hia était allé, comme Nabuchodonosor, errer au milieu des bêtes sauvages ; le monarque, en qui s’éteignit la race des Chang, se brûla lui-même avec ses trésors et ses femmes comme Sardanapale. Cette seconde catastrophe, plus éclatante que la première, donne la mesure des changements qui s’étaient opérés à la cour des empereurs. Après la mort du tyran, qui déshonorait le nom des Chang, le fondateur de la troisième dynastie (celle de Tchéou) crut calmer l’ambition des vassaux en partageant ses états entre soixante-onze petits princes, dont cinquante-quatre étaient de sa propre famille ; ces fiefs relevaient de quatorze principautés ou royaumes ; la suite des événements prouva que Wou-Wang s’était trompé. Les révoltes incessantes de ces feudataires, à peu près indépendants, provoquèrent de nouveau les incursions des barbares habiles à profiter de ces troubles pour attaquer le pays qui les refoulait dans leurs déserts. Toujours repoussés, ils se montraient toujours prêts à franchir les limites du territoire des Tchéou ; l’appât du pillage les attirait vers des contrées déjà florissantes ; ils préludaient aux incursions qui devaient un jour les disperser sur toute la surface du monde ancien.
Les guerres intestines portèrent le dernier coup à la famille des Tchéou, qui donna trente-cinq empereurs à la Chine. L’affection du peuple qui l’avait appelée au trône se retira d’elle à mesure que les descendants dégénérés de Wou-Wang, chef de la race, se montraient moins capables de maintenir en paix les quatorze royaumes soumis à leur sceptre ; ils succombèrent en laissant l’empire dans la plus complète anarchie. Cependant cette troisième dynastie avait traversé, non sans gloire, l’époque la plus critique, la plus orageuse, celle qui, chez les nations destinées à un long avenir, précède l’entier développement de leur puissance. Au milieu d’agitations presque continuelles les rites avaient pu être établis ; la tradition avait acquis une plus grande consistance. Confucius et Meng-Tseu étaient venus proclamer les doctrines, qui depuis ont guidé les rois, les lettrés, et le peuple ; avant eux, Lao-Tseu avait enseigné une philosophie spiritualiste qui, confondue plus tard avec la religion de Bouddha, et mêlée au culte des esprits, exerça, à diverses époques, une si grande influence sur les populations chinoises. Le céleste empire possédait son code de morale, ses annales commentées, sa poésie, sa littérature. La civilisation apparaissait non-seulement à la cour des empereurs, mais encore chez les petits princes, leurs vassaux. Les sages, rappelant sans cesse aux souverains les vertus et les actions des anciens monarques, tenaient près d’eux le même rang qu’occupaient chez les Radjas de l’Inde les Gourous, précepteurs spirituels ; une philosophie entièrement opposée à la doctrine du fatalisme enseignait aux grands à juger des choses futures par les choses passées. Bien qu’elle fût écrite dans les palais, l’histoire était devenue ce jugement populaire dont on menaçait les rois d’Égypte après leur mort. L’empire chinois, si lent à se former, et qui semblait prêt à périr au milieu de la confusion, était réellement à la veille de subir une métamorphose éclatante ; elle s’effectua, il est vrai, d’une façon violente, mais une organisation complète sortit du désordre même. Quand les quatorze principautés, qui se disputaient la suprématie, se furent affaiblies par de longues dissensions, le roi de Tçin vint recueillir la couronne, enlevée au dernier descendant des Tchéou, qui se la transmettaient depuis près de neuf siècles, et il réunit en un seul ces petits sceptres à moitié brisés.
Le problème fut résolu ; par la force des armes se trouvèrent confondus les éléments divisés de cette vaste monarchie. On peut dire que Tching-Ty (le second des Tçin), a été le fondateur de l’empire, tel qu’il existe aujourd’hui. Afin de faire disparaître toute trace de la féodalité détruite, il partagea ses états en trente-six provinces. Au titre de Wang, roi, il substitua celui de Hwang-Ty, auguste empereur. Il voulut faire de sa capitale un arsenal, une place forte par excellence, en y rassemblant toutes les armes que conservaient ses sujets dans leurs maisons, et la plus magnifique des villes du monde, en l’embellissant avec un luxe inouï. Fatigué des incursions des Tartares, qui l’empêchaient de réduire tous ses vassaux, il tenta d’y mettre un terme, et bâtit, pour arrêter les hordes du nord, la fameuse muraille qui abrite encore Pé-King. Les lettrés lui reprochaient l’exil de sa mère ; il leur imposa silence, les poursuivit de ses proscriptions à travers les provinces, les fit périr et brûla les livres ; le passé n’était rien pour ce grand novateur. Dans son orgueil, Tching-Ty se plaisait à sacrifier sur les hautes montagnes ; là, plus rapproché du ciel, il se sentait mieux régner sur l’immense territoire soumis par ses armées, et qu’il réorganisait à la façon des conquérants. Comme les tyrans, comme les grands princes aussi, il eut deux fois à défendre sa vie contre des assassins, et mourut de mort naturelle, après trente-sept ans de règne, dans la cinquantième année de son âge, maître absolu de tous les petits états qui avaient ébranlé et détruit la dynastie des Tchéou, au faîte de la puissance, dans l’enivrement de la gloire. Peu d’années après sa mort, son palais et sa capitale furent incendiés, son tombeau renversé et pillé ; mais son œuvre demeura.
L’attentat de Tching-Ty contre les lettres et les lettrés a rendu odieuse au peuple cette courte dynastie, qui ne dura que quarante-trois ans et ne compta que trois empereurs. En disparaissant si vite, les Tçin léguèrent aux Han, leurs successeurs, un magnifique empire, que ceux-ci gardèrent longtemps ; mais, comme ils avaient accordé aux eunuques des emplois considérables, ils transmirent aux princes de la cinquième race le germe du mal qui devait les faire succomber à leur tour.
Dans la famille des Han, il y eut de grands monarques ; Kao-Tsou, qui rétablit la paix troublée par la chute des Tçin ; Wen-Ty qui fit refleurir les lettres et encouragea le commerce ainsi que l’agriculture ; Wou-Ty qui poussa ses conquêtes dans la Tartarie, dans l’Asie centrale, jusque dans l’Inde. La Chine, organisée au dedans, victorieuse au dehors, continuait sa période ascendante. Elle fut cependant arrêtée dans le cours de ses prospérités par l’usurpation du régent Wang-Mang, qui s’empara du trône à la minorité du douzième empereur de la dynastie des Han. Puis, la couronne retourna dans la famille des légitimes souverains, à laquelle Kwang-Wou donna un nouveau lustre. Il régénéra la race affaiblie prématurément, et devint le chef de la branche des Han-Orientaux, en transportant le siège de l’empire dans le Chen-Sy à Sy-Ngan-Fou. Mais cette ère glorieuse, saluée avec empressement par les populations inquiètes, fut de courte durée. Les intrigues du palais, plus fatales aux souverains que les invasions des Barbares, que les guerres intestines, minèrent cette puissance qui commandait désormais à toute l’Asie orientale. L’an 147 de notre ère, Hiuen-Ty se trouva placé sur ce trône absolu qu’entouraient six mille concubines et une troupe d’ambitieux eunuques revêtus d’une grande autorité. En permettant la vente des charges et des offices publics, ce prince donna le signal des désordres qui compromirent l’existence même du céleste Empire.
C’est cette désastreuse époque des annales chinoises que retrace le San-Koué-Tchy, depuis les premières années du règne si troublé de Ling-Ty jusqu’à l’avénement de Ssé-Ma-Sien, qui prit, en recueillant l’héritage, longtemps disputé des Han, le nom de Wou-Ty, et fonda la dynastie des Tsin ; c’est-à-dire l’histoire d’une guerre civile qui dura près d’un siècle, depuis l’an 168 jusqu’à l’an 265 de notre ère.
II.
Aux récits des chroniqueurs, aux faits succinctement énoncés par les historiens officiels, qui n’osèrent pas trop s’appesantir sur les malheurs de cette époque, l’auteur du San-Koué-Tchy a ajouté des légendes populaires, souvent même merveilleuses ; toutefois les dates le maintiennent dans un cadre de réalité qu’il embellit, sans doute, mais qu’il ne peut librement franchir. Si le San-Koué-Tchy est un roman, c’est surtout dans ce sens que l’intérêt se concentre sur un personnage qui représente la pensée dominante de l’écrivain plutôt qu’il n’occupe le premier rang et ne joue le principal rôle dans ce long drame. Ce héros est un rejeton oublié de la famille régnante des Han, qui va s’éteindre ; sorti d’une condition obscure, s’élevant bientôt par ses vertus et son courage aussi haut que les chefs ambitieux empressés de se partager l’empire, forcé à son tour de se déclarer souverain de l’un des trois royaumes qui se sont formés des débris de la grande monarchie déchue, Liéou-Pey est la vivante expression d’une légitimité à laquelle les Chinois attachent le sort de leur pays, qu’ils n’abandonnent que quand une dynastie nouvelle, dûment établie, a fait renaître la paix, en assurant à son tour le principe d’hérédité. Dans sa volumineuse chronique, l’auteur, fidèle aux traditions de sa patrie, soutient jusqu’au bout les droits du prétendant ; puis, lorsque la force a triomphé, lorsque a cessé l’anarchie, il reconnaît et proclame ce que les siècles ont consacré avant lui.
Pour bien comprendre, dans son ensemble, cette histoire développée avec tant de détails, il faut, mentalement au moins, la diviser en plusieurs parties. Lorsque Han-Ling-Ty fut appelé au trône, à l’âge de douze ans, deux puissantes factions se disputaient le pouvoir. Les lettrés, qui représentaient la tradition, luttaient contre le favoritisme, personnifié dans les eunuques. Ceux-ci étaient parvenus à faire exiler ou exclure des emplois publics leurs rivaux, qu’on surnommait les académiciens, et qu’on accusait d’association secrète. L’impératrice régente sentit la nécessité de s’entourer d’hommes recommandables et instruits, qui pussent protéger et guider l’enfance de son fils ; elle choisit, pour gouverneur de l’empire, un mandarin civil, tuteur du jeune roi, et deux généraux. Ces trois personnages « songeaient, dit le père Mailla, à rétablir l’ancien gouvernement, altéré par les désordres qui s’y étaient introduits ; pour y parvenir, ils firent donner les places les plus importantes aux académiciens les plus éclairés. » Cette ligue anima les eunuques à ressaisir l’autorité qui allait leur échapper ; ils en formèrent une de leur côté, à laquelle s’associèrent la nourrice de l’empereur et les filles du palais. À force de faire jouer dans le harem les ressorts de l’intrigue la mieux ourdie, ils surent se placer de façon à tenir en échec leurs ennemis devenus trop puissants. Plus que jamais, la guerre fut déclarée ; mais la position des deux partis n’était pas la même.
Réduits à user simplement du droit de représentation, à expliquer leurs intentions sans détour, dans des placets, à demander des réformes violentes, c’est-à-dire la destruction des eunuques, les lettrés épouvantaient la cour subjuguée, et s’exposaient imprudemment aux haines de la faction adverse. Les favoris, au contraire, familièrement admis dans les appartements intérieurs, pénétrant partout, surprenaient les secrets de l’état, faisaient valoir auprès de la régente leurs indispensables services, et, cachés dans l’ombre, tournaient contre les lettrés trop impérieux, la colère de la cour. Aux menaces des académiciens, les eunuques répondaient par des listes de proscription qui demeuraient rarement sans effet. Les supplices diminuaient le nombre des partisans de l’ordre et des lois anciennes ; les favoris triomphants réussirent même à les écarter tout à fait, à les peindre aux yeux du jeune empereur comme des rebelles qui s’entendaient avec sa propre mère pour le dépouiller de la couronne. Après avoir enlevé à l’impératrice les sceaux de la régence, ils l’enfermèrent dans un pavillon retiré, et, tenant le prince sous leur tutelle, ils l’aigrirent par leurs calomnies contre les académiciens, réduits au silence. Ces représentants de la Chine antique n’en continuèrent pas moins de se dévouer au salut de l’empire et de la dynastie ; à leurs dénonciations courageuses, à leurs plaintes éloquentes, le jeune souverain, d’abord ému, prêtait une oreille attentive ; mais, circonvenu par les eunuques, il laissait bientôt tomber l’ordre de faire périr, avec toute leur famille, ces censeurs importuns.
Cependant les barbares du nord-est envahissaient le territoire des Han ; des inondations extraordinaires causaient de grands ravages dans les provinces maritimes. Des prodiges de toute espèce effrayaient les populations mécontentes, terrifiaient le timide empereur, isolé de tous ceux dont il désirait secrètement les conseils, et se repentant, en ces jours d’épreuve, d’avoir consenti au supplice de tant de sujets éclairés, dévoués à sa personne. Au milieu de ces circonstances alarmantes, la révolte des Bonnets-Jaunes vint jeter l’empire dans de nouvelles perplexités ; voici à quelle occasion. Des maladies contagieuses décimaient les habitants des provinces orientales. « Cette épidémie, dit Klaproth dans ses Tableaux historiques de l’Asie, paraît avoir été une véritable peste ; elle continua ses ravages pendant onze ans. » Un docteur de la secte des Tao-Ssé prétendit guérir les malades en leur faisant boire une eau sur laquelle il avait prononcé des paroles mystérieuses. Les populations séduites suivirent en foule le médecin Tchang-Kio, qui vit croître rapidement le nombre de ses disciples ; il les organisa en corps réguliers, leur donna des chefs, et se trouva bientôt à la tête d’un parti si considérable qu’il songea à se déclarer empereur ; la faiblesse du gouvernement l’encourageait à porter si haut ses vues. Secondé par ses deux frères, il tenta d’établir des relations avec les eunuques, de se faire des amis à la cour. Mais ses projets ayant été trahis, il sentit qu’il ne lui restait d’autre ressource que d’éclater au plus vite. Tchang-Kio leva donc l’étendard de la révolte, en proclamant, avec l’autorité d’un prophète, que la dynastie des Han allait faire place à une autre. Cinq cent mille hommes, portant sur la tête des pièces d’étoffe jaune, accoururent en armes autour de lui, tant le peuple des provinces avait l’esprit frappé des maux sans nombre qui désolaient l’Empire, tant il souffrait de ce malaise inexprimable, de cette inquiétude douloureuse dont les masses veulent sortir à tout prix.
Les eunuques entendirent la voix publique les accuser d’être la cause des calamités surnaturelles que déversait sur les populations la colère divine ; ils supplièrent l’empereur de rappeler ceux d’entre les grands qui avaient échappé aux proscriptions. Mais, quand la révolte fut apaisée, quand la paix fut rétablie sur tous les points, il arriva que le souverain, délivré du péril, attribua le mérite de la victoire aux sages mesures prises par ses favoris. Après s’être un instant inclinés devant la supériorité de leurs adversaires, les courtisans relevaient la tête ; tandis que des chefs habiles triomphaient au loin, et sauvaient l’empire, la calomnie travaillait à diminuer l’importance de leurs services et à les rejeter dans l’ombre.
Cependant, si l’ingratitude du monarque et la haine des officiers du palais tendaient à éloigner de la cour les hommes les plus distingués de la Chine, cette guerre avait armé et placé en évidence des généraux entreprenants, hautains, ambitieux aussi, qui ne consentirent point à remettre le glaive dans le fourreau. Quand l’empereur Ling-Ty mourut, ils se liguèrent contre les favoris, résolus à garder le pouvoir, incendièrent la résidence impériale, devenue le foyer des plus inextricables intrigues, et massacrèrent les eunuques avec leurs familles ; la réaction fut complète, la vengeance terrible. Ici finit le premier acte de ce drame immense, ou plutôt un prologue en action a préparé les événements qui vont suivre. Le voile tombe sur la capitale inquiète, menacée, après la tyrannie des courtisans, d’une anarchie dont le terme est impossible à prévoir. Les dernières figures qu’on aperçoit sur la scène, à travers les piques et les cimeterres, à la lueur des flammes, ce sont celles de deux eunuques qui fuient, en pleine nuit, dans la campagne, entraînant avec eux les deux petits princes, les derniers rejetons de cette dynastie dont ils ont causé la ruine, et qu’ils voudraient emporter dans un pli de leur tunique. Poursuivis dans l’obscurité par des soldats victorieux, les favoris éperdus abdiquent leur orgueil. Le plus fier d’entre eux redevient esclave ; il voit que l’instant du sacrifice est arrivé ; il s’agenouille devant son maître, salue humblement, et pour la dernière fois, les deux petits empereurs tremblants, puis va chercher la mort dans les eaux du fleuve.
La scène se rouvre ; les jeunes princes apparaissent, se tenant par la main, errant au milieu des herbes humides, dans lesquelles ils s’enfoncent et s’égarent. À la tyrannie collective des eunuques intéressés au maintien de la dynastie qui les abrite, succède le despotisme individuel des premiers ministres, des maires du palais, qu’on voit préluder à l’usurpation en déposant leurs maîtres, se gardant bien eux-mêmes de s’asseoir trop tôt sur un trône dont ils montrent à tous la fragilité.
De cette première émeute sortit Tong-Tcho ; quelques avantages remportés sur les Mongols avaient fait connaître ce général ; impétueux, violent, il domine le nouvel empereur, effraie la cour, écarte ses concurrents, et se joue des mandarins civils. Tous les chefs de l’armée, tous les grands personnages de l’empire abandonnent la capitale et se liguent contre le tyran. Réunis au camp de la Fidélité, les mécontents s’occupent d’élire un chef souverain, un généralissime ; scène imposante que suit la cérémonie primitive de la prestation de serment. Soldats et généraux jurent de se dévouer au salut de la dynastie, d’arracher le jeune prince des mains de Tong-Tcho. Dans des discours solennels, empruntés aux textes anciens, les seigneurs confédérés énoncent et développent avec noblesse, sans emphase, le principe au nom duquel ils ont pris les armes. On voit paraître dans cette assemblée tous les héros qui sont appelés à jouer un rôle dans la suite du récit ; ils s’y dessinent avec leurs caractères particuliers, de telle sorte qu’on pressent en partie l’avenir de chacun d’eux. Mais on devine que ces seigneurs, mus, dans le principe, par le désir de délivrer leur empereur, rêveront bientôt le retour à l’organisation féodale, dont le souvenir s’éveille en eux à la vue des bandes armées qui les suivent.
Les bannières sont déployées ; la ligue du bien public s’avance contre Tong-Tcho avec de brillants succès. La capitale est presque assiégée ; encore un effort, et l’ennemi commun va périr !… Tout à coup Tong-Tcho prend un parti extrême ; il quitte la capitale, et entraîne après lui la cour tremblante, la population éperdue, que les soldats poussent en avant par masses réglées ; le siège de l’empire est transporté à Tchang-Ngan. Les femmes, les enfants, les vieillards, maltraités et pillés par l’armée de Tong-Tcho, meurent sur la route de faim et de misère. Sur les ruines de la ville antique, livrée aux flammes par le tyran qui l’a désertée, les confédérés s’arrêtent. Leur coup est manqué ; les plus ardents poursuivent l’ennemi dans sa retraite ; mais les plus ambitieux, découragés par la prolongation d’une guerre qu’ils croyaient finie, sont ébranlés dans leur résolution. Au premier jour de repos, la mésintelligence divise ces chefs, qu’un enthousiasme passager avait réunis. Tandis que Tong-Tcho s’établit à Tchang-Ngan, prend le titre de régent, exerce des cruautés inouïes, règne en despote, se prépare une place de refuge en cas de revers, et y accumule les fruits de ses déprédations ; les confédérés cherchent à s’emparer chacun d’une province pour s’y déclarer indépendants. La Chine semble destinée à redevenir ce qu’elle était avant les Tçin ; bientôt, toute cette partie de l’Empire que le régent abandonnait à ses adversaires fut le théâtre des guerres que ceux-ci se firent les uns aux autres, guerres désastreuses qui devaient aboutir au partage momentané du territoire chinois en trois royaumes. Dès ce moment, il y a scission entre la nouvelle capitale et les provinces ; ce sont deux histoires qui marchent parallèlement ; ici la lutte des grands redevenus princes, là les intrigues de la cour et les monstruosités du régent.
Arrivé au faîte du pouvoir, Tong-Tcho fait assassiner le jeune souverain et l’impératrice-mère, qu’il avait relégués dans un palais. Il se plaît à disposer du trône, à faire et à défaire des empereurs ; tout tremble devant lui. Ce monstre surpasse en folles cruautés les tyrans qui ont affligé la Chine avant lui, jusqu’à ce qu’il périsse assassiné, non point dans une émeute populaire, non de la main d’un des chefs confédérés, mais par suite d’un complot, dont une jeune femme est l’âme et l’instrument docile. Cet épisode est l’un des plus beaux morceaux de la littérature chinoise ; M. Stanislas Julien a extrait du roman cette précieuse page, pour l’encadrer dans les fragments choisis qui accompagnent son Orphelin de la Chine[1]. Prise isolément, cette courte histoire présente un ensemble achevé ; dans le cours du récit, elle est, au milieu des tristes et sanglantes journées qui se succèdent sans relâche, un repos nécessaire.
Une esclave danseuse, touchée du chagrin de son maître, qui pleure en secret sur les malheurs du pays, lui arrache son secret et se dévoue au salut de l’empire. Elle consent à devenir à la fois la maîtresse de Tong-Tcho et la femme de son favori ; elle sera entre eux la pomme de discorde ; elle armera le séïde du tyran contre celui dont il s’est fait le partisan le plus soumis. Une fois qu’elle s’est chargée de sa périlleuse mission, la jeune femme sait la remplir jusqu’à la fin, en déployant toutes les séductions et toutes les ruses que comporte son double caractère de danseuse et d’esclave. Le régent tombe sous le glaive du favori, et sa mort amène une de ces orgies populaires qui épouvantent les capitales, quand la populace passe de la terreur à l’enivrement de la licence. Rien ne manque à cette scène hideuse, où l’on croit retrouver le peuple romain célébrant le trépas de quelque empereur abhorré, pas même l’ami qui vient pleurer sur le cadavre de cet autre Néron, et protester, par son deuil, contre la brutalité du triomphe.
Quatre partisans de Tong-Tcho s’étaient enfuis à la tête de quelques troupes ; la cour refuse de leur accorder le pardon qu’ils demandent. Les deux plus hardis s’irritent de voir leurs propositions repoussées ; ils portent un défi aux grands qui les proscrivent, et reparaissent devant la capitale avec des armées. Trois victoires, rapidement obtenues, les rendent maîtres de la ville et des portes du palais. Le petit empereur, sommé par les rebelles de se montrer sur la terrasse, accepte les conditions qu’ils lui imposent, tout en croyant commander encore à ces bandes indisciplinées, avides de pillage. Les chefs de la sédition demandent la tête de celui qui a dirigé la conspiration contre Tong-Tcho ; ils saluent le prince par des cris de joie, lorsque ce vieux mandarin, qui a délivré une fois l’Empire et l’empereur, court de lui-même au-devant de la mort et se jette sur les piques des rebelles pour éviter à son faible maître la honte de le livrer.
La personne sacrée du souverain va devenir, entre les mains des deux généraux victorieux, un instrument inerte, une arme offensive dont ils se servent pour repousser les tentatives du dehors, un bouclier dont ils se couvrent quand le peuple et les grands menacent de se soulever. Tant qu’ils sont unis, les deux chefs, devenus ministres, triomphent des armées que de fidèles provinces envoient au secours du monarque ; mais bientôt la défiance, la jalousie, les divisent. L’un emmène le jeune prince hors de la capitale pour le soustraire à l’influence de son rival, l’autre fait prisonniers les mandarins et les grands dignitaires ; l’un s’assure du pouvoir, représenté par celui qui en est l’image vivante ; l’autre du corps vénéré d’où émanent les lois qui soutiennent le trône ; celui-ci a le sénat, celui-là l’empereur.
Cependant la lutte s’engage autour du monarque absolu, enfermé dans un char, presque mourant de faim, réduit bientôt à courir à pied dans la campagne, à se cacher dans une chaumière, à traverser les fleuves dans une barque comme un fugitif. La victoire restera à celui des deux ministres qui possède ce palladium devant lequel le peuple obéissant s’incline et frappe la terre de son front. Les mandarins délivrés regagnent leur maître ; la cour errante se décide à retourner dans l’ancienne et véritable capitale que Tong-Tcho avait incendiée, à tenter une restauration de la dynastie des Han. Dans cette guerre civile, les Tartares Hioung-Nou avaient pris parti pour l’empereur ; à leurs yeux, un monarque captif, tombé au dernier degré de misère, représentait encore l’empire chinois.
Quand il s’agit de rétablir l’ordre si longtemps troublé, de mettre le jeune souverain sous la tutelle d’un homme énergique et probe, tous les regards se tournèrent vers Tsao-Tsao. Ce général, que les historiens de la Chine célèbrent comme un héros accompli, « avait un talent particulier pour connaître les hommes et pour les employer selon leurs mérites, dit Klaproth dans ses Tableaux historiques de l’Asie. Ce fut la principale cause des succès qu’il obtint dans presque toutes ses entreprises. Quand il reconnaissait de l’habileté à quelqu’un, il le cultivait avec soin, quelle que fût sa naissance. Il usait de tant de précautions dans ses campagnes, qu’il était très-difficile de le surprendre. En présence de l’ennemi, dans le plus fort du combat, il conservait un rare sang-froid, et ne laissait jamais apercevoir la moindre inquiétude. Libéral à l’excès quand il s’agissait de récompenser une belle action, il se montrait intraitable à l’égard des gens sans mérite et ne leur accordait jamais rien. Ne condamnant personne sans de puissants motifs, il était inflexible dans l’exécution de ses ordres, que ni les recommandations ni la compassion ne pouvaient faire révoquer… »
Tel est l’homme auquel se trouvèrent confiées les destinées de l’Empire ; Plutarque aurait pris plaisir à discourir sur un pareil personnage, à le montrer impassible dans les dangers, esclave de la discipline, endurci aux fatigues, soutenant, à lui seul et contre tous, une monarchie usée dont il dédaignait de se déclarer le chef. L’idée dominante de Tsao-Tsao fut de soumettre ou de gagner les grands qui avaient abandonné la confédération, ou que le mécontentement éloignait de la cour ; pour la plupart, ils avaient combattu avec lui contre Tong-Tcho et contre les Bonnets-Jaunes.
Il existait alors trois chefs de parti, puissants à divers titres, sans compter un nombre considérable de seigneurs établis depuis peu dans des principautés où ils prétendaient régner en princes absolus. Voici quels étaient ces trois chefs :
Sun-Tsé, qui possédait le sceau impérial que son père avait mystérieusement retrouvé dans un puits, au milieu du palais de Lo-Yang, incendié par Tong-Tcho. Son père, Sun-Kien, s’était le premier séparé de la confédération, pour aller, à l’aide de ce talisman, fonder un royaume à part dans les provinces méridionales ; ce projet, qu’il n’avait pas pu mener à fin, Sun-Tsé le réalisa en se déclarant, après lui, roi de Ou.
Youen-Chao, nommé chef de la ligue à cause de sa haute naissance, avait été suivi par une moitié de l’armée ; rempli d’orgueil et doué de peu de talents, il causa la ruine de cette confédération dont il était généralissime. Loin de se rendre aux concessions que lui faisait Tsao-Tsao, il se servit des troupes que ce ministre mettait sous ses ordres pour tenter de s’emparer de l’Empire. Liéou-Pey, surnommé Hiuen-Té, devait toute son influence à ses belles qualités, au sang des premiers Han ses aïeux. Il avait de bonne heure quitté son échoppe de cordonnier et de fabricant de nattes pour s’armer contre les Bonnets-Jaunes. Deux aventuriers se joignent à lui par hasard ; devenus amis, ils jurent de vivre et de mourir ensemble, de se dévouer au salut de la dynastie, et ce serment, ils le scellent avec le sang des victimes immolées dans un verger, sous les pêchers en fleurs. Désormais, ils s’appellent frères ; le droit d’aînesse appartient à Liéou-Pey. En toute occasion, ils tiennent pour les Han, pour cette dynastie expirante dont ils ne désespèrent jamais. D’une bravoure chevaleresque dans les combats, comme Roland, comme les preux du moyen âge, comme eux aussi ils manient des armes gigantesques et montent des chevaux fameux qui ont des noms. Tchang-Fey et Yun-Tchang, les deux frères adoptifs du héros, le compromettent quelquefois, le premier par sa violence, le second par sa témérité irréfléchie ; mais Liéou-Pey les tempère à force de douceur, les redresse à force de patience, les réhabilite et les excuse à leurs propres yeux à force de tendresse. On trouverait difficilement dans l’antiquité un caractère plus chrétien que celui de Liéou[2]. Il consent à recevoir de Tsao-Tsao, mais au nom de l’empereur, le gouvernement d’une province. Toujours prêt à se séparer du ministre quand il le voit tendre à l’usurpation, ballotté d’un parti à l’autre, condamné à l’isolement quand il ne découvre plus de fidélité ni de bonne foi dans ses alliés, Liéou-Pey supporte noblement les revers ; rien ne peut le détacher d’une cause juste, mais à jamais perdue. Plus il est abandonné de la fortune et plus il concentre sur lui l’intérêt du récit.
Autour de ces personnages principaux se groupent, s’agitent des seigneurs d’un rang secondaire. Le plus remarquable, c’est Liu-Pou, guerrier violent, impétueux, que la louange enivre, qui assassine ses deux protecteurs, ses deux patrons pour monter en grade, homme d’action, qui fait prospérer les affaires du maître auquel il prête son bras, et ruine les siennes par son incapacité.
Maître absolu du pouvoir, généralissime des armées impériales, premier ministre, Tsao-Tsao songe à pacifier l’Empire, à le ramener à l’unité ancienne. Il sent que le chef d’un grand état doit habiter une ville considérable, ornée de monuments, dont la splendeur soit en rapport avec la puissance suprême représentée par l’empereur. Aussitôt il se décide à transférer une fois encore la résidence de la cour dans le Ho-Nan, comme on replante un arbre souffrant dans le sol d’où il a été déraciné. Là, il fait construire un palais pour l’empereur, de somptueux hôtels pour les grands dignitaires, une salle pour les cérémonies qui se pratiquent en l’honneur des ancêtres. Mais comme tous ces travaux s’exécutaient en son nom, comme il masquait lui-même le trône par l’éclat d’une autorité sans bornes, une conspiration se forma contre lui, dans laquelle entrèrent l’empereur, le frère de l’impératrice, les vieilles familles de la cour, et, enfin, Liéou-Pey. Une esclave injustement châtiée dénonça le complot ; Tsao fit étrangler l’impératrice et décapiter tous les conjurés qu’il put prendre. Quant à Liéou-Pey, il fut assez heureux pour s’enfuir, et se ligua avec Youen-Chao, l’ancien chef de la confédération ; ce dernier ayant été trop lent à se mettre en campagne, perdit peu à peu les villes qu’il occupait, et périt avec ses quatre fils dans une guerre longue et sanglante. Après la destruction de son principal allié, la situation de Liéou-Pey était à peu près désespérée ; l’écrivain cependant se plaît à lui faire parcourir une série d’aventures qui sortent peut-être du cadre de l’histoire, mais qui retiennent le héros sur la scène et le placent encore au premier plan, quand il n’y aurait plus pour lui qu’un rôle effacé.
Par suite de cette conjuration qui lui a fourni un prétexte de se défaire de ses plus puissants ennemis, le ministre Tsao a affermi son pouvoir ; il a séquestré l’empereur dans le palais, il s’est entouré d’un corps de troupes dévouées à sa personne et commandées par un général de sa famille. Les choses ont changé de face ; Tsao-Tsao est presque un usurpateur ; les mécontents persistent à s’éloigner de lui ; chacun regarde la dynastie des Han comme éteinte et se dirige d’après cette conviction. Le désordre augmente dans les provinces ; ce sont, à chaque chapitre, de nouvelles guerres difficiles à suivre, mais qui offrent cela d’intéressant, qu’elles initient le lecteur européen aux connaissances des Chinois dans l’art de la stratégie. De tous côtés des armées se choquent, des villes sont assiégées ; partout de lâches trahisons, partout aussi des actions d’éclat, de généreux dévouements.
Il s’en faut de beaucoup cependant que Tsao-Tsao puisse réaliser ses projets et soumettre tous les rebelles à la domination impériale. En vain il cherche à les affaiblir l’un par l’autre ; ses deux adversaires comprennent qu’ils doivent rester unis pour résister. À peine Sun-Tsé, fondateur du royaume de Ou, a-t-il péri assassiné, que son frère Sun-Kiuen monte sur le trône, s’y affermit par des victoires, et organise les flottes nombreuses qui lui assurent une supériorité marquée dans les batailles navales dont le San-Koué-Tchy aime à raconter les détails. La monarchie indépendante qui s’est formée dans les provinces méridionales reste établie. Au milieu de ces agitations renouvelées, Liéou-Pey a reparu ; il soutient contre le premier ministre devenu usurpateur, de grands combats dans lesquels la fortune se tourne contre lui. Une désastreuse retraite nous montre ce héros, ce chevaleresque descendant des Han, au milieu des populations désolées qui s’obstinent à le suivre et refusent de l’abandonner ; Liéou supplie ses partisans de le laisser périr, mais ses soldats et ses généraux, plus fidèles encore à leur chef malheureux, se surpassent eux-mêmes par de merveilleux exploits. Quelle que soit la position de Liéou-Pey, il a toujours son auréole de gloire ; il est d’autant plus grand qu’il apparaît plus seul dans ces provinces tourmentées par l’anarchie. Toutes les vertus antiques se sont réfugiées en lui, et quand il s’est un peu remis de ses défaites multipliées, c’est presque à son corps défendant qu’il accepte une principauté où il puisse se cacher avec les siens ; il lui répugne d’usurper même le gouvernement d’une seule ville à cette dynastie des Han qu’il reconnaît toujours, bien qu’il puisse l’absorber en lui ; car il en est le dernier rejeton, il la représente seul, depuis que le jeune empereur est captif dans son palais, où le ministre Tsao le tient enfermé.
Cette fois, le roi de Ou, Sun-Kiuen, se ligue avec Liéou-Pey ; celui-ci retrouve dans la considération qui l’entoure, dans le respect des peuples pour son courage et sa fidélité, les éléments d’une puissance durable qu’il semble fuir toujours par modestie et par dévouement à la cause impériale. Mais, près de lui, il y a un docteur de la secte des Tao-Ssé, doué de facultés surnaturelles, du nom de Tcho-Kou-Liang. Ce personnage extraordinaire, arraché à sa retraite, devient grand administrateur et grand homme de guerre. Fécond en ruses qui vont jusqu’à la magie, il soutient la fortune de Liéou ; c’est à lui qu’appartient à peu près le rôle principal dans la dernière partie du San-Koué-Tchy. Le docteur magicien détruit les flottes de Tsao, triomphe sur tous les points, déjoue les combinaisons d’un ennemi habile, et affermit son maître dans la petite principauté qu’il gouverne. Ici le roman semble l’emporter sur l’histoire : l’écrivain voulant, au sein de l’anarchie, soutenir le héros qui représente son principe, fait intervenir en sa faveur les pouvoirs surhumains ; il met à son service des armes divines en harmonie avec son caractère plus grand que celui d’un mortel. Là où il y a interrègne dans l’empire, le narrateur arrange les événements un peu à sa manière et se croit plus libre de disposer les scènes au gré de son imagination. Plus que jamais, dans cette partie de l’ouvrage, le poëte a détrôné le chroniqueur. Cependant Tcho-Kou-Liang n’est pas un personnage imaginaire ; les découvertes dans l’art militaire que lui attribue le romancier se trouvent confirmées par la tradition[3].
Du camp de Liéou-Pey, rêvant toujours le rétablissement de la dynastie opprimée, l’écrivain passe à la cour des Han, ou règne le ministre Tsao, puis sous les tentes de cet usurpateur triomphant ; il nous montre le fier personnage qui tient entre ses mains les destinées de l’Empire et la personne de l’empereur, célébrant ses victoires et sa puissance par des joutes et des festins.
« Mille arbalétriers se tenaient debout sur le front du grand navire qui portait le premier ministre ; le ciel était pur et les flots tranquilles ; la brise soufflait mollement. Tsao passa tout le jour à boire au son des instruments au milieu de son armée ; au soir, les montagnes, du côté de l’orient, étincelaient sous les rayons de la lune ; le beau fleuve Kiang se déployait comme un immense ruban de soie ; tous les serviteurs du ministre portaient des tuniques brodées et brochées d’or… » Au milieu de cette orgie royale, Tsao se lève et raconte ses exploits passés, en faisant briller aux yeux des capitaines qui l’entourent un riant avenir. Tout à coup, des corbeaux jettent dans les airs leurs cris funèbres… Les convives s’effraient à ce présage ; mais l’éclat des torches a trompé ces oiseaux, s’écrie un courtisan, ils ont cru voir se lever l’aurore !… À ces mots, la joie renaît dans les cœurs, la coupe circule de main en main ; Tsao-Tsao chante des vers que ses généraux répètent à l’envi. Ce banquet oriental se termine, comme celui d’Alexandre, par le meurtre d’un des plus illustres convives, que le ministre tue de son propre glaive, parce qu’il a blâmé ces démonstrations extravagantes. Une sanglante défaite vengera le mandarin injustement égorgé ; privé de ses flottes que vingt brûlots ont incendiées, battu sur terre, Tsao se rappellera les cris des corneilles, en fuyant comme un esclave échappé à travers la contrée qu’il venait de parcourir avec la pompe d’un conquérant.
Cependant une nouvelle conjuration se forme contre lui dans la capitale ; les parents des mandarins qui ont péri dans le premier complot se réunissent pour abattre le tyran, l’ennemi commun de toutes les grandes familles de l’Empire. Un jeune courtisan épris de la concubine de l’époux de sa propre sœur, rêve aux moyens de posséder celle qu’il aime. La belle esclave surprend le secret de son maître, qui est entré dans la conjuration, et va tout raconter à son amant. Celui-ci court révéler à Tsao-Tsao le danger dont il est menacé ; le supplice des coupables dégage la jeune fille des liens qui lui pèsent. Pour toute récompense, le traître demande au ministre d’épouser l’esclave infidèle. « C’est pour une femme, lui répond Tsao-Tsao avec un sourire de mépris, que tu as causé la mort de l’époux de ta sœur ! Que ferais-je de l’homme qui a commis un tel crime ? — Rien… » Et il fit décapiter l’amant avec sa maîtresse. Les vengeances nouvelles, exercées par le ministre tout-puissant sur les conjurés, ont eu pour effet de remettre les armes aux mains des mécontents ; à la tête de cette ligue imposante reparaît Liéou-Pey. Plus de cent familles illustres et proscrites avaient cherché un refuge hors des limites de l’Empire, et bientôt vingt mille Tartares se réunissent pour servir la cause représentée par un chef de la dynastie des Han. L’ancienne capitale, la ville de Tchang-Ngan, tombe au pouvoir des rebelles, l’étoile de Tsao pâlit ; il éprouve tant de revers qu’on le croirait perdu. Mais au milieu de ses défaites, le ministre qui se maintient au cœur de l’Empire divisé en trois royaumes, qui parla au nom d’un souverain séquestré par ses ordres, l’usurpateur qui commande, tout en paraissant obéir au pouvoir établi, conserve sur ses adversaires un immense avantage. Si les grands le redoutent, le peuple n’a rien à craindre de lui ; à mesure qu’il se rapproche du trône, l’ambition de ses partisans s’éveille ; ils voudraient pousser leur maître à usurper le rang suprême afin de s’élever eux-mêmes aux premiers emplois. Tsao hésite encore ; que lui manque-t-il ? Il domine tout ce qui est au-dessous de lui, et même le seul personnage au monde qui possède une autorité supérieure à la sienne, l’empereur ! Placé entre le trône, qu’il éclipse, et les mandarins, agenouillés à ses pieds, il a bien aussi des tentations de saisir le sceau de jade, mais il lutte, et la cour, habile à pressentir ces changements possibles, soit qu’elle les redoute ou les désire, s’émeut tout à coup. Une troisième conspiration, une seconde conjuration de palais s’ourdit contre le ministre.
L’empereur en est le chef ; il a donné ses pleins pouvoirs à l’un des grands officiers de la couronne, frère de l’impératrice ; cette fois le secret du complot n’est pas trahi ; trop peu de partisans dévoués restent au dernier des Han, pour qu’il ait trouvé hors de sa famille, des amis à qui confier ses projets ; d’ailleurs n’est-il pas captif dans son palais ; comment ferait-il un appel à ses fidèles mandarins ? Tout l’espoir du souverain nominal reposait sur le sincère attachement de Liéou-Pey à sa personne, et sur l’ambition de Sun-Kiuen, roi de Ou ; c’est-à-dire qu’il n’avait à opposer au ministre, prêt à lui enlever le sceptre, que les deux puissants chefs de parti, ennemis irréconciliables de Tsao ; aux yeux du premier, celui-ci était un usurpateur, aux yeux du second, un antagoniste trop redoutable qui menaçait d’anéantir le petit royaume de Ou.
Telle était la position du prince, qu’aucun de ses parents n’avait la permission de l’approcher ; il écrivit secrètement une lettre à Liéou-Pey, et cette missive, d’où dépendait le sort de la dynastie, un eunuque éprouvé se chargea de la remettre aux mains du héros. Le fidèle esclave accepte comme une faveur ce dangereux message… C’est dans sa longue chevelure qu’il cache la lettre impériale. Au moment où il franchit le seuil du palais, Tsao, qui a des soupçons, paraît aux portes, suivi de ses trois mille hommes de garde. L’eunuque, arrêté à l’instant, est fouillé avec soin ; sa missive ne se trouve ni dans sa ceinture, ni dans la doublure de soie de sa tunique… Miraculeusement échappé au péril, l’esclave court, court si vite que le vent fait tomber son bonnet ; il porte la main à sa tête… Ce geste involontaire l’a trahi ! De nouveaux supplices épouvantent la capitale ; l’impératrice, arrachée des bras de son époux, est étranglée sous ses yeux.
Pris en flagrant délit de conspiration contre son premier ministre, l’empereur attend avec angoisse que les sbires viennent l’égorger jusque dans la chambre du Dragon. Mais Tsao modère sa fureur ; il craint de soulever les populations par un crime inutile ; n’est-il pas assez vengé en laissant le prince couler des jours amers dans sa prison dorée ? L’attitude menaçante du roi de Ou, Sun-Kiuen, et de Liéou-Pey, devenu indépendant, l’oblige à se mettre de nouveau en campagne. Dans cette guerre Tsao-Tsao est plus empereur que le monarque tremblant, laissé par lui comme un otage au sein de la capitale stupéfaite ; il a des poëtes qui célèbrent ses louanges, des flatteurs en foule qui exaltent sa magnanimité, ses vertus surhumaines. Le légitime souverain n’a plus qu’à lui conférer le titre et le rang de roi de Ouei ; ce titre royal sera héréditaire dans la famille de Tsao-Tsao, et, d’après l’usage dynastique, il choisit aussitôt celui de ses fils qui doit lui succéder. À partir de ce jour il s’entoure d’un cortège impérial, de tous les attributs de souverain de la Chine. Dans l’Empire il y a un royaume comme à la cour il y avait un ministre plus puissant que l’empereur ; les Han respirent encore, mais ils sont plongés dans un sommeil léthargique qui n’aura pas de réveil.
Au retour de cette guerre, fertile en épisodes, Tsao-Tsao voulut bâtir un palais digne de ses nouvelles grandeurs ; mais quand aucun mortel n’ose résister à ses volontés, les puissances surnaturelles se plaisent à lui tenir tête. Un arbre séculaire, emblème de la dynastie, qui dure depuis quatre cents ans, s’élève sur le lieu même où l’ambitieux ministre a juré de construire sa demeure ; il faut l’abattre. Les haches ne peuvent entamer l’écorce de l’arbre et volent en éclats ; une sainte terreur s’empare des ouvriers ; ils abandonnent un travail sacrilège ; à leurs yeux c’est une impiété d’attaquer par le fer ces racines vénérables. La colère, la rage troublent le cœur de Tsao ; sa raison s’altère ; il a des visions, il est dominé, vaincu par un pouvoir invisible !
Durant les cérémonies qui avaient accompagné son couronnement en qualité de roi de Ouei, un Tao-Ssé était venu, par ses prodiges, jeter la terreur dans l’âme de Tsao-Tsao ; une fièvre ardente se déclara, et tandis que le premier ministre restait étendu sur un lit de douleur, une quatrième conjuration mit ses jours en péril. Ce fut pour lui l’occasion de multiplier les victimes à travers l’Empire, d’exercer les odieuses vengeances qui, aux yeux du peuple, changeaient le héros victorieux en tyran. À ces tourments de l’esprit s’ajoutèrent les fatigues de la guerre contre ses deux rivaux, Liéou-Pey et Sun-Kiuen ; quand parut ce dernier prodige d’un arbre divin, impossible à renverser, Tsao sentit les remords assiéger sa conscience ; de hideux spectres l’assaillirent, le harcelèrent chaque nuit, et il expira dans les angoisses de la peur. Son fils, Tsao-Phi, hérita d’abord du titre de roi de Ouei ; puis, bientôt, le pauvre empereur fut contraint d’accepter en fait cette usurpation simulée. Lui-même, il pria Tsao-Phi de s’asseoir sur le trône, c’est-à-dire qu’il céda aux instances des mandarins corrompus qui lui annonçaient, avec des menaces, l’apparition de présages, de signes effrayants, précurseurs de la chute irrévocable de la dynastie des Han. L’empereur ne croyait point à ces présages, qu’il feignit enfin de reconnaître ; Tsao-Phi refusait avec une fausse modestie d’accepter le sceptre convoité, que l’empereur lui offrait à son corps défendant, pour obéir aux ordres mal déguisés d’une cour vendue déjà au nouveau maître. De sa propre main, le dernier des Han rédigea l’acte, par lequel il se dépouillait du pouvoir et le remettait aux mains de l’usurpateur ; puis, après avoir assisté à la cérémonie imposante, qui revêtait le fils du ministre de sa propre splendeur et le déclarait pompeusement héritier des droits d’une famille a jamais déchue, Han-Hao-Hien-Ty, fils du ciel, maître absolu de l’empire du milieu, s’en en exil dans une petite principauté où il lui fut permis de s’appeler encore prince et roi ! Roi sans cour, sans sujets, sans autorité !
Alors il y eut en Chine trois royaumes distincts : l’abdication de Hien-Ty supprimait l’empire ; à la dynastie régnant de droit sur toutes les provinces, se substituèrent trois familles royales, datant de la décadence des Han et de l’usurpation moins éclatante de Tsao-Tsao. Le fils de ce dernier commença la race des princes de Ouei ; l’histoire ayant refusé de les compter parmi les souverains de la Chine, aima mieux appeler interrègne le temps que ces puissants monarques occupèrent le trône.
De son côté, Liéou-Pey venait de restaurer à son profit l’ancien royaume de Tchou ; un seigneur indépendant l’avait appelé dans sa principauté pour lui en faire hommage. À cette offre séduisante, Liéou répondit d’abord par un refus ; il craignait que la postérité ne l’accusât d’avoir dépouillé l’hôte généreux qui l’accueillait dans ses malheurs. Toutefois, il se laissa convaincre par ses mandarins et par ses généraux, dont il servait l’ambition sans y prendre garde. Liéou s’avança donc vers le chef-lieu de la petite province ; de son côté, le seigneur, résolu à mettre sa principauté sous la domination du héros, se préparait à venir à sa rencontre ; de fidèles mandarins le priaient humblement de ne pas abdiquer sans raison un pouvoir acquis à force de périls, dans ces temps de guerres intestines ; mais il marchait gravement vers la campagne, et faisait ouvrir les portes à Liéou. L’un des mandarins, désolé de voir son maître sourd à toutes les remontrances, l’attendit au passage, sur la muraille ; et là, suspendu à une corde qui le maintenait droit au-dessus du pont-levis, il lui adressa une dernière requête ; le seigneur écouta le discours et continua sa marche en secouant la tête. Le mandarin coupa la corde et tomba mort à ses pieds… Voilà ce que les Chinois appellent épuiser le zèle jusqu’à la mort !
Bientôt Liéou-Pey se mit en possession de tout le Sy-Tchouen ; tour à tour allié et ennemi de Sun-Kiuen, roi de Ou, dont la position s’affaiblissait, et qui ne savait auquel des deux royaumes se rattacher, il attaqua Tsao-Tsao chaque fois qu’une conjuration découverte, en consolidant le pouvoir du ministre, le plaçait dans une situation plus voisine de l’autorité absolue. Ces guerres désastreuses dépeuplaient les provinces et causaient partout des famines ; de nombreuses armées traversaient incessamment les campagnes ; dans beaucoup de districts on ne savait à qui obéir. Ce fut au milieu de ces circonstances que Liéou-Pey, pressé par le docteur Kou-Liang, son premier ministre, par ses généraux et par ses mandarins, assailli de requêtes, de placets, de suppliques, céda aux vœux de sa petite cour, et se déclara roi de Tchou ; puis, quand Tsao-Phy fut monté sur le trône des Han, il lui fallut s’élever aussi haut que ce nouveau souverain pour combattre plus efficacement l’usurpation ; il prit donc le titre d’empereur. Cette résolution parut presque un crime à Liéou : tant que le monarque légitime, déposé, relégué dans l’exil, vivait encore, Liéou, allié à la famille des Han, conservait pour la dynastie un inaltérable respect ; mais, une fois qu’il se fut déclaré empereur, il assuma sur lui toute la responsabilité de son rôle ; on le vit refuser de faire alliance avec le roi de Ou contre l’usurpateur Tsao-Phy, parce qu’il ne reconnaissait pas le titre de Sun-Kiuen, et se regardait lui-même comme l’héritier direct de la famille dépossédée. Désormais réduit à faire à ses deux ennemis une guerre dangereuse, il débuta par de glorieux succès, éprouva des revers considérables, et revint s’enfermer dans une petite place forte pour y mourir de honte et de chagrin. Liéou expira en succombant sous le poids du fardeau qu’il s’était consciencieusement imposé, dans son ardent désir de ramener la Chine à son unité. Son fils, Liéou-Chen lui succéda sous le nom de Heou-Tchu ; il fut le second et dernier empereur de cette courte dynastie, à laquelle les historiens ont donné la dénomination de Han-postérieurs.
Le jeune Heou-Tchu avait pour guide et pour appui Kou-Liang, ministre de son père, dont les talents surnaturels triomphaient de tous les obstacles. Ce docteur Tao-Ssé est représenté par l’auteur du San-Koué-Tchy comme ayant à son service trois armes redoutables, souvent toute puissantes : la prière, la magie, la ruse, qui correspondraient peut-être à ce que les Chinois appellent les trois puissances, le ciel, la terre et l’homme. Six fois de suite, il descend des monts Ky-Chan pour envahir le territoire des Ouei, c’est-à-dire les domaines de l’usurpateur Tsao-Phy ; il va jusque chez les Tartares pousser de lointaines reconnaissances, expéditions curieuses, où des détails véridiques sur les mœurs et les habitudes des hordes du nord, se mêlent à des fables pareilles à celles que les Grecs répétaient en partant du pays des Scythes. À plusieurs reprises, des intrigues de cour rappellent Kou-Liang en deçà des monts, qu’il franchit si souvent avec des espérances fondées ; le faible roi de Tchou (Heou-Tchu, fils de Liéou-Pey), dominé par les eunuques du palais, redoute les succès de son ministre ; il craint que Kou-Liang ne songe à le dépouiller de cette même couronne qu’il a posée sur la tête de son père. Parfois, les victoires remportées par Kou-Liang sur les troupes du descendant de Tsao sont si complètes, qu’il se sent arrivé à la réalisation de ses projets ; ses ennemis, stupéfaits, n’osent plus combattre ; le vainqueur envoie des habits de femme aux généraux des Ouei. Mais tout à coup, des signes dans le ciel annoncent au Tao-Ssé sa fin prochaine ; il sacrifie avec recueillement, et s’endort du dernier sommeil, au milieu des troupes, en disposant tout pour la retraite, devenue inévitable, en dictant ses derniers avis au roi de Tchou, qui a tant de fois méconnu ses services et arrêté sa marche ; calme, et sans douleur, il expire, ou plutôt se métamorphose en un de ces génies que les Chinois aiment à placer dans les régions supérieures, et auxquels ils élèvent des temples sur les montagnes.
Pendant cette lutte désespérée de la dynastie naissante, et déjà affaiblie des Han-postérieurs contre les fils de Tsao, héritiers par usurpation des premiers Han, Sun-Kiuen, souverain de Ou (du troisième royaume formé d’un débris de la monarchie ancienne), avait pris, lui aussi, le titre d’empereur ; il possédait la plus belle portion de l’Empire, à savoir, les provinces méridionales et les plaines arrosées par le Kiang. Le royaume de Ouei, dont le chef-lieu était la capitale du territoire chinois sous la précédente dynastie, renfermait une plus grande étendue de pays ; mais il lui manquait un climat tempéré, un sol fertile, des débouchés sur la mer. Quant à celui de Tchou (des Han-postérieurs), resserré entre ses deux puissants ennemis et les montagnes, relégué à l’ouest, il resta le plus petit, mais par compensation, le plus facile à défendre. Ses plus riches provinces étaient la plaine de l’ouest (Sy-Tchouen) et la plaine de l’est (Tong-Tchouen) ; l’île, formée par deux bras du fleuve Han, nommée Han-Tchong, représentait le cœur de ce royaume ; là aussi se trouvait la capitale, Y-Tchéou.
Il eût été possible à Sun-Kiuen de conserver son indépendance ; mais, comme ce souverain de fraîche date ne succédait ni directement ni indirectement à aucune branche de la famille impériale, comme il n’avait à invoquer d’autre droit que celui de la conquête, tout espoir de soumettre la Chine entière à son sceptre devait être perdu pour lui. Sa politique se borna donc à contracter des alliances passagères avec celui des deux royaumes, Ouei ou Tchou, qui se trouvait en péril, afin de rétablir l’équilibre ; songeant moins à agrandir ses états qu’à reculer le moment où l’empire, réduit à deux concurrents, manifesterait le désir de se ranger sous un seul maître. Ses forces consistaient principalement dans des flottes nombreuses, montées par des matelots habiles ; il devait au développement de ses districts maritimes cette supériorité incontestée qui lui assura longtemps la victoire dans les batailles navales.
Déjà ont disparu de la scène les héros que l’écrivain y a fait figurer d’abord. À cette génération forte, belliqueuse, sortie des révolutions, succèdent des hommes moins fortement trempés ; ni les descendants de Tsao-Tsao, ni la famille de Sun-Kiuen, ni les fils de Liéou-Py, ne jouiront longtemps des trônes que leurs pères ont fondés, au prix de l’usurpation, du courage et de la défection. À la cour des Ouei, les Ssé-Ma se rendent maîtres de l’autorité ; dans la capitale du royaume de Ou, un ministre tout-puissant dépose le souverain qui a conspiré contre lui, égorge les grands, règne en despote et meurt assassiné au milieu d’une fête. Heou-Tchu de Tchou s’abrutit dans la débauche ; les eunuques le gouvernent, et la dignité royale se dégrade rapidement dans la personne de l’arrière-neveu des Han. Ces dynasties éphémères meurent l’une après l’autre pour faire place à l’heureux ministre des Ouei, que la fortune appelle à conquérir, à soumettre et à pacifier toute la Chine.
Tsao-Mao fut le dernier empereur de la famille issue du grand ministre qui soutint et étouffa la dynastie des Han ; déposé par Ssé-Ma-Tchao, comme le légitime souverain Hien-Ty l’avait été par son propre aïeul, ce Tsao-Mao mourut avec quelque gloire, aux portes de son palais, luttant contre l’usurpation, à la tête d’une poignée de soldats à cheveux blancs. Quand le trône fut vide, Ssé-Ma-Tchao gouverna l’empire avec son frère aîné Ssé-Ma-Yen ; à ce dernier était réservé de régner bientôt sur toutes les provinces réunies. Après une lutte de vingt années, le pays de Tchou fut conquis ; le roi Heou-Tchu, trop faible pour se défendre dans sa capitale, trop lâche pour se joindre aux généraux dévoués qui tenaient encore pour lui dans la montagne, abdiqua honteusement. Son fils, digne rejeton de l’héroïque Liéou-Pey, refusa de capituler ; il égorgea de sa main ses propres enfants, et se donna la mort, tandis que sa femme se brisait le crâne contre les colonnes du palais. Ainsi périt le dernier des Han de la seconde branche.
À la nouvelle de ce désastre, le roi de Ou sentit qu’il était perdu ; sa puissance succomba avec ses flottes dans des batailles célèbres ; lui-même il se rendit prisonnier, et la Chine n’eut plus qu’un maître, Ssé-Ma-Yen, fondateur de la dynastie des Tsin. Il monta sur le trône l’an 265 de notre ère, et prit le nom de Wou-Ty, empereur guerrier.
La première, la quatrième et la septième année de son règne, il vit mourir paisiblement, dans les principautés où ils avaient obtenu la permission de se retirer, Tsao-Houan, le dernier des Ouei, Sun-Hao, roi de Ou, et Heou-Tchu de Tchou, fils de Liéou-Pey. La Chine épuisée, avide de repos, laissa ces trois représentants de la révolution accomplie, de la légitimité renouvelée et des temps anciens, s’éteindre de mort naturelle dans l’ombre, loin de leurs trônes respectifs, sans s’armer en leur faveur ; les exemples d’un siècle de malheurs avaient instruit les plus ambitieux, calmé les plus ardents, découragé les plus fidèles.
III.
Telle est la donnée générale de cette longue chronique, romanesque quant à la forme, historique quant au fonds ; elle renferme tous les faits, toute la réalité d’une époque ; plus, les scènes et les épisodes qui tiennent au drame et à l’épopée. L’histoire de la Chine a, presque tout entière, été mise en roman. Mais il y a loin de ces légendes, souvent fabuleuses, arrangées sans goût, à l’ouvrage qui nous occupe. Toutefois, la prédilection des lettrés et du peuple pour l’histoire, même dénaturée, est un trait distinctif du caractère chinois. Dans cet empire immense qui se regarde comme le centre, comme la partie lumineuse de la terre, la nation, fort indifférente au sort des royaumes étrangers, s’est arrêtée sur les phases principales de sa propre existence. Le peuple aime à étudier sa généalogie, à se voir vivre dans le passé, à balayer la poussière qui s’accumulerait sur les tablettes des ancêtres ; aussi accueille-t-il avec empressement et écoute-t-il toujours avec respect les fragments de ses annales où la légende s’encadre dans la tradition, les discours pompeux où les noms des anciens empereurs sont invoqués à l’appui d’un principe. Dans ce pays, tout repose sur la tradition ; la politique, la morale, les arts, les sciences subsistent en vertu des lois primitives. La haute antiquité derrière laquelle se cachent les premiers sages, a donné à leurs doctrines le caractère de la révélation ; tellement que les religions diverses, tout en charmant par intervalle la cour et le peuple, n’ont fait que prendre place à côté de ces institutions humaines. Les mystères du Bouddhisme sortis de l’Inde, le culte des Esprits, né, on ne sait comment, de la philosophie spiritualiste de Lao-Tseu, se sont emparés souvent de l’âme et du cœur ; l’esprit a continué d’avoir pour guide la morale pratique de Confucius. De là ce proverbe : les trois religions n’en font qu’une. Le christianisme, qui s’adresse dans son ensemble aux trois facultés de l’être intelligent et satisfait à leurs besoins, pourra seul doter la Chine de cette croyance complète dont elle a dû chercher les éléments dans ses sectes opposées.
Dans le San-Koué-Tchy, si plein de respect pour la philosophie de Confucius, pour l’observance des rites, la doctrine de Tao-Ssé joue cependant un grand rôle. Les docteurs de la secte soulevèrent les populations dès les premiers chapitres ; on les rencontre sans cesse employant leur pouvoir surnaturel à faire tomber la pluie, à faire souffler le vent. Les éléments leur sont soumis en toute occasion. Les âmes des morts, bienheureuses ou souffrantes, apparaissent à leurs amis qu’elles protègent, à leurs ennemis qu’elles épouvantent. Sous ses diverses formes matérialisées, on retrouve la redoutable et sainte allégorie de la conscience qui tourmente le coupable et le condamne à périr par les remords. Soit qu’il se laisse entraîner par l’amour du merveilleux, soit qu’il accepte sans y croire et seulement comme moyen poétique, cette intervention des puissances surnaturelles, l’écrivain chinois tient peu à se montrer orthodoxe. Dans la chronique sérieuse, l’imagination se fait jour à chaque instant. En un coin du tableau apparaît, comme sur les habits de l’empereur, le dragon fantastique, la chimère, ou plutôt le symbole.
C’est là la poésie des Chinois ; poésie souvent compassée, traditionnelle, qui a bien ses échappées sur les lacs et les montagnes, sur les champs et la vie domestique, mais dont le mérite principal consiste à rendre par des expressions consacrées, les sentiments reçus, les vérités admises dans les écoles. En maniant le pinceau, l’écrivain, le poète ne perd pas de vue les lettrés qui savent par cœur les livres classiques, et il doit leur donner la satisfaction de rencontrer, dans le cours d’un roman, d’un drame, d’une nouvelle, dans la strophe d’une élégie, d’une chanson légère, la phrase figurée, l’image choisie, l’allusion historique qui leur a valu le prix aux examens de l’académie. Pareil au captif que la Péri d’Orient retient dans ses parterres de fleurs faites de perles et de diamants, la fantaisie chez l’écrivain chinois n’a point le vol plein et libre dans les hautes et lointaines régions.
Cet inconvénient, ou, si l’on veut, ce caractère spécial de la poésie en Chine, a pour cause le mécanisme même de la langue. C’est déjà une merveille que cet idiome, idéographique à son origine, borné d’abord à un petit nombre de radicaux représenté par des clefs, ait pu se développer, s’assouplir au point de faire face à toutes les exigences de la pensée si changeante et si multiple. Cette langue écrite a dû, plus qu’aucune autre, grandir lentement, avec précaution, n’admettre le néologisme qu’après mûr examen ; quand la parole avait revêtu une pensée remarquable, lui avait donné un corps, l’avait fait vivre, cette pensée traversait les siècles et se transmettait d’âge en âge, empreinte du sceau vénéré de l’antiquité. Qui donc eût osé manquer de respect à cette autre forme de la tradition ?
De là vient que les ouvrages les plus distingués de la littérature chinoise ont deux aspects, l’un qui nous repousse, l’autre qui nous attire. De même que pour pénétrer dans le céleste Empire, il faut se faire Chinois par le costume et la manière de vivre, ainsi, pour lire avec quelque agrément le San-Koué-Tchy ou tout autre livre, histoire ou roman, il faut s’initier à la connaissance des annales de ce pays traditionnel et se résoudre à subir les notes explicatives. Une fois ce sacrifice accompli, on n’étudiera pas sans intérêt, dans sa vie publique et intime, un peuple qui s’est développé plus qu’aucun autre en Orient, d’une façon analogue aux nations européennes. Relégué aux extrémités du monde, ferme dans sa marche, que n’interrompit ni la conquête pacifique de l’Évangile, ni l’invasion violente du Coran, il est arrivé, à force de persévérance et de lentes transformations, au point où nous le voyons aujourd’hui. Assez semblable à nous quant à la civilisation matérielle, et aux empires absolus d’Occident quant à l’organisation politique, il nous étonne par ses rapports inattendus, autant qu’il nous déconcerte par ses dissonances avec les sociétés modernes. Quel rang n’eût pas été assigné à cette immense monarchie parmi les nations les plus choisies, si les doctrines qui ont triomphé en Europe de la barbarie l’avaient aussi régénéré ?
Les questions politiques sont de tous les temps et de tous les pays ; cependant combien de peuples anciens ont subi les révolutions les plus complètes sans en avoir montré les causes expliquées dans leurs annales ! Les Chinois n’ont point écrit non plus, il est vrai, la philosophie de leur histoire ; mais ils se sont plu à tracer les fastes de leur nation sous une forme dramatique, à les mettre en action, de telle sorte que le lecteur européen n’a plus qu’à conclure. Ils ont un grand souci de l’histoire, parce que, pour eux, l’homme est tout. Les Hindous, leurs voisins, procédèrent d’une façon bien différente : à peine sortis des lieux où les deux grands cours d’eau, le Kiang et le Fleuve-Jaune prennent leurs sources, les Chinois constitués en monarchie ont obéi à des empereurs. Leur premier livre a été une chronique en prose. À peine établis aux pieds de l’Himalaya, sur le bord de leurs rivières divinisées, les Hindous ont courbé le front devant la caste sacerdotale ; leur premier monument écrit a été un recueil d’hymnes, le Véda. Au Véda correspond en quelque sorte le livre des vers, le Chi-King ; mais celui-ci, dans sa naïve et primitive poésie, toujours simple, souvent mélancolique, ne jette point aux populations émues, comme une nourriture spirituelle, des mythes obscurs pour la foule, transparents aux yeux des seuls initiés. L’ère hiératique manque donc à la Chine, à moins qu’elle n’ait entièrement disparu, sans laisser de traces, devant la froide raison de Confucius.
La seconde époque de l’empire chinois fut une suite de la première ; la langue, plus formée, produisit des monuments durables, sur lesquels devait s’appuyer dans l’avenir la société plus solidement constituée. Dans l’Inde, aux hymnes, au rituel, au code de Manou, plus religieux encore que civil, succédèrent les poèmes épiques, les chants qui saluaient l’avénement d’une dynastie ; mais l’histoire de cette dynastie elle-même disparaissait derrière l’idée, sous le développement du principe qui l’avait fait triompher. Les Brahmanes, pour qui la durée du monde ne représente qu’un âge, divisent les temps par phases héroïques ; ils voient la divinité parcourir successivement le cercle de ses incarnations, comme nous suivons la marche du soleil à travers les lignes célestes qui marquent les saisons. Les lettrés, au contraire, faisant du maître du ciel une abstraction, un être suprême, un roi absolu, mais inerte, dont l’empereur est l’image agissante, le laissent trôner dans les régions supérieures, pour ne s’occuper que du monarque à qui il a légué ses pouvoirs sur la terre. De là, aux bords du Gange et de la Jamouna, ces splendides épopées, où la poésie, descendue d’en haut, montre sans cesse les dieux assis sur des trônes étincelants, faisant pleuvoir sur les héros des pluies de fleurs divines, applaudissant aux actions surhumaines des guerriers leurs fils ; poésie au vol audacieux qui, pareille à l’aigle s’élançant par-delà les cimes les plus élevées, voit la terre à ses pieds comme un point dans l’espace. De là aussi, dans une contrée où la civilisation revêt une forme plus matérielle et plus régulière, ces chroniques, patientes dans leurs détails, morales dans leurs tendances, exactes dans les dates, précises dans les faits, qui ont pour but d’engager l’homme à rectifier ses penchants, à prendre ses modèles sur la terre, parmi les anciens sages, afin de vivre sans terreur d’un avenir inconnu, et de mourir sans remords du passé. Entre ces deux genres de littérature, il y a toute la différence qui sépare le langage du prêtre de celui du philosophe ; le brahmane et le lettré représentent, par leurs écrits, les deux sociétés dont ils sont la personnification.
Cependant, s’il manque d’ordinaire à l’écrivain chinois l’inspiration fougueuse, violente comme la tempête, terrible comme la foudre, solennelle et calme comme la forêt endormie, comme la mer apaisée, s’il lui manque l’anathème et la bénédiction, ces deux grands ressorts de la poésie indienne, on ne peut lui refuser, dans une certaine mesure, des qualités éminentes, bien que d’un autre ordre ; à savoir : un goût littéraire (qui n’est pas le nôtre), une faculté de critique et d’observation qui convient au roman, un talent d’analyse, souvent poussé à l’extrême, qui excelle à peindre le cœur humain sous ses aspects changeants, l’oiseau dans son vol fugitif, la fleur dans son éclat d’un jour. Par le seul fait de son éducation, l’habitant du céleste Empire est plus imitateur qu’inventif, plus peintre que créateur ; lancé dans le tourbillon des villes, loin de cette nature puissante au sein de laquelle les sages de l’Inde vivaient dans le recueillement, il se fait une solitude factice dans un jardin habilement dessiné, aux bords d’un bassin creusé par la main des hommes, où se jouent de beaux poissons couleur d’or, où s’épanouissent de jolies fleurs qui se développent par la culture. Il a bien conservé le souvenir de larges tableaux, de grands paysages, admirés dans sa province au sortir de l’enfance, que les études classiques n’ont pas effacés entièrement ; mais, contraint de vivre dans un horizon plus borné, il concentre sur les objets qui l’environnent, toute la vivacité, toute l’acuité de son regard ; ce qu’il compose d’ailleurs, ce qu’il cisèle avec tant d’art, est fait pour être vu de près, et s’adresse à une classe de connaisseurs émérites. Quand la rêverie le prend, quand son esprit se détend et s’assoupit, grâce à la fatigue, grâce aussi à ces petites coupes diaphanes qu’il vide goutte à goutte, tout ce qui l’entoure s’anime subitement, prend un corps, une forme gracieuse, fantastique, comme s’il plaçait un prisme devant ses yeux. Alors les images jaillissent de ce cerveau sur-excité ; le poète se sent épris de cette nature comprimée, souffrante comme lui ; après l’avoir évoqué, il s’échappe avec elle vers un idéal attrayant, dans la région des rêves, des chimères, de la fantaisie.
Certes il y a loin du lettré cultivant la poésie dans son pavillon, au centre de ses parterres, en robe de soie, au milieu des visites qu’il doit accueillir par trois saluts, trois fois répétés, au poète hindou nu sur sa peau d’antilope, établissant, au sein d’une forêt sauvage, les règles les règles du rhythme, les lois de la grammaire, les dogmes d’une philosophie tour à tour subtile et extravagante. Mais comme au fond de la société la plus policée, la plus circonscrite, la plus gênée dans ses mouvements naturels par les exigences de l’étiquette et du cérémonial, il y a toujours le peuple qui suit plus librement ses instincts, de même dans l’esprit le plus cultivé, le plus transformé par l’éducation classique, il reste encore, s’il est de bonne trempe, cette corde intime de l’imagination, qui sait vibrer en son temps. C’est la source cachée au flanc du roc qui s’échappe tout à coup et ranime la plaine par une fraîcheur inattendue.
Cette veine féconde ne fait point défaut dans le San-Koué-Tchy ; un travail d’aussi longue haleine exigeait des repos ; il fallait que l’auteur sût
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ;
l’écrivain chinois n’a pas méconnu cette loi d’une poétique qu’il ignorait. Il s’agissait de dérouler sans confusion les scènes multipliées d’un drame qui dura un
siècle et eut pour théâtre le plus vaste empire de
l’Orient ; de faire vivre une quantité effrayante de personnages historiques qui devaient conserver le caractère reçu de personnages fictifs qui, bien que secondaires, devaient, sans nuire à l’action, soutenir l’édifice
du roman, en remplir les vides, graviter, à l’état de
satellites, autour des principaux rôles. Les pièces capitales de la machine épique étant données, il restait à les
faire mouvoir au moyen de rouages artistement combinés. L’auteur avait à fondre l’histoire dans le roman,
à puiser dans les annales la réalité, dans son imagination la fiction poétique. Le thème, ainsi posé, a produit
un ouvrage qui n’est ni le roman de chevalerie du
moyen âge en Europe, ni le roman historique de nos
jours, ni la chronique sérieuse, telle que l’entendaient
les Romains, mais qui résume assez bien les éléments
principaux de ces genres divers. Sans jamais tomber
comme Ctésias dans la fable ignorante, l’auteur ne s’abstient pas de donner dans le merveilleux, dans les présages à la manière d’Hérodote. Les discours, les tirades
oratoires, à la façon de Tite-Live, abondent dans le San-Koué-Tchy et lui impriment ce caractère de vérité,
d’authenticité qui séduit chez les grands historiens.
Les intrigues du palais s’y déroulent surtout sous un aspect dramatique, saisissant. On voit le sanctuaire de cette monarchie absolue, enveloppée dans un labyrinthe ténébreux où les pouvoirs se tendent des piéges, où les empereurs peuvent s’anéantir, s’effacer sans que la nation soit jamais initiée à ces redoutables mystères. D’un autre côté, le peuple, séparé de son maître par un intervalle immense, se montre encore comme le réceptacle dans lequel se conservent les traditions de la fidélité, de la loyauté et de la vertu, inaltérées par les nécessités de la politique. Mieux que les grands, toujours prêts à arracher quelque lambeau de ce territoire trop étendu, le peuple respecte l’unité dans l’empire, et se rallie d’instinct à la cause dynastique. Enfin, la classe pauvre est réhabilitée et mise en honneur, ainsi que le principe d’hérédité, dans la personne du principal héros, Liéou-Pey qui, parent de la famille impériale, gagne sa vie à faire des nattes et que les sympathies populaires appellent, en toute occasion, au trône de ses aïeux.
Les guerres, il faut l’avouer, tiennent trop de place dans le San-Koué-Tchy ; toutefois on peut excuser cette surabondance de batailles, en songeant que la guerre est l’expression de l’anarchie, que les combats sont les pièces du procès quand plusieurs prétendants se disputent la couronne. Et puis, nous savons mieux que jamais aujourd’hui combien ces bravades, ces provocations de matamores, ces étranges injures entre héros sont naturelles aux Chinois. À en juger d’après les récits, les batailles, dans ces temps-là, se bornaient à un duel entre les deux chefs ; le vainqueur poursuivait son adversaire jusqu’au milieu des lignes, quand il ne lui coupait point la tête du premier coup, et semait le désordre à travers l’armée ennemie en y faisant de larges trouées. Les ruses de guerre, dont les conseillers gardent la tradition et expliquent l’emploi sous la tente des généraux, nous font assez connaître que les Chinois estiment le succès au-dessus de la gloire. Enfin, pour eux, la guerre a aussi ses traditions immuables ; raisonner sur les détails d’une attaque, c’est encore rendre hommage à l’antiquité.
Dans ces longues campagnes, par terre et par eau, il y a une étude assez curieuse à faire de l’art militaire en Chine. Ce que disent Hérodote, Thucydide, Plutarque, de la stratégie des Romains, des Grecs et des Perses, des sièges de villes, des combats en plaine, des batailles navales, peut servir de comparaison, et l’on s’étonne de voir que des peuples placés aux deux extrémités du monde aient inventé à peu près les mêmes moyens de défense et d’attaque. Il y a même certains faits d’armes fameux dans l’histoire ancienne, qui se trouvent accomplis d’une façon identique dans des circonstances analogues, par des héros chinois ; tant il est vrai que la guerre est un jeu dans lequel les mêmes chances reviennent souvent et provoquent les gens de cœur aux mêmes actes de témérité et de courage. Dans les grandes batailles, la disposition des armées est si parfaitement indiquée, les généraux établissent si distinctement leurs divisions, celui-ci sur une montagne, celui-là derrière un bois, cet autre aux bords d’une rivière, les camps sont si exactement décrits que le lecteur s’intéresse aux mouvements de ces masses plus ou moins belliqueuses dont les piques et les cimeterres reluisent au soleil, dont les bannières flottent au sommet des collines, portant les couleurs, le blason particulier de chacun des chefs. On les suit, on les reconnaît, on attend l’issue du combat avec une certaine anxiété ; et l’écrivain a gagné sa partie.
En marchant sur les pas des grands capitaines de cette époque, on apprend la topographie de la Chine ; on sent que la partie vitale de l’empire, ce sont les plaines, berceau de sa monarchie, qui s’étendent entre les deux fleuves, le Kiang et le Hwang. Et comme rien n’a changé dans ce pays immobile, l’histoire d’une guerre intestine, quelque reculée qu’elle soit, permet de lire bien avant dans le cœur de la nation chinoise. Aujourd’hui que des circonstances nouvelles se préparent, ce qu’il importe le plus de connaître, ce sont le caractère du peuple des provinces intérieures, les ressources du pays, les productions du sol, tout ce réseau de fleuves et de rivières qui, en tombant à la mer par deux bouches, semblent ouvrir deux routes aux navigateurs européens. Le San-Koué-Tchy, sous ce rapport, offre un intérêt véritable. Les Chinois, qui se cachent si bien chez eux, se trahissent à plaisir dans leurs écrits, et c’est peut-être à cause de cela qu’un édit impérial défend la sortie des livres.
Comme toutes les nations arrivées à un certain raffinement de civilisation, comme celles aussi chez qui le sentiment du passé est plus vif que l’instinct de l’avenir, la nation chinoise a, au plus haut degré, la passion des petites chroniques et de la littérature facile qui lui retracent son histoire sous une forme agréable à saisir. Les peintures répandues à profusion sur les vases, sur les coupes, sur les paravents, sur les éventails, et qui nous semblent tout simplement bizarres ou amusantes, sont, pour ainsi dire, les illustrations des nouvelles, des petits poëmes, des légendes les plus estimés et les plus populaires. Le peuple les comprend et les aime, mieux que chez nous il ne sent les beautés d’un art étranger inutilement exposées sous ses yeux. En Chine, il n’y a donc point entre l’artiste et l’homme de la foule cette barrière (qui n’existait pas non plus chez les Grecs) dont l’effet est d’intercepter les rayons du génie destinés à éclairer le peuple. Pourvu qu’un Chinois connaisse les points principaux de son histoire, soit un peu initié à sa propre littérature, il possède l’intelligence de tout ce que les arts peuvent reproduire autour de lui.
Quant aux ouvrages littéraires, l’imprimerie les a répandus en Chine sous tous les formats ; on y trouve des éditions académiques, impériales, revêtues du Dragon à cinq griffes, des éditions vulgaires faites à Kwang-Tong et à Nan-King, jusqu’à des éditions diamants que l’étudiant de mauvaise foi peut glisser dans sa manche aux jours de concours et d’examen. Le public, la masse des demi-lettrés ne s’élève guère dans ses lectures jusqu’aux textes qui sont le sujet des thèses pour le doctorat ; il s’en tient aux nouvelles, aux nombreux romans qui le flattent par des peintures de mœurs, par des récits historiques ou imaginaires. Entre toutes les productions de ce dernier genre, on en compte quatre que la Chine regarde comme ses chefs-d’œuvre littéraires ; après, toutefois, les livres classiques auxquels le premier rang est réservé. Or, en tête des quatre romans d’élite, se place le San-Koué-Tchy. Moins concis que les ouvrages anciens, moins diffus que les textes modernes, il représente le style moyen, sévère, soutenu, qui convient à l’histoire. S’il était permis de hasarder une comparaison, on pourrait dire que l’auteur du San-Koué-Tchy ressemble par sa diction aux écrivains français de la première moitié du XVIIe siècle, en ce sens surtout qu’il incline vers les formes anciennes. Il est nourri de la lecture des vieux maîtres ; les lettrés de nos jours l’ont accepté comme un classique. Son œuvre a été lue et relue si souvent, que les éditions vinssent-elles à périr, il vivrait encore dans la mémoire des étudiants et du peuple. À ce sujet on peut citer une aventure touchante.
Un missionnaire français (il serait facile de dire son nom), établi depuis longtemps en Chine, parcourait, sous le costume du pays, l’une des grandes villes de l’Empire. Derrière lui, une voix inconnue fait retentir le nom malsonnant d’étranger !… La foule s’assemble menaçante. Le prêtre est entouré à l’instant ; s’il tremble, s’il se trouble, il est perdu !… les supplices l’attendent. Animé d’un de ces instincts subits que fait naître l’imminence du péril, le missionnaire ose affronter la foule irritée. Tandis que le peuple répète en s’agitant qu’il faut conduire l’étranger devant le mandarin, lui il s’élance sur une table au milieu du marché. — Insensés, s’écrie-t-il avec calme, vous me prenez pour un barbare de l’Ouest ! Quelle folie ! Un barbare venu de la mer Occidentale réciterait-il comme moi ces belles pages du San-Koué-Tchy ? — Et aussitôt, sans s’arrêter, sans se trahir par une prononciation vicieuse ou incertaine, il débite tout un chapitre de ce livre cher au peuple. Bientôt la foule apaisée écoute en silence, les visages où ne se peint plus la colère sont tournés avec extase vers le prêtre qui récite des passages choisis de la chronique. Peu à peu des murmures approbateurs se font entendre et le missionnaire, menacé il y a quelques instants des tortures de la mort, a quelque peine à se dérober aux applaudissements de la populace émue. Apaiserait-on mieux les gondoliers de Venise, en les charmant avec les strophes harmonieuses de la Jérusalem délivrée ?
Tout homme instruit, dit le proverbe chinois, doit avoir lu San-Koué-Tchy au moins une fois. Le fait rapporté plus haut prouverait presque que l’adage a force de loi ; au moins démontre-t-il à quel point le goût et la connaissance de la littérature sont répandus en Chine. Mais un ouvrage qui fait les délices du céleste Empire a-t-il quelque chance de succès chez nous ? La grande popularité dont il jouit parmi toutes les classes de la société chinoise, à Kwang-Tong comme à Pé-King, n’indique-t-elle pas un genre de beautés approprié au goût local et peu en harmonie avec celui de l’Europe ? Cette question est difficile à résoudre ; cependant n’a-t-on pas le droit d’espérer qu’un ouvrage, qui fait l’admiration d’un peuple policé à sa manière, peut au moins piquer la curiosité, exciter l’intérêt d’un autre peuple plus avancé en civilisation et qui se plaît à comparer entre eux tous les monuments du génie humain ? Quand un cadre historique donne de la solidité à l’édifice littéraire, on peut accorder à l’ouvrage une certaine valeur intrinsèque, en dehors de l’influence secondaire des temps et des lieux. Le roman, la nouvelle, l’élégie même qui viennent çà et là se glisser dans le récit, sans nuire à l’action, et s’y incorporent de telle sorte qu’on arrive au bout du hors-d’œuvre avant d’avoir senti qu’on sortait du domaine de l’histoire ; les épisodes variés ne sont pas d’ordinaire ce qui rebute le lecteur. Sur tous les théâtres, la scène s’anime davantage aux endroits où les héros redevenus hommes sous le costume de convention, montrent mieux à travers la cuirasse et la pourpre, les mouvements de leurs cœurs. Quant aux noms propres, si peu harmonieux à nos oreilles, si peu différenciés quelquefois qu’il y a confusion par le nombre, il devient moins difficile de les appliquer à ces personnages dont le portrait peint en pied se grave dans l’esprit, grâce aux traits qui les caractérisent ; chacun d’eux ayant son attribut moral par lequel il se distingue aussitôt, comme les dieux du paganisme grec et indien, par l’emblème qui leur est propre.
La période de quatre-vingt-dix-sept années que retrace le San-Koué-Tchy, forme près d’un volume, c’est-à-dire la dixième partie environ de la collection complète des Annales Chinoises, rédigées en français par le père Mailla. Tout en rejetant la fiction pour ne s’attacher qu’à la réalité, le savant missionnaire a souvent reproduit des discours empruntés au roman ou plus tôt que le roman lui-même avait puisés dans les textes officiels. Quelle page dans l’histoire du céleste Empire que cette révolution d’un siècle ! et une pareille crise ne pouvait durer moins chez un peuple qui en était à son moyen âge, au premier siècle de l’ère chrétienne, et voyait déjà périr tant de nations anciennes, moins vieilles que lui !
En comparant la marche du roman avec celle des faits tels que les rapporte le père Mailla, on se convainc que le San-Koué-Tchy tient d’assez près à l’histoire ; puis il se présente une seconde réflexion ; c’est qu’on ne peut guère aborder un travail sérieux dans les études chinoises, sans rencontrer devant soi les missionnaires. Ces hommes de science et de dévouement, si versés dans la pratique de la langue du céleste Empire, dans la connaissance géographique de cette contrée dont ils dressaient des cartes, si bien au fait des mœurs et des habitudes d’une cour à laquelle plusieurs d’entre eux occupaient des emplois, d’un peuple avec lequel ils vivaient dans l’intimité, ces religieux si savants ont pénétré, il y a deux siècles, au cœur de cette région qui attire aujourd’hui les regards de l’Europe. D’où vient qu’on semble oublier ou presque méconnaître leurs travaux ; qu’on attende d’un prochain avenir la découverte de ce même pays, sur lequel les missionnaires nous ont communiqué tant de documents positifs d’une valeur certaine ? La Chine va s’ouvrir, dit-on ! mais, toute fermée qu’elle était, ne nous a-t-elle pas livré les secrets de sa longue existence, de son organisation, de ses révolutions multipliées, et cela, dans les monuments de sa littérature ? Parmi ces ouvrages précieux, il y en a de traduits par des hommes compétents ; il y en a d’autres qui, rangés en bon ordre et classés avec soin dans les salles de la Bibliothèque royale, attendent des traducteurs ; trésors précieux, dont un catalogue raisonné fera mieux estimer la valeur. Ce sont là les deux sources auxquelles on pourra longtemps encore puiser avec fruit, jusqu’à ce que les relations nouvelles prêtes à s’établir avec le céleste Empire, aient produit les résultats qu’on en attend.
IV.
Les observations générales que nous venons de présenter s’adressent au plus grand nombre des lecteurs, à ceux qui, ne connaissant pas la langue chinoise, doivent forcément s’en rapporter au traducteur. Il nous reste à donner quelques explications aux érudits, à leur faire connaître quelle version nous avons suivie, et pourquoi nous avons adopté dans notre ouvrage une marche qui pourrait sembler arbitraire.
Le San-Koué-Tchy, histoire des Trois Royaumes, a été rédigé sous la dynastie des Mongols, par le lettré Lou-Kouan-Tchong.
On en trouve à la Bibliothèque royale plusieurs éditions, mais notablement deux ; l’une, accompagnée de planches, imprimée avec soin en caractères élégants et ponctuée ; l’autre, moins soignée dans les détails d’exécution, non ponctuée, mais enrichie d’une version tartare-mandchou interlinéaire, c’est-à-dire d’une traduction en une langue phonétique, fidèle et précise. C’est à cette dernière que nous nous sommes attaché ; l’exemplaire, légèrement fatigué, prouve que bien des savants y ont lu ce mémorable ouvrage avant qu’il tombât entre les mains inhabiles qui essaient aujourd’hui de le façonner au gré du lecteur européen. De plus, la traduction tartare présente un si grand secours, qu’il n’y avait pas à hésiter un instant entre les deux éditions ; et, à ce propos, citons le passage qui se trouve dans la préface jointe à l’Art militaire des Chinois, sous le titre de discours du traducteur[4] : « On a un grand avantage lorsqu’on possède les deux langues, je veux dire la langue chinoise et celle des Tartares-Mandchoux. Lorsqu’on ne comprend pas le chinois, on a recours au tartare, et lorsqu’on est embarrassé de retrouver le vrai sens dans le tartare, on ouvre le livre chinois, ou, si l’on veut mieux faire, on les a continuellement l’un et l’autre sous les yeux… »
Cette phrase un peu naïve peut être commentée ainsi : la version tartare ne doit jamais avoir le pas sur la version chinoise, qui est originale ; on la consulte dans les passages difficiles, surtout dans le style ancien, avec beaucoup de profit. Puis, lorsque, embarrassé par la syntaxe un peu trop simple du mandchou, on a saisi les mots sans pouvoir se rendre compte du sens, on retourne au chinois ordinairement plus logique dans la construction de ses courtes périodes, et enfin, les deux textes sous les yeux, à force de comparer l’image de celui-ci avec la lettre de celui-là, on déchiffre. « La langue tartare, beaucoup plus claire, sans comparaison, dit le même traducteur, méthodique comme nos langues d’Europe, a néanmoins ses difficultés ; elle n’explique souvent certaines obscurités chinoises que par d’autres obscurités, parce que la plupart des traducteurs, fidèles à la lettre, ne s’embarrassent pas trop du sens… » Cela revient à dire que, d’abord, les Orientaux n’écrivant pas pour nous, ne songent guère à résoudre les difficultés qui nous arrêtent, et que, ensuite, une langue aussi peu travaillée que celle des Mandchoux, un idiome dénué de littérature propre et voué aux traductions, ne peut faire que calquer timidement, aveuglément même, un texte donné.
Quelque imparfaite que soit cette langue, elle est un secours, et dans les études orientales tout secours est une bonne fortune dont il faut se mettre en état de profiter. Il n’y a pas un ouvrage chinois, de quelque importance, qui n’ait été traduit en mandchou, depuis que la dynastie des Tay-Tsing occupe le trône ; la langue des conquérants, de l’armée, de la cour, est le mandchou, et c’est celle que les Russes étudient le plus volontiers, à cause de son utilité pratique ; eux qui abordent la Chine par la Tartarie. Autant la connaissance de cet idiome seul serait insuffisante à qui voudrait étudier les monuments littéraires du céleste Empire, autant elle est indispensable à qui veut comprendre à fond la langue chinoise, la décomposer dans toutes ses parties, en analyser la syntaxe, en deviner la grammaire ; car il n’y a pas de langage sans grammaire. Là où les flexions manquent pour indiquer l’action du verbe sur le régime, le rapport des mots entre eux, il y a nécessairement des règles de position qui en tiennent lieu ; ce que le raisonnement fait pressentir, la traduction fidèle et parfois servile des interprètes tartares le prouve d’une façon irrécusable.
Il nous semble donc que l’on s’est trop peu occupé en France de l’étude du mandchou, et nous ajouterons aussi qu’on ne doit pas s’en prendre à M. le professeur du Collége de France. Les auditeurs du cours de chinois ont longtemps témoigné une certaine répugnance à aborder cet idiome secondaire, et nous avons partagé nous-même cette prévention jusqu’à ce que l’expérience nous ait forcé à changer d’avis. De nos jours où les distances s’effacent, tout idiome pratique acquiert de l’importance. Klaproth, qui a publié une chrestomathie mandchou, n’était pas Français, et l’excellente grammaire dont on fait usage aujourd’hui est publiée à Altenbourg. L’auteur, M. Conon de la Gabelentz, a en quelque sorte travaillé pour la France, puisqu’il a écrit son ouvrage dans notre langue, et nous devons l’en remercier bien sincèrement. Le dictionnaire du P. Amiot, publié par M. Langlès, a des défauts trop essentiels, il est trop dénué d’exemples et d’explications grammaticales, pour qu’on y puisse trouver autre chose que la traduction des mots. Toutefois, il faut nous en tenir encore au lexique du savant missionnaire, et nous rappeler avec reconnaissance les admirables travaux qui honorent son zèle et son mérite ; s’il n’a pu tout achever également, que de routes il a ouvertes !
La version du San-Koué-Tchy que nous avons adoptée forme huit volumes in-8o et se compose de vingt-quatre livres renfermant chacun dix chapitres. Nous avons respecté la division principale en livres, sans nous astreindre à reproduire la division en chapitres, afin d’embrasser dans un même cadre toute une action, tout un épisode. Cependant nous avons eu soin d’indiquer en note la page du texte, chaque fois qu’il y a changement de chapitre.
On nous pardonnera sans doute d’avoir pris cette liberté ; mais le lecteur (de nos jours, un ouvrage chinois doit-il trouver des lecteurs ?) sera-t-il aussi indulgent pour les fautes nombreuses qui nous ont échappé, pour celles qui trahiront, aux yeux du sinologue exercé, notre insuffisance ? Absoudra-t-on le traducteur qui s’est condamné lui-même en corrigeant dans des notes les erreurs qu’il a reconnues après coup ? Ne s’étonnera-t-on pas qu’il ait audacieusement abordé le plus célèbre, le plus estimé des ouvrages littéraires de la Chine, ne lui reprochera-t-on pas d’avoir tenté imprudemment une œuvre au-dessus de ses forces ? Le bel épisode de la mort de Tong-Tcho traduit d’une façon si sûre et si ferme par M. Stanislas Julien, inséré tel quel à sa place, ne fera-t-il pas mieux ressortir l’infériorité de ce qui précède et de ce qui suit ? Si, d’une part, les sinologues improuvent ce travail, si, de l’autre, le public ne trouve point, dans l’ouvrage en lui-même, l’intérêt qu’il espérait y rencontrer, quelle récompense obtiendrons-nous de tant d’efforts ?
Telles sont les craintes fort naturelles qui nous assiègent au moment de faire paraître ce premier volume de la traduction du San-Koué-Tchy. Ce qui les augmente encore, c’est que nous avons été honoré, pour notre part, des encouragements que M. Villemain, ministre de l’instruction publique, a accordés généreusement aux diverses branches des études orientales. Cet ouvrage a été entrepris sous ses auspices ; voilà pourquoi nous l’avons choisi parmi les plus importants, et jusqu’à un certain point, les plus difficiles de la littérature chinoise.
Avertissement
Ce premier volume ne contient que la traduction des trois premiers livres, c’est-à-dire du premier volume du San-Koué-Tchy. Notre première idée avait été d’abréger le tout, de resserrer l’ouvrage uniformément, de manière à le concentrer, à le réduire dans ses proportions un peu moins extravagantes. Peut-être suivrons-nous ce plan dans la suite, mais il nous a semblé préférable de donner intégralement en français au moins tout ce volume ; la partie historique du San-Koué-Tchy étant reproduite aux tomes II et III du Père Mailla, que restait-il de nouveau si nous retranchions la partie romanesque ? C’est donc une traduction en cinq ou six volumes que nous avons entreprise, et nous la conduirons jusqu’au bout, si le public accueille avec indulgence l’essai que nous lui présentons aujourd’hui. Nous avons lieu d’espérer et de promettre même qu’en avançant dans ce grand poème en prose, nous serons plus maître de ce style serré et élevé, plus habitué à la marche de l’auteur chinois, et que peu à peu notre travail deviendra plus acceptable. C’est une rude besogne de traduire, sans s’arrêter, huit gros volumes d’un roman historique aussi compliqué ; personne peut-être n’aurait le courage de le lire dans son entier d’un seul coup. Nous devons supposer qu’il sera reçu moins défavorablement par volumes publiés successivement, sans trop de retard, avec soin, accompagnés, comme celui-ci, de notes, d’éclaircissements et de rectifications.
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE PREMIER.
I[5]
[Année 168 de J.-C] Hiao-Hiouan-Ty, empereur de la dynastie des Han-Postérieurs, étant mort, son fils, Hiao-Ling-Ty, âgé seulement de douze ans, monta sur le trône. À cette époque, le général en chef des armées, Téou-Wou, le tuteur du jeune monarque, Tchin-Fan et le général de l’infanterie, Hou-Kwang, remplissaient à la cour les fonctions de ministres. Au neuvième mois, à l’automne, deux eunuques, Tsao-Tsie et Wang-Fou, s’étant emparés du pouvoir, dirigèrent l’empire au gré de leurs caprices. Téou-Wou et Tchin-Fan formèrent le dessein de faire mourir les favoris, mais le secret de leur conspiration fut découvert et ils périrent eux-mêmes sous les coups de leurs adversaires ; alors toute l’autorité passa aux mains des eunuques.
[Année 169 de J.-C.] Le quinzième jour du quatrième mois de la seconde année Kien-Ning (de la tranquillité établie), l’empereur ayant assemblé les grands dans la salle d’audience dite Ouen-Te (de la vertu sincère), allait s’asseoir sur le trône, lorsqu’à l’angle de l’appartement il s’éleva un grand tourbillon et on vit un serpent bleu, long de vingt mesures de dix pieds, suivre en rampant le haut de la poutre principale, puis descendre comme s’il eût volé, et se glisser sur le siège impérial. Dans sa frayeur, le jeune prince tomba évanoui ; les officiers placés à ses côtés se précipitèrent pour lui porter secours ; les mandarins civils et les mandarins militaires furent si troublés, qu’ils s’entre-choquèrent et roulèrent pêle-mêle sur le parquet ; mais le serpent disparut à l’instant même.
Peu de temps après, le tonnerre gronda avec violence ; il tomba une grosse pluie mêlée de grêle qui ne cessa que vers le milieu de la nuit ; dans l’enceinte de la capitale orientale (à Lo-Yang) elle détruisit environ mille maisons.
[Année 171 de J.-C.] Le 2e mois de la 4e année Kien-Ning, on ressentit un tremblement de terre dans la province de Lo-Yang ; tous les murs de la capitale s’écroulèrent. Les eaux de la mer s’étant élevées envahirent quatre villes du littoral, Teng, Lay, Y et Ni ; cette inondation balaya les habitants et les entraîna dans l’océan. L’empereur discontinua de donner aux années de son règne le nom de Kien-Ning et y substitua celui de Hy-Ping (de la paix qui pénètre de tous côtés). Puis, comme il y eut des révoltes parmi les peuples des frontières, cinq ans après, la dénomination de Hy-Ping fut remplacée par celle de Kwang-Ho (de la concorde manifestée). Cette même année-là, les poules chantèrent comme des coqs.
[Année 178 de J.-C.] La première année Kwang-Ho, le 1er jour du 6e mois, un esprit de couleur noire, long de cent pieds, se glissa en volant dans la même salle dite Ouen-Te. Au 7e mois, un arc-en-ciel parut dans la chambre de l’empereur ; le sommet du mont Ou-Youen s’écroula, et des présages sinistres de toute espèce se manifestèrent. L’empereur, épouvanté, se hâta de convoquer, à la porte du palais dite Kin-Chang, tous les grands dignitaires, Yang-Sse et les autres. Il les interrogea sur les causes de ces calamités, de ces prodiges menaçants, et sur les moyens de les faire cesser.
Yang-Sse répondit par le discours suivant :
« Votre sujet a appris dans le Tchun-Tsieou cette vérité : Lorsque le Ciel envoie son arc lumineux, le monde s’inquiète ; entre les quatre mers, il y a des troubles. Voici de plus qu’une période de quatre cents ans est près de s’accomplir. Aujourd’hui, les femmes et les eunuques s’emparent à l’envi de la direction des affaires de l’État ; l’éclat du soleil et de la lune est obscurci. Au bas de la porte Hoang-Tou (dans l’intérieur du palais) les favoris ont appelé des gens sans mérite ; ils ont récompensé avec des places et des honneurs, ces flatteurs qui achètent ainsi leur protection par de riches présents. En moins d’un mois, ils ont distribué tous les emplois à leurs créatures. L’un, Yo-Song, est devenu président du conseil ; l’autre, Jin-Tchy, moniteur impérial. Hy-Kien, Liang-Kouo, tous ces grands personnages, recommandables par leurs talents et par les dignités dont ils étaient revêtus, n’ont plus part aux faveurs. Ceux qui occupaient un rang et un emploi dans l’État ont été relégués loin de la cour et réduits à labourer la terre. Ceux qui avaient toujours à la bouche les sentences des saints empereurs Yao et Chun, ceux qui marchaient dans la voie tracée par les anciens Sages, on les a rejetés dans la classe du peuple, on ne leur accorde plus aucun emploi. N’est-ce pas changer son bonnet pour ses souliers, mettre la vallée à la place de la colline !
« Aujourd’hui le Ciel auguste, dans sa bonté, manifeste ces présages à la terre pour lui donner un avertissement.
« Le livre des Tchéou dit aussi : Quand le Fils du Ciel voit des présages, il s’applique à renouveler sa vertu ; quand les princes feudataires voient des présages, ils s’appliquent à bien gouverner leurs royaumes ; quand les grands vassaux, qui ont sous leur dépendance douze mille familles, voient des présages, ils s’appliquent à bien régir leurs principautés ; quand les hommes du peuple voient des présages, ils s’appliquent à se corriger de leurs défauts. Sire, chassez ces serviteurs dépravés et artificieux ; appelez à vous tous les hommes recommandables. Déchirez ces ordonnances ; révoquez ces nominations ; coupez court à une vie d’inaction et de plaisir. En cherchant à faire briller au loin la majesté du Ciel, vous pourrez amener la cessation de ces fâcheux pronostics. »
À son tour, Tsay-Yong, membre du conseil impérial, prit la parole et dit :
« Après avoir médité avec la plus profonde attention, votre sujet expose humblement que tous ces présages annoncent la fin de la dynastie. Le Ciel a aimé et protégé d’une manière toute spéciale les grands Han. Aussi des présages, des signes extraordinaires ont été manifestés pour les avertir du châtiment qui se prépare. Le Ciel a voulu provoquer l’attention du prince des hommes, afin que, rentrant en lui-même, il évitât les dangers dont il est menacé et retrouvât le repos. L’arc-en-ciel s’abaissant sur la chambre impériale, les poules qui chantent comme des coqs, sont autant d’avertissements qui se rapportent à l’intrusion des femmes dans les affaires de l’État. Votre nourrice, Tchao-Yao, a le rang de princesse dans l’Empire ; l’intendant de votre palais Yang-Lo, Ho-Yu est un homme fourbe et artificieux. Réfléchissez bien à ces choses, car assurément elles sont un sujet de chagrin pour le royaume. Tchang-Hao, Wei-Tchang, Tchao-Hiuen, Kou-Cheng, voilà maintenant vos favoris ; réfléchissez que ces hommes sans mérite peuvent causer la perte de la dynastie. J’expose humblement encore que Kouo-Sy, Kiao-Hiuen, Liéou-Tchong, que tous ces mandarins pleins de droiture, ces vieillards sincèrement vertueux doivent diriger le conseil. Les grands mandarins, conseillers suprêmes, sont les bras et les jambes du souverain ; il ne convient pas de recevoir les ordres d’hommes méprisables, de maltraiter et d’opprimer les hauts dignitaires.
« Votre sujet espère que Votre Majesté supportera ces remontrances et mettra un terme à ces abus. Tous les mandarins qui approchent l’empereur doivent changer de conduite ; car, si les hommes sortent d’eux-mêmes de la mauvaise voie, les présages et les calamités cesseront d’eux-mêmes aussi. Lorsque la voie du ciel n’est pas suivie dans toute sa largeur, les génies et les esprits s’abstiennent d’accorder le bonheur à l’Empire.
« Quand le prince et le sujet agissent l’un et l’autre sans attention, l’un est empêché de faire connaître ses volontés aux inférieurs, l’autre est menacé du danger de se perdre. Votre sujet espère que vous pèserez attentivement les observations de sa requête, et que vous ferez en sorte que les mandarins pleins de fidélité ne soient pas en butte aux machinations des pervers…
En entendant cette requête, l’empereur poussa un profond soupir, et comme il se levait pour ôter ses habits de cour, l’eunuque Tsao-Tsie, qui s’était tenu dans un appartement retiré, épiant l’assemblée, alla secrètement avertir ses collègues de ce qui s’était dit ; l’affaire se divulgua bien vite, et tous les grands perdirent la vie. (Cent des plus éminents personnages de l’Empire et sept cents mandarins furent mis à mort.) Cependant un eunuque, nommé Liu-Kiang, qui aimait Tsay-Yong à cause de ses talents, obtint sa grâce de l’empereur et lui sauva la vie.
La cour était alors livrée aux intrigues de dix eunuques[6] ; tous les emplois, toutes les faveurs se distribuaient aux créatures de ces dix courtisans ; l’empereur, subjugué, voyait en eux les maîtres dont il devait suivre les conseils. Aussi, jouissant d’un libre accès près du monarque, ils ne redoutaient personne, et faisaient de leurs hôtels particuliers autant de petites cours.
[Année 184 de J.-C] Ling-Ty venait de changer une fois encore le nom des années de son règne ; on entrait dans un cycle nouveau ; ce fut alors que parurent, dans la petite ville de Kuu-Lou, trois frères, Tchang-Kio, Tchang-Liang et Tchang-Pao. L’aîné n’avait fait aucune étude, mais un jour (dit la légende) qu’il cueillait des plantes médicinales sur la montagne, il rencontra un vieillard aux yeux brillants, à la chevelure flottante comme celle d’un jeune homme, appuyé sur un bâton fait d’une tige de la plante ly, qui l’ayant invité à entrer dans une caverne, lui présenta les trois volumes d’un ouvrage de la secte des Tao-Sse, dont le titre était : Recettes magiques et Talismans pour arriver à la grande quiétude. Puis il dit à Tchang-Kio : « Appliquez-vous à l’étude de la doctrine de Lao-Tseu et recevez du Ciel la mission de convertir les hommes ; sauvez par toute la terre la génération présente ; les désirs multipliés et désordonnés du cœur sont la source positive de toutes les afflictions ! » Après s’être fait connaître sous le nom de l’immortel de Nan-Hoa (qui préside aux fleurs dans les régions du Sud), il disparut, emporté par le tourbillon léger d’une brise adoucie. Muni du livre mystérieux, Tchang-Kio l’étudia si bien jour et nuit que bientôt il put commander aux vents et à la pluie ; il prit alors le nom du Tao-Sse de la grande quiétude.
[Année 184 de J.-C] Dans les premiers jours de cette même année, une épidémie terrible étendit ses ravages partout l’Empire[7] ; à l’aide d’une eau sur laquelle il répétait des paroles magiques, Tchang l’illuminé guérissait les malades ; ses prodiges le firent surnommer le très-saint Docteur. Tous les affligés, il les appelait près de lui, et après qu’ils lui avaient avoué leurs fautes, il les ramenait au repentir et les convertissait à la vertu. Bientôt il compta cinq cents disciples, et leur nombre augmenta d’une manière extraordinaire, car il parcourait l’Empire à la manière des ascètes en guérissant sur son chemin. Alors Tchang établit ses adeptes dans trente-six endroits différents ; leurs plus grandes réunions étaient de dix mille, les plus petites de six à sept mille ; et dans chacune de ces écoles, il y avait des maîtres qui semaient, à l’instigation de Tchang, cette prophétie mensongère : « Le ciel gris est mort, le ciel jaune va paraître ; la dynastie des Han s’éteint, une autre va la remplacer ; le nouveau cycle sera pour le monde une ère de bonheur ! »
Tchang ordonna même au peuple de tracer sur les portes des maisons avec de la craie les deux mots Kia-Tseu (qui expriment la 1re division du cycle), et bientôt ils furent écrits dans les marchés des villes grandes et petites, sur les portes des tribunaux des districts, et sur celles des temples et monastères de la secte des Tao-Sse. La population entière de huit districts[8] le saluait du titre de très-saint Docteur qu’il s’arrogeait lui-même.
Désireux de se faire des partisans jusqu’à la cour, Tchang-Kio chercha à gagner l’amitié de l’eunuque Fong-Su au moyen de magnifiques présents en argent et étoffes précieuses qu’il lui envoya par Ma-Youen-Y, l’un de ses principaux adeptes ; cela fait, il délibéra avec ses deux frères : « Le plus difficile, c’est d’avoir pour soi l’affection du peuple, disait-il ; désormais, le peuple est pour moi ; si je ne profite pas d’une si belle occasion pour m’emparer du trône, j’aurai éternellement lieu de m’en repentir ! — Nous avons aussi la même pensée, répondit Liang ! » Et aussitôt ils firent une bannière aux couleurs impériales, et fixèrent aux cinq premiers jours du 3e mois le soulèvement général de tous les illuminés. Mais un disciple du nom de Tang-Chéou, chargé de remettre une lettre à l’eunuque complice, était allé tout dénoncer au tribunal de l’empereur ; le premier émissaire eut la tête tranchée, et Fong-Su fut jeté en prison[9].
Déjà le général en chef Ho-Tsin avait reçu l’ordre de rassembler les troupes ; de son côté Tchang-Kio se voyant découvert leva l’étendard de la révolte. Les trois frères eurent chacun un corps d’armée ; Tchang-Kio prit le titre de général du ciel ; Liang, celui de général de la terre ; et Pao, celui de général des hommes[10].
« Le temps accordé par le ciel à la dynastie des Han touche à sa fin, disait Tchang-Kio au peuple soulevé ; le grand saint a paru, obéissez tous à la volonté divine et suivez la vraie doctrine pour jouir des bienfaits de la grande quiétude ! » De toutes parts, la foule coiffée de bonnets jaunes se pressait sur ses pas et se révoltait à sa voix. Au nombre de quatre à cinq cent mille, les illuminés traversaient districts et provinces en mettant tout à feu et à sang ; devant ce fléau, les magistrats quittaient leurs postes et fuyaient de bien loin ; mais le général en chef, Ho-Tsin, insistait auprès de l’empereur pour que sa majesté envoyât rapidement l’ordre de se tenir sur tous les points prêt à la défense, afin de pouvoir remporter la victoire sur les rebelles. Déjà il avait dépêché Lou-Tchy, Hwang-Fou-Song et Tchu-Tsusen, commandants militaires, qui marchaient avec trois divisions de bonnes troupes.
Cependant le premier corps d’armée des rebelles, celui que commandait Tchang-Kio en personne, avait pénétré dans le district de Yen ; un des commandants subalternes du canton, nommé Tséou-Tsing, alla trouver Liéou-Yen, général de la province. Cet officier originaire de King-Ling dans le Kiang-Hia, surnommé Kun-Lang, descendait d’un ancien roi de Han (Lou-Kong-Wang), aïeul de la famille régnante. Les deux chefs délibèrent ; l’ennemi approche, comment faire pour le repousser ! — « Écoutez, dit Tséou, un ordre de Sa Majesté enjoint de détruire partout les rebelles ; pourquoi l’illustre général n’appellerait-il pas sous les drapeaux ceux qui peuvent servir la cause impériale ? » Cet avis plut à Liéou ; une proclamation fut immédiatement affichée dans tout le canton ; elle invitait les soldats fidèles à prêter aux commandants le secours de leurs bras.
Distribuée aussi dans le petit village de Léou-Sang (district de Tcho-Hien), cette proclamation en fit sortir un homme héroïque, Liéou-Pey (surnommé Hiuen-Té). Fort peu épris de l’étude des livres, mais passionné pour la chasse et les exercices du cheval ; plein de goût pour la musique ; aimant les beaux vêtements, parlant peu, poli envers tout le monde, ne manifestant jamais ni folle joie ni noir chagrin, recherchant l’affection des gens de bien, doué d’une haute portée d’esprit, Liéou-Pey joignait à ces qualités morales une stature gigantesque, des proportions athlétiques, un extérieur singulièrement remarquable. Il était arrière-petit-fils, à la neuvième génération, de l’empereur King-Ty, de la dynastie régnante. Ayant perdu fort jeune son père qui occupait une petite magistrature, sa mère lui restait, à laquelle il témoignait le respect filial prescrit par la loi ancienne. Désormais pauvre, Hiuen-Té gagnait sa vie à vendre des souliers, à confectionner des nattes[11].
Nous omettrons divers pronostics qui, dès son enfance, firent pressentir en lui un homme appelé à de hautes destinées. À l’époque où nous le voyons paraître, il avait vingt-huit ans. Cette proclamation, il la lut, soupira, et prit la route de sa maison ; mais derrière lui il entendit une voix qui disait : « Ô jeune homme ! si vous ne voulez pas employer vos forces au salut de l’Empire, pourquoi soupirer ainsi ! » Hiuen-Té se détourne, regarde, et voit un homme athlétique aussi, terrible dans tous ses traits, si extraordinaire qu’il le suivit. Cet inconnu avait la tête du léopard, les yeux ronds, le front de l’hirondelle, la barbe du tigre, la force du cheval lancé au galop ; il rentre avec lui dans le village, et il sait bientôt que son nom est Tchang-Fey, son surnom Y-Té ; ancien habitant du pays, cultivateur, marchand de vin et boucher, il aimait à se lier avec les gens robustes comme lui.
« Pourquoi soupiriez-vous devant cette pancarte ? demanda-t-il à Hiuen-Té. — Hélas ! répondit celui-ci, je descends de la famille impériale (et il déclina ses noms) ; j’apprends la révolte des Bonnets-Jaunes, leurs brigandages ; les balayer de la surface de la terre serait mon plus grand désir ; je raffermirais ainsi la dynastie chancelante ; mais, seul, que puis-je faire ? rien, et je soupire. — Unissons-nous, dit le paysan ; j’ai mes garçons de ferme, et avec eux nous pouvons faire quelque chose ; qu’en dites-vous ? »
Enchanté de l’idée, Hiuen-Té était entré dans une taverne avec son nouvel ami, lorsqu’il aperçut à la porte un homme de haute taille qui descendait d’un petit chariot : « Garçon, dit l’étranger en s’asseyant sur un banc de bois de mûrier, vite à boire, je vais aller me joindre aux troupes du district, et je n’ai que le temps. »
Hiuen-Té regardait cet homme fort grand, remarquable par sa barbe longue de près de deux pieds, par son visage rouge comme le bois du jujubier, par ses lèvres colorées comme le vermillon, par ses yeux semblables à ceux du phénix, par ses sourcils pareils à ceux du ver à soie endormi. Sa physionomie était extraordinaire, son aspect terrible. Il s’assied à ses côtés et apprend de lui que son nom est Kouan-Yu, son surnom Tchang-Seng, mais il l’avait changé en celui de Yun-Tchang. Kouan-Yu était né fort loin de là, à Kiay-Léang, à l’est du fleuve Jaune ; mais comme il avait tué dans son pays un homme violent qui tyrannisait ses voisins, il se trouvait réduit à mener depuis cinq ou six ans une vie errante. Ce jour-là, ayant eu connaissance de l’avis qui appelait aux armes les hommes de bonne volonté, pour détruire les Bonnets-Jaunes, il voulait y répondre.
Hiuen-Té se hâta de lui découvrir ses propres desseins ; et tous les trois, pleins de joie, ils allèrent de compagnie à la ferme de Tchang-Fey. Là, ils causèrent des affaires de l’Empire. Les deux nouveaux venus saluèrent Hiuen-Té du titre de frère aîné (ils étaient plus jeunes que lui), puis Fey fit cette proposition : « Derrière ma ferme il y a un petit jardin de pêchers, les fleurs sont épanouies ; allons-y demain immoler au ciel un cheval blanc, à la terre un bœuf noir, et jurons de rester comme trois frères, unis à la vie et à la mort ! Qu’en dites-vous ? »
Ce projet plut beaucoup aux trois nouveaux amis ; le sacrifice fut offert ainsi qu’ils en étaient convenus ; ils partagèrent des monnaies d’or et d’argent, immolèrent un bœuf noir et un cheval blanc, déposèrent les morceaux des victimes sur la terre ; puis, après avoir brûlé des parfums et s’être prosternés deux fois, ils firent le serment d’être frères, de se soutenir mutuellement, de se secourir dans le péril, de défendre l’empire et de protéger le peuple : quoiqu’ils ne fussent nés ni la même année ni le même jour, ni à la même heure, ils devaient mourir au même instant. Le ciel, roi des immortels, la terre, reine des esprits, avaient lu dans leurs cœurs ; celui qui trahirait son serment et la bonne cause s’engageait à périr sous les coups de la vengeance divine et humaine.
Après ce serment Hiuen-Té fut salué l’aîné, Kouan-Yu et Tchang-Fey, selon leur âge, devenaient l’un le cadet, l’autre le plus jeune des trois frères. Ces cérémonies et ces politesses achevées, ils allèrent ensemble (fidèles au respect que l’on doit à la vieillesse) faire une visite à la mère de Hiuen-Té.
Cependant trois cents jeunes gens de la contrée s’étaient joints à eux ; ils reçurent dans ce même jardin des pêchers une distribution de vin. Le lendemain on trouva de quoi s’armer ; mais les chevaux manquaient. Au milieu de cette perplexité, on vint annoncer que deux étrangers escortés de dix serviteurs arrivaient à la ferme, conduisant avec eux une belle troupe de chevaux. « Le ciel vient à notre aide, s’écria Hiuen-Té. accomplissons donc de grandes choses ! « C’étaient des marchands de Tchong-Chan que la révolte des Bonnets-Jaunes forçait à reprendre le chemin de leur pays, sans avoir pu aller dans le nord vendre leurs chevaux. Hiuen-Té les pria d’entrer dans la ferme, les traita fort bien, et leur fit part de la résolution prise en commun, de repousser la rébellion pour secourir la dynastie menacée, et d’arracher le peuple à tant de misères.
Enchantés de cette résolution, les deux marchands donnèrent à Hiuen-Té cinquante chevaux de choix, une grosse somme d’argent, et une grande quantité d’acier ; celui-ci, avec le secours d’ouvriers habiles, fit confectionner pour lui un sabre à deux tranchants, un cimeterre recourbé en forme de faux pour Kouan, et pour Fey une lourde lance. Chacun d’eux compléta son armure par un casque et une cuirasse ; ces préparatifs achevés, ils allèrent à la tête de cinq cents jeunes volontaires trouver l’officier Tséou-Tsing qui les conduisit près de Liéou-Yen le commandant du district. Celui-ci les accueillit avec transport, quand il sut et leurs noms et ce qui les amenait vers lui. « Voilà un descendant des Han, s’écria-t-il en entendant le nom de Liéou (c’était celui de la famille régnante que portait Hiuen) ; s’il a le moindre mérite, il devra être appelé à des emplois honorables ! » Après avoir reconnu que Hiuen-Té et lui descendaient de deux branches d’une même famille, il disposa ses cavaliers en bon ordre.
À ce moment, des éclaireurs vinrent annoncer qu’un corps de cinquante mille Bonnets-Jaunes ayant à leur tête Tching-Youen-Tchy (disciple et lieutenant de Tchang-Kio) s’approchait de la ville de Tcho-Tchéou. Le commandant de la garnison rassembla vite ses chevaux et son infanterie ; Tséou-Tsing eut ordre de se porter en avant pour engager le combat, et les trois chefs de volontaires, ivres de joie, s’élancèrent à cheval.
II[12].
[Année 184 de J.-C.] À la tête de ses cinq cents hommes, Hiuen-Té arrive au pied du mont Ta-Hing et se trouve en face des rebelles ; il range aussi son armée en bataille ; Kouan est à sa gauche, Fey à sa droite ; tous les trois ils s’élancent au galop et provoquent les Bonnets-Jaunes par des paroles injurieuses : « Brigand, qui portes les armes contre l’empereur, viens, rends-toi ! » — leur chef Tching-Youen, plein de fureur, envoie au-devant des volontaires son lieutenant Teng-Méou ; mais, Fey, l’œil enflammé, se jette sur lui avec sa lourde lance et lui perce le cœur ; le rebelle tombe mort. À cette vue, Tching lui-même fouette son cheval en brandissant son cimeterre ; il veut se saisir de Tchang-Fey, lorsque Kouan-Yu (fidèle à son serment) fait voltiger son sabre et se jette dans la mêlée. Dès qu’il l’aperçoit, le chef rebelle perd sa force et son courage ; il ne peut même pas même se défendre, et tombe à son tour coupé en deux par le glaive recourbé de son adversaire. À cette vue les Bonnets-Jaunes abandonnent leurs armes ; un grand nombre d’entre eux se rend à discrétion ; plusieurs milliers de vaincus sont décapités.
Les trois petits corps d’armée retournèrent après cet exploit près du chef de la garnison Liéou-Yen, qui vint à leur rencontre et leur distribua des récompenses. Mais déjà des éclaireurs, arrivés de Tsing-Tchéou, apportaient une lettre par laquelle le gouverneur de cette place donnait avis que les rebelles le tenaient assiégé ; il allait être obligé de se rendre, s’il n’était bientôt secouru.
« Que faire ? dit Liéou-Yen. — Courir le délivrer, répondit Hiuen-Té, » et le commandant de Yen-Tchéou fit partir cinq mille hommes sous les ordres du fidèle Tséou-Tsing son lieutenant ; alors aussi Hiuen-Té se mit en marche accompagné de ses deux frères d’adoption. Bientôt parurent les rebelles, les cheveux épars, le haut de la tête couverte d’une pièce de taffetas jaune ; ils avaient pris pour devise les huit kouas, comme symbole de la vertu divinatoire de leurs chefs. Dès que la petite armée libératrice se montra, ils se séparèrent et la chargèrent en désordre ; elle était trop faible pour lutter avec avantage ; aussi Hiuen-Té battit en retraite à la distance de trois milles, et là il établit son camp.
« Nous ne sommes pas assez forts, dit Hiuen-Té à ses deux amis, usons de stratagème ; prenez chacun mille hommes et allez vous embusquer des deux côtés de la montagne. » Le lendemain, Hiuen-Té et Tséou-Tsing s’avancèrent avec leur monde en battant la charge, et pareils à des flots débordés, les brigands se ruèrent sur eux à grand bruit. Hiuen-Té recula ; puis, quand l’ennemi se fut engagé jusqu’au de-là de la montagne, tout d’un coup il frappa le tambour d’airain, c’était le signal convenu ; les deux divisions sortirent à la fin de leur embuscade, et celle qui battait en retraite fit volte-face. Pris à l’improviste, attaqués de trois côtés, les Bonnets-Jaunes furent mis en pleine déroute, et s’enfuirent jusque sous les murs de la ville assiégée.
Le gouverneur militaire, Kong-King, qui y était enfermé, profita de l’occasion pour faire une sortie, et les rebelles, taillés en pièces, furent bientôt contraints de lever le siège. Des présents en vivres offerts par le commandant de la ville délivrée furent la récompense de cette victoire.
L’auxiliaire de Hiuen-Té, Tséou-Tsing, voyant sa mission terminée, voulut retourner près de son chef, le gouverneur de Yen-Tchéou, mais Lou-Tchy était aux prises avec le général en chef des révoltés Tchang-Kio lui-même, dans le pays de Kwang-Tsong. Dès qu’il le sut, Hiuen-Té voulut joindre ses troupes à celles de l’ancien maître dont il avait suivi les leçons en compagnie de Sun-Tsan, pour écraser l’ennemi. Cependant les cinq cents hommes de son village furent les seules forces dont il put disposer. Tséou se retira avec les cinq mille soldats de sa division ; d’abord, les vivres nécessaires n’étaient pas à sa disposition, et puis il ne voulait pas prendre sur lui de faire marcher son monde.
Arrivés au camp de Lou-Tchy, les trois amis devenus frères rangèrent leurs troupes en attendant qu’on avertît le général ; celui-ci les fit entrer dans sa tente où il les reçut avec politesse ; mais quelle fut sa joie, quand il apprit de leur bouche qui ils étaient, ce qu’ils avaient fait déjà, et ce qu’ils voulaient faire encore ! Il choisit Hiuen-Té pour inspecteur de ses propres gardes.
Cependant, le chef de la révolte était là avec cent cinquante mille hommes, et Lou-Tchy ne pouvait leur en opposer que cinquante mille ; quoique plusieurs fois victorieux, il était incertain du succès ; aussi appela-t-il Hiuen Té : « Je vois ici les rebelles rassemblés, lui dit-il ; mais Tchang-Kio n’est pas soutenu par ses deux frères ; ils sont dans le Yng-Tchouen, aux prises avec Hwang-Fou-Song et Tchu-Tsuen. Je vous donne mille hommes, allez à travers le pays recueillir des nouvelles, et, à jour nommé, nous tomberons sur les brigands ! » Hiuen-Té partit en compagnie de Kouan et de Fey, muni d’une lettre, et il s’achemina jour et nuit vers Yng-Tchouen, où se trouvaient Fou-Song et Tchu-Tsuen.
Or, ces deux commandants avaient déjà, à la tête des troupes impériales, livré aux Bonnets-Jaunes un glorieux combat. Ceux-ci, contraints de reculer jusqu’à Tchang-Che, étaient allés camper au milieu de grandes herbes. Hwang et Tchu les tenaient bloqués ; ils résolurent de profiter d’un grand vent pour incendier le camp ennemi : chaque soldat eut ordre d’apporter une charge d’herbe sèche, et le soir, la brise soufflant avec violence, Hwang fit partir en avant quelques hommes choisis qui purent, à la faveur des ténèbres, se glisser près des retranchements et y mettre à la fois le feu en dedans et en dehors ; à la seconde veille de la nuit, l’incendie étant allumé, les deux généraux sortirent avec leurs divisions en battant la charge et se précipitèrent sur les palissades. La flamme montait jusqu’au ciel ; les brigands étaient sans armes, leurs chevaux sans brides ni selles ; dans leur frayeur, ils se mirent à fuir éperdus, et on en fit un massacre qui dura jusqu’au jour.
Tchang-Liang et Tchang-Pao se retiraient avec les débris de leur armée, lorsqu’ils se trouvèrent face à face avec une troupe de cavaliers, portant une bannière rouge, qui leur barra le chemin. Au milieu de leurs rangs paraissait un guerrier haut de sept pieds ; il avait les yeux perçants et les cheveux longs, et remportait autant sur les autres hommes par sa force physique que par les ressources extraordinaires de son esprit. Son nom était Tsao-Tsao, son surnom Meng-Té[13].
Quand éclata la révolte des Bonnets-Jaunes, on le nomma chef d’une division de cavalerie. Cette fois, à la tête d’un corps de cinq mille hommes, cavaliers et fantassins, il venait au secours des généraux attaqués dans le Yng-Tchouen, et ce fut lui que rencontrèrent dans leur fuite les deux armées des rebelles ; il en fit un horrible carnage ; étendards, chevaux, tambours de cuivre, tout tomba en son pouvoir. Liang et Pao ne purent éviter d’être pris qu’en se battant comme des désespérés. Alors Tsao se rendit près des deux commandants impériaux, qui le récompensèrent de sa victoire par des présents ; puis il s’en retourna, joyeux de son succès, tandis que ceux-ci poursuivaient les fuyards.
Cependant, ignorant ce qui se passait, Hiuen-Té et ses deux amis arrivaient à Yng-Tchouen. De loin ils entendent le bruit du combat, ils voient la flamme de l’incendie illuminant les ténèbres ; en toute hâte ils font avancer leurs troupes ; déjà les brigands étaient en pleine déroute. Hiuen-Té se rend près des deux généraux victorieux et leur explique la position difficile de Lou-Tchy. « Liang et Pao n’ont plus ni crédit ni armée, dirent alors les commandants ; ils vont se jeter dans le Kwang-Tsong sur les traces de leur frère Tchang-Kio. Portez-vous sur ce point en grande hâte ; allez, Hiuen-Té, sans perdre un instant ! »
Et le chef des volontaires, prenant congé des généraux, conduit ses troupes sur le territoire de Kwang-Tsong ; mais au milieu du chemin voilà qu’il rencontre trois cents hommes escortant une litière fermée ; il regarde, c’est Lou-Tchy qu’il avait laissé naguère victorieux des rebelles ! Tout épouvanté, il saute à bas de son cheval, il court interroger Lou-Tchy. « Hélas ! répondit le général disgracié, je tenais Tchang-Kio bloqué ; pour la seconde fois, j’allais le battre, quand il a employé contre moi la magie, et je n’ai pu le vaincre. La cour, impatiente de nouvelles, m’avait envoyé un petit eunuque, qui d’abord m’a demandé des présents ; que pouvais-je donner aux favoris de l’empereur ? à l’armée nous manquons d’argent. L’envoyé m’a gardé rancune, il a prétendu dans ses rapports que l’ennemi était facile à écraser dans le Kwang-Tsong, que je suis resté campé sur une hauteur sans combattre, laissant au Ciel le soin de châtier les rebelles ; enfin, que je ne profite pas de l’ardeur des soldats ; bref, Tong-Tcho, général des troupes impériales, me remplace dans mon commandement et je vais rendre compte de ma conduite aux pieds de l’empereur. »
Ce récit indigna Tchang-Fey, le plus violent des trois amis, et il voulait, par un coup de main, délivrer le général sous lequel il avait combattu, mais Hiuen-Té l’arrêta ; la cour allait juger, comment oserait-il intervenir ? et Lou-Tchy continua sa route au milieu de son escorte.
« Puisque Lou-Tchy n’est plus à la tête de ses troupes, puisqu’elles sont commandées par des hommes nouveaux, dit Kouan, nous n’avons plus rien à faire de ce côté ; le mieux est de retourner dans notre canton. — Soit. » répondit Hiuen-Té. Et ils prirent tous les trois le chemin du pays de Yen. Mais depuis deux jours à peine ils étaient en marche, lorsque, derrière une montagne, ils entendent un grand bruit de voix ; la poussière de la mêlée s’élevait jusqu’au ciel. Tous les trois ils s’élancent au galop, gravissent les hauteurs… une division impériale est en pleine déroute, au loin, à travers les monts et les plaines, ils voient flotter la bannière du premier corps d’armée des rebelles. — C’est Tchang-Kio, c’est le général en chef des Bonnets-Jaunes, s’écrie Hiuen-Té ; courons le combattre, » et ils se précipitent, entraînant leurs soldats après eux.
En effet, vainqueur de Tong-Tcho, le généralissime des Bonnets-Jaunes profitait de son avantage et poursuivait les fuyards, lorsqu’il aperçoit un groupe de cavaliers se ruant sur lui à bride abattue de derrière la montagne. Hiuen-Té s’élance à leur tête ; il a ses amis à ses côtés ; Tchang-Kio est battu, refoulé à cinq lieues de là ; Tong-Tcho, dégagé, revient à son camp. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il à ses libérateurs, quand ils vinrent le saluer. — Des hommes sans grade, ni titre, répondit Hiuen-Té ; » et là dessus, au lieu de les récompenser, il les traita avec tant de dédain, que Fey, plein de colère, indigné d’une pareille ingratitude après le service rendu, voulait se venger de cette insulte et la laver dans le sang du général impérial. Il ne pouvait, à moins que cela, apaiser sa fureur.
III[14].
Tong-Tcho (son surnom Tchong-Yng) avait acquis quelque gloire en battant les Mongols[15], gagnant ainsi le grade de gouverneur du Ho-Tong et de général ; mais c’était un homme hautain et méprisant. Dans son indignation, Fey voulait le tuer ; Kouan-Yu arrêta son bras, et cet emportement lui attira les reproches de Hiuen-Té. Qu’étaient-ils ? Des hommes sans grade, des volontaires, et Tong-Tcho tenait son rang de l’empereur, qui avait mis sous ses ordres tant d’hommes et de chevaux ! lever la main sur lui serait un acte de rébellion. Mais comme ils avaient juré de vivre et de mourir ensemble, si Fey était décidé à ne pas servir sous Tong-Tcho ils se retireraient tous les trois. Le héros irrité affirma que ce départ calmerait sa colère.
Cette même nuit ils partirent donc pour aller rejoindre Tchu-Tsuen, qui les reçut avec de grands égards ; et, réunissant leurs forces aux siennes, ils l’aidèrent à poursuivre Tchang-Pao, chef du troisième corps de rebelles. De son côté, Tsao-Tsao, déjà revenu de l’expédition dans laquelle nous l’avons rencontré, s’était mis sur les traces de Tchang-Liang avec Hwang-Fou, et il avait complétement battu les Bonnets-Jaunes à Kio-Yang.
Les quatre-vingt-dix mille rebelles commandés par Pao qu’il avait déjà défaits, Tchu les bloqua derrière une montagne à laquelle leur chef venait de les appuyer ; puis il ordonna à Hiuen-Té de se porter à l’avant-garde, et les trois volontaires s’élancèrent au galop. Tchang-Pao détacha contre eux son lieutenant, qui commença l’attaque en brandissant un énorme cimeterre ; mais Fey saisit sa lance, fouette son cheval, et au premier coup le rebelle tombe frappé à mort.
Déjà Hiuen-Té avait engagé le combat et traversé les rangs des rebelles, lorsque Tchang-Pao a recours à la magie ; sans descendre de cheval, il secoue ses cheveux, s’appuie sur son sabre, et tout à coup le vent mugit, le tonnerre gronde, le sable vole, les pierres roulent ; une vapeur noire enveloppe l’horizon, des hommes et des chevaux tombent du ciel. Hiuen-Té lui-même, en pleine déroute, harcelé par le chef rebelle, s’éloigne du champ de bataille, mais Tchu-Tsuen qui le voit venir lui crie : « C’est l’effet de la magie : demain nous aurons notre revanche ! » Et ils se préparent à déjouer les sortilèges des Bonnets-Jaunes.
Dès ce jour-là, Kouan et Fey prirent chacun mille hommes et s’en allèrent se cacher des deux côtés de la montagne, vers le sommet ; cinq cents soldats, arrivés sur la cime, y répandent du sang de porc et de mouton avec des immondices, et restent à leur poste. Le lendemain, Tchang-Pao déploie ses bannières, il bat la charge ; Hiuen-Té revêt sa cuirasse, monte à cheval et se précipite au-devant de lui ; tandis que les deux armées luttent avec courage, Pao emploie les mêmes moyens que la veille, et les mêmes effets commencent à se produire. Hiuen-Té fait semblant de fuir ; le chef ennemi le poursuit jusque derrière le sommet de la montagne ; mais là le canon de signal a retenti ; les cinq cents hommes embusqués avaient répandu sur la terre le sang des animaux immolés ; le charme était rompu, car on vit alors paraître dans les airs des hommes de papier, des chevaux de paille qui tombaient pêle-mêle ; les pierres cessèrent de rouler, le sable de voler.
Furieux de voir ses sortilèges victorieusement repoussés, Pao fit reculer ses troupes derrière la montagne ; mais, dans cette retraite, elles furent attaquées de deux côtés par celles que Kouan et Fey y avaient placées en embuscade. Pendant ce temps, Hiuen-Té et le général Tsuen chargèrent en queue ces rebelles qui furent complétement battus. La bannière que portait Tchang-Pao en fuyant au milieu de ses troupes dispersées (et sur laquelle était écrit le titre pompeux de général de la terre) le trahit de bien loin aux regards de Hiuen-Té ; cet intrépide volontaire le joignit d’assez près pour lui percer le bras gauche d’une flèche, et le brigand, emportant le trait dans la blessure, put se sauver jusque dans les murs de Yang-Tching pour n’en plus sortir. Parmi les vaincus, le nombre des morts s’éleva à trente mille, et on ne put compter ceux qui se rendirent.
Les troupes impériales assiégèrent Yang-Tching, et quelques semaines après Tchu-Tsuen envoya savoir des nouvelles de son collègue Hwang-Fou ; les émissaires rapportèrent qu’il avait obtenu sur le chef de la révolte un avantage signalé. Tchang-Kio avait été défait dans plusieurs rencontres successives. Quand l’ordre de la cour arriva qui ordonnait à Hwang-Fou de détruire entièrement les rebelles, leur généralissime n’existait déjà plus ; son second frère, Tchang-Liang, l’avait enterré avec les habits et le bonnet d’empereur.
Sept fois Hwang mit en déroute ce brigand qui commandait encore une forte armée ; après l’avoir enfin tué à Kio-Yang, il s’empressa d’exhumer le corps du chef des Bonnets-Jaunes, et d’envoyer sa tête à la cour. Un grand nombre d’insurgés était mort dans le combat et cinquante mille d’entre eux avaient déposé les armes. Après cette victoire, Hwang-Fou venait de recevoir le grade de général de cavalerie et le gouvernement la province de Ky-Tchéou. Tous les militaires employés dans cette campagne obtinrent de l’avancement. Tsao-Tsao, chef d’une des divisions impériales, fut nommé vice-gouverneur de la province de Tsy-Nan. Ces nouveaux mandarins étaient déjà partis pour le lieu de leur charge.
Ces nouvelles engagèrent Tchu-Tsuen à pousser le siége avec vigueur. Les deux chefs ennemis perdaient chaque jour de leur autorité depuis la mort de leur frère aîné. Tchang-Liang, serré de près dans la ville, fut assassiné par un des siens qui apporta sa tête au camp de Tchu. Celui-ci, voyant le pays pacifié, se hâta de faire partir un exprès pour la cour afin d’y annoncer le succès de la campagne. Déjà l’empereur délibérait sur le grade par lequel il récompenserait de si grands services, lorsque le bruit se répandit rapidement que dans la province de Nan-Yang, trois disciples de Tchang-Kio (Tchao-Hong, Han-Tchong et Sun-Tchong), sous prétexte de venger sa mort, s’étaient mis à la tête de cent mille hommes et commettaient toute sorte de brigandages.
Le grand conseil fit comprendre à l’empereur que Tchu-Tsuen ayant déjà soixante mille hommes sous ses ordres, il fallait le charger de châtier les rebelles. Le souverain suivit ce conseil, et bientôt, d’après ses instructions, le général victorieux ayant rassemblé tout son monde se portait vers Hiuen-Tching, centre de cette nouvelle insurrection. Han-Tchong, envoyé en avant par Tchao-Hong, était prêt à commencer l’attaque ; il attendait Tchu-Tsuen avec ses soldats rangés en bon ordre dans une plaine, ce qui détermina celui-ci à faire cerner la ville du côté du sud et de l’ouest par les trois chefs de volontaires. Ceux-ci chargèrent en battant le tambour, de sorte que Han-Tchong, resté dans la plaine, accourut sur le point menacé, avec ses meilleurs soldats ; depuis le matin jusqu’au milieu du jour Hiuen-Té lutta contre eux, mais les rebelles ne reculaient pas.
Alors, ce fut vers les côtés nord et est de la ville que Tchu se lança avec deux mille hommes de troupes réglées sur lesquelles il pouvait compter ; les brigands, forcés de se retirer, abandonnèrent précipitamment les deux points qu’ils avaient voulu secourir ; Hiuen-Té les prit à revers, les tailla en pièces, et à peine se furent-ils jetés en désordre dans la ville, que Tchu fit quatre divisions de ses troupes pour mieux les assiéger.
Les vivres manquaient dans la place ; un parlementaire vint au nom du chef des rebelles proposer une capitulation, qui fut rejetée malgré les conseils de Hiuen-Té. « Si Kao-Tsou, chef de la dynastie des Han (et c’était un de mes ancêtres), parvint à l’empire, disait-il, c’est qu’il savait tendre la main à ceux qui se rendaient, accueillir ceux qui faisaient leur soumission ; pourquoi ne pas l’imiter ? — L’exemple que vous citez s’applique mal à la circonstance présente, répondit Tchu ; le Ciel ne fait pas naître deux fois les mêmes événements ! À la fin du règne du dernier des Tsin, après l’usurpation de Pa-Wang, l’Empire était en proie à l’anarchie ; le peuple ne savait à qui obéir, on devait le gagner par la clémence en accueillant la soumission des vaincus. Mais aujourd’hui, l’Empire n’est pas divisé, les Bonnets-Jaunes sont seuls en révolte ; leur accorder une capitulation, ce n’est pas s’attirer les gens de bien ; c’est laisser tout l’avantage aux brigands, et ouvrir une nouvelle carrière à leurs excès ; tandis que s’ils succombent, ils n’ont plus qu’à déposer les armes ; croyez-moi, c’est une mauvaise idée que d’abonder ainsi dans leur manière de voir. — Prenez-y garde, reprit Hiuen-Té ; nous les tenons cernés dans cette ville comme dans un cercle de fer ; si on rejette leurs propositions ils combattront en désespérés ; rien ne peut résister à dix mille soldats se levant comme un seul homme, et dans ces murs il y en a bien des fois dix mille, résolus à vaincre ou à mourir ! Ne vaut-il pas mieux retirer nos troupes d’un côté de la ville, attaquer par l’autre ? les rebelles abandonneront la place ; le cœur leur manquera pour combattre, et nous pourrons les prendre au passage. »
Ce dernier avis fut adopté ; les assiégeants cessèrent de cerner la ville du côté de l’est et du sud, pour se porter tous vers la partie opposée ; l’un des trois chefs insurgés, Han-Tchong, se retira en fuyant ; Tchu le poursuivit avec ses trois divisions, le défit et le tua lui-même à coups de flèches : mais pendant que cette armée était en pleine déroute, survinrent les deux autres chefs rebelles qui assaillirent les troupes impériales ; Tchu battit même en retraite devant les forces supérieures de Tchao-Hong, et celui-ci profita de cet avantage pour rentrer dans la ville de Hiuen-Tching.
Campé à trois lieues des remparts, Tchu-Tsuen voulait retourner au combat, lorsque dans l’est il aperçut un groupe de cavaliers qui venait vers lui. À leur tête marchait un homme vigoureux, au visage large, nerveux comme un tigre et musculeux comme un ours. Il se nommait Sun-Kien[16].
À l’époque d’une précédente révolte suscitée par Hu-Tchang, de Oey-Ky (lequel prenait le titre de Hwang-Ty, empereur auguste), il avait, de concert avec le général de cavalerie du canton, rassemblé mille jeunes gens, rejoint les troupes de la province, attaqué le chef des insurgés et tué son fils. Cet exploit, mis sous les yeux de l’empereur par le vice-roi, lui avait mérité le grade plus important de sous-gouverneur de plusieurs districts. Cette fois, à l’apparition des Bonnets-Jaunes, il avait recueilli sous ses drapeaux les jeunes hommes des villages et les marchands ; cette levée, jointe aux troupes réglées de la province, formait un contingent de quinze cents hommes ; il les amenait précisément à Tchu-Tsuen, qui, trop heureux de la rencontre, le détacha vite avec l’ordre d’attaquer la porte sud de la ville : lui-même il devait menacer celle de l’ouest, et Hiuen-Té celle du nord, tandis que la quatrième resterait libre pour engager l’ennemi à fuir.
Dès ce jour là Sun-Kien, le premier à l’assaut, avait tué vingt brigands ; tout fuyait en désordre sous ses pas, quand l’un de leurs chefs, Tchao-Hong, se précipite sur lui au galop et le harcèle ; mais du haut des remparts Sun, d’une main robuste, lui arrache sa lance et le renverse ; puis monté sur le cheval de son ennemi vaincu, il retourne jeter l’épouvante au milieu des rebelles. Leur dernier chef, Sun-Tchong, sort par la porte du nord ; là, il rencontre les volontaires, et ses troupes découragées ne songent plus qu’à fuir : il tombe lui-même percé d’une flèche qu’a lancée Hiuen-Té ; le gros de l’armée impériale se jette sur ses pas et porte le carnage dans les rangs dispersés. Une multitude de rebelles fut massacrée par les troupes victorieuses ; ils jetaient bas les armes par milliers.
Du côté de Nan-Yang, une grande étendue de pays se trouvait pacifiée, et Tchu-Tsuen retourna dans la capitale. Pour prix de ses services l’empereur lui donna le rang de chef d’un corps de cavalerie, avec le titre de vice-roi du Ho-Nan (résidence importante par le siége d’une cour) ; il fit un rapport favorable sur la belle conduite de Sun-Kien et de Hiuen-Té ; mais le premier fut seul récompensé et élevé au grade de général de cavalerie ; il fit donc ses adieux à Hiuen-Té qui n’avait pas comme lui des amis particuliers à la cour.
Cependant, depuis des semaines, mécontents de ne rien obtenir, les trois frères, les trois chefs de volontaires se promenaient au hasard dans les rues de la capitale ; un des membres du grand conseil, Tchang-Kun, passait un jour dans son char ; ils l’accostent et lui exposent leurs griefs. Aussitôt, Kun va trouver l’empereur, et, dans son indignation, il s’écrie : « Sire, ce sont vos dix favoris qui ont causé l’insurrection des Bonnets-Jaunes ; ils vendent les places ; ils oppriment le peuple ; ils ne servent que leurs amis et ne punissent que leurs ennemis. Par eux, l’Empire est plein de troubles ; détruisez-les, Sire ; suspendez leurs têtes aux portes du palais, afin que tout le monde les voie. À ceux qui ont le plus mérité accordez les plus grandes récompenses, les plus importants emplois ; alors d’un bout à l’autre de l’Empire la paix sera rétablie ! »
« Tchang-Kun a menti en face de Votre Majesté, s’écrièrent les dix favoris ; Sire, ordonnez à vos gardes de le chasser de votre présence. » Dans son trouble le conseiller était tombé aux pieds de l’empereur ; mais le prince dit aux eunuques : « Ceux qui ont détruit les Bonnets-Jaunes ont assurément bien mérité, et ils n’ont rien obtenu ! c’est l’indignation causée par une pareille injustice qui a porté Tchang-Kun à s’oublier dans ses paroles. Donc, faites l’appel des familles ; compulsez les registres où les noms sont écrits, et que parmi ceux qui sont dignes de nos faveurs, aucun désormais n’en soit privé. » Hiuen-Té, nommé gouverneur militaire du district de Ngan-Hy (dans le Tchong-Chan, province de Ting-Tchéou), dut se rendre au plus vite au lieu de sa résidence.
Il licencia donc les troupes qui l’avaient accompagné, ne gardant près de lui que ses deux amis avec une vingtaine d’hommes. Un mois après son arrivée dans le district, les affaires étaient parfaitement réglées ; il administra ses subordonnés avec le plus strict désintéressement ; de bandits qu’ils étaient, les habitants devinrent des citoyens paisibles. Kouan et Fey ne quittaient pas le gouverneur ; il partageait avec eux sa table et son logement ; quand il assistait à quelque réunion, ils se tenaient debout à ses côtés, sans le quitter un instant.
Mais quatre mois à peine s’étaient écoulés, et déjà Hiuen-Té apprit que tous les militaires récompensés de leurs services récents, par des grades, venaient d’être rayés de la liste ; et se doutant bien qu’une pareille disgrâce le menaçait lui-même, il alla voir à son passage le magistrat chargé d’inspecter les gouverneurs. Mettant pied à terre avec une politesse empressée, il le salua ; mais pour toute réponse celui-ci, toujours à cheval, lui fit signe avec son fouet de retourner là d’où il était venu. Kouan-Kong étouffait de colère ; il voulait éclater, la crainte cependant l’arrêta, ainsi que Tchang-Fey, qui avait peine à se contenir.
L’inspecteur était descendu à l’Hôtel-des-Postes ; quand il fut assis sur son siége, Hiuen vint se placer humblement devant lui comme un suppliant ; mais le mandarin le laissa bien une heure dans cette posture, et lui dit : « Qui êtes-vous, commandant, quelle est votre famille ? — Je descends de Tsing-Wang de Tchong-Chan, répondit Hiuen ; j’ai gagné mon grade par trente combats contre les Bonnets-Jaunes. » Ces paroles irritèrent le mandarin : « Vous prétendez faussement être allié à la famille impériale, s’écria-t-il ; vous êtes un homme vain, vos services sont fort médiocres ; dès aujourd’hui j’adresse une requête à Sa Majesté ; je veux vous interroger, vous et vos pareils, afin de mettre hors d’emploi les mandarins prévaricateurs et les administrateurs infidèles. »
La réponse de Hiuen-Té fut pleine de modération ; de retour chez lui il consulta le greffier : « Des présents, disait celui-ci ; il faut des présents à l’inspecteur ; c’est un homme puissant ! — Mais, répondit Hiuen-Té, je n’ai pas détourné un taël des impôts, où trouverais-je de quoi faire des présents ? » Le lendemain, l’inspecteur appela les employés du tribunal et les força de rédiger une requête contre Hiuen-Té, l’accusant d’opprimer le peuple et de l’accabler d’exactions. En vain celui-ci demanda-t-il à s’expliquer devant l’inspecteur, la porte lui fut fermée ; il s’en retourna donc le cœur gros par les rues de la ville.
Cependant son frère adoptif, Tchang-Fey, après avoir un peu bu, se dirigeait à cheval du côté de l’Hôtel-des-Postes, quand il aperçut une soixantaine de vieillards qui sanglotaient, rangés tous devant la porte. « Qu’y a-t-il ? s’écrie Fey. » Et ils lui répondirent : « Le greffier a cédé aux menaces du grand mandarin qui veut perdre notre gouverneur, et nous pleurons ici parce qu’on nous refuse la permission d’entrer et de déposer en sa faveur ; les portiers nous ont même repoussés avec des coups ! »
Plein de colère, Fey roule des yeux terribles, grince des dents et saute à bas de son cheval en se précipitant vers l’hôtel ; à sa vue les sentinelles fuient épouvantées. Il court jusque dans la salle du fond, où le mandarin, dans l’exercice de sa charge, était assis sur son siége ; renversant les employés du tribunal, il interpelle l’inspecteur d’une voix terrible : « Brigand qui tyrannisez le peuple, me reconnaissez-vous ? » Celui-ci se lève précipitamment, appelle les gens de sa suite, mais déjà Fey, qui l’a saisi par les cheveux, l’entraîne hors du palais ; là il le lie au piquet qui sert à attacher les chevaux, et arrachant des branches de saule bien flexibles, il veut lui en appliquer au bas du dos deux cents coups.
Il avait déjà rompu dix baguettes sur le mandarin, quand par hasard Hiuen-Té, qui passait par là tout attristé, entend le tumulte à la porte de l’hôtel et en demande la cause : « C’est votre frère adoptif, lui répond-on, qui fustige un homme devant le palais. » Il y court, et voit Fey qui, éclatant en invectives contre l’inspecteur lié au poteau, le rouait de coups.
« Et pourquoi ce châtiment ? demanda Hiuen. — Parce que, répondit Fey, c’est un bandit ; il tyrannise le peuple, et je veux le frapper jusqu’à ce qu’il en meure. »
Tout meurtri, le mandarin suppliait Hiuen-Té de lui sauver la vie ; et celui-ci, plein d’humanité, ordonna bien vite à Fey d’arrêter son bras. Mais Kouan-Yu qui l’accompagnait s’écria : « Notre frère a acquis de grands mérites et on ne lui a accordé que le gouvernement d’un district : voilà que ce mandarin le traite avec le dernier mépris ! Il me semble pourtant que la ronce des bois n’est pas la branche sur laquelle il convient au phénix de se poser ! il faut tuer cet inspecteur arrogant, quitter l’emploi et retourner dans notre pays pour y méditer d’autres grandes entreprises. »
À ces mots, Hiuen-Té détachant de son cou le sceau, signe du pouvoir, le suspendit à celui du mandarin châtié, en lui disant avec reproche : « Bandit qui opprimez vos subordonnés, vous mériteriez d’avoir la tête tranchée, mais je vous fais grâce ; reprenez les insignes d’un pouvoir auquel je renonce ; je retourne sous mon toit. » Et le soir même, les trois amis se mettaient en route pour le Tcho-Kun ; le peuple de la ville avait délié le mandarin.
Averti par le magistrat flagellé de cette audacieuse incartade, le gouverneur de la province porta l’affaire devant le tribunal de la capitale, sans oublier d’envoyer des recors à la recherche de Hiuen, de Fey et de Kouan. Mais, dans cette circonstance difficile, les trois frères placèrent leurs familles sur un char et s’enfuirent jusque dans le Tay-Tchéou ; là ils se présentèrent à Liéou-Kouey qui, par égard pour un descendant des Han, accueillit Hiuen-Té et le cacha dans sa maison.
CHAPITRE II.
I.[17]
[Année 184 de J.-C.] Cependant le pouvoir des eunuques allait croissant ; quiconque ne pliait pas devant eux était sacrifié ; deux des plus influents, Tchao-Tchong et Tchang-Jang, envoyèrent demander des présents aux généraux qui avaient triomphé de la rébellion des Bonnets-Jaunes, et ceux qui refusèrent d’acheter leurs bonnes grâces furent accusés et perdus. Hwang-Fou et Tchu-Tsuen se trouvèrent dans ce cas ; pour n’avoir pas voulu se soumettre à ces exigences, ils se virent dénoncés comme des généraux sans mérite et d’effrontés imposteurs au jeune monarque qui les destitua et conféra leurs grades militaires au calomniateur Tchao-Tchong. Tchang-Jang et treize autres de ces favoris obtinrent le titre de princes de second rang. Tchang-Ouen, directeur des travaux publics de l’Empire, fut nommé chef des gardes ; Tsouy-Lie, général de l’infanterie. Ils durent aux liaisons qu’ils avaient avec les dix eunuques, d’occuper les trois principales charges de l’État. Aussi Tchang-Kiu se révolta-t-il dans le pays de Yu-Yang, et Tchang-Chun du côté de Tay-Chan. Le premier prit même le titre d’empereur, le second celui de général en chef des armées. Dans la province du Ho-Nan, Ngéou-Sing se souleva ; de toutes parts les mécontents se levaient comme des essaims d’abeilles ; et comme la neige pleuvaient les nouvelles dépêches qui annonçaient au prince les malheurs de l’État ; mais les dix favoris cachaient ces requêtes à l’empereur et lui faisaient croire que la Chine jouissait du repos le plus complet.
Un jour, cependant, ce souverain aveuglé, étant à se réjouir dans un parc retiré avec ses favoris, un grand du royaume, le moniteur impérial Liéou-Tao, pénétra jusqu’au milieu du groupe en poussant des gémissements, et quand l’empereur lui demanda la eau e de sa douleur, il répondit : « Sire, du matin au soir la dynastie des Han est entourée de périls, et vous restez à boire avec vos favoris ! — Mais, reprit le monarque, l’empire est depuis longtemps tranquille ; quel danger signalez-vous ? — Des révoltes qui éclatent de toutes parts et ruinent le pays : vos favoris en sont la cause, ils corrompent les magistrats et oppriment le peuple ; le souverain est circonvenu, son autorité anéantie ; les honnêtes gens désertent la cour, de grands malheurs se préparent ! »
La tête nue et pleurant, les eunuques s’étaient jetés aux pieds de l’empereur : « Sire, les grands mandarins en veulent à notre vie, dirent-ils, et nous devons tous périr ! permettez au moins qu’ayant sauvé nos jours, nous nous retirions dans nos terres, et nous sacrifierons nos revenus aux besoins de l’armée qui combattra vos ennemis. »
« Mais vous, dit alors l’empereur au moniteur Liéou-Tao, vous avez aussi des amis, pourquoi vous acharner contre ces pauvres courtisans qui me sont si chers ? » Et se retournant vers ses gardes : « Emmenez-le, cria-t-il, et qu’il soit décapité. » À ces mots, Liéou-Tao répondit : « Je sais mourir sans peur ! Hélas ! l’empire est resté quatre siècles aux mains des Han, et dans un jour la dynastie doit périr ! »
II.[18]
Les gardes allaient obéir, quand un grand dignitaire leur ordonna de lâcher Tao : « Ne mettez pas la main sur lui, leur cria-t-il ; attendez que j’aille parler à Sa Majesté. » Celui qui s’exprimait ainsi, c’était le général de l’infanterie Tchin-Tan ; il alla droit au prince lui demander quel crime avait commis le moniteur impérial.
« Son crime, reprit l’empereur, c’est d’avoir calomnié les officiers de mon palais, d’avoir parlé avec fierté et insolence devant le trône. — Sire, dit à son tour Tchin-Tan, tout le peuple a faim de la chair de ces dix courtisans, et vous leur témoignez un respect, un amour filial ! Cela est-il juste ? Ces vils eunuques sans talents ni mérites, vous les nommez princes ! L’un d’eux, d’ailleurs, n’avait-il pas eu des intrigues avec les rebelles ? ils aiment à voir des séditions dans l’empire ; prenez-y garde, la dynastie des Han s’écroule ! — Le crime de celui que vous accusez, de ce Fong-Su, n’a pas été clairement prouvé, reprit Ling-Ty, et sur le nombre n’y a-t-il pas de fidèles serviteurs ! »
Frappant la terre de son front, Tchin-Tan continuait ses remontrances, mais l’empereur irrité le fit jeter en prison avec Liéou-Tao. Les courtisans prirent leurs mesures pour les faire mourir cette même nuit.
L’eunuque Tchao-Tchong (devenu ministre de la guerre) envoya à Sun-Kien le grade de gouverneur militaire de Tchang-Cha avec l’ordre de châtier Ngéou-Sing, qui avait levé l’étendard de la révolte dans cette contrée. En moins de deux mois tout le Kiang-Hia étant pacifié, Sun-Kien fut nommé prince de Ou-Tching ; l’ancien gouverneur de Su-Yen, Liéou-Yen, vice-roi de Y-Tchéou, pour qu’il battît les rebelles du Sé-Tchéou. De son côté, Liéou-Yu, devenu vice-roi de Yeou-Tchéou, leva des troupes dans le Yu-Yang pour apaiser la révolte de Tchang-Kiu qui avait pris le titre d’empereur ; c’était un homme violent qui menait ses soldats à coups de fouet. Un complot fut formé dans sa tente par cinquante d’entre les siens ; les conjurés l’ayant assassiné, coupèrent sa tête et la portèrent au camp impérial. Le reste des insurgés fit sa soumission. Tchang-Chun, frère de l’usurpateur, se pendit, et les troubles cessèrent dans toute la contrée.
Liéou-Yen, à peine arrivé dans le Se-Tchouen, vit les rebelles mettre bas les armes ; il ouvrit les greniers publics et le trésor du chef-lieu pour faire d’abondantes aumônes au peuple, qui s’apaisa aussitôt. Dans cette campagne nous voyons reparaître Hiuen-Té qui, appelé par son ancien ami Liéou-Yu au grade de commandant du corps d’avant-garde, livra pendant plusieurs jours de grands combats aux insurgés, et finit par jeter au milieu d’eux un découragement qui causa le soulèvement des soldats et la mort des deux chefs. L’empereur, oubliant le châtiment public infligé par lui au mandarin inspecteur, daigna le récompenser de ses services en lui conférant divers grades successifs ; sur la recommandation pressante de Liéou-Yu, il lui accorda enfin celui de général de cavalerie, et de commandant militaire du district de Ping-Youen, dans lequel il y avait des vivres abondants ; de sorte que l’armée se remettant de ses fatigues, parut brillante comme aux anciens jours. Quant à Liéou-Yu, qui avait glorieusement rétabli l’ordre dans le pays confié à son autorité, l’empereur le fit ministre d’État. Ainsi, Liéou-Yen et lui accomplirent la mission dont on les avait chargés[19].
[Année 190 de J.-C.] Cependant la 6e année Tchong-Ping, au 4e mois, à l’été, l’empereur Ling-Ty se trouvant gravement malade, fit appeler le général en chef de ses armées, Ho-Tsin, pour régler avec lui les affaires de la succession au trône ; ce Ho-Tsin avait un jeune frère, Ho-Miao, qui était intendant du palais. Ils sortaient d’une pauvre famille de bouchers, mais leur sœur cadette, ayant été admise au harem en qualité de concubine de l’empereur, lui avait donné un fils nommé Pien, héritier présomptif, alors âgé de dix ans. La favorite devint par là impératrice, et Ho-Tsin, oncle maternel du futur empereur, jouissait du plus grand crédit. Wang-Mei, autre femme de Ling-Ty, lui ayant également donné un fils nommé Hie, Ho-Heou (sœur de Ho-Tsin), en fut jalouse, et l’empoisonna. L’enfant orphelin, adopté dès lors par Tong-Heou (autre femme du sérail), était particulièrement aimé de l’empereur, qui voulut le faire monter sur le trône après lui. Il n’avait que neuf ans. Les eunuques connaissaient les intentions du prince mourant, aussi lui conseillaient-ils (par la voix de Kien-Chy, l’un d’eux) de faire périr Ho-Tsin afin de couper court à bien des inquiétudes. L’empereur, trop faible pour résister, faisait appeler son général en lui tendant un piège, mais quand Ho-Tsin parut aux portes du palais, Py-Yn, commandant de la cavalerie, lui dit tout bas : — N’entrez pas, l’eunuque Kien-Chy veut vous tuer ! »
Tout épouvanté, Ho-Tsin retourne précipitamment dans sa maison, assemble les grands mandarins et veut anéantir les eunuques, mais un des assistants l’arrête : « Les eunuques sont puissants, depuis les temps de Tchong-Ty et de Tchy-Ty (21e et 22e empereurs de la dynastie des Han) ; leur autorité a poussé des racines solides et appuyées sur plus d’un point ; les détruire est une difficile entreprise. Si on dévoile ce projet, combien de familles vouées à une perte certaine ! il faut de la circonspection, de la prudence. » Ho-Tsin regarde, et apercevant Tsao-Tsao, l’intendant des armées, qui venait de prononcer ces paroles, il lui crie : « Et vous, homme de rien, est-ce que vous entendez quelque chose aux grandes affaires de l’État ? » Et pendant que l’assemblée discutait sans rien résoudre, Py-Yn entra ; il annonçait que l’empereur venait d’expirer dans la salle dite Kia-Té (de la vertu excellente). — Ling-Ty était mort à trente-quatre ans.
« Les eunuques délibèrent, ajouta Py-Yn, et Kien-Chy à leur tête ; ils cachent la mort du souverain ; ils feignent un ordre de sa part pour attirer Ho-Tsin dans le piége, et se débarrasser de lui, faisant ainsi cesser l’inquiétude qu’il leur inspirerait dans l’avenir ; c’est Hie qu’ils veulent mettre sur le trône. Il parlait encore quand l’ordre arriva qui appelait Ho-Tsin près du prince déjà mort. « Nommons d’abord un empereur, dès aujourd’hui, dit vivement Tsao-Tsao, et après nous songerons à exterminer ces bandits. — Et qui se joindra à nous dans cette difficile entreprise, demanda Ho-Tsin ? » Au même instant un officier proposa de forcer les portes du sérail avec cinq mille soldats d’élite. On choisirait le successeur de Ling-Ty, on massacrerait les eunuques, et une fois la cour purgée de ces dix favoris, la paix serait rétablie dans l’Empire !
Celui qui parlait ainsi était un personnage remarquable dont les gestes et l’allure respiraient un certain air d’autorité ; supérieur parmi les gens de guerre, il savait honorer le talent et la vertu chez les lettrés ; aussi beaucoup d’entre ces derniers étaient sous son patronage. Depuis quatre générations, les trois grandes dignités avaient été remplies par des membres de sa famille ; il comptait parmi ses clients d’anciens magistrats. Né dans le Jou-Yang (province de Jou-Nan), petit-fils de Youen-Ngan, général d’infanterie, son nom était Youen-Chao, son surnom Pen-Tsou ; il avait le rang d’ordonnateur du palais.
Cet avis plut à Ho-Tsin ; il demanda bien vite les cinq mille soldats de la garde du souverain que Chao fit entrer, armé lui-même du casque et de la cuirasse ; alors accompagné de son frère et d’une trentaine des principaux mandarins, Ho-Tsin pénétra dans le palais réservé. Là, devant le corps inanimé de l’empereur, l’héritier présomptif Heou-Pien est proclamé et reconnu par tous les dignitaires présents. Après cette cérémonie, Chao s’enfonce dans le harem pour se saisir de Kien-Chy ; mais l’eunuque rusé avait rassemblé des troupes. Acculé au fond du palais, il essaie en vain d’arrêter son adversaire qui, d’un coup d’épée, le blesse mortellement ; il veut fuir, Chao le poursuit jusque dans le jardin. Là un autre eunuque (Kao-Cheng), sortant de derrière l’enclos, achève Kien-Chy, lui coupe la tête et s’esquive ; les soldats du palais qui avaient suivi le courtisan se rendirent aussitôt.
« Tous ces eunuques conspirent ensemble, dit Youen-Chao à Ho-Tsin ; il faut les exterminer ! » Mais déjà Tchang-Jang (le plus habile d’entre eux) se voyant dans une position à peu près désespérée, était allé implorer Ho-Heou (la sœur du général en chef, la mère de celui qu’ils avaient tenté d’exclure du trône) : « Un seul de nous avait médité la perte de votre frère, dit-il, un seul, c’était Kien-Chy ! en quoi sommes-nous ses complices ? Et voilà que, cédant aux instances de Youen-Chao, Ho-Tsin veut nous faire périr ! ayez pitié de nous, princesse ! » Et il versait un torrent de larmes.
La princesse lui promit sa protection, et faisant appeler son frère, elle lui dit à voix basse, quand il entra : « Vous et moi nous n’étions rien ; sans Jang et ses collègues, serions-nous aujourd’hui élevés aux premiers rangs dans l’Empire ! Un d’entre eux s’est montré pervers, et il a expié son crime. Mais quoi ! vous cédez à ceux qui vous demandent la mort des autres eunuques ! non, ce serait commettre une faute qui ternirait votre mémoire, une mauvaise action qu’il faut vous garder d’accomplir ! » Et gagné par les paroles de sa sœur, Ho-Tsin chercha à entraîner les autres mandarins ; il voulait faire périr, non tous les eunuques, mais la famille de celui qui avait cherché à l’entraîner dans le piége ; quant aux autres, à quoi bon les détruire ? Mais Youen-Chao criait toujours : « Si vous ne coupez pas l’herbe jusqu’à sa racine, un jour nous-mêmes nous serons exterminés ! — Et moi, dit violemment Ho-Tsin, j’ai une résolution arrêtée ; si vous parlez encore, c’est votre tête que je ferai couper !… » L’assemblée fut bientôt dissoute ; le lendemain la princesse nomma son frère président des six cours suprêmes, et elle se chargea de nommer aux emplois et aux magistratures.
Cependant, l’autre veuve de Ling-Ty, Tong-Heou, délibérait avec Tchang-Jang et le reste des eunuques. « Cette petite sœur du général en chef, disait-elle, c’est moi qui l’ai faite ce qu’elle est ; aujourd’hui son fils est proclamé empereur, les grands et les mandarins du palais se déclarent pour elle corps et âme ! son autorité grandit outre mesure, et moi, que vais-je devenir ? — Madame, répondit l’eunuque Jang, il faut monter sur le trône, abaisser le paravent impérial, régner par vous-même. Faites votre fils empereur ; votre frère Tong-Tchong, devenu le plus proche parent du souverain (à la place de Ho-Tsin), sera le premier des mandarins ; il aura l’armée sous sa dépendance ; qu’il nous élève aux grandes dignités, avec l’armée sous nos ordres, nous sommes les maîtres dans l’Empire, et bientôt nous pouvons ruiner le crédit de nos rivaux ! »
Cette proposition fut adoptée avec empressement par Tong-Heou ; elle suivit en tous points les avis de l’eunuque ; éleva son fils à l’Empire sous le nom de Tchin-Liéou-Wang et mit sous le commandement de son frère Tong-Tchong la cavalerie des provinces. En moins de deux mois elle avait ressaisi l’autorité ; rien ne se faisait que par ses ordres. Mais la sœur de Ho-Tsin se voyant supplantée par sa rivale, fit préparer un grand festin ; Tong-Heou fut priée de sortir de la retraite dans laquelle sa dignité la retenait, et elle parut au banquet. Alors, vers le milieu du repas, Ho-Heou se leva, une coupe à la main, salua la princesse et dit : « Nous autres femmes, il ne nous appartient ni de trôner ni de gouverner ; jadis l’impératrice Liu-Heou s’empara du pouvoir, et trois mille personnes des grandes familles furent égorgées ; restons donc au fond du sérail, c’est notre place. Que les grandes affaires de l’État soient confiées aux mandarins respectables par l’âge et le rang ; que ce soient eux qui dirigent le conseil et agissent ; alors l’Empire sera heureux. Profitez de l’avis que je vous donne !
— « Vous avez empoisonné la mère de mon enfant adoptif, femme jalouse et envieuse ! répondit Tong-Heou avec colère ; aujourd’hui que votre fils est empereur, et que Ho-Tsin votre frère est au pouvoir, vous osez prononcer des paroles de haine et de discorde ! eh bien, je demanderai à mon frère, le chef des troupes provinciales, d’aller me chercher la tête de votre frère à vous, et je serai obéie aussi vite que la parole ! — Quoi ! reprit Ho-Heou furieuse, aux propos gracieux que je vous adresse, vous répondez par de grossières invectives ! — Femme de rien, fille d’un boucher, interrompit Tong-Heou, que savez-vous faire ?… »
Les deux femmes de l’empereur défunt se renvoyant les injures, les eunuques les exhortèrent à rentrer chacune dans leur demeure, au fond du harem. La nuit, Ho-Heou fit appeler son frère pour lui raconter les scènes qui avaient troublé le festin. Celui-ci s’entoura des trois grands dignitaires, et de concert avec eux, dès le lendemain, il déclara Tong-Heou rebelle aux lois de l’Empire, devant la cour réunie. Il exposa que la princesse avait envoyé des agents soutirer l’or et les richesses des provinces ; et plutôt que de gouverner, que de dicter des ordres à l’Empire, elle devait songer à se retirer paisiblement à Ho-Kien ; le jour de son départ fut même fixé. D’un côté on se mit en mesure de la faire sortir du palais pour la conduire au lieu de sa retraite forcée, et de l’autre on envoya cerner avec trois mille hommes la demeure de Tong-Tchong, chef des troupes provinciales, frère de la princesse, et le forcer à déposer le sceau qu’il portait au cou. Tong se voyant perdu alla se donner la mort au fond de son palais ; les gens de sa maison poussèrent de grands cris, et les soldats de sa suite se dispersèrent.
Le parti de la princesse Tong-Heou était désespéré ; les deux principaux eunuques, Tchang-Jang et Touan-Kouey, le sentirent et ils cherchèrent, à force de présents en or, en argent, en pierres précieuses, à se concilier le jeune frère et la mère de Ho-Tsin. Matin et soir, ils étaient auprès de Ho-Heou, la mère du prétendant, palliant avec de belles paroles leur astucieuse conduite, et ils firent si bien qu’ils rentrèrent dans ses bonnes grâces. Six mois après Ho-Tsin empoisonna la rivale de sa sœur, Tong-Heou, dans le pays de Ho-Kien, et son corps, transporté à la cour, fut enseveli à Wen-Liang, dans les sépultures impériales. Les dix eunuques étaient de nouveau maîtres du pouvoir.
Cependant, le général en chef, Ho-Tsin (qui prétextait une maladie pour ne pas sortir et ne pas assister aux cérémonies funèbres), reçut la visite de l’ordonnateur du palais, Youen-Chao, dont le cri était toujours : « Mort aux eunuques ! Car, disait-il, ils sèment au dehors des bruits dangereux, ils vous accusent d’avoir fait périr la rivale de votre sœur ; cherchant dans ce meurtre l’occasion et le prétexte de tenter un grand coup. Ne pas les exterminer, ce serait se préparer de sérieuses calamités pour l’avenir. La tentative faite dix ans auparavant par Téou-Wou et les autres a échoué, il est vrai, mais par l’effet d’une trahison ; cette fois vous avez sous vos ordres, sous les ordres de votre jeune frère, une troupe de héros ; il vous suffit de dire un mot et les eunuques vont périr ! voilà le moment favorable, profitons de l’occasion que le Ciel nous envoie ! »
Le général voulait réfléchir, et déjà des espions avaient rapporté toute cette conversation à l’eunuque Jang, qui courut vers Ho-Miao (frère de Ho-Tsin) et lui fit accepter les riches présents dont nous avons déjà parlé. À son tour, Miao intercéda pour les favoris près de sa sœur : « Notre frère, disait-il, général et ministre d’un empereur bien nouvellement élu, ne cherche guère à pacifier l’Empire par une conduite pleine d’humanité et de clémence, il ne pense qu’à tuer, et c’est là le moyen de mettre en péril la dynastie ; au moment où l’Empire est tranquille, il veut à toute force détruire les dix eunuques ; n’est-ce pas là susciter de grands troubles dans l’État ? »
La princesse approuva les représentations de son jeune frère ; aussi, quand l’aîné, Ho-Tsin, entra en s’écriant : « C’en est fait, je veux anéantir les eunuques ! » elle lui répondit : « Ces gens-là ont toujours administré l’intérieur du palais ; c’est un antique usage à la cour des Han. L’empereur défunt vient de vous laisser l’Empire à régir, et vous voulez la mort de ses anciens serviteurs ; est-ce là respecter les souverains qui nous ont précédés ! »
Malgré sa grande réputation, au fond, Ho-Tsin était d’un caractère faible et irrésolu ; il sortit sans avoir rien répondu. Youen-Chao l’aborda et lui dit : « Eh bien ! où en est la grande affaire ? — La princesse ne veut pas, je ne sais trop si je dois… répliqua Ho-Tsin. — Puisqu’il en est ainsi, interrompit Youen-Chao, je vais rassembler de toutes parts des hommes de cœur, amener des troupes dans la capitale, en finir moi-même avec ces brigands ; que la princesse y consente ou non, l’affaire sera faite, il n’y aura plus à y revenir ! — Tant mieux, dit alors Ho-Tsin, j’éviterai par là de me mettre en opposition directe avec ma sœur. »
L’ordre allait être donné d’appeler les troupes ; mais tout à coup parut le gardien des archives qui s’écria : « N’en faites rien, n’en faites rien ! — Et pourquoi ? — Parce que le proverbe dit : Si vous vous bouchez les yeux pour prendre un oiseau, vous vous prendrez vous-même au filet ; si dans les petites choses il ne faut pas s’embrouiller, à plus forte raison dans les grandes ; et dans le cas présent vous perdez la tête. En vous y prenant ainsi pour détruire les eunuques vous allumerez un immense incendie par lequel vous serez vous-même consumé. D’ailleurs, aujourd’hui, l’autorité est entre vos mains, vous êtes maître des troupes, et c’est le grand point. Gardez la majesté du dragon qui vole dans les airs, du tigre qui court dans la montagne. Au lieu de châtier, montrez seulement l’autorité foudroyante dont vous êtes revêtu, alors le Ciel secondera vos desseins, et les hommes obéiront. Si vous appelez aux armes les grands vassaux feudataires, si vous les tournez contre ce palais, quand tous ces héros animés d’un contraire esprit seront rassemblés, nous ressemblerons à celui qui présente un glaive par la poignée en tenant la lame dans sa main ; quelle gloire vous en reviendra-t-il ? Aucune, et vous aurez semé le germe d’interminables guerres civiles.
— « Ce sont là les paroles d’un lâche, répondit Ho-Tsin avec un sourire de mépris. — Mais c’est là une entreprise aussi facile que de tourner la main. À quoi bon tant réfléchir ! » s’écria avec un éclat de rire bruyant un homme qui se trouvait près du général. C’était Tsao-Tsao.
III.[20]
Il continua : « Les eunuques sont une calamité, ils l’ont été de tous temps ; les souverains leur ont accordé indignement une autorité sans bornes ; ils en ont fait leurs favoris et leurs conseillers. Peu à peu le mal est arrivé au comble, à ce degré où nous le voyons maintenant. Si vous voulez punir leurs crimes, chassez du palais les chefs de cette horde perverse, le bourreau suffira pour en faire justice. À quoi bon rassembler les troupes du dehors ! si vous voulez tous les détruire, certes le complot sera dévoilé, et je n’en puis douter un instant, dès lors tout est manqué. — Tsao, répliqua le général en chef avec amertume, l’ambition, l’intérêt personnel se trahissent dans ce que vous dites là. — Et celui qui trouble l’Empire, c’est vous, » reprit Tsao en se retirant.
Cependant Ho-Tsin faisait partout rassembler des troupes, et sur tous les points il envoya secrètement porter en hâte le manifeste suivant :
« Voici ce que j’ai entendu dire : Ceux qui ruinent les lois traditionnelles et troublent les usages anciens sont toujours dignes de mort ; toujours on a le droit de les frapper. Pourquoi souffrirait-on jusqu’au bout ceux qui causent la ruine de l’Empire et blessent les rites ! Or, maintenant, Tchang-Jang, Touan-Kouey et les autres eunuques, devenus maîtres du pouvoir par l’abus des faveurs, enfreignent toutes les lois au gré de leurs caprices, au lieu de songer à reconnaître les bienfaits dont la cour les a comblés. Loin de là, ils font tout pour attirer sur l’Empire la colère du ciel ; aussi, par leur conduite indigne, ont-ils appelé les fléaux divins ! Ceux qui flattent leurs volontés, ils les accablent d’honneurs, eux et leurs familles ; ceux qui résistent à leurs intentions, ils les font périr eux et leurs proches jusqu’au neuvième degré. Ils ont relégué hors des domaines impériaux tous les grands recommandables par leur naissance ; voilà pour l’extérieur. Au dedans, ils confinent le souverain au fond du harem ! Dans toutes les classes il n’y a qu’une voix pour demander leur destruction. Aussi, connaissant la loyauté et la justice qui animent vos cœurs, ô grands de l’Empire, j’ai formé le dessein d’exterminer les pervers. Rassemblez des soldats terribles comme des tigres, pour mettre au plus vite un terme aux malheurs qui pèsent sur le trône. Dès que vous aurez reçu ce manifeste, mettez-vous en route avec toute la rapidité possible, répondant ainsi à mon désir le plus ardent. »
À cet appel, en effet, répondirent les commandants militaires de première classe du Tong-Kun et du Ho-Neuy, Kiao-Mao et Wang-Kwang ; le général de seconde classe, Ting-Youen, chef militaire de Wou-Meng, gouverneur du Ping-Tchéou, et enfin ce guerrier colossal, athlétique, au visage carré, qui avec ses grands bras eût pris les oiseaux au vol, et avec ses longues jambes eût devancé un cheval à la course, ce Tong-Tcho (son petit nom Tchong-Yng), né à Lin-Tao (dans le Long-Sy), déjà arrivé aux grades de chef du premier corps d’armée, de gouverneur du Sy-Liang, et revêtu du titre de prince de Ngao-Hiang. Nous l’avons vu plus haut battu par les Bonnets-Jaunes ; mais à force de présents distribués aux eunuques, il avait échappé à la disgrâce qui le menaçait justement : plus tard, de nouveaux cadeaux en or et en pierres précieuses lui avaient valu l’amitié des courtisans, et les titres divers dont il était revêtu : l’armée qu’il commandait alors dans le Sy-Liang montait à deux cent mille hommes ; naturellement cruel, Tong-Tcho avait reçu avec plaisir le manifeste qui l’appelait vers la capitale ; il amenait avec lui quatre commandants[21] qui tous conduisaient une division avec eux, et son gendre Nieou-Fou, gouverneur militaire du Chan-Sy.
Ce dernier avait pour conseiller et assesseur un homme du nom de Ly-Fou, qui proposa de rédiger aussi une proclamation et de répandre un manifeste : « Car, disait-il, quoique nous agissions en vertu d’un ordre émané de la cour, dans l’esprit de beaucoup de gens mal informés, cette démarche laisserait des doutes. Que n’envoyons-nous des émissaires distribuer une proclamation qui explique notre conduite ? quand le prétexte est juste, le peuple obéit, et on peut accomplir de grandes choses. » Tong-Tcho approuva ce conseil, et Ly-Jou rédigea le manifeste suivant :
« Je vois l’Empire livré à d’incessants désordres, et ils sont causés par les eunuques. Les lois divines ont été méconnues par eux ; ils ont usurpé le pouvoir de l’empereur ; leurs pères et leurs enfants, leurs frères aînés et leurs frères cadets se partagent les provinces et les districts de l’Empire. Par un édit émané du palais, ils se sont fait concéder mille pièces d’or, tous les fiefs qui entourent la capitale et un million d’arpents des terres les plus riches et les plus fertiles ; tout cela appartient à Tchang-Jang et à ses collègues ; aussi la colère du peuple s’est élevée de terre comme une vapeur, et de toutes parts les brigands fourmillent. Rassemblés en vertu d’un ordre, nous sommes arrivés à Fou-Lo ; mais les troupes meurent de faim. Nous ne les laissons pas traverser le fleuve, et cependant les soldats demandent à marcher sur la capitale pour détruire d’abord les eunuques, débarrasser le peuple de ce fléau, et solliciter des vivres de l’empereur. Afin de les calmer et de les consoler, nous les conduisons jusqu’à Sy-Ngan.
« Quand l’eau bout trop fort, dit le proverbe, pour l’arrêter, éteignez le feu et retirez le bois ; quand un abcès fait souffrir de grandes douleurs, on le guérit avec des remèdes violents qui triomphent du mal : mais quand le navire sombre, dit aussi le proverbe, il n’est plus temps de se repentir de n’avoir pas songé à son salut ! Autrefois, Tchao-Yang leva des troupes dans le Tsin-Yang pour châtier les pervers qui se tenaient près de la personne de l’empereur. Ainsi entrerai-je à Lo-Yang (dans la capitale) en faisant retentir le gong et le tambour, afin de détruire les eunuques. Alors les sacrifices à la terre seront favorablement accueillis du Ciel ; alors l’Empire sera heureux ! »
Quand Ho-Tsin eut connaissance de ce manifeste, il le montra aux grands mandarins et tint conseil avec eux. « Tong-Tcho est redoutable par sa violence, dit le moniteur impérial Tching-Tay ; s’il amène ses troupes dans la capitale, il dévorera le peuple !
— « Quoi ! reprit Ho-Tsin, tant d’hommes de cœur sont ici assemblés sans pouvoir me donner un avis que je doive suivre !
— « Vous connaissez Tong-Tcho, dit à son tour Lou-Tchy (rentré en grâce et devenu président des six cours suprêmes), il a la face d’un honnête homme et l’âme d’un scélérat ; tous les sentiments d’humanité sont bannis de son cœur ; s’il pénètre dans la capitale, que de malheurs il va causer ! Quand il n’y a pas de justice dans le gouvernement, le peuple est opprimé. Le mieux est donc de lui signifier qu’il ait à retourner sur ses pas ; ainsi on évitera les calamités qu’attirerait une usurpation violente du pouvoir. »
Trop faible pour donner un pareil ordre, Ho-Tsin s’emportait contre les mandarins : « Ils étaient tous des magistrats infidèles, de déloyaux serviteurs, bons seulement à manger les revenus que leur accordait l’empereur. » Là-dessus Tching-Tay et Lou-Tchy se retirèrent.
« Où va-t-il ainsi ? » demanda le premier de ces deux grands dignitaires. — « Cessons de le seconder, lui répondit son collègue, car de terribles malheurs se préparent. » L’un des présidents des six cours, Sun-Yeou, donna aussi sa démission ; la moitié des mandarins quitta le palais. Ho-Tsin envoya un courrier au devant de Tong-Tcho, qui arrêta ses troupes à Min-Tchy.
Cependant, de leur côté, Tchang-Jang et les autres eunuques tenaient conseil. Ils savaient l’appel fait aux armées et le complot tramé contre eux par Ho-Tsin ; s’ils ne mettaient pas à profit ce court délai pour porter les premiers coups, c’en était fait d’eux et des leurs ! Ils cachèrent donc dans une salle du palais Tchang-Lo, cinquante hommes armés de poignards et de petites haches, et Jang se rendit une fois encore près de la sœur de Ho-Tsin, la mère du prétendant. Il se plaignit « d’avoir été la dupe des promesses de Ho-Tsin ; les soldats arrivaient dans la capitale pour détruire les eunuques et leurs familles ! Elle devait au moins sauver la vie de ses favoris, et du fond de leurs terres ils béniraient l’auguste princesse. — Allez vous-même aux pieds du général en chef implorer votre pardon, répondit Ho-Heou. — Si nous y allions, reprit l’eunuque, nous serions réduits en poussière ! Daignerez-vous faire venir votre frère au palais, afin de lui exposer vous-même notre demande ; s’il vous refuse, nous mourrons devant vous, ô mère de notre souverain, sans vous imputer notre trépas ! »
Ho-Heou se laissa toucher, et Ho-Tsin se rendait au sérail, quand le gardien des archives, Tchin-Lin, lui dit encore : « La princesse vous demande, c’est un piège que vous tendent les eunuques ! n’allez pas, n’allez pas, ou vous êtes perdu. — Ma sœur m’appelle, répondit le général en chef, quel danger me menace ?
« — Toutes leurs mesures sont prises depuis longtemps, interrompit Youen-Chao, et nos projets ont déjà transpiré. Général, si vous êtes résolu à entrer dans le palais, au moins décidez ce que nous ferons !… la face des choses peut changer ! — Je tiens tout dans ma main, quel changement peut survenir ? reprit Ho-Tsin. — Appelons-les d’abord hors du palais, dit Tsao-Tsao, et vous entrerez ensuite.
« — Propos d’enfant craintif, répliqua Ho-Tsin en souriant ; ne suis-je pas maître de l’Empire, et quelle révolution peuvent faire dix eunuques ! — Si vous êtes résolu d’entrer, ajouta Youen-Chao, nous allons prendre nos casques et nos cuirasses et vous suivre, accompagnés de quelques soldats qui puissent vous défendre ; Tsao lui-même se tiendra à vos côtés, prêt à vous secourir à tout événement. »
Ces deux chefs, en effet, armés de riches cimeterres, avaient rassemblé cinq cents soldats ; avec eux se trouvait Youen-Chu, frère de père de Youen-Chao, homme recommandable par son respect filial et sa droiture ; il était officier dans la garde de l’empereur et chargé de la police du palais pendant la nuit. Revêtu du casque et de la cuirasse, il amena les cinq cents soldats d’élite, qu’il déploya hors du palais devant l’une des portes (appelée Tsing-Sou-Men) ; Chao et Tsao étaient là pour prêter main forte avec cent hommes.
Quand le char de Ho-Tsin arriva devant le palais réservé appelé Tchang-Lo (de la Joie-Éternelle), où étaient placés en embuscade les sbires des eunuques, un serviteur de la princesse vint dire au général « que sa sœur l’attendait dans le harem ; elle voulait lui parler d’affaires de la plus haute importance ; les soldats de son escorte ne pouvaient être admis à entrer dans le palais réservé. » Les troupes commandées par Chao et Tsao restèrent donc en dehors des portes, et Ho-Tsin étourdiment, sans défiance, s’avança seul jusqu’à l’endroit où le piège était tendu. Tout à coup, les deux chefs du complot (Tchang-Jang et Touan-Kouey) paraissent devant lui, le pressent des deux côtés, et Jang, d’une voie insultante, lui crie : « Quel crime avait commis la princesse Tong-Heou, pour que tu la fisses périr par le poison ? Quand on a enterré la mère du prince, tu as prétexté une maladie pour ne pas paraître ! Qu’es-tu par toi-même ? un pauvre boucher ; c’est nous qui, par nos recommandations près de l’empereur, t’avons élevé au faîte des honneurs ! et, pour récompense, tu voulais nous perdre ! tu nous traitais d’êtres immondes ; est-ce là ta pureté, à toi ? »
Tout interdit, Ho-Tsin, au lieu de répondre, cherchait à fuir ; mais les portes étaient exactement fermées. « Amis, cria l’eunuque, pourquoi ne frappez-vous pas ? » Les hommes armés de couteaux et de haches, se jetant en foule sur Ho-Tsin, l’entraînèrent par les cheveux près de la porte du palais et le mirent en pièces. Après s’être ainsi vengés de leur ennemi, Jang et les siens appelèrent le commandant des gardes, Fan-Ling, au grade du général assassiné.
Youen-Chao attendait en vain Ho-Tsin au sortir, lorsque, hors de l’enceinte du palais réservé, une voix cria : « Le général en chef des armées impériales daignerait-il monter sur son char !… » et, en même temps, un eunuque subalterne lançait, par-dessus les Portes Jaunes, la tête sanglante de Ho-Tsin, ajoutant à haute voix : « Ho-Tsin avait formé le dessein de se révolter, il a péri ! Pardon pour tous ceux qui l’ont suivi ! »
A ces mots, Youen-Chao, transporté de fureur, s’écria : « Les eunuques ont assassiné un grand dignitaire, et cela au mépris de toute justice. Ils ont violé les premières lois de l’équité ! Que ceux qui veulent châtier les bandits se joignent à nous pour les attaquer. »
Aussitôt un commandant qui servait sous Ho-Tsin (nommé Ou-Kwang) mit le feu à la porte dite Tsing-Sou, tandis que Chao pénétrait dans le harem avec ses soldats. Tous les eunuques, grands et petits, devaient périr ! Youen-Chu et Tsao-Tsao, forcèrent les entrées. Fan-Ling (le général nommé par les esclaves) sortit en invoquant les lois ; il périt de la main de Chao. Tous les eunuques fuyaient ; quatre d’entre eux (Tchao-Tchong, Tching-Kwang, Hia-Youen et Kou-Cheng) s’étaient réfugiés dans une galerie dite Tsouy-Hoa (des Fleurs aux belles nuances), que les flammes commençaient à dévorer. Comme ils se jetaient en bas pour éviter le feu, ils reçurent, aux pieds des murs, tant de coups de sabre, que leur chair jonchait la cour comme une boue sanglante ; l’incendie se déroulait jusqu’au ciel, dans le milieu du palais.
Alors les quatre principaux eunuques, Jang, Tsie, Kouey et Lan, prenant par la main Ho-Heou et les deux petits princes, voulaient s’échapper hors de la capitale à travers le pays. Les autres serviteurs du harem couraient se retrancher dans le pavillon du nord ; Lou-Tchy, président des six grands tribunaux, allait sortir du palais quand il vit que quelque chose d’extraordinaire se passait du côté des appartements réservés. Il saisit sa cuirasse et son glaive, et comme il se tenait armé au rez-de-chaussée du pavillon, voilà que les eunuques entraînant la princesse et les héritiers présomptifs passent devant lui ; il les aperçoit et s’écrie : « Kouey, brigand, crois-tu échapper à la mort ! oses-tu bien enlever la sœur du général que tu as assassiné ! »
L’eunuque se retourne et fuit plus vite ; la princesse s’échappe de ses mains et saute dans le pavillon par une fenêtre basse. Lou-Tchy accourt vers elle et la sauve. Quant à Ho-Miao (frère de cette princesse et du général en chef égorgé par les eunuques), il sortait du palais armé de son glaive : le lieutenant de Ho-Tsin, Ou-Kwang, qui avait mis le feu au harem, pénètre, le sabre en main, dans les appartements intérieurs, lui reproche d’avoir été le complice des eunuques, d’avoir commis un fratricide. « En avant ceux qui veulent venger le général en chef, » s’écrie-t-il, et vingt voix répondent : « Mort à Miao qui a tué son frère ! » Miao essaya vainement d’échapper à la mort par la fuite ; cerné de toutes parts, il tomba percé de coups.
Tous les eunuques, grands et petits, tous ceux même qui appartenaient à cette race maudite, eurent la tête tranchée ; car les portes avaient été fermées par ordre de Youen-Chao, qui, dans sa colère, ordonna de faire main-basse, sans distinction d’âge ni de sexe, sur les parents les plus éloignés des dix courtisans proscrits, et il fut obéi rigoureusement. Dans cette journée, il périt plus de trente mille personnes ; bien des gens qui ne portaient pas de barbe furent, par méprise, impitoyablement égorgés. De son côté Tsao-Tsao s’occupait d’arrêter les progrès de l’incendie.
CHAPITRE III.
I.[22]
[Année 190 de J.-C] Youen-Chao insistait auprès de Ho-Heou pour qu’elle se déclarât régente, et de tous côtés il envoyait des soldats à la recherche du petit empereur ; car, comme nous l’avons dit, les eunuques Jang et Kouey, au risque de périr dans les flammes, avaient entraîné les rejetons de la dynastie, par une porte dérobée. Accompagnés d’une vingtaine d’hommes, ils avaient fui vers le mont Pé-Mang, à une lieue au nord de la capitale, emmenant avec eux (comme gage de sûreté) le jeune prince, et Tchin-Liéou-Wang[23] son frère. Pendant cette fuite accompagnée de mille dangers, la nuit était venue, il faisait noir ; on ne se voyait plus dans les ténèbres, et les vingt hommes en profitèrent pour s’esquiver. Vers la deuxième veille de la nuit, un bruit de chevaux se fit entendre, et aussi une voix furieuse qui disait : « Jang, ne cours pas ainsi ! »
Kouey, monté sur un cheval, disparut dans la plaine déserte ; resté seul en arrière, Jang se vit perdu. Alors frappant la terre de son front devant le petit empereur, il lui fit ainsi ses adieux : « Prince, votre sujet n’a plus de moyen de salut ; veillez vous-même à votre conservation ! » Et il courut se noyer dans le fleuve, laissant ses jeunes maîtres muets et interdits. Celui dont la voix avait épouvanté l’eunuque, c’était un mandarin de la province de Ho-Nan, du nom de Min-Kong.
Qu’allaient devenir ces deux rejetons de la famille impériale ? ils l’ignoraient ; ils n’osaient parler haut, dans la crainte de se trahir. Les deux petits empereurs allèrent se blottir au bord du fleuve Ho, dans les grandes herbes. C’était le 24e jour du 8e mois de la 6e année Tchong-Ping que les eunuques avaient été massacrés dans la capitale.
[Année 190 de J.-C.] Les deux petits princes passèrent la nuit dans les herbes marécageuses, et les cavaliers envoyés de tous côtés pour les chercher ne purent découvrir le lieu de leur retraite. Vers la quatrième veille, l’humidité de la rosée ayant pénétré leurs vêtements, et la faim les pressant, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent ; mais comme ils craignaient d’être découverts, ils étouffaient leurs sanglots. Les larmes coulaient silencieusement sur leurs joues comme des gouttes de pluie. Ce fut Tchin-Wang qui se décida le premier à sortir du milieu des herbes pour chercher une route.
« Nous ne pouvons rester plus longtemps ici, » dit-il à son frère. « Hélas ! répondit le petit empereur, il est bien difficile de trouver la route au milieu de la nuit ; qu’allons-nous devenir ! » Et tous deux, ayant lié ensemble le pan de leurs robes, pour ne pas se perdre dans l’obscurité, ils gravirent le bord escarpé du fleuve Ho. Mais partout le sol est couvert de buissons épineux ; aucune route ne se présente, et le petit empereur levait les yeux au ciel, en criant : « C’en est fait de moi ! »
Tout à coup des milliers de vers luisants brillèrent comme une lumière bienfaisante devant le petit empereur, et Tchin-Wang dit à son frère : « C’est le Ciel qui vient à notre secours ! » Conduits par ces feux, ils marchèrent se soutenant l’un l’autre. Peu à peu une route se montra plus distincte ; ils la suivirent jusqu’à la cinquième veille, mais leurs pieds étaient las, ils ne pouvaient aller plus loin. À côté de la montagne les deux enfants aperçurent un tas d’herbe sur lequel ils se couchèrent, et devant ce tas d’herbe il se trouvait une ferme. Le maître de cette ferme avait, cette même nuit, rêvé qu’il voyait deux soleils rouges s’abaisser derrière sa demeure ; tout agité, il s’habille à la hâte et sort ; derrière sa ferme, sur le monceau d’herbe, il voit en effet surgir une lumière ; plus troublé encore, il approche et découvre les deux petits princes endormis.
« Qui êtes-vous ? » leur demanda-t-il. Et le jeune empereur n’osait répondre. Mais Tchin-Wang dit : « Mon frère aîné que voici est l’auguste souverain de la grande dynastie des Han. Fuyant les scènes de désordre qu’ont causées les eunuques, nous nous sommes réfugiés ici tous les deux, cette nuit, pour échapper au danger. Des vers luisants nous ont montré la route et nous sommes arrivés en ce lieu. »
À ces mots le fermier ému de respect s’inclina et dit aux princes : « Votre sujet est Tsouy-Y (frère cadet de Tsouy-Lié, général de l’infanterie sous le défunt empereur) ; las de la tyrannie des dix eunuques qui vendaient les emplois et calomniaient les gens de bien, il est venu se retirer ici, et se livrer en paix aux travaux de l’agriculture. » Puis il conduisit l’empereur par la main jusqu’à sa ferme, et à genoux devant son jeune souverain, il lui offrit à boire et à manger.
Les petits princes se cachèrent donc dans la ferme. L’officier Min-Kong avait pu saisir l’eunuque Touan-Kouey, et il l’interrogeait en vain sur la route suivie par les princes. Kouey les ayant abandonnés dans le milieu de la nuit, était incapable de faire connaître le lieu de leur retraite ; Min-Kong, après avoir tué l’eunuque et suspendu sa tête au cou de son cheval, continuait de chercher le jeune empereur : il arriva jusqu’à la ferme pour y demander quelque nourriture. À la vue de cette tête sanglante, le maître du logis fit à l’officier des questions auxquelles celui-ci répondit en rendant compte des événements de la veille. Là-dessus le propriétaire de la ferme le conduisit près des illustres enfants ; le jeune souverain sanglotait, mais Min-Kong lui dit : « L’empire ne peut pas rester un seul jour sans empereur : daignez permettre que je ramène Votre Majesté dans la capitale. »
Il se trouvait à la ferme un cheval maigre sur lequel on fit monter le jeune empereur ; l’officier prit en croupe Tchin-Wang, et ils avaient fait un quart de lieue à peine, quand ils rencontrèrent tous les grands dignitaires de l’armée[24], tous les grands mandarins suivis d’une centaine de cavaliers qui venaient en grande pompe au-devant de leur empereur. Princes et sujets, tous versaient des larmes ! Un exprès envoyé à la capitale y avait porté, avec la tête de l’eunuque Touan-Kouey, la nouvelle de l’arrivée du prince, et l’ordre d’équiper de bons chevaux sur lesquels les deux illustres frères firent leur entrée dans les murs.
Cependant, comme s’ils eussent prévu les désordres qui éclatèrent plus tard, des enfants de la capitale avaient répété cette chanson qui devint une prophétie : « Le prince n’est plus prince, l’empereur n’est plus empereur ; mille chars, dix mille chevaux galopent vers le mont Pé-Mang. »
Le cortège n’avait pas fait encore beaucoup de chemin, lorsqu’à sa rencontre s’élève un nuage de poussière à obscurcir le ciel, flottent des bannières qui voilent la lumière du jour et arrive en trottant une troupe de cavaliers ; les mandarins pâlissent, le petit empereur se trouble ; Youen-Chao sort des rangs pour demander qui ose ainsi barrer le passage au souverain. C’était Tong-Tcho ; au-dessus de sa tête se déroule l’étendard brodé, et il s’écrie en s’élançant vers le cortège : « Où est l’empereur ? » Dans sa frayeur le jeune monarque n’osait répondre ; les mandarins eux-mêmes restaient stupéfaits de tant d’audace. « Eh bien, dit enfin le petit prince Tchin-Wang avec une certaine fierté, en arrêtant son cheval devant ce hardi personnage, quel est cet homme ? — Je suis Tong-Tcho, répondit celui-ci, vice-roi du Sy-Liang. — Êtes-vous venu pour protéger la marche de l’empereur ou pour enlever sa personne ! — Pour protéger le cortège. — Eh bien, si vous dites vrai, voici l’empereur devant vous ; pourquoi ne mettez-vous pas pied à terre ? »
Plein de trouble et de confusion, Tong-Tcho descendit de cheval et s’alla ranger au côté gauche du cortège, frappant la terre de son front. Alors le prince Tching-Wang calma par des paroles bienveillantes la colère que son interpellation sévère avait soulevée dans le cœur de Tong-Tcho. Dans toute cette circonstance il ne prononça pas une parole déplacée, et au fond l’audacieux général ne put s’empêcher d’admirer tant de dignité et de discrétion chez un enfant de neuf ans.
De retour au harem, dès ce même jour, le jeune souverain se rendit près de l’impératrice sa mère ; et là ils versèrent ensemble un torrent de larmes. Au milieu du désordre de la veille, le sceau de jade, héréditaire dans la famille impériale, avait été égaré.
Cependant Tong-Tcho avait rassemblé ses troupes hors des murs ; chaque jour des cavaliers armés et revêtus de cuirasses entraient par milliers dans la ville ; ils encombraient les rues et les marchés. Le peuple ressentait de grandes inquiétudes. D’un autre côté, deux des généraux, Wang-Kwang et Tchao-Mao, qui servaient sous les ordres de Ho-Tsin, instruits de la fin tragique de celui-ci, étaient retournés avec leurs divisions dans leur pays respectif. Alors Tong-Tcho, libre d’agir au gré de ses désirs, put aller et venir dans le palais, sans crainte et sans obstacle.
Quant à Pao-Sin, commandant du 4e corps d’armée, il alla voir Youen-Chao et lui dit combien il craignait que Tong-Tcho, cachant une arrière-pensée, n’entravât la marche du gouvernement établi ; mais l’ordre de choses était si peu consolidé encore, qu’on ne devait pas à la légère prendre les armes : tel était l’avis de Youen-Chao. Pao-Sin ne trouva pas Wang-Yun, général en chef de l’infanterie, mieux disposé ; et il se jeta dans les monts Tay-Chan avec les troupes amenées de sa province.
Les soldats commandés par Ho-Miao (frère de Ho-Tsin, et égorgé comme complice du meurtre de celui-ci) s’étaient facilement rendus aux sollicitations de Tong-Tcho ; alors ce dernier fit part à son affidé Ly-Jou du projet qu’il méditait de détrôner le jeune empereur pour mettre à sa place Tchin-Wang ; et Ly-Jou lui conseilla de saisir le moment où l’Empire se trouvait sans chef, pour accomplir ce grand dessein. Plus tard, il pouvait survenir des changements. Il fallait donc que dès le jour suivant, Tong-Tcho réunît les mandarins civils et militaires dans le jardin du palais, et là il se déferait immédiatement de tous ceux qui lui refuseraient leur adhésion. « Autrefois, ajoutait-il, sous le dernier empereur de la dynastie des Tsin, un eunuque arrivé au faîte du pouvoir, montra un cerf à tous les mandarins assemblés, en disant : C’est un cheval ; et ceux qui osèrent dire : Non, c’est un cerf, il les fit périr : voilà l’exemple que vous devez suivre pour parvenir à être le seul maître ! »
Ce conseil plut beaucoup à Tong-Tcho, et il le suivit en tous points. Le lendemain un banquet étant préparé dans le jardin (dit Ouen-Ming, du pur éclat), l’invitation fut vite portée par des courriers à tous les mandarins présents dans la capitale ; et qui d’entre eux eût osé n’y pas répondre ? Quand il sut que tous ses convives étaient réunis, Tong-Tcho arriva tout doucement à cheval aux portes du jardin, mit pied à terre, et entra le sabre au côté. Les mandarins le reçoivent avec politesse ; il ordonne à ses serviteurs de prendre les amphores et de verser le vin à la ronde : quand ceux-ci ont plusieurs fois fait le tour de la table, il lève sa coupe, et invite à boire les principaux mandarins. Alors, interrompant les libations et imposant silence à la musique, il annonce aux conviés qu’il s’agit d’une affaire importante, et qu’ils doivent prêter l’oreille.
Les mandarins se penchent pour mieux entendre ; Tong-Tcho dit :
« Le fils du Ciel gouverne les dix mille peuples. Si sur la terre confiée à sa puissance, il n’y a ni autorité ni justice, on ne peut offrir de sacrifices ni dans la salle des Ancêtres, ni dans le temple des Esprits qui président aux céréales ! L’empereur défunt avait, par un ordre secret, exclu du trône son fils Pien, comme indigne de régner par la faiblesse de son esprit et son manque de lumières ; son second fils, Hié (Tchin-Wang), doué de perspicacité, et déjà éclairé par l’étude, était destiné à lui succéder : mon intention est donc de déposer Liéou-Pien, d’en faire un empereur honoraire (Hong-Nong-Wang) et de mettre sur le trône à sa place Tchin-Wang, afin qu’il soutienne l’éclat de la dynastie des Han : qu’en pensent les mandarins ? »
Et les mandarins, fort embarrassés, ne faisaient aucune réponse ; ils baissaient les yeux, et regardaient la terre. Cependant un d’entre eux s’élança de dessus son siège, et s’écria avec colère : « Non, non, il n’en sera pas ainsi ! Qui êtes-vous pour oser soulever une pareille question ? Vous traitez la dynastie des Han avec une arrogance sans exemple, comme si elle n’était plus rien ! Il n’a pas démérité, ce fils légitime de Ling-Ty, et vous voulez le faire descendre du trône ! Nous connaissons les ambitieux desseins que depuis longtemps vous nourrissez dans votre cœur ! et nous nous y prêterions ! »
II.[25]
Ces paroles avaient effrayé les mandarins ; Tong-Tcho regarde l’homme qui l’apostrophait ainsi et reconnaît le vice-roi du King-Tchéou, Ting-Youen, surnommé Kien-Yang : Ho-Tsin l’avait appelé dans le Lo-Yang avec ses troupes, et voilà pourquoi, fort de l’appui de ses soldats, il avait osé braver Tong-Tcho. Celui-ci, plein de rage, furieux de ce qu’au milieu du silence général des plus considérables mandarins de l’Empire, Ting-Youen eût osé faire une pareille sortie, avait tiré son sabre et voulait lui trancher la tête ; mais Ly-Jou, son affidé, l’arrêta, parce qu’il venait de distinguer parmi les gens de la suite de Ting-Youen un homme grand de taille, robuste de corps, exercé à tirer de l’arc et à manier les chevaux ; des sourcils élégants s’arrondissaient au-dessus de ses yeux. Né au pays de Kiéou-Youen (dans le Ou-Tchouen), ce montagnard se nommait Liu-Pou (son surnom Fong-Sien). Chef de police dans la province administrée par Ting-Youen, il s’était attaché à celui-ci dès l’enfance et l’appelait son père ; aussi, debout derrière le siège de ce mandarin, il tenait à la main sa lance renommée. Ly-Jou le vit, et comprenant que ce héros serait prêt à défendre son maître, il se hâta de prendre la parole : « Ce n’était point ce jour-là, dit-il, au milieu d’un festin qu’on devait agiter les affaires d’État ; on s’assemblerait au palais, le plus tôt possible, dès le lendemain, pour régler cette grande question. »
Tous les mandarins engagèrent Ting-Youen à remonter à cheval ; suivi de Liu-Pou toujours armé de sa lance, le général sortit, non sans jeter un regard sur Tong-Tcho, qui, adressant de nouveau la parole à l’assemblée assise devant lui (car les grands étaient revenus après avoir conduit Ting-Youen jusqu’à la porte), demanda de nouveau ce qu’on pensait de sa proposition. Lou-Tchy se leva et dit : « Vos vues sont fausses ; autrefois, sous les Chang, Taï-Kia manquait de lumière, Y-Yn le confina au fond de son palais (appelé Tong-Kang) ; au temps des Han, Tchang-Y-Wang régnait depuis vingt-sept jours seulement, et il s’était déjà couvert de crimes ; Ho-Kwang convoqua les mandarins dans le grand temple des Ancêtres, et la déchéance du souverain fut proclamée. Le prince que nous avons choisi est jeune, il est vrai, mais il ne manque ni de vertu ni de sagesse, ni d’humanité ; peut-on lui reprocher la plus légère faute ? Vous êtes gouverneur d’une province située hors du territoire gouverné par le prince lui-même, et vous n’avez aucun titre pour régir les destinées de l’État. Vous n’êtes égal en talent à aucun des deux grands ministres que je viens de citer ; comment osez-vous vous arroger le droit de faire et de défaire des empereurs ? Les sages de l’antiquité ont dit : Déposer un prince d’après les sentiments de fidélité qui animaient Y-Yn, c’est bien ; mais déposer un prince sans être mû par les mêmes motifs, c’est usurper ! Eh bien, vous, que voulez-vous faire, sinon arracher l’Empire à la famille des Han ? »
Outré par ces paroles, Tong-Tcho se jetait sur Lou-Tchy l’épée à la main, mais Tsay-Yong (membre du conseil impérial, le même qui avait dénoncé à Ling-Ty les crimes des eunuques, douze ans auparavant) et le moniteur impérial Pong-Pé firent à haute voix l’éloge de Lou-Tchy. « Tout le peuple avait les regards tournés vers ce président des six Cours suprêmes, renommé entre les quatre mers par son savoir : commencer par tuer un si grand personnage ce serait soulever l’indignation générale ! » Tong-Tcho laissa donc partir son ennemi, qui alla chercher un asile au pays de Chang-Ko ; il se contenta de lui enlever son emploi. Là-dessus le commandant de l’infanterie, Wang-Yun fit encore observer qu’une question de déchéance ne pouvait s’agiter ainsi le verre à la main et qu’on devait ajourner la délibération.
Au moment où l’assemblée était dissoute, où chacun se retirait, l’ambitieux Tong-Tcho se tenait, armé de son sabre, aux portes de l’enclos, méditant toujours de se défaire des grands réunis sous sa main ; mais un cavalier arriva au même instant, brandissant sa lance. « Quel est cet homme ? » demanda Tong-Tcho à son affidé Ly-Jou. — Liu-Pou, le fils adoptif de Ting-Youen, contre qui personne n’ose lutter ! » Le projet de Tong-Tcho se trouvait manqué ; il se glissa furtivement dans quelque coin du jardin, et les mandarins purent sains et saufs regagner leurs demeures.
Dès le lendemain, Ting-Youen avait déployé ses troupes hors de la ville, et Tong-Tcho, averti de ces préparatifs de combat, sortit plein de rage avec les siennes. Les deux armées se trouvent en face l’une de l’autre ; Liu-Pou sort des rangs au galop, la tête ornée d’un bonnet étincelant d’or, vêtu d’une tunique de guerre aux broderies de mille couleurs, couvert d’une cuirasse dite Tang-Ny (cuirasse de lion du temps des Tang), le corps serré dans une étincelante ceinture faite de la peau d’un lion ; il est monté sur un cheval pesant, capable d’enfoncer les rangs ennemis ; dans sa main il tient sa lance redoutée ; il va et vient faisant caracoler son coursier, agitant ses armes, pareil à un esprit immortel. À sa vue Tong-Tcho est frappé de terreur ; Ting-Youen sort à son tour du milieu de ses escadrons, et montrant avec son fouet le chef ennemi, il l’accable d’injures. « L’Empire est en proie à de grandes calamités, lui crie-t-il. Les eunuques, maîtres du pouvoir, ont indignement foulé les peuples ; et toi, vice-roi d’une province du dehors, qui n’as pas acquis la moindre gloire en soutenant l’État, oses-tu bien t’arroger le droit de déposer et de nommer un empereur, mépriser les lois de l’Empire ! Va, tu n’es qu’un rebelle ! » Tong-Tcho ne répond rien ; Liu-Pou s’élance au galop et renverse tout sur son passage avec sa lance ; à la tête de ses troupes, Ting-Youen charge à son tour ; l’armée de l’usurpateur est en pleine déroute et fuit sans s’arrêter l’espace de trois milles.
Tong-Tcho alors délibère avec les siens sur les moyens de s’attacher Liu-Pou. « C’est un homme hors ligne, leur dit-il ; avec un pareil guerrier l’Empire est à moi ! — Et déjà un des officiers de sa suite flatte ses espérances ; il se charge d’aller enlever Liu-Pou au général qu’il sert ; il est du même pays que lui, il le connaît ; c’est un homme brave, mais sans règle de conduite bien arrêtée ; chez lui, l’intérêt l’emportera sur la fidélité ; qu’il ait seulement à lui faire quelque offre séduisante, et Liu-Pou se jettera dans son parti à bras ouverts. Cet avis dut plaire à Tong-Tcho ; l’homme qui le lui donnait, c’était Ly-Sou, commandant d’une division des gardes. Mais quel moyen emploiera-t-il pour arriver à son but ? Le voici : Tong-Tcho possède un cheval nommé le Lièvre-Rouge, capable de parcourir cent milles en un jour ; il faut qu’il le donne à Liu-Pou avec de l’or et des pierres précieuses. C’est là le présent capable de gagner son cœur, et de le porter à trahir le chef qu’il appelle son père !
« Qu’en pense Ly-Jou ? » demande Tong-Tcho. — « Que pour arriver à l’Empire, répond celui-ci, on ne doit pas regarder à un cheval ! »
Ces paroles décidèrent l’ambitieux partisan. L’animal, mille pièces d’or, des pierreries, une ceinture de jade, tels sont les présents que deux hommes conduisent et emportent sous la direction de Ly-Sou. Ils s’avancent vers le camp ; sur la route, des sentinelles les entourent ; Ly-Sou les prie d’aller avertir Liu-Pou, leur chef, qu’un de ses amis vient le voir, et les soldats le font entrer sous la tente.
« Mon respectable frère cadet, vous vous êtes toujours bien porté ? » s’écrie Ly-Sou. Et comme à demi éveillé, Liu-Pou cherchait en vain à se rappeler les traits de l’étranger. « Qui êtes-vous donc ? » demanda-t-il enfin. — « Un ancien ami, un compatriote ; quoi, vous m’avez oublié !… je suis Ly-Sou.
— « Mon vénérable frère aîné, répond Liu-Pou en le saluant avec politesse, il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus ! Et vous êtes maintenant ?… — Au service des Han, avec le grade de commandant d’une division dans les gardes du général. J’ai appris que mon jeune frère a mis son bras au service de l’Empire, et j’en ai ressenti une indicible joie. J’ai un cheval capable de faire cent milles par jour, qui traverse les fleuves, gravit les montagnes aussi facilement que s’il courait en plaine ; on le nomme le Lièvre-Rouge. Quant à moi, je n’ose monter un si rare animal, et je veux vous en faire cadeau afin qu’il rehausse encore votre allure martiale !
— « Amenez-le, dit aussitôt Liu-Pou, que je le voie. » En effet, c’est une bête superbe ; tout son corps est couleur de feu ; il a le poil pommelé, seulement par endroits ; haut de taille, remarquable par sa longueur, il hennit d’une manière terrible, on dirait qu’il va prendre son vol dans les airs et se précipiter au milieu des flots comme un dragon. Au comble de la joie, Liu-Pou remercie son compatriote. « C’est un dragon ailé que mon frère aîné me donne là ; comment pourrai-je lui en témoigner ma reconnaissance ?
— « Oh ! répond Ly-Sou, je le fais purement par amitié ; est-ce que j’attends une récompense ? « Liu-Pou fait venir du vin pour traiter son hôte ; ils se mettent à boire en causant. « Mon sage frère cadet, dit Ly-Sou, j’ai rarement le plaisir de vous voir, mais bien souvent je me rencontre avec votre respectable père ; n’allez pas lui parler de ce cheval. — Mais, mon frère, avez-vous trop bu ? — Non ; pourquoi cela ? — Parce que… parce que mon père est mort depuis longtemps, et vous disiez que… — Ah ! vous n’y êtes pas, reprit Ly-Sou ; je veux parler de celui que vous regardez comme votre père, le vice-roi Ting-Youen, le premier magistrat de votre province.
— « Ah ! répliqua Liu-Pou après un moment de trouble, vous parlez de Ting-Youen ; oui, c’est lui qui me retient dans la triste position où je suis. — Un homme comme vous, frère plein de sagesse, qui serait capable de porter le ciel et de soutenir la mer, un homme comme vous, si brave qu’il n’a jamais tremblé devant personne au monde, à qui la réputation, la gloire, la fortune tendent la main, vous parlez de triste position ! et à quel homme êtes-vous inférieur ? — Je voudrais bien pouvoir employer toutes mes facultés, répondit Liu-Pou, mais le difficile, c’est de rencontrer un maître qui m’en donne l’occasion. — Oui, mais les oiseaux sages choisissent la branche sur laquelle ils se posent, et un serviteur habile le maître sous lequel il s’enrôle ! le beau printemps ne brille qu’une fois dans l’année, on se repent de n’en avoir pas su jouir, et il est trop tard !
— « Vous, vous êtes à la cour à même de voir les premiers hommes de notre époque ; eh bien, quel est le plus grand de tous ? — J’ai beau regarder, les passer tous en revue, je n’en vois pas un comme Tong-Tcho ! Voilà un homme qui sait honorer les sages, traiter avec égard les lettrés ; un homme d’une magnanimité sans bornes, d’une vertu sans apprêt, qui distribue avec discernement les châtiments et les récompenses ! il ne peut manquer d’arriver un jour à une magnifique position ! — Je voudrais bien m’attacher à lui, reprit Liu-Pou, mais comment faire ? »
À ces mots, Ly-Sou étala devant lui argent, pierreries, ceinture de jade. « Qu’est-ce que cela ? » demanda Liu-Pou presque épouvanté. Le suborneur fit reculer tout le monde et dit : « Mon maître, le vice-roi Tong-Tcho, a depuis longtemps apprécié les qualités de mon jeune et vertueux frère ; et il a voulu que je lui offrisse ces choses comme un présent qu’il lui fait par politesse. Le cheval est aussi donné par Tong-Tcho. — Vraiment ! le grand vice-roi Tong-Tcho m’aime à ce point ! Comment puis-je le remercier de tant de riches présents ? — Moi qui suis sans moyen, me voilà arrivé au rang que j’occupe, celui d’officier dans les gardes ; mais vous, si vous vous attachez à mon maître, vous irez plus loin qu’on ne peut le dire. — Non, reprit Liu-Pou, jamais je ne pourrai reconnaître un pareil don par mes mérites. — Et pourtant il vous est aussi facile d’en acquérir que de tourner la main, frère, il n’y a qu’à vouloir. »
Après une sérieuse réflexion, Liu-Pou ajouta : « Eh bien, attendez un peu, laissez-moi aller au milieu de l’armée assassiner mon maître, et je conduirai tout son monde au camp de Tong-Tcho, voulez-vous ? — Oui, répondit Ly-Sou, mais je crains que vous ne puissiez accomplir cette double entreprise. »
Déjà Liu-Pou avait pris son sabre ; il court au camp du milieu ; Ting-Youen lisait une dépêche, à la lumière d’une lampe ; en voyant son fils adoptif ainsi armé, il lui demande ce qui l’amène. — « Je suis l’égal des plus grands hommes de notre siècle, répond celui-ci ; il me convient bien d’être à vos ordres comme un fils ! — Mon ami, dit Ting-Youen[26], pourquoi ton cœur est-il changé ? » — Mais l’assassin le frappe, lui coupe la tête, et crie à haute voix : « Ting-Youen était un pervers, je l’ai tué ! que ceux qui m’approuvent restent ici, que les autres se retirent… » Plus de la moitié de l’armée se dispersa.
Cependant Liu-Pou revint montrer la tête de son maître à Ly-Sou, qui s’empressa d’aller annoncer cette nouvelle à Tong-Tcho, afin qu’il vînt lui-même au-devant du nouveau chef de cette armée, gagnée par surprise. En effet, Tong-Tcho fit préparer un banquet et courut, à cheval, à la rencontre de l’assassin qui lui présenta son sanglant trophée ; il mit pied à terre pour faire entrer son hôte sous sa tente où il le conduisit par la main. « Général, lui dit-il après un humble salut, maintenant que je vous possède, je suis comme l’herbe sèche rafraîchie par une pluie bienfaisante. » À ce compliment, Liu-Pou s’inclina, pria Tong-Tcho de s’asseoir et lui répondit : « Aujourd’hui j’ai quitté les ténèbres pour accourir à la lumière ; c’est vous désormais que je désire servir comme un fils ! » Ly-Sou reçut des présents considérables pour avoir si bien réussi dans sa mission.
Une cuirasse d’or, une tunique ornée de riches broderies, furent la récompense que, dans sa joie, Tong-Tcho donna encore le même jour à Liu-Pou ; après avoir bu ensemble, ils prirent congé l’un de l’autre. Maître de la demi-armée qui venait de suivre le traître, Tong-Tcho vit sa puissance grandement accrue ; il garda pour lui le commandement du premier corps des troupes, et nomma général de l’aile droite son frère Tong-Min, investi déjà du titre de prince de Hou. Liu-Pou devint général d’une division de cavalerie, et prince de Tou-Ting.
Parmi les lettrés qui s’obstinaient à rester indépendants, se trouvait Tsay-Yong ; bien que Ly-Jou lui fît sentir les avantages qu’un homme aussi distingué que lui retirerait à servir son maître, le mandarin refusait toujours d’embrasser un nouveau parti ; cependant quand Tong-Tcho, irrité de sa fermeté, joignit aux promesses d’avancement déjà faites par son affidé, la menace de l’exterminer lui et tous les siens, Tsay-Yong n’eut pas la force de résister plus longtemps. Élevé au plus haut rang, il se vit traité avec honneur et comblé de récompenses. En trois jours, Tong-Tcho le nomma moniteur impérial, maître des requêtes et président d’un des six grands tribunaux ; puis après conseiller intime.
Cependant Ly-Jou pressait Tong-Tcho de remettre en délibération la question de déchéance ; les mandarins de la capitale furent donc de nouveau convoqués, pour le lendemain, à une grande assemblée dans la salle d’audience ; Liu-Pou reçut l’ordre d’amener mille soldats qu’il disposa par groupes aux deux côtés de l’enceinte. Le jour suivant, les mandarins se présentèrent, conduits par le président du grand conseil, Youen-Kouey ; le vin ayant été servi à la ronde, Tong-Tcho, le sabre en main, prit la parole, et dit : « Ce qu’il y a de plus auguste, ce sont le ciel et la terre ; ensuite l’empereur et les mandarins qui dictent les lois au monde. Nous avons un souverain imbécile qui ne peut offrir les sacrifices dans le temple des Aïeux, ainsi qu’il convient au fils du ciel. À l’exemple de deux célèbres ministres de l’antiquité (Y-Yn et Ho-Kwang), nous proclamons la déchéance de ce prince ! Il aura le titre d’empereur honoraire ; Tchin-Liéou-Wang montera sur le trône à sa place. » Qu’en pensent les grands mandarins ?
Comme à la première réunion, les mandarins interdits gardaient le silence ; une seule voix se fit entendre pour exprimer la différence qui existait entre les empereurs déposés par les ministres auxquels Tong-Tcho faisait allusion, et le petit prince récemment choisi. Il lui reprochait d’élever le fils naturel de Ling-Ty aux dépens de l’héritier légitime ; tous les regards se tournèrent vers celui qui parlait ainsi : c’était Youen-Chao, chef du premier corps d’armée.
Tong-Tcho s’écria avec rage : « C’est moi que cette grande question regarde, et c’est moi qui veux la régler, quelqu’un oserait-il me tenir tête ? Ce glaive que je tiens, croyez-vous qu’il ne soit pas tranchant ? — Eh bien, reprit Youen-Chao, en tirant le sien hors du fourreau, si votre lame est acérée, pensez-vous que la mienne ne l’est pas ? »
III.[27]
Et tous les deux ils se défièrent au milieu du banquet. Tong-Tcho voulait, selon sa coutume, tuer ce dangereux rival, et ce fut Tsay-Yong (nouvellement rallié à son parti) qui l’arrêta : « son autorité n’était pas encore assez solidement établie pour qu’il risquât de la compromettre par ce meurtre ! » De son côté, Youen-Chao, tenant à la main son précieux cimeterre, salua l’assemblée, se retira, et suspendit le sceau du commandement à la porte orientale, en signe de démission ; puis, remontant à cheval, il s’enfuit dans le pays de Ky-Tchéou.
Le silence continuait, mais Tong-Tcho, apostrophant le ministre d’état Youen-Kouey, lui dit : « Votre neveu est un grossier personnage. Si ce n’était par égard pour vous, je le tuerais !… Quel est votre avis sur la question de la déchéance ? — Les vues de Votre Excellence sont parfaitement justes, » répondit le ministre Youen-Kouey, et Tong-Tcho ajouta : « Quiconque osera ne pas obéir aux décisions de cette auguste assemblée sera puni selon la rigueur des lois militaires ! » Tous les mandarins, à la fois, répondirent : « Nous avons entendu vos ordres révérés ! » Là-dessus ils se retirèrent.
Le banquet à peine fini, Tong-Tcho interrogea le conseiller Tchéou-Py, le commandant Ou-Kiong et le moniteur Ho-Yong, sur les résultats probables de la fuite de Youen-Chao. Le premier répliqua « que la question de déchéance étant au-dessus de la portée humaine, Youen-Chao, qui ignorait les usages en une si grave circonstance, avait craint de se tromper ; tel était le vrai motif de sa retraite. Aujourd’hui, ajouta-t-il, trop de précipitation de votre part amènerait certainement une révolution. Les Youen, par une suite de bienfaits répandus durant quatre siècles, se sont acquis beaucoup de partisans parmi les anciennes familles de mandarins, dans toutes les parties de l’empire ; si Chao, poussé à bout, rassemble çà et là les hommes recommandables et distingués, sur le nombre, il se trouvera peut-être un héros que l’occasion fera paraître, et la province de Chan-Tong vous échappe. Oubliez la faute de votre ennemi ; c’est le meilleur parti ; donnez-lui une ville à commander et vous le verrez, trop heureux d’avoir la vie sauve, venir demander son pardon. Dès-lors, plus d’inquiétude de ce côté ! »
« Quant à moi, répondit Tsay-Yong, je ne conseille point non plus de faire mourir Youen-Chao ; il aime à conspirer, il s’agite sans cesse, mais devons-nous le craindre ? lui donner le gouvernement d’une province, ce sera vous concilier l’affection du peuple. » Ce jour-là même Tong-Tcho, acceptant ces avis avec plaisir, envoya saluer son ennemi du titre de gouverneur de Pou-Hay.
Désormais, toute l’autorité résidait entre les mains de Tong-Tcho ; tous les grands tremblaient devant lui. Le premier jour du neuvième mois, il fit appeler dans la salle, dite Hia-Té, le petit empereur. Les mandarins civils et militaires étaient convoqués aussi ; ceux qui manquèrent à l’appel eurent la tête tranchée. Au jour marqué, les dignitaires s’étant placés sur deux rangs, Tong-Tcho, le sabre à la main, déclara le jeune souverain privé de raison et de force d’esprit, incapable de faire respecter les lois, et par conséquent indigne de tenir les rênes de l’empire : « Voici, dit-il, un ordre émané d’en haut ; qu’il en soit fait lecture ! » et son affidé Ly-Jou lut ce qui suit :
« L’empereur Hiao-Ling-Ty n’a pas pu, comme son aïeul Kao-Tsong, jouir d’une longue vie ; de bonne heure il a quitté les mandarins, ses enfants. Tous les hommes de la terre tournent leurs regards sur le successeur du prince défunt, et nous avons un souverain d’un esprit faible, léger, sans dignité, sans respect pour les lois anciennes. Il a accompli, comme à regret, les cérémonies funèbres ; a-t-il gardé le deuil comme le prescrivent les anciens rites ? Ses mauvaises passions se sont trahies ; des instincts de vice et de débauche se montrent en lui. Il ne peut que déshonorer les sacrifices, repousser les esprits de nos temples, souiller la salle des Ancêtres. En ne donnant point à son fils les bons principes que lui doit une mère, en usurpant le pouvoir, la princesse Ho-Heou a jeté l’État dans l’anarchie ; quand mourut l’impératrice mère, objet de nos regrets, quels soupçons se sont trahis dans le peuple ! les trois devoirs envers son prince, son fils et son époux, cette triple loi humaine et divine, est-il un plus grand crime que de la violer ?
« Tchin-Liéou-Wang est sage, vertueux, intelligent, malgré son jeune âge ; grave et réfléchi dans ses actions ; il est, comme Yao, doué de toutes les vertus d’un sujet et d’un prince ; il a su porter le deuil et se retirer loin du bruit pour pleurer ses proches ! Aucune parole contraire à la morale ne sort de sa bouche ; il a de la fermeté, de la dignité dans les manières comme Tchéou-Kong et Tching-Wang. Sa réputation est belle et glorieuse par toute la terre ; continuant, d’une manière convenable, les traditions de sa sainte doctrine, après un règne de dix mille ans, il sera digne d’être honoré dans le temple des Aïeux.
« Le prince déposé aura le titre de roi de Hong-Nong (empereur honoraire) ; la princesse, sa mère, cessera de s’occuper des affaires du gouvernement ; en nous conformant aux volontés du ciel et en obéissant aux lois humaines, nous consolerons le peuple dans sa douleur et calmerons son inquiétude ! »
Après cette lecture, Tong-Tcho cria d’une voix rude aux gens de sa suite de faire descendre le petit empereur ; il lui enleva le sceau impérial, qu’il portait suspendu au cou, le força à se tourner et à s’agenouiller en disant : « Sujet, écoute les ordres de ton empereur ! » ; le jeune prince sanglotait ; les grands mandarins souffraient aussi, mais en silence. L’impératrice reçut, à son tour, l’injonction injurieuse de se dépouiller de ses habits de cour ; elle étouffait de rage, et dans cette assemblée, que l’indignation suffoquait, un seul homme osa éclater en invectives : « Ministre pervers, s’écria-t-il, du pied des marches du trône, tu oses conspirer contre le ciel, déposer un jeune prince plein de sagesse et d’intelligence ! j’aimerais mieux mourir avec toi ! » et il lança contre Tong-Tcho la tablette d’ivoire qu’il tenait à la main.
Dans sa fureur, celui-ci ordonna aux soldats de saisir le mandarin et de l’emmener pour lui trancher la tête ; c’était un des présidents des six grandes cours, Ting-Kouan ; il ne cessa d’injurier l’usurpateur et reçut le coup mortel sans pâlir.
Après cette interruption, Tong-Tcho pria Tchin-Liéou-Wang de prendre la place de son frère, qui fut unanimement proclamé empereur. À peine la cérémonie était-elle achevée, que Tong-Tcho séquestra dans un harem particulier (nommé Yong-Ngan, palais de l’éternel repos), l’empereur détrôné, avec sa mère ; l’épouse du prince et deux jeunes servantes les accompagnèrent dans leur captivité ; chaque mois on leur faisait passer des vivres ; aucun des magistrats ne put pénétrer dans leur retraite ; ceux qui voulurent enfreindre cet ordre sévère furent punis de mort, eux et leurs parents jusqu’au troisième degré.
Pauvre petit prince ! il avait régné quatre mois, quand il fut déposé par Tong-Tcho[28].
CHAPITRE IV.
I.
Année 190 de J.-C. — Tchin-Liéou-Wang-Hié (son petit nom Pé-Ho), connu dans l’histoire sous le nom de l’empereur Hien-Ty, avait neuf ans quand il monta sur le trône ; il était le second fils de Ling-Ty. Tong-Tcho, qui venait de déposer son frère pour le mettre à sa place, dut être premier ministre et régent ; il s’agenouillait simplement devant le prince sans le saluer par les titres d’usage, il entrait au palais sans montrer aucun empressement d’approcher du trône, et paraissait à l’audience le sabre en main. Les grandes charges et les grades militaires[30], il les distribua à ses partisans.
Hien-Ty donna aux années de son règne le nom de Tsou-Ping (de la tranquillité qui renaît) ; la première de cette série répond à la septième du cycle.
Captive avec son fils et la princesse Tang-Heou, la veuve de Ling-Ty, Ho-Heou passait les jours et les nuits dans les larmes au fond du palais Yong-Ngan (de l’éternel repos) ; on la laissait manquer de vêtements et de nourriture. De son côté, le petit empereur déchu ne pouvait sécher ses pleurs. Un jour ayant vu un couple d’hirondelles entrer dans sa triste demeure, il composa les vers suivants :
« Les hirondelles volent gaiement ; la rivière Lo coule en liberté ; les hommes qui passent se réjouissent à l’aspect du printemps !
« Je promène mes regards au loin ; partout je vois des nuages transparents ! Telle était autrefois ma tranquille destinée !
« Quel homme loyal et sincère aura au fond de son cœur de la pitié pour moi ! »
Des femmes du harem, chargées par Tong-Tcho d’espionner et de surveiller les captifs, lui rapportèrent à l’instant les paroles du jeune prince, et lui mirent sous les yeux une copie de ces lignes ; le régent résolut aussitôt de faire périr l’illustre prisonnier. Ces vers étaient pour lui comme une menace lointaine ; le motif paraissait suffisant pour en finir avec Liéou-Pien. Cette cruelle mission fut confiée à Ly-Jou, qui prit avec lui dix hommes armés.
L’enfant était dans l’étage supérieur du palais à gémir avec sa mère. Les femmes annoncèrent Ly-Jou ; à ce nom le jeune prince trembla. L’assassin lui présenta une coupe en disant : « Le printemps est l’époque où tout germe dans la nature ; ce vin vous est envoyé par Tong-Tcho pour fêter l’anniversaire de votre naissance ! — Pourquoi venir me tourmenter ainsi ? répondit le captif en pleurant. — Buvez sans crainte ce vin destiné à célébrer un jour si heureux, reprit Ly-Jou. — S’il en est ainsi, interrompit vivement la mère du prince, buvez le premier !
— Vous ne voulez boire ni l’un ni l’autre, eh bien, choisissez, s’écria Ly-Jou avec colère ! » Et il avait fait avancer les assassins qui tenaient des poignards et des cordons de soie blanche.
L’épouse du prince implorait à genoux le meurtrier : — « Laissez-moi plutôt vider cette coupe pour lui, disait-elle ; Tong-Tcho voudrait-il sans pitié faire périr la mère et le fils ! — Quoi ! répondit Ly-Jou, avec dureté, une femme comme vous mourir à la place d’un empereur ! » Et prenant la coupe, il la présenta de nouveau à Ho-Heou en disant : — « Buvez la première. »
À ces mots, la princesse se frappa le sein avec désespoir :
« C’est Ho-Tsin, s’écria-t-elle, c’est mon frère, c’est ce stupide brigand qui a montré le chemin de la capitale au premier ministre Tong-Tcho ! c’est lui qui a attiré sur ma tête de si cruels malheurs ! » Une fois encore Ly-Jou pressa le prince détrôné d’avaler le poison. « Au moins, disait l’enfant, permettez que ma mère ne partage pas mon sort ! » Et dans cette douloureuse extrémité, il répéta les vers suivants :
« Le ciel nous conduit dans des voies changeantes, devais-je espérer un bonheur stable ! J’ai quitté les dix mille chars (la cour et son luxe) pour m’en aller en exil garder les frontières ; c’est un de mes sujets qui m’a réduit à cette extrémité ; mais la vie est courte ! devant la mort qui s’approche, vainement on verse des larmes ! »
Et tenant le petit empereur serré dans ses bras, la princesse Tang-Heou répondit à ses vers par ceux-ci :
« Si le ciel souverain s’affaisse, la terre reine aussi doit s’écrouler ; moi, femme d’un empereur, dois-je lui survivre ! La vie et la mort, ces deux voies opposées, nous auraient séparés, si nous les eussions suivies jusqu’au bout ; mais, dans la solitude où je devais marcher, mon cœur se fût consumé de tristesse. »
L’impératrice Ho-Heou et le jeune souverain pleuraient dans les bras l’un de l’autre. « Le régent attend que je lui rende compte de ma mission, interrompit Ly-Jou ; à quoi bon ces retards ? de qui espérez-vous des secours ? — Le tyran en veut au fils et à la mère, répondit Ho-Heou transportée de colère ; le ciel auguste pourrait-il lui prêter son appui ! Et montrant du doigt le meurtrier, elle ajouta : — Et vous qui vous associez à ses crimes pour partager sa fortune, vous périrez aussi avec tous les vôtres ! »
Hors de lui, Ly-Jou saisit l’impératrice, et dans sa rage, il la lança en bas du pavillon. Le petit empereur s’accrochait aux habits de l’assassin, et la jeune princesse Tang-Heou se jetait entre eux deux.
« Étranglez la femme, criait Ly-Jou aux soldats ; faites avaler le poison à l’enfant ! » Et il alla porter la nouvelle attendue à Tong-Tcho, qui fit enterrer ses victimes hors de la ville. Depuis lors, le régent entrait chaque nuit dans le palais réservé ; il couchait dans la chambre impériale, et toutes les femmes de la cour, suivantes ou princesses, furent victimes de sa brutalité.
Un jour il emmena ses troupes jusqu’à Yang-Tching, et comme c’était l’époque où les jeunes garçons et les jeunes filles du village vont, au deuxième mois, offrir des sacrifices pour la prospérité des récoltes, il les fit tous cerner et massacrer par ses soldats ; beaucoup de femmes et bien des objets précieux furent enlevés. Mille et mille chariots revinrent chargés de ces riches dépouilles ; on suspendit à l’entour les têtes des gens égorgés, et dans les villes où il passait, Tong-Tcho faisait dire qu’il revenait d’une expédition brillante contre des rebelles. Aux portes de chacune de ces villes, il brûlait quelques-unes des têtes, et distribuait le butin, ainsi que les femmes, aux officiers de sa suite.
Un officier de cavalerie légère nommé Ou-Fou (son surnom Té-Yu) voyant que Tong-Tcho était le fléau de la Chine, osa seul, tandis que les mandarins dévoraient tous leur chagrin en silence, se rendre au palais armé d’un petit poignard, caché sous sa cuirasse, que recouvraient ses vêtements de cérémonie. Mais au moment où, arrivé au bas du pavillon, il allait porter le coup, Tong-Tcho, doué d’une force peu commune, saisit son adversaire à deux mains ; Liu-Pou, qui survint à temps, se rendit maître de l’officier et le renversa.
« Qui t’a appris à te révolter contre moi ! demanda Tong-Tcho. Et Ou-Fou répondit à haute voix sans baisser les yeux : — Tu n’es pas mon prince, je ne suis pas ton sujet ! en quoi me suis-je révolté ? tu bouleverses l’empire, tu disposes du trône à ton gré ; tes crimes s’élèvent jusqu’au ciel ; ce jour devait être celui où je périrais ; j’étais venu pour châtier un infâme tyran. Plût à Dieu qu’un char roulant sur ton corps t’eût brisé en morceaux sur le chemin qui mène à la cour et que l’empire fut délivré de toi !
— Emmenez-le, qu’il soit coupé en pièces, s’écria Tong-Tcho plein de rage, et l’officier expira en vomissant des injures contre le régent. Depuis lors, celui-ci ne sortait plus sans être accompagné d’une escorte de soldats munis de cuirasses, qui marchaient devant et derrière sa personne pour la protéger.
Mais nous avons laissé Youen-Chao, son rival, retiré dans la province de Pou-Hay ; quand il vit le premier ministre maître absolu du pouvoir, il fit parvenir secrètement au général de l’infanterie Wang-Yun la lettre suivante :
« Le pervers Tong-Tcho a détrôné le prince légitime au mépris des lois divines ; les hommes incapables de se contenir plus longtemps parlent enfin. L’anarchie a pénétré dans le palais impérial, les esprits d’en haut ne favorisent plus l’empire. Et vous, cependant, vous restez en repos, comme si vous ne deviez vos services à personne ; est-ce ainsi qu’un fidèle mandarin épuise son zèle pour s’acquitter envers l’État ? Aujourd’hui j’ai levé une armée pour purger entièrement la cour des Han des pervers qui la souillent. Je n’ai point osé encore faire avancer les soldats. Vous, songez que vous avez vécu de la libéralité des empereurs, et profitez de l’occasion que je vous offre de leur en témoigner votre reconnaissance.
« Si je reçois de vous un courrier, je m’empresserai d’obéir à vos ordres. On ne peut pas tout dire dans une lettre. Je vous en prie, réfléchissez bien à ces choses ! »
Quand il eut lu cette lettre, Wang-Yun chercha, mais sans le trouver encore, le moyen d’entrer dans les vues de Youen-Chao. Un jour cependant il rencontra dans le jardin du palais un certain nombre d’anciens mandarins employés par les Han ; ils y étaient par hasard assemblés. Yun les prie poliment à un petit souper chez lui, ce même soir, afin de célébrer l’anniversaire de sa naissance ; il les presse de ne pas refuser son invitation, et tous, ils promettent de s’y rendre. Or, le repas était préparé dans la salle du fond, les flambeaux brillaient et les conviés arrivent. Avec une secrète joie, Yun reconnaît en eux autant de serviteurs de la famille impériale. Quand on a bu largement l’amphitryon lève la coupe ; mais un torrent de larmes inonde son visage.
« Noble seigneur, disent les conviés, à pareille fête il ne convient pas de montrer tant de douleur. — Hélas ! répond Yun, ce n’est point aujourd’hui l’anniversaire du pauvre vieillard ! il a voulu, sous ce prétexte, réunir autour de lui tant de nobles hôtes, sans exciter les soupçons du tyran. S’il pleure, c’est sur l’empire des Han ! La puissance de Tong-Tcho est désormais semblable aux monts Taï-Chan ; nuit et jour notre vie est menacée ! Hélas ! je songe qu’autrefois l’aïeul des Han, Kao-Tsou, tira son glaive pour trancher en deux le serpent blanc ; il leva des soldats fidèles à leur prince ; et ses descendants ont régné durant quatre siècles. Qui aurait cru qu’un jour ils périraient de la main de Tong-Tcho, et que nous, nous mourrions sans avoir servi l’empire ! »
Les mandarins fidèles baissaient les yeux et fondaient tous en larmes ; lorsque l’un d’eux frappant dans ses mains et partant d’un grand éclat de rire, s’écria : « Du matin au soir, du soir au matin, les grands ne font que pleurer dans le palais ; dites-moi, toutes ces larmes feront-elles mourir Tong-Tcho ? » Celui qui parlait ainsi, c’était le commandant de cavalerie, Tsao-Tsao, que nous avons déjà rencontré dans cette histoire. « Et vous, reprit Wang-Yun d’un ton de reproche, vous qui avez depuis quatre générations vécu des appointements et des titres accordés par les Han, voulez-vous, dans votre ingratitude, faire cause commune avec les pervers ? Eh bien, allez nous dénoncer, et même, après notre mort, nous serons sous la forme d’esprits les serviteurs des Han !
— Ce qui me fait rire, répondit Tsao, c’est tout simplement de voir que sur tant de loyaux mandarins, il n’y en a pas un qui trouve le moyen de se défaire de Tong-Tcho ; sans être plus habile qu’un autre, moi, j’ai déjà un plan arrêté ; c’est de couper la tête du tyran et de la suspendre aux portes de la capitale, afin de réjouir l’empire par la mort de ce monstre. — Tsao, s’écria Wang-Yun en se levant de table, vos vues sont nobles ! mais comment vous y prendrez-vous pour rétablir ainsi les Han sur leur trône ébranlé ? »
II.[31]
— « Écoutez, dit Tsao (car ils étaient sortis de la salle du festin) : ces jours derniers je suis allé offrir mes services à Tong-Tcho, et voilà quelle était au fond ma pensée : me défaire de lui ! Aujourd’hui, il m’affectionne beaucoup, et s’il a quelque affaire à traiter, il me fait venir pour s’entendre avec moi. Eh bien, vous, général, vous avez un sabre magnifique, prêtez-le-moi, et je jure d’accomplir mon projet, dussé-je souffrir mille morts.
— « Quel bonheur pour la dynastie, si telle est votre résolution ! » reprit Wang-Yun. Et Tsao fait serment d’assassiner le premier ministre ; il reçoit des mains du général ce sabre magnifique à la lame acérée, longue d’un pied, orné à sa poignée de sept pierres précieuses, le suspend à sa ceinture, et quand les convives se sont retirés depuis plusieurs heures, cette même nuit, au matin, il s’en va tenter l’entreprise.
Arrivé aux portes du palais, Tsao demande le premier ministre ; on lui répond que Son Excellence s’est retirée dans son cabinet depuis longtemps ; alors, pénétrant jusque dans la chambre, le héros trouve Tong-Tcho couché sur son lit ; à ses côtés se tient son affidé Liu-Pou. « Pourquoi venez-vous si tard ? dit le premier ministre. — Mon cheval est malade, répondit Tsao ; je n’ai pu arriver plus vite, — J’en ai amené d’excellents du pays de Sy-Liang, dit Tong-Tcho, et mon fils adoptif Liu-Pou ira vous en choisir un dont je vous fais le cadeau. » Là-dessus, Liu-Pou sortit pour aller chercher le cheval.
« Tyran, tu vas mourir ! » se dit Tsao-Tsao ; et il allait porter le coup ; mais Tong-Tcho est robuste, il serait téméraire de frapper. Cependant, comme, grâce à sa corpulence, il était déjà las de rester assis pendant cette visite, le premier ministre s’allonge de nouveau sur son lit en tournant le dos à Tsao. « Brigand ! se dit alors le fidèle mandarin, ta dernière heure est venue ! » D’une main rapide il saisit le sabre précieux… mais Tong-Tcho a regardé en dessous, il a vu, à travers ses habits de soie, le glaive sortir du fourreau, et se tournant avec vivacité vers Tsao — « Que faites-vous ! » lui cria-t-il.
L’arrivée de Liu-Pou, qui amenait le cheval, les interrompit tous les deux ; le sabre était tiré déjà ; Tsao le présente par la poignée en l’offrant au ministre. « C’est une arme précieuse que je vous donne en témoignage de reconnaissance, » dit-il en s’agenouillant auprès du lit. Tong-Tcho trouva en effet le sabre admirable et le remit entre les mains de Liu-Pou ; puis, après avoir reçu aussi le fourreau de Tsao lui-même, il le conduisit près du cheval attaché à la porte. Le mandarin témoigna au premier ministre toute sa reconnaissance d’un si beau présent, auquel celui-ci daigna joindre la selle et la bride ; il sauta sur le cheval, et sortit du palais au galop, en se dirigeant par la Porte de l’est.
« Tsao m’avait tout l’air d’être venu pour vous assassiner, fit observer Liu-Pou ; son projet s’est trahi, et il vous a fait cadeau de l’arme… — Je m’en suis douté, » reprit Tong-Tcho. Et ils s’exposaient mutuellement leurs soupçons, quand Ly-Jou entra. Son avis à lui fut qu’il fallait mettre quelqu’un sur les traces de Tsao. « Il n’a pas de famille dans la capitale, dit-il, mais il doit loger quelque part : envoyez-le chercher ; s’il arrive sans hésiter, c’est qu’il n’avait d’autre dessein que de vous offrir ce glaive précieux ; mais s’il balance, s’il s’excuse de ne pas répondre à votre appel, la chose est claire, il faut l’arrêter et lui donner la question. »
Cinq gardiens des prisons furent mis à la poursuite de Tsao-Tsao ; mais, sans s’arrêter dans la capitale, il avait déjà franchi la Porte de l’est au galop sur un cheval jaune, en répondant aux sentinelles qu’il était chargé par le ministre d’une mission pressante. « Le brigand méditait un crime, et il a pris la fuite ! dit Ly-Jou. — Quoi ! s’écria Tong-Tcho furieux ; quand je mettais en lui toute ma confiance, le traître en voulait à ma vie ! Écrivez partout qu’on l’arrête ; faites répandre au loin son signalement ; mille pièces d’or et une principauté de dix mille familles à qui mettra la main sur ce brigand ! — S’il a des complices, son arrestation les fera connaître, » reprit Ly-Jou.
Cependant Tsao-Tsao fuyait au plus vite ; mais quand il voulut traverser la ville de Tchong-Méou (district de Tsiao-Kiun), les gardes l’arrêtèrent à la porte. En vain prit-il un faux nom ; son costume, ses traits se rapportaient trop bien au signalement ; les soldats n’hésitèrent pas à reconnaître en lui l’homme qu’ils avaient ordre de saisir, et ils le conduisirent près du commandant du district. Celui-ci reconnut le prisonnier (quoiqu’il cherchât à se faire passer pour un marchand) ; il l’avait vu dans un voyage fait à Lo-Yang dans le but d’y solliciter sa nomination. « Je vous reconnais, rendez le cheval que vous avez volé, » dit le mandarin, et il ajouta d’une voix plus dure : « C’est en vain que vous cherchez à me tromper ! En prison !… Demain j’irai à la capitale réclamer la principauté que j’ai gagnée ; elle sera pour moi, et je partagerai avec ces soldats les mille pièces d’or. » En attendant il fit distribuer à ceux qui avaient arrêté Tsao, du vin et de la viande.
Le soir, le mandarin, accompagné de ses deux assesseurs, alla tirer Tsao de sa prison et l’emmena dans ses appartements pour l’interroger : « Le bruit court que le premier ministre vous traite avec de grands égards, lui dit-il ; qui donc a pu vous mettre dans le mauvais pas où vous vous trouvez ? — L’hirondelle et le moineau ne peuvent connaître les pensées de l’aigle, répondit Tsao ; vous m’avez arrêté, allez chercher votre récompense, et ne me faites pas d’autres questions… — Et vous, ne me méprisez pas trop, répliqua le petit mandarin, car moi aussi j’ai des pensées qui s’élèvent bien haut ! mais que peut-on faire tant qu’on n’a pas trouvé le véritable maître qu’il faut servir ?
— « Écoutez, reprit Tsao, je descends de Tsao-San, qui fut ministre ; pendant quatre cents ans mes aïeux ont reçu des Han de gros appointements ; si je ne leur témoignais pas ma reconnaissance, en quoi différerais-je des quadrupèdes et des oiseaux qui reçoivent leur nourriture sans s’attacher à la main qui les nourrit ? Si j’ai servi Tong-Tcho, c’était dans l’espoir de délivrer la dynastie des maux qui pèsent sur elle ; je n’ai pu réussir, mais c’est le ciel qui l’a voulu…
— « Et quelle serait votre intention, maintenant ? — Retourner dans mon pays, et de là répandre aux quatre coins de l’Empire une proclamation qui engageât les grands à lever des troupes pour marcher contre le tyran ; est-ce que cette fois le Ciel ne me secondera pas ? »
À ces mots le petit mandarin délie les cordes qui entourent Tsao, le fait asseoir, lui verse du vin et s’écrie, après s’être incliné deux fois devant lui : « Vous avez des sentiments de loyauté et de justice ! j’abandonne mon poste pour vous suivre. — Vos noms ? demanda Tsao. — Tchin-Kong (mon surnom, Kong-Tay) ; ma mère, ma femme et mes enfants sont aussi dans le Tong-Kiun, je suis prêt à m’attacher à vos pas. Allez changer d’habits, prenez un autre cheval, et nous délibérerons sur la grande affaire qui nous occupe ; au milieu de la nuit mes dispositions seront entièrement prises. »
Et tous les deux, bien armés, bien montés, ils se mettent en campagne, faisant route vers leur patrie. Le troisième jour ils arrivent à Tching-Kao ; la nuit venait ; Tsao montre avec son fouet un hameau caché sous les forêts où vivait, disait-il, un certain Liu-Pa-Ché, frère adoptif de son père ; là il saurait des nouvelles de ce dernier, et il fut résolu qu’ils iraient demander l’hospitalité à cet ancien ami. Celui-ci, fort étonné de voir Tsao qu’il savait avoir été mis hors la loi, lui apprend que l’accusation portée contre lui a obligé son vieux père à fuir du village de Tchin-Liéou.
À son tour, Tsao raconte à son parent comment, sans le mandarin Tchin-Kong, il eût été mis en pièces. Liu-Pa-Ché salue celui-ci et le remercie du service rendu non seulement à Tsao, mais à toute la famille, qui eût péri avec lui ; puis il pria les fugitifs de vouloir bien s’arrêter une nuit sous son humble toit. « Malheureusement, leur dit-il, je n’ai pas chez moi de bon vin, permettez que j’en aille acheter au village, afin de vous traiter de mon mieux. » Le voilà qui s’éloigne, monté sur son âne ; mais bientôt Tsao entend repasser un couteau sur une meule. « Cet homme n’est pas mon parent[32], dit-il au mandarin Tchin-Kong ; son départ me laisse quelque doute ; mettons-nous aux aguets… » Tous les deux, à pas de loup, ils se glissent derrière la cabane ; des voix disaient : « Lions-le d’abord, nous l’égorgerons ensuite. — Si nous ne frappons pas les premiers, nous sommes perdus, fit Tsao-Tsao ! » Et, se précipitant le sabre en main, ils massacrent les huit personnes présentes, sans distinction d’âge ni de sexe ; mais en entrant dans la cuisine, que voient-ils ? un porc lié et prêt à être égorgé par le couteau.
« Vos soupçons vous ont fait tuer huit personnes innocentes ! dit Tchin-Kong… — À cheval, vite à cheval, » répliqua Tsao, et à peine avaient-ils fait un demi-mille, qu’ils aperçurent Liu-Pa-Ché trottant sur son âne avec deux cruches de vin pendues à la selle, et une charge de fruits à la main. « Mon sage neveu, cria-t-il à Tsao, pourquoi partir si vite ! — On veut nous arrêter, reprit celui-ci, et nous n’osons nous reposer ici plus longtemps. — Et moi qui ai fait tuer un animal de ma basse-cour pour ranimer vos forces par un bon repas ! dit Liu-Pa-Ché ; de grâce, restez au moins jusqu’au souper. »
Sans porter ses regards en arrière, Tsao marchait droit devant lui, à la rencontre de son hôte ; à quelques pas de là, il tire son glaive, et se détourne en disant à celui-ci : « Mon oncle, qui vient là ? » — Liu-Pa-Ché se détourne à son tour, et d’un coup de sabre Tsao le fait rouler aux pieds de son âne !… — « La première fois, s’écria Tchin-Kong, vous avez commis un meurtre par erreur ; mais maintenant qui vous a poussé à tuer un parent ? — Rendu chez lui, dit Tsao, il eût vu les siens égorgés, et l’affaire aurait eu des suites ; dans quels malheurs eussions-nous été enveloppés ! — Et vous l’avez tué exprès, de propos délibéré ; c’est le comble de l’iniquité ! » Tsao répliqua froidement : « J’aime mieux être ingrat envers les hommes de l’Empire que de leur apprendre à me tourner le dos. » Tchin ne répondit rien ; Tsao venait d’énoncer là une pensée qui le déshonorait dans toutes les générations futures ! Le soir, les deux fugitifs cherchèrent un gîte. Tsao s’endormit le premier, et Tchin, qui soignait les chevaux, se dit à lui-même : « J’avais pris ce Tsao pour un homme de bien, j’ai quitté mon poste pour le suivre, et je vois en lui la ruse du renard jointe à la cruauté du loup. Je l’abandonne à l’instant, car dans la suite, j’aurais à me repentir d’une pareille compagnie. »
III.[33]
Déjà même il tenait son sabre en main pour assassiner son compagnon ; mais il pensa qu’après l’avoir suivi au nom de la fidélité due au prince, le tuer serait commettre une déloyauté envers le souverain lui-même ; il valait mieux l’abandonner ! Remettant le sabre dans le fourreau, Tchin monta à cheval ; avant l’aurore il était arrivé à Tong-Kiun.
Ne trouvant plus à son réveil le petit mandarin près de lui, Tsao se rappela qu’à l’occasion de ce meurtre inutile, il avait prononcé des paroles capables de le faire prendre plutôt pour un bandit que pour un honnête homme ; comprenant que son compagnon l’avait abandonné, il ne voulut pas s’arrêter davantage. Cette même nuit, il se dirigea donc vers Tchin-Liéou, pour se concerter avec son père, dont il venait d’avoir des nouvelles. Il voulait vendre tout son bien pour en employer l’argent à lever des troupes, mais son père lui objecta que cette fortune ainsi sacrifiée eût été bien insuffisante.
Dans ce même temps, Tsao-Tsao entendit parler d’un certain Wei-Hong, homme vertueux et probe, plus attaché à la loyauté qu’à ses richesses qui étaient considérables ; avec le secours de ce fidèle sujet il pouvait faire quelque chose. Tsao l’invite à un petit repas, lui expose la tyrannie de Tong-Tcho qui opprime l’empire et foule le peuple ; il lui montre le trône sans maître, la guerre civile prête à éclater, et lui communique ses projets qu’il ne peut accomplir seul ; il a besoin de l’aide et de l’appui des gens loyaux et fidèles comme Wei lui-même. De son côté, le riche cultivateur avait les mêmes idées, les mêmes désirs ; la crainte d’être incapable de mener à bien une pareille entreprise l’arrêtait seule ; mais Tsao est doué d’un esprit vaste, voilà l’homme qui dirigera les affaires ; il met tous ses biens à sa disposition.
Transporté de joie, Tsao-Tsao envoie, par des courriers, dans toutes les provinces un ordre, un manifeste, dans lequel il appelle aux armes les soldats du pays. La bannière blanche est celle qu’il adopte avec cette devise : « Loyauté, Fidélité ! » Aussitôt, les gens dévoués répondent à son appel ; les volontaires arrivent par nuées. Du milieu de ces nouveaux guerriers, il y en a un qui s’écrie : « Seigneur, je veux être officier sous vos ordres, pour anéantir le tyran ! » C’était un villageois (de Hoei-Koue, dans le Yang-Ping), nommé Yo-Tsin, petit de corps, mais doué d’une force extraordinaire ; Tsao l’enrôla dans ses gardes. Alors arrivèrent aussi, conduisant avec eux chacun trois mille jeunes gens robustes (deux descendants de Hia-Heou-Hing), deux frères, Hia-Heou-Tun et Hia-Heou-Youen, parents de Tsao-Tsao[34]. L’aîné excellait dans l’art de manier la courte lance. Il avait quarante ans ; et comme il apprenait à combattre avec la pique, un homme grossier vint injurier son maître. Heou-Tun le tua d’un coup de poignard, et ce meurtre le força à s’expatrier. Ce fut dans ce même temps qu’il apprit que Tsao levait une armée pour sauver la dynastie ; il accourut donc en grossir les rangs avec son frère. On vit paraître aussi deux cousins du chef de parti, Tsao-Jin et Tsao-Hong, à la tête de mille hommes ; les deux frères étaient fort exercés à tirer de l’arc et à monter à cheval, très versés dans la connaissance de l’art militaire. Tandis que Tsao-Tsao, plein de joie, passait en revue son armée dans le village, un homme arrive la lance au poing, se place devant lui, et s’écrie : « Général, je me rallie à vous pour exterminer les rebelles ! » Ce vaillant personnage s’appelait Ly-Tien ; il manœuvre sa lance devant les lignes et s’exprime avec une étonnante rapidité ; la satisfaction de Tsao-Tsao est au comble.
Le riche Wei-Hong sacrifie sa fortune à l’équipement de cette petite armée ; casques, cuirasses, étendards, il fournit tout ; les vivres, en abondance, sont rassemblés de toutes parts. Cinq mille hommes réunis, au village de Tchin-Liéou, répondent à la voix de Tsao, qui s’empresse de publier le manifeste suivant :
« Tsao-Tsao, au nom de la fidélité due au souverain, fait à la terre la proclamation suivante :
« Au mépris des lois divines et humaines, Tong-Tcho a ruiné l’empire, et assassiné le prince ; il souille le palais par ses désordres ; il tyrannise et opprime les créatures vivantes ! Monstre de cruauté, il a comblé la mesure de tous les crimes. Au nom de l’empereur, nous avons secrètement rassemblé une troupe de loyaux soldats. Nous avons juré de purger l’empire des brigands qui l’infestent, et d’immoler les méchants. À la tête des troupes loyales et humaines, venez à ce rendez-vous de la fidélité. Soutenez la race de vos empereurs, volez au secours d’un peuple opprimé ; au reçu de cette proclamation, hâtez-vous de vous mettre en chemin. »
À cet appel répondirent tous les grands vassaux, tous les princes feudataires ; ils levèrent des troupes, dont le nombre fut bientôt considérable. Tous étaient animés du désir de venger la dynastie et de secourir l’empereur. Les uns commandaient dix mille hommes, les autres vingt mille ; d’autres enfin de véritables armées de trente mille combattants. On donna l’ordre à tous les mandarins civils et militaires de se porter dans le Lo-Yang, au pays qu’occupait Tong-Tcho, où se trouvait la capitale.[35]
Cependant, tout en faisant route vers le lieu du rendez-vous, à la tête de quinze mille hommes, le général en chef de Pé-Ping, Kong-Sun-Tsan (il commandait le Yeou-Tchéou, et avait le titre de prince de Y), traversait le district de Ping-Youen (dans le Té-Tchouen), lorsque sous un bois de mûriers, il voit flotter la bannière aux couleurs impériales ; un grand nombre de cavaliers marchaient à sa rencontre. Leur chef descend de cheval pour venir le saluer, et il en fait autant de son côté ; car c’était Hiuen-Té (si célèbre par sa belle conduite, lors de la révolte des Bonnets Jaunes), gouverneur de ce même district ; ils se félicitent mutuellement d’une si heureuse rencontre. Deux hommes accompagnaient Hiuen-Té, ses deux inséparables amis, ses deux frères d’adoption, Kouan-Mo et Tchang-Fey ; le premier, chef d’une compagnie d’archers à cheval ; le second, chef d’une compagnie d’archers à pied, et ils causaient des affaires publiques, tout en continuant leur chemin. Kong-Tsan accablait Hiuen-Té de questions ; Fey, toujours entreprenant, avait eu le premier l’idée de marcher contre l’usurpateur ; il lui en voulait déjà pour l’avoir autrefois mal reçu dans son camp. D’après leur serment de vivre ou de mourir ensemble, Kouan s’était décidé à le suivre, et malgré son emploi qu’il fallait quitter, Hiuen s’était joint aux mécontents et à ses amis[36]. La petite troupe de cavaliers qu’ils conduisaient tous les trois, suivit dans sa marche l’armée de Kong-Sun-Tsan.
En tête de cette confédération des dix-huit grands vassaux, marchait un homme de haute taille, le modèle des héros, respecté de tout l’empire ; il a déjà figuré dans cette histoire[37], son nom est Sun-Kien (son surnom Wen-Tay) ; Tsao vint au-devant de lui, et bientôt les grands vassaux arrivèrent sur ses pas. Chacun dressa son camp ; l’ensemble de ces tentes occupait un espace de vingt milles.
Après avoir immolé des bœufs et des chevaux, Tsao-Tsao convoqua un grand conseil pour délibérer sur l’entrée en campagne. Wang-Kwang fut d’avis qu’il fallait d’abord nommer un chef de la confédération, dans cette guerre entreprise au nom de la fidélité due au souverain. Ce généralissime dicterait ses ordres aux seigneurs réunis, et ensuite on ferait marcher les troupes. Chacun déjà déclinait cet honneur, mais Tsao lui-même désigna Youen-Chao, qui comptait dans sa famille, depuis quatre générations, les trois grands dignitaires de l’empire, et sous son patronage, beaucoup d’anciennes maisons de mandarins ; petit-fils d’un général renommé sous les Han, il pouvait être dignement à la tête de la ligue. Trois fois Youen-Chao refusa, mais tous les confédérés insistèrent si fortement qu’il finit par accepter.
Le lendemain, on éleva une plate-forme, à trois gradins, faite de terre battue ; on y planta à l’entour cinq bannières, et sur le sommet, l’étendard blanc avec la hache jaune, la moitié du sceau de la confédération et le sceau de général. Alors Youen-Chao, invité à monter sur l’estrade, y parut en beaux habits de guerre, ceint du glaive. Là, il brûla des parfums, s’agenouilla deux fois, et prononça la formule du serment que voici :
« La dynastie est plongée dans le malheur ; les devoirs envers le souverain cessent d’être remplis ; un ministre pervers, Tong-Tcho, profitant des circonstances, s’abandonne à ses caprices violents ; il opprime l’empereur et tyrannise le peuple. Dans la crainte que les sacrifices à la terre ne soient détruits, et que le peuple de l’empire ne soit en proie à des révolutions désastreuses, Youen-Chao et les autres chefs ont rassemblé des soldats au nom de la fidélité, et s’avancent pour délivrer l’État d’un si pressant péril. Tous, nous jurons d’unir nos cœurs et nos bras pour nous dévouer à l’accomplissement des devoirs de loyaux sujets ; tous, nous nous ferons trancher la tête plutôt que d’avoir la pensée d’une trahison ! Celui qui violerait sa promesse consent à être puni de mort, lui et tous les siens. Le ciel et la terre, roi et reine des créatures, les âmes glorieuses de nos aïeux sont les témoins du serment ! »
On brûla les tablettes sur lesquelles était écrite cette formule ; on but à la ronde le sang des victimes ; l’assemblée émue éclata en sanglots, et donna un libre cours à ses larmes ; aussi pouvait-on dire que parmi tous les soldats, sortis des campagnes, et voués aux travaux domestiques, il n’y en avait pas un seul qui, pareil au lion et au taureau, n’eût employé ses dents et ses cornes contre l’usurpateur !
Après la cérémonie, Youen-Chao descendit de la plate-forme ; les chefs confédérés le reconduisirent processionnellement à sa tente, le firent asseoir à la place d’honneur et lui adressèrent leurs félicitations ; puis ils se rangèrent, d’après leur âge et leur grade, sur deux lignes, autour du généralissime. Alors Tsao fit verser du vin à la ronde, et dit : « Maintenant que nous avons élu un généralissime de la confédération, chacun de nous doit lui obéir et concourir au salut de la dynastie, avec un entier dévouement. — Et moi, dit à son tour Youen-Chao, je ne veux point imposer ma volonté à ceux qui m’obéissent ; mais puisque vous m’avez honoré du titre de chef de la ligue, je saurai récompenser le mérite et châtier les fautes ! Dans l’empire, il y a des lois invariables ; dans l’armée, il y a une discipline constante : que personne n’ose l’enfreindre ! »
Tous jurèrent d’obéir, et Youen-Chao fit connaître qu’il avait chargé son frère Youen-Chu de veiller aux approvisionnements de l’armée. « Qui veut marcher en avant-garde et commencer l’attaque, demanda-t-il ensuite ; aller tâter le passage de Ky-Chouy, y attirer les troupes ennemies au combat ? Nous nous porterons tous sur d’autres points difficiles, pour soutenir ce premier effort. »
Ce fut Sun-Kien qui se présenta ; le généralissime le jugea capable d’occuper ce poste périlleux, et lui offrit une coupe de vin comme gage de son estime ; le guerrier courut droit au passage désigné avec ses propres troupes.
Arrivé au faîte du pouvoir, Tong-Tcho passait les jours et les nuits en orgies et en débauches ; les gardes du passage menacé vinrent en hâte donner avis de l’attaque à Ly-Jou, qui le transmit au premier ministre. Celui-ci, tout épouvanté, assemble ses généraux ; il leur annonce que les confédérés sont au pied du passage, et les consulte sur le parti à prendre. Liu-Pou (revêtu du titre de prince en récompense de sa trahison) calme les inquiétudes de son maître ; c’est lui qui se charge d’aller en reconnaissance au-devant des grands vassaux, misérable horde de poltrons ! il prendra avec lui ses tigres et ses lions, et rapportera leurs têtes à tous, qu’il suspendra aux portes de la capitale. « Avec un pareil chef d’avant-garde, je ne crains plus rien, » s’écrie Tong-Tcho tout joyeux.
« Pour tuer des poules, dit une voix derrière Liu-Pou, il n’est pas besoin d’un coutelas à égorger les bœufs ; il faut ici moins que la puissante valeur du noble prince ; c’est moi qui vais aller chercher les têtes de ces seigneurs rebelles, aussi facilement que je plongerais ma main dans un sac pour en tirer une chose quelconque ! » Tong-Tcho regarde, et voit un homme colossal, au visage rouge et enflammé, élancé et robuste ; il a le front du léopard, les longs bras du singe. Son nom est Hoa-Hiong, il commande les gardes particulières du premier ministre.
Ses paroles avaient plu à Tong-Tcho ; il le nomme général de cavalerie légère, et met sous ses ordres un corps de cinquante mille hommes, chevaux et fantassins ; en même temps, trois autres chefs (Ly-Sou, Hou-Tchen et Tchao-Tsin) partent vers le passage de Ky-Chouy, dès la tombée de la nuit.
Cependant, au camp des confédérés, le petit seigneur de Tsy-Pé, Pao-Sin, craignant que la gloire d’un premier succès ne rejaillît sur le chef de l’avant-garde, aux dépens de tous les commandants de l’armée, s’avança furtivement avec son frère Pao-Tchong, et une division de trois mille hommes. Arrivé au passage, il attaque ; déjà Hoa-Hiong s’y trouvait avec cinq cents lances ; il le provoque ; son frère, serré de près, veut fuir ; mais Hoa le désarçonne, le renverse mort, et beaucoup d’entre les siens tombent au pouvoir des vainqueurs. Hoa rapporte la tête de Pao-Tchong au premier ministre, qui lui prodigue les éloges et met sous ses ordres mille cavaliers, avec lesquels celui-ci retourne hors des murs camper au passage de Ky-Chouy. Tong-Tcho lui envoya là même, le titre de général en chef, en lui recommandant d’avoir de la prudence et de ne point engager témérairement le combat.
Déjà Sun-Kien s’avançait vers le passage disputé avec quatre officiers, commandant chacun une division ; le premier, Tching-Pou, portait une lance appelée le serpent d’acier ; le deuxième, Hwang-Kay, un fléau de fer lié à la poignée par des lanières de cuir ; le troisième, Han-Tang, se faisait remarquer par son long cimeterre ; le quatrième, Tsou-Méou, par ses deux sabres renfermés dans une même gaîne. Revêtu lui-même d’une cuirasse étincelante, coiffé d’un bonnet de toile rouge (fabriqué au pays de Sé-Tchouen), Sun-Kien paraît sur un cheval pommelé ; à ses côtés pend un sabre de cuivre blanc ; il va jusqu’au passage provoquer l’ennemi. Le lieutenant de Hoa-Hiong s’offre d’aller répondre à ces injures. Son général lui donne trois mille hommes, avec lesquels il se met en mouvement. Kien le voit s’élancer en avant, il veut combattre en personne ; son compagnon Tching-Pou le devance d’un élan rapide, et, avec sa lance, il a bientôt renversé le chef ennemi. Les troupes du vainqueur se fraient un chemin à travers le passage, l’épée à la main ; les flèches pleuvent dans le lieu de ce combat acharné, et Kien revient avec son monde camper à Liang-Tong. De là il écrit au généralissime pour lui annoncer son succès et prier le frère de celui-ci, Youen-Chu, l’ordonnateur de l’armée, de lui envoyer des vivres. Mais de mauvais conseillers firent sentir à ce dernier que si Kien, déjà trop redoutable sur la rive orientale du fleuve, pénétrait dans le Lo-Yang, sur le territoire de la capitale, s’il tuait lui-même l’usurpateur, au lieu d’un loup on aurait un tigre ; tout le pouvoir serait entre ses mains. Il valait donc mieux ne pas lui envoyer de vivres ; alors ses troupes se disperseraient : cet avis fut écouté par Youen-Chu ; la petite armée, privée de vivres et de fourrages, se souleva.
Quand cette nouvelle se répandit dans le camp opposé, Ly-Sou et Hoa-Hiong résolurent de faire une double attaque. Le premier tournerait les retranchements de Kien ; le second viendrait l’assaillir au milieu de la nuit ; il ne pourrait leur échapper. Dès le soir, Hoa, plein de joie, fait distribuer à ses troupes un repas solide, et descend en armes dans la plaine. La lune brille, l’heure est calculée pour arriver aux retranchements à minuit ; tout à coup le tambour bat, les soldats poussent des cris en s’avançant ; Kien, surpris, prend sa cuirasse et monte à cheval ; il rencontre Hoa-Hiong, mais le combat ne dure pas longtemps ; Ly-Sou a mis le feu au camp, incendié les provisions qui restent ; la petite armée fuit dans le plus grand désordre, et son chef lui-même se retire au galop, complètement battu.
De tous côtés, ce sont des cris qui ne cessent pas. Les quatre officiers, compagnons de Sun-Kien, perdent la tête, excepté Tsou-Méou qui le suit avec quelques cavaliers ; il perce la mêlée, toujours assailli par Hoa-Hiong qui, après dix attaques successives contre Kien, assez hardi pour avoir fait volte face, s’acharne à le poursuivre. Deux fois Sun-Kien a lancé ses flèches, mais en vain, sur le chef ennemi ; il en décoche une troisième avec tant de force que l’arc se brise à la poignée, et désormais sans arme offensive, il pénètre dans un bois pour s’y cacher.
« Votre bonnet rouge vous désigne comme un but à tous les traits, lui dit Méou ; le général ennemi ne l’a pas perdu de vue un instant ; prenez mon casque, changeons, et fuyons par des routes opposées ! » ainsi firent-ils. Hoa-Hiong reprit sa poursuite dans la direction du bonnet rouge ; et, tandis que Kien se sauvait par un petit chemin, Méou, sans relâche poursuivi, suspendit au passage sa fatale coiffure sur le poteau d’une maison à moitié brûlée ; puis il pénétra dans le fond d’une forêt qui lui prêtait un asile. Attiré par le bonnet rouge, Hoa-Hiong fait cerner la cabane ; ses troupes n’osent attaquer de près et lancent des flèches ; alors seulement l’erreur est reconnue. Hoa ramasse le bonnet, fouette son cheval, et s’acharne de nouveau contre Méou qui sort de derrière la forêt pour attaquer son ennemi, mais il tombe lui-même frappé à mort ; Hoa lui coupe la tête et reconduit ses soldats au passage de Ky-Chouy. Les trois autres chefs, après avoir retrouvé leur général, campèrent avec les restes de l’armée. Kien était inconsolable de la mort du fidèle Méou.
Cependant, quand Youen-Chao apprit, par des courriers, la défaite de Sun-Kien et la mort de Tsou-Méou, il ne put contenir son effroi. « Hélas, disait-il, aurais-je cru que ce brave guerrier serait battu par Hoa-Hiong ! Cette division isolée aura bien du mal à se fortifier hors de nos retranchements. Je crains que l’ennemi ne vienne l’enlever dans son petit camp. » Il ordonna donc à ces soldats vaincus de rentrer dans l’intérieur des palissades qui protégeaient la grande armée. Puis il assembla un conseil général de tous les chefs confédérés et leur dit : « Ces jours derniers, Pao est allé combattre sans ordre, il a perdu la vie et causé la mort d’un grand nombre de soldats : aujourd’hui Sun-Kien est battu ; nos forces s’épuisent, l’enthousiasme s’éteint. » Personne ne répondit. Les chefs étaient assis en rang, et Kong-Tsan, arrivé le dernier, se tenait à l’extrémité ; derrière lui trois hommes restaient debout ; leur physionomie n’avait rien de commun, et sur leurs traits on distinguait un froid sourire.
Chao demande au général qui sont ces trois personnages : « Mon ami, mon frère adoptif depuis l’enfance, dit Kong-Tsan en faisant signe à celui-ci d’avancer, le chef du district de Ping-Youen, Liéou-Pey ! — Ah ! s’écria Tsao, le brave Hiuen-Té (c’était son petit nom), celui qui a battu les Bonnets-Jaunes, n’est-ce pas ? — Lui-même ! » Hiuen-Té alla saluer le général en chef, qui vanta ses glorieux exploits racontés en détail par Kong-Tsan. « Puisque vous descendez de la famille des Han, prenez un siége, » lui dit le généralissime. — « Moi, m’asseoir ! je ne suis qu’un petit gouverneur de district, » répondit Hiuen-Té. — « Ce n’est pas le rang que j’honore en vous, répliqua Chao, c’est la race des empereurs, et l’homme qui s’est couvert de gloire ! » Hiuen s’inclina de nouveau et prit un siége ; derrière lui, ses deux amis dévoués, Kouan et Fey, demeuraient debout, les mains croisées sur la poitrine.
La délibération avait repris son cours, quand arriva la nouvelle que Hoa-Hiong, ayant franchi le passage avec ses cavaliers armés de lances, tenait à la pointe d’un bambou le bonnet rouge de Sun-Kien, et venait demander le combat au pied des retranchements, en insultant les confédérés.
« Qui veut aller répondre aux provocations de l’ennemi ? » demanda le chef de la ligue. Derrière lui un chef répond : « Moi ! » C’est Yu-Ché ; il s’élance, mais à la seconde attaque, il tombe mort, et tous les grands vassaux sont consternés. À son tour un autre héros se présente ; il rapportera la tête du chef invincible ; Youen-Chao l’encourage, il part brandissant une énorme hache ; mais il est aussi décapité par Hoa-Hiong. Cette fois les grands vassaux ont pâli ; parmi tant de chefs réunis sous leurs ordres, aucun n’osera affronter Hoa-Hiong ! Un troisième se propose ; c’est un colosse, sa barbe est longue et flottante ; sa prunelle brille comme celle du phénix ; ses sourcils sont épais, son visage rouge, sa voix sonore comme le gong sur lequel on frappe les veilles ; c’est Kouan-Mo, le frère adoptif de Hiuen-Té. « Quel est son grade ? — Chef d’une compagnie d’archers à cheval… — Et pour qui nous prends-tu, nous autres grands vassaux, pour te mettre si arrogamment de la partie ! » répliqua Youen-Chao. Cependant Tsao insiste pour qu’on le laisse attaquer un ennemi qu’il aura peut-être bientôt châtié. « Et pour qui nous prendrait Hoa-Hiong lui-même si nous envoyions un archer contre lui ! » ajouta le généralissime. — « Il n’a rien de grossier dans son allure, répliqua Tsao ; l’ennemi saura-t-il ce qu’il est ! — Et si je ne rapporte pas sa tête, interrompit Kouan, je vous livre la mienne ! »
Tsao lui prépare une coupe de vin chaud ; le héros monte à cheval et répond : « Versez, je cours à l’ennemi ! » Il part… et tout à coup, les grands vassaux entendent des cris perçants dans la plaine comme si le ciel se fut ébranlé et que la terre eût tremblé ! À la première attaque Kouan a tranché la tête du chef redouté ; le vin n’avait pas eu le temps de froidir ! Les confédérés sont au comble de la joie.
Derrière Hiuen-Té, Tchang-Fey s’élance et crie : « Frère, puisque le chef des rebelles est décapité, courons au passage ; le tyran tombera entre nos mains, l’occasion est bonne !… Ils partent au galop.
IV.[38]
Mais Youen-Chu (frère du généralissime) laissa éclater l’indignation d’un orgueil blessé. « Dans cette ligue où les grands dignitaires de l’empire se témoignaient un respect mutuel, devait-on faire tant de cas d’un officier subalterne aux ordres d’un pauvre petit chef de district ? Voyez comme ils s’avancent hors des lignes ! — C’est le mérite qu’il faut apprécier, répondit Tsao, sans s’attacher au rang ! — Eh bien ! répliqua Chu, si vous voulez vous servir de pareilles gens, nous n’avons plus qu’à nous retirer. — Quoi ! à cause d’un mot, dit Tsao, nous irions compromettre une si grande entreprise ! » Et pour faire cesser cette querelle, il pria Kong-Tsan d’emmener Hiuen-Té et ses deux amis. Quand le conseil se fut séparé il leur envoya secrètement des présents en vivres, cherchant ainsi à leur faire oublier d’injurieuses paroles.
Hoa-Hiong tué, le passage forcé par Hiuen et ses deux frères adoptifs, telles étaient les mauvaises nouvelles qu’on apporta à Tong-Tcho, et il consulta ses conseillers. « Seigneur, dit Ly-Jou, la mort d’un aussi brave général augmente la force de l’ennemi ; le chef de tous les confédérés, Youen-Chao, a ici son oncle, le ministre Youen-Kouey, qui peut-être entretient des intelligences avec les rebelles ; ce serait là un grand péril ! Commencez par mettre à mort ce personnage suspect, puis, à la tête de vos troupes, écrasez vous-même ce ramassis de brigands ! » Ce perfide conseil fut adopté par Tong-Tcho ; il envoya Ly-Kio et Kouo-Tsé cerner la demeure de Youen-Kouey ; après avoir massacré tous ceux qui se trouvaient dans la maison, sans distinction d’âges, les deux bandits allèrent montrer à Youen-Chao, généralissime de la ligue, la tête sanglante du vieillard, son oncle.
Les forces de Tong-Tcho montaient à deux cent mille hommes ; cinquante mille sous les ordres de Ly-Kio et de Kouo-Tsé allèrent en avant-garde occuper le passage de Ky-Chouy ; à la tête de cent cinquante mille soldats, le ministre lui-même se rendit, avec ses deux affidés (Liu-Pou et Ly-Jou) et d’autres bons officiers, au passage de Hou-Méou, éloigné de la capitale seulement de cinq milles. Liu-Pou eut ordre de se retrancher au-delà du passage même, avec une division de trente mille hommes, tandis que Tong-Tcho s’y portait en personne à la tête du principal corps d’armée.
Des éclaireurs ayant apporté cette nouvelle au grand camp de Youen-Chao, il convoqua tous les chefs et Tsao vint proposer au conseil des confédérés de se séparer en deux corps, pour diviser ainsi sur deux points les forces qui marchaient contre eux. Le généralissime Youen-Chao et les huit grands vassaux devaient faire sur Ho-Méou une attaque soutenue par Tsao-Tsao lui-même, tandis que Wang-Kwang irait menacer Liu-Pou, retranché au-delà du passage. Déjà, à la nouvelle de leur approche Liu-Pou s’était dirigé en avant avec trois milles lances, et Wang-Kwang, suivi des cavaliers de sa division, se rangeait en bataille.
Alors parut, devant ce dernier, Liu-Pou, à la tête de ses escadrons ; sur la tête, il a un bonnet à trois glands ; il porte une tunique brodée de mille couleurs, teinte en rouge, faite au pays de Sy-Tchouen. Sa cuirasse est une cotte de mailles ; sa ceinture aux nuances brillantes est faite de la peau luisante d’un lion ; l’étui qui renferme le carquois s’ajuste à son côté ; il tient à la main sa lance redoutée ; il monte le cheval rouge, prix de sa trahison ; cet animal est parmi ses semblables, ce qu’est son maître parmi les hommes : l’un et l’autre sont uniques dans l’Empire. Le héros fait caracoler son coursier. À sa vue, Wang se trouble. « Qui veut attaquer ? » crie-t-il aux siens en se retournant vers ses escadrons. Un officier se présente, mais après avoir lutté cinq fois il tombe mort. Wang-Kwang rentre dans les lignes, et bientôt il est réduit à fuir en désordre avec ses troupes, que Liu-Pou traverse comme une ligne fictive de combattants. Une seconde division se présente ; le vainqueur se retire enfin. De part et d’autre on abandonne le champ de bataille ; les soldats de la ligue, trois fois battus, viennent camper à trois milles en arrière.
Cependant les huit grands vassaux arrivent avec leurs forces combinées ; que feront-ils ? personne ne peut tenir tête à Liu-Pou. Ils se retranchent séparément en huit camps distincts, suivis de leurs armées respectives, mais déjà on leur annonce que le redoutable ennemi demande le combat. Liu-Pou agite sa bannière comme un appel à ses soldats ; à la tête d’une poignée d’hommes, il vole à l’attaque. Deux chefs assez hardis pour lui présenter le combat tombent sous ses coups. Les princes ligués sont dans la consternation. Un troisième, Ngan-Kouey, se présente en brandissant une lourde masse d’armes, mais Liu-Pou lui coupe le poignet ; la masse échappe de ses mains et il s’enfuit.
Tous les généraux alors s’ébranlent pour voler à son secours, et le vainqueur retourne vers les siens. Tsao est d’avis qu’on réunisse les dix-huit divisions ; ce n’est pas trop pour abattre un si puissant ennemi, et une fois Liu-Pou renversé, on aura bon marché de Tong-Tcho.
Liu-Pou s’est avancé ; on l’annonce aux confédérés qui délibèrent, et Chao leur crie de marcher. Cette fois c’est Kong-Tsan qui veut se mesurer avec lui, mais bientôt il est en fuite ; son adversaire le poursuit avec son cheval célèbre, qui semble avoir des ailes. Tsan est serré de près ; l’ennemi cherche à le frapper, quand une voix l’arrête ; c’est Tchang-Fey, le frère adoptif de Hiuen-Té, qui le provoque à son tour, et il abandonne Tsan pour charger ce nouvel adversaire. En se préparant à la lutte, Fey a la majesté d’un esprit céleste ; il s’y précipite avec joie. Durant ce combat singulier, les grands vassaux se retirent pêle-mêle ; l’un rassemble toutes ses forces ; l’autre jette un cri de colère ; le chef au grand cimeterre recourbé, Kouan, arrive au galop en brandissant son énorme glaive, il veut avoir sa part de la victoire ; les trois chevaux se rencontrent ; trente assauts ne font pas reculer Liu-Pou.
Hiuen-Té les a vus ; c’est une occasion qu’il doit saisir ; il s’élance sur son cheval aux crins jaunes ; mais, pareil à un phare tournant, Liu-Pou, cerné de trois côtés, lance le feu tout autour de lui. Les huit divisions l’assaillent à la fois ; incapable de faire face à cette triple attaque, il veut frapper Hiuen-Té, qui évite le coup, et, profitant de ce mouvement fait en arrière par son adversaire, Liu-Pou s’esquive à son tour.
Il fuit ; les trois chefs s’acharnent sur ses pas ; l’armée entière pousse de grands cris ; la mêlée s’engage ; Liu-Pou trouve enfin un asile au milieu du passage que défendent ses troupes, mais Hiuen-Té va l’y attendre ; arrivé là, Fey regarde et voit au-dessus de lui un parasol de soie bleue ; c’est Tong-Tcho ; s’il pouvait tuer le premier ministre lui-même, ce serait couper le mal à sa racine ; il fouette son cheval et veut tenter de se rendre maître de la personne de l’usurpateur[39].
LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE PREMIER.[40]
[Année 190 de J.-C.] Tchang-Fey était donc arrivé au galop jusqu’au pied du passage, mais on faisait pleuvoir d’en haut tant de flèches et de pierres qu’il revint sur ses pas. Au camp, Hiuen-Té, Kouan-Yu et lui reçurent les félicitations de tous les confédérés au milieu d’un festin d’honneur. La nouvelle de cette victoire fut portée au généralissime Youen-Chao, qui, plein de joie, écrivit bien vite à Sun-Kien de marcher ; celui-ci se mit en route la nuit avec ses troupes et deux de ses fidèles compagnons (Tching-Pou et Hwang-Kay).
Cependant l’ordonnateur de l’armée, Youen-Chu, s’avança au milieu du camp pour le saluer ; mais, tout en traçant des lignes sur la terre avec son bâton, Kien lui dit : « Je n’ai avec Tong-Tcho aucune inimitié personnelle, et voilà que je vais encore, sans me ménager, exposer ma vie à travers une grêle de traits et de pierres ; celui qui brave ainsi la mort sert l’État dont il attaque les ennemis, et aussi l’ambition particulière du général sous lequel il combat : or, le général, écoutant de perfides conseils, m’a refusé les vivres, les provisions dont j’avais besoin, et j’ai été battu par sa faute ! pourquoi a-t-il agi ainsi ? » Troublé par ces paroles, Youen-Chu ne répondit rien ; mais, pour se remettre avec Sun-Kien, il fit décapiter l’homme qui lui avait donné ce conseil.
Ils buvaient donc ensemble, quand on vint dire à Sun-Kien que deux cavaliers, arrivés au camp, désiraient lui parler. Sun-Kien prend congé de Youen-Chu. C’était Ly-Kio, l’un des favoris de Tong-Tcho, qui venait de la part de son maître. « Le premier ministre, dit-il à Sun-Kien[41], plein d’estime pour vous, est attristé du chagrin qu’a pu vous causer la défaite essuyée à Ky-Chouy. Il voudrait vous attacher à lui par des liens de parenté : il s’agit donc de marier sa propre fille avec votre fils aîné ; vos autres fils, vos jeunes frères ne seront pas oubliés ; chacun d’eux aura le gouvernement d’un canton. Donnez vous-même leurs noms ; le premier ministre veut étendre les récompenses à tous ceux qui les méritent. » Mais Sun-Kien l’interrompit avec colère en se répandant en injures contre Tong-Tcho. « C’est un rebelle qui viole les lois divines, qui usurpe la puissance impériale. Je voudrais exterminer sa famille, ajouta-t-il, et que la tête du tyran, coupée de ma main, fut promenée dans tout l’Empire pour réjouir le peuple. Si je ne puis réussir dans ce dessein, j’accepte la mort sans regret… Et je pourrais me lier ainsi avec les pervers ! Je ne vous fais pas décapiter vous-même, mais allez vite me livrer le passage que vous gardez : à cette condition, je vous laisse la vie sauve, et ne me trompez pas, car vous seriez coupé en morceaux ! »
L’envoyé s’esquiva furtivement sa tête dans ses deux mains ; et Tong-Tcho, fort irrité du mauvais succès de sa mission, consulta Ly-Jou : ce dernier fut d’avis de ramener les troupes à Lo-Yang : la défaite de Liu-Pou les avait découragées. Il valait mieux transférer l’empereur à Tchang-Ngan, pour accomplir les paroles énigmatiques prononcées vers ce même temps par un jeune garçon qui disait en chantant par la ville : « À l’ouest un Han, à l’est un autre Han ! le cerf s’est enfui dans Tchang-Ngan, aucun danger prochain ne l’y menace. » Le sens de ces paroles, que Ly-Jou rapportait à Tong-Tcho, était que douze empereurs (de Kao-Tsou à Kwang-Wou), appartenant à cette dynastie des Han, avaient régné heureux à Tchang-Ngan ; puis douze autres, de Kwang-Wou à Hien-Ty (prince régnant), avaient habité Lo-Yang ; cette succession d’empereurs, cette révolution d’années ainsi égalisées, Tong-Tcho, en se retirant à Tchang-Ngan, évitait tout péril prochain, c’est-à-dire recommençait une nouvelle série de princes auxquels était promis un avenir prospère. Il remercia donc Ly-Jou de lui avoir expliqué le sens de ces paroles qu’il n’avait pas comprises, et revint en hâte à Lo-Yang avec Liu-Pou pour régler dans le conseil cette grande question.
Là, devant les mandarins civils et militaires assemblés dans la salle d’audience, il annonça que la veine de bonheur dont, pendant deux cents ans, avaient joui les Han dans l’est, étant épuisée, il voulait la renouveler en transférant la cour dans l’ouest. « Je veux donc, disait-il, prier l’empereur de se mettre en route ; préparez tout pour le départ. — Après de grandes pertes éprouvées à la défense des passages, objecta le général de l’infanterie, Yang-Piéou, nous allons, sans motif, abandonner les temples des Aïeux, les sépultures de nos empereurs. J’ai peur que le peuple, agité par l’inquiétude, ne se soulève ; il est facile de l’exciter, mais difficile de le calmer ensuite ; j’espère que Votre Excellence réfléchira ! »
Mais Tong-Tcho, dans sa colère, accusa le mandarin d’entraver la marche des grandes affaires de l’État. « Ce qu’a dit le général de l’infanterie est juste, « répliqua le commandant des gardes Hwang-Ouan. Après avoir rappelé les désastres que causa l’incendie de Tchang-Ngan (par les Keng-Ky et les Tchy-Mei, l’an 23 de l’ère chrétienne), lors de l’usurpation de Wang-Mang ; après avoir fait allusion à cette époque où la capitale était restée un amas de ruines, où, sur cent personnes, une ou deux seulement avaient pu se sauver, il ajouta que, quitter la cour pour habiter un pareil désert, ce serait une folie !
« Non, répondit Tong-Tcho ; à l’est des passages, il y a des rebelles, des troubles qui agitent l’Empire. Dans la capitale de l’ouest (à Tchang-Ngan) on est protégé par les défilés Hiao et Han ; on est près du mont Long-Yeou, où abondent le bois et la pierre, où l’on trouve de quoi fabriquer des tuiles. Le palais peut y être bâti, et la cour installée en moins d’un mois. Donc, trêve de paroles inutiles.
— « Hélas ! que de maux vont accabler le peuple de Lo-Yang, reprit le mandarin préposé aux impôts des terres, Sun-Choang. — Je pense à l’Empire, s’écria rudement Tong-Tcho : et qu’importe le petit peuple ! — Le peuple est la base des États, répliqua le mandarin civil : quand la racine est solide, l’État prospère. Si nous transférons ailleurs le gouvernement, le peuple de Lo-Yang mourra de misère ; alors l’Empire sera en danger !
— « Folles raisons ! » interrompit Tong-Tcho. Et, ce même jour, après avoir destitué les deux mandarins opposés à son projet, il les fit rentrer dans la classe du peuple. Comme il sortait sur son char, deux grands personnages, le président des six Cours suprêmes, Tchéou-My et le chef militaire du palais, Ou-Kiong se jetèrent à genoux sur son passage pour le supplier de ne pas émigrer à Tchang-Ngan. « Ah ! s’écria Tcho hors de lui, si j’écoute ces deux mandarins, tous mes subordonnés vont se tourner aujourd’hui contre moi ! vous êtes tous d’accord pour me désobéir ; si je ne commence pas par faire tomber vos têtes, je me prépare de grandes inquiétudes ! » Aussitôt, à sa voix, les soldats entraînèrent les deux mandarins pour les décapiter aux portes de la ville.
Le peuple en masse versait des larmes ; mais insensible à la douleur publique, Tong-Tcho fixa le départ au lendemain. « Seigneur, lui dit alors Ly-Jou, l’argent est rare, mais les hommes riches ne manquent pas dans la capitale. Pourquoi ne pas faire entrer au trésor ce qu’ils possèdent ? Accusez-les d’être complices de Youen-Chao et des autres confédérés ; qu’ils soient mis à mort, et leurs biens confisqués rapporteront à l’État des sommes immenses. » Le conseil plut à Tong-Tcho ; il envoya cinq mille cavaliers arrêter dans la ville les gens les plus connus pour leur grande fortune. On leur attacha au-dessus de la tête un petit étendard avec cette inscription : « Traître et rebelle ! » Et par milliers on les décapita hors des murs. Les femmes, les enfants, ainsi que les richesses des suppliciés furent distribués aux soldats.
Deux officiers, Kouo-Tsé et Ly-Kio (qui jouèrent plus tard un si grand rôle), chassaient devant eux, vers Tchang-Ngan, l’immense population de la capitale : il y avait une compagnie de soldats par troupe d’émigrants, et la foule ainsi pressée s’en allait comblant de morts les profondes vallées. Les soldats traitaient les femmes et les filles avec la dernière brutalité et arrachaient aux hommes leurs provisions. Les cadavres de ceux qui avaient péri par la famine couvraient la plaine. C’était un concert de larmes et de gémissements à émouvoir le ciel et la terre. Il ne fallait pas rester en arrière, car un corps de trois mille soldats, l’épée nue, fermait la marche et massacrait les traînards.
Au moment du départ, Tong-Tcho incendia les portes de la ville, les maisons des habitants ; quand le jeune empereur et les femmes furent montés sur leurs chars, il fit mettre aussi le feu au temple des Ancêtres et au palais des souverains ; les deux harems du nord et du sud, le palais de Tchang-Lo, tout fut consumé jusqu’aux fondements. Déjà Liu-Pou était allé, par ordre de Tong-Tcho, fouiller les sépultures des empereurs et des princesses, en extraire l’or et les pierreries, tandis que les soldats, profitant de ces exemples, violaient celles des mandarins et des particuliers : aucun tombeau ne fut respecté. Les perles, l’or, les étoffes de soie, les étoffes peintes, toutes les choses de quelque valeur, Tong-Tcho les fit charger sur un millier de chars et se dirigea vers Tchang-Ngan avec son butin.
Pendant ce temps, l’un de ses généraux, Tchao-Tsin, livra (ainsi qu’il l’avait promis) le passage de Ky-Chouy aux confédérés ; Sun-Kien y poussa ses soldats, tandis que Hiuen-Té et ses deux compagnons enlevaient de vive force celui de Hou-Méou ; les seigneurs ligués entrèrent après eux, successivement, avec leurs divisions. Le premier dans la ville, Sun-Kien s’avançait au galop, quand il voit les tourbillons de flamme s’élever jusqu’au ciel, et la fumée couvrir la terre. À dix milles, à vingt milles à la ronde on n’entend pas un cri d’oiseau, pas un aboiement de chien, pas une voix d’homme ! Sun-Kien précipite ses troupes en avant pour sauver le palais déjà en proie à l’incendie ; les chefs ligués font faire halte à leurs troupes sur une terre désolée.
« Tong-Tcho est parti pour la capitale de l’ouest, dit Tsao-Tsao au généralissime ; profitons du moment pour l’attaquer à l’improviste dans sa retraite ; pourquoi restez-vous ainsi sans agir ? — Les troupes sont épuisées, dit Youen-Chao ; la poursuite serait inutile. — Quoi ! repartit Tsao, l’usurpateur a incendié le palais, enlevé de force notre jeune empereur, toute la population de l’Empire est bouleversée et ne sait que devenir ; au milieu de tant de calamités, quand un seul combat peut tout rétablir, vous, vassaux héréditaires, vous hésitez, vous restez immobiles ! » Les seigneurs répondirent tous qu’il serait téméraire de se jeter sur les traces de Tong-Tcho ; et Tsao reprit avec colère : « Eh bien, je ne veux plus délibérer avec vous ! » Et, là-dessus, prenant un corps de dix mille hommes, il se lança à la poursuite de Tong-Tcho, suivi de six autres généraux[42].
Cependant, lorsque Tong-Tcho parut devant Hing-Yang, le commandant de ce chef-lieu, Su-Yong, vint à sa rencontre, et Ly-Jou lui ordonna d’arrêter la marche de ceux qui pourraient les poursuivre dans leur retraite. « Placez vos troupes, en embuscade hors de la ville, lui dit-il, de chaque côté des chemins tortueux de la montagne ; quand vous verrez des soldats accourir sur nos traces, laissez-les s’engager dans les défilés jusqu’à ce que nous puissions les y battre, et ils seront écrasés dans le piége ; ceux qui viendront après agiront avec plus de réserve et n’oseront s’aventurer jusqu’à Tchang-Ngan. » Tong-Tcho récompensa le commandant de sa soumission ; et les soldats ayant été placés en embuscade, ce fut Liu-Pou qu’il chargea d’arrêter l’ennemi avec des troupes de choix. « Je ne ferai pas échouer les plans de Ly-Jou, » répondit celui-ci en riant ; et déjà Tsao arrivait dans le chemin, suivi de son armée. Liu-Pou l’attend et ils se provoquent par des injures, préludes ordinaires des combats. « Brigand, criait Tsao, tu arraches l’empereur à son palais, le peuple à ses foyers ; tu fuis nos coups ! — Homme lâche et pusillanime, répondit Liu-Pou, tu tournes le dos à ton maître, voilà ce que tu fais de bien ! »
Tout à coup l’un des seigneurs confédérés court sur Liu-Pou au galop, la lance en arrêt ; celui-ci vient à sa rencontre, et à peine ils ont croisé le fer que Ly-Kio, avec toutes ses forces, attaque en flanc. Tsao appelle un second général à la tête des siens, et vers l’ouest des cris de guerre se font entendre ; c’est l’autre lieutenant de Tong-Tcho, c’est Kouo-Tsé qui arrive ; déjà Tsao lui oppose une autre division aux ordres de Tsao-Jin ; mais ces trois corps d’armée ne peuvent faire reculer les trois corps ennemis. Liu-Pou décide encore de la victoire ; Tsao essuie une grande défaite qui l’oblige à se replier sur la ville de Yng-Yang ; c’est à peine si sur tous ses soldats qui fuyaient pour échapper à la mort, il en rassemble trois ou quatre mille. Heureusement Liu-Pou s’abstenant de le poursuivre, il réunit sa petite troupe au coin d’une montagne déserte où elle peut respirer et prendre quelque nourriture.
Vers la deuxième veille, la lune éclairait comme s’il eût fait jour ; les soldats mangeaient encore, quand des cris tumultueux retentissent tout autour de la montagne ; c’étaient le commandant de Yng-Yang (rallié à Tong-Tcho) et les siens qui sortaient de leur embuscade. Tsao monte précipitamment à cheval ; se jetant au galop dans les sentiers de la montagne, il se trouve en face du chef ennemi, qui lui lance une flèche et l’atteint à l’épaule ; alors il se sauve avec le trait dans la blessure et gravit une colline couverte d’herbes. Dans cette herbe, à droite et à gauche, sont cachés les soldats de la ville ; dès que le cheval paraît, deux lances se dressent et l’animal tombe mort ; renversé lui-même, Tsao est saisi par deux soldats qui l’entraînent au bas de la colline. À la clarté de la lune un cavalier reconnaît Tsao ; de deux coups de sabre il tue les deux fantassins, saute à bas de son cheval ; mais, tandis qu’il aide Tsao à monter à sa place, ce général, que sa blessure fait souffrir, tombe à terre évanoui.
En revenant à lui, il reconnaît qu’il doit la vie à un de ses parents, à Tsao-Hong, qui servait dans sa division. « Je vais mourir ici, lui dit-il, mais vous, fuyez. — Restez à cheval, répond Tsao-Hong, je veux aller à pied. — Mais les brigands vont nous poursuivre, et qu’allez-vous devenir ? — L’Empire peut se passer de moi, répliqua Tsao-Hong, mais non d’un homme comme vous ! — Si je me sauve, je vous devrai la vie, » ajouta Tsao-Tsao. Déjà Hong a ôté sa cuirasse ; le sabre sur l’épaule, il suit le cheval en courant à pied. À la quatrième veille d’autres cris se font entendre derrière les fugitifs ; des cavaliers sont sur leurs traces, ils hâtent le pas. Devant eux se présente un fleuve large et profond ; derrière eux l’ennemi s’approche. « Ma dernière heure est venue, s’écrie Tsao ; je n’échapperai pas ! — Descendez de cheval, répond Hong ; débarrassez-vous de votre armure, et je vous ferai traverser le fleuve sur mes épaules. »
II.[43]
Ils passèrent ainsi ; dès qu’ils gravissent la rive opposée, les soldats, arrivés sur le bord qu’ils viennent de quitter, lancent des flèches au-delà de la rivière qui les arrête à leur tour ; Tsao, tout mouillé, fuit encore. Quand le jour parut, ils avaient fait deux lieues ; à peine ont-ils pris quelque repos au pied d’un monticule, que de nouveaux cris arrivent jusqu’à eux. C’étaient le commandant de Yng-Yang et les siens qui recommençaient la poursuite, après avoir traversé le fleuve plus près de sa source. Par bonheur aussi, les deux chefs alliés, Heou-Youen et Heou-Tun arrivent avec quelques cavaliers : « Ne tue pas notre général, » crient-ils au commandant ennemi ! Celui-ci prend la fuite ; Heou-Tun s’élance sur ses pas ; ils se heurtent, se chargent ; et bientôt après avoir renversé son adversaire d’un coup de lance, Tun sème le désordre et la mort dans les rangs de cette division privée de son chef.
Trois autres officiers du corps de Tsao-Tsao (Tsao-Jin, Ly-Tien et Yo-Tsin) paraissent aussi sur le lieu du combat avec leurs troupes : à peine l’ont-ils aperçu qu’ils se rassemblent autour de lui, heureux de l’avoir trouvé, et affligé de sa blessure. Cinq cents cavaliers environ se sont ralliés à Tsao ; il monte à cheval et rentre dans la province du Ho-Neuy (en dedans du fleuve) ; là, il rassemble les siens, impatient de venger cette défaite.
Pendant la retraite de Tong-Tcho (que Tsao a seul poursuivi avec sa division), les chefs ligués campèrent au milieu des débris de la capitale incendiée. Après avoir préservé des flammes l’intérieur du palais, Sun-Kien s’était établi sur l’emplacement qu’occupait la partie appelée Kien-Tchang-Tien, et il avait ordonné à ses soldats de déblayer ces amas de briques et de pierres brisées. Comme aussi les tombeaux avaient été ouverts et violés par Tong-Tcho et par les siens, il les fit refermer et éleva sur les ruines du temple des Ancêtres une maison de paille à trois salles dans laquelle il invita les confédérés à offrir aux mânes des empereurs un bœuf et un mouton en sacrifice. Après la cérémonie, Sun-Kien revint à son camp ; cette même nuit, la lune brillait, une brise caressante traversait les airs ; le général prend son sabre et va s’asseoir sur les degrés du palais en ruines ; les yeux tournés vers le firmament, il regarde et voit en face de l’étoile polaire une vapeur blanche qui couvre la lumière de l’astre. « L’étoile des empereurs a pâli ! se dit Kien en soupirant ; un ministre pervers a mis l’anarchie dans l’Empire ; le peuple a péri dans des calamités, comme s’il eût été attaqué par l’eau et par le feu ; dans la capitale il règne un silence de mort ! » Et il versait des larmes abondantes en parlant ainsi, quand un soldat placé à ses côtés lui fit remarquer une petite lumière étincelante, qui s’élevait du milieu d’un puits, dans la partie méridionale du palais en ruines. Kien fait allumer un flambeau, et dit au soldat de descendre dans la citerne, en y promenant sa lumière.
Ce que le soldat en retira, ce fut un cadavre de femme qu’un assez long séjour dans les eaux n’avait point décomposé ; il semblait être celui de l’une des servantes du harem. À son cou était attaché un petit sac de soie brodée ; dans ses deux mains elle tenait serré un morceau d’une étoffe précieuse de couleur violette, aux armes impériales. Cette étoffe cache un coffret de bois rouge fermé avec un cadenas d’or ; Sun-Kien l’ouvre ; il y trouve un sceau de jade carré, de l’épaisseur d’un peu plus d’un pouce, sur la poignée duquel sont gravés cinq dragons enlacés ; l’un des coins, brisé jadis, a été réparé avec de l’or, et on y lit les mots suivants écrits en caractères antiques, pareils à ceux qui sont tracés sur les cachets : « La mission confiée par le Ciel durera éternellement. »
C’était le sceau impérial que le jeune souverain avait perdu en revenant du palais, après avoir fui vers le mont Pé-Mang, lors du massacre des eunuques. Puisque le Ciel l’avait donné à Sun-Kien, c’était pour qu’il arrivât à l’Empire ; il devait donc s’éloigner de Lo-Yang au plus vite et retourner à l’est du fleuve Kiang, afin d’y préparer de grandes entreprises ; tel était l’avis de son fidèle compagnon Tching-Pou, qui lui raconta toute l’histoire de ce merveilleux cachet[44].
« La seule vue de ce précieux joyau avait fait naître en moi la même pensée, répondit Sun-Kien ; demain, sous prétexte d’une maladie, j’irai prendre congé du chef de la confédération, et je retirerai mes troupes. » Lorsque ce projet de fuite fut bien arrêté, il défendit, sous peine de mort, à ses soldats de rien faire connaître de ce qui s’était passé ; mais il y en eut un qui s’esquiva la nuit par dessus les retranchements et alla tout dévoiler à Youen-Chao. Ce traître était un militaire qui n’avait point de raison pour espérer de l’avancement, un soldat né au même village que le généralissime ; celui-ci le récompense, le cache près de lui, et le lendemain, lorsque Sun-Kien vient demander la permission de se retirer pour se rétablir de ses fatigues. « Je connais parfaitement votre maladie, lui répondit-il, c’est que vous avez détourné le sceau impérial ! »
Sun-Kien pâlit, veut s’excuser… Youen-Chao l’accable de reproches. « Aujourd’hui il s’agit de grandes choses, lui dit-il ; des soldats sont sous vos ordres pour châtier les rebelles au nom du prince légitime ; ce sceau, c’est celui de l’empereur ! si vous le possédez, déposez-le, devant tous les seigneurs assemblés, entre les mains du chef de la confédération. Après qu’on aura tué Tong-Tcho, nous le restituerons au souverain ; mais le dérober ainsi dans une retraite clandestine, c’est méditer une rébellion ! » En vain Sun-Kien essaie de nier ; Youen-Chao lui fait voir qu’il sait tout. « Je ne possède pas ce sceau, reprit enfin le général infidèle, et si vous le demandez avec tant d’instances, c’est que vous songez à tourner vos armes contre l’empereur ! — Montrez-le, s’écria Youen-Chao, donnez-le vite, si vous voulez éviter de bien grands malheurs ! »
Alors, prenant le Ciel à témoin de son innocence, Sun-Kien dit devant tous les grands vassaux assemblés : « Si j’ai en ma possession ce sceau précieux, et que je le garde pour moi, je veux mourir de la mort des traîtres, périr percé de flèches et de coups de poignards ! — Après un pareil serment sorti de votre bouche, répondirent les chefs ligués, nous croyons que le cachet des empereurs n’est pas entre vos mains ! »
Youen-Chao fait paraître le soldat qui a tout dévoilé. « Quand vous avez retiré le sceau du puits, dit le généralissime, cet homme n’était-il pas avec vous ? » Transporté de fureur, Sun-Kien se jette sur le transfuge pour lui trancher la tête. « En tuant un soldat, dit Chao, vous usurpez mes droits ! » Et, le sabre en main, il allait décapiter Sun-Kien lui-même, qui le menaçait à son tour. Deux généraux s’avancent derrière le chef de la confédération, et les trois fidèles compagnons du parjure (ses trois lieutenants, Tching-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang qui ont si bien combattu à ses côtés) sortent du milieu de l’assemblée ; leurs cimeterres brillent, mais tous les grands vassaux se mettent entre eux pour empêcher l’effusion du sang. « Après avoir juré d’être unis, après avoir teint leurs lèvres du sang de la même victime, après avoir ainsi scellé le lien de fidélité qui leur a fait prendre les armes, iraient-ils se dévorer les uns les autres ? »
À ces mots les chefs irrités se séparent ; Sun-Kien monte à cheval, emmène ses soldats et s’éloigne de Lo-Yang. « Il emporte le cachet impérial, s’écria le généralissime en colère, quand il le vit partir ; il veut être le premier parmi les vassaux ! ordonnons à Liéou-Piéou (gouverneur de Hing-Tchéou) de l’arrêter au passage ; envoyons-lui, par des hommes dévoués, l’injonction de barrer la route à ce parjure ! »
Au même instant on annonça dans le camp des confédérés la défaite essuyée par Tsao-Tsao dans sa poursuite imprudente ; le généralissime envoya des hommes au-devant de lui, et, dans un grand banquet, auquel se réunirent les seigneurs de l’armée, les deux amis se firent part de leurs chagrins.
« Au commencement, dit Tsao, nous étions pleins d’une fidèle ardeur pour détruire les ennemis de la dynastie ; le même zèle a rassemblé les grands vassaux, et voilà qu’on ne suit pas mes plans ! Écoutez mon projet pour l’avenir : Vous, prince de Pou-Hay (titre honorifique de Youen-Chao), conduisez les gens du Ho-Neuy de l’autre côté du fleuve, et approchez-vous de Meng-Tsin ; les officiers du Soen-Tsao garderont le pays de Tching-Kéou, et s’établiront à Ngao-Tsang ; Ouan-Youen et Tay-Kou sont les deux principaux points de toute la contrée ; conservons-les. Vous, Chao, avec les troupes de Nan-Yang, occupez le Tan-Sy, et pénétrez dans le passage de Wou-Kouan, tenant ainsi en respect les trois districts de San-Fou ; c’est un pays de gorges et de collines ; retranchés là, au lieu de combattre, nous inquiéterons l’ennemi, et, en déployant ainsi notre puissance aux yeux du monde, en domptant les rebelles avec ceux qui sont fidèles aux lois, nous rétablirons la paix. Aujourd’hui l’esprit des soldats est ébranlé, il ne faut pas les mener au combat, car nous avons commis de grandes fautes à la face de tous, et j’en rougis pour les chefs de cette armée ! »
Les grands vassaux, les chefs et Youen-Chao lui-même ne répondirent rien ; pendant le banquet, Tsao-Tsao comprit que tous ils avaient des desseins particuliers, et qu’à cause de cela rien de grand ne pouvait être accompli. Il se retira donc avec ses troupes dans le Yang-Tchéou. De son côté Kong-Sun-Tsan disait à Hiuen-Té : « Youen-Chao est un homme sans moyens ; à la fin il y aura quelque révolution ; allons-nous-en dans nos districts, » et après avoir enlevé leurs tentes, ils prirent la route du nord. Arrivé à Ping-Youen, Sun-Tsan choisit Hiuen-Té pour gouverneur de la ville ; il lui confia l’administration du pays, et s’en alla lui-même du côté de Ty-Yang. Un autre chef, Liéou-Tay, marcha contre un des principaux généraux de la ligue, Kiao-Mao, qui ne lui avait pas rendu des vivres prêtés par lui ; il l’attaqua de nuit dans son camp, le tua et fit déposer les armes à ses soldats. La confédération était presque dissoute ; le généralissime, voyant ces défections, dut s’éloigner de Lo-Yang et se retirer à Kouan-Tong.
Mais revenons à Liéou-Piéou (gouverneur du Hing-Tchéou) chargé d’arrêter Sun-Kien. Né au pays de Kao-Ping (dans le Chan-Yang), lié dès l’enfance avec les sept plus célèbres personnages de la fin des Han[45] (on les appelait les huit lettrés de Kiang-Hia), doué d’une haute taille, remarquable par la majesté de son visage, ce grand homme, arrière-petit-fils de Liéou-Ching de la famille régnante, était arrivé au grade où nous le trouvons parvenu. Trois assesseurs, Kouay-Lang, Kouay-Youe et Tsay-Mao, le secondaient dans les affaires de son gouvernement. Quand il reçut du généralissime, avec lequel il était uni par les liens de l’amitié, la lettre qui dénonçait la trahison de Sun-Kien, et lui enjoignait de l’arrêter dans sa fuite, Liéou envoya dix mille hommes sur sa route, aux ordres des deux derniers assesseurs que nous venons de nommer.
La petite armée de Sun-Kien approchait du chef-lieu, et bientôt il apprit de la bouche des deux commandants qui, à la tête de dix mille soldats, se préparaient à le combattre, la cause de cette rencontre menaçante. « Qui êtes-vous donc pour m’accuser ainsi ? » cria-t-il à ces généraux qui lui reprochaient son parjure ; un combat se livre entre l’un des lieutenants de Sun-Kien et Tsay-Mao. Ce dernier est blessé à l’épaule ; sa cuirasse se brise par la moitié ; il fuit ; Sun-Kien profite du succès pour rompre les ennemis qui l’arrêtent, et il entre sur le territoire de la ville qui lui fermait ses portes. Au soir, derrière la montagne, une troupe de soldats se démasque tout à coup ; leur chef s’avance, c’est Liéou-Piéou en personne. En vain Sun-Kien l’aborde poliment, le prie de ne pas croire aux paroles du généralissime ; en vain il répète le terrible serment prononcé déjà devant l’armée. « Si vous voulez que j’ajoute foi à vos paroles, répond Liéou-Piéou, laissez-moi fouiller vos bagages. » Mais Sun-Kien, loin d’y consentir, s’élance au galop en injuriant Liéou, qu’il accuse de le couvrir de mépris ; celui-ci recule, l’attire derrière la montagne où sont embusqués des soldats ; Sun-Kien se trouve cerné au fond d’un ravin par les trois commandants ennemis qui se réunissent.
III.[46]
Les trois amis[47] qui se sont associés à la fortune de Sun-Kien le dégagent de ce péril, et ils se fraient un chemin en semant la mort autour d’eux. Ses troupes étant réduites de plus de moitié, Sun-Kien profita de la nuit pour se jeter avec elles dans le Kiang-Tong (à l’est du fleuve Kiang) ; telle fut la cause de l’inimitié qui s’éleva entre Liéou-Piéou et Sun-Kien.
Lorsque Liéou, cessant de poursuivre le fugitif, écrivit à Youen-Chao, généralissime des confédérés, pour lui rendre compte de la manière dont il avait obéi à ses ordres, celui-ci, retiré dans le Ho-Neuy après tant de défections, voyait son armée manquer de vivres et de fourrages. Heureusement, Han-Fou (petit prince de Ky-Tchéou) lui envoya des provisions ; mais l’un des chefs, Fong-Ky, fit sentir à Youen-Chao combien il était inconvenant qu’un héros comme lui, désormais le premier dans l’Empire, le généralissime des confédérés, fût à la merci de ceux qui voulaient bien lui fournir des vivres. La province de Ky-Tchéou suffirait, par ses richesses et sa fertilité, à tous ses besoins ; que ne s’en emparait-il ? « Hélas ! répliqua Youen-Chao, je n’ai point encore de plan bien arrêté ! — Écoutez, répliqua Fong-Ky ; envoyez secrètement à Sun-Tsan l’ordre de s’emparer de ce pays si abondant ; promettez-lui, à tout hasard, de le seconder ; il marchera, j’en suis sûr. Han-Fou lui-même cédera volontiers au général la direction de la province ; c’est un pauvre homme sans moyens. Jetez-vous à la traverse, et voilà une conquête bien facile à faire. »
Le conseil plut à Youen-Chao ; de son côté Kong-Sun-Tsan, en recevant l’ordre d’occuper le Ky-Tchéou, se promit bien d’avoir sa part dans le résultat de l’entreprise, et il assembla gaiement ses troupes le jour même. Déjà Youen-Chao avait envoyé prévenir Han-Fou du danger (feignant ainsi de lui donner un avis charitable), et le pauvre gouverneur, tout effrayé, consulta ses deux assesseurs, Sun-Tchin et Kouo-To. Le premier fit observer que Sun-Tsan approchait à la tête des troupes du Yen-Tay ; ses forces étaient considérables ; on ne pouvait lutter contre une pareille armée ; d’ailleurs il avait avec lui Hiuen-Té, le vainqueur des Bonnets-Jaunes, et ses deux compagnons. Le Ky-Tchéou devait donc se rendre à jour nommé ! « Le chef de l’expédition, Youen-Chao, ajouta-t-il, est un héros supérieur à tous par sa capacité ; il a sous lui des chefs renommés ; d’un bout à l’autre de l’Empire il a répandu ses bienfaits ; la terre entière le respecte ; il est le modèle des grands hommes du siècle. Partagez avec lui le gouvernement de la province ; certainement il vous traitera avec égard, et regardera cet ambitieux Kong-Sun-Tsan comme un enfant étourdi. »
Déjà le gouverneur avait dépêché un commandant de cavalerie, Kouan-Ky, à Youen-Chao pour lui offrir l’investiture de la principauté. Mais Keng-Wou, le gardien des archives, s’opposait à cette démarche. « Ce chef, abandonné de ses alliés, cette armée épuisée, qui se jette entre nos bras, ne peut-on pas, disait-il, les comparer à des enfants qui meurent de faim après avoir tari le sein qui les nourrit ? et c’est à de pareilles gens qu’on veut abandonner le gouvernement de la province ! Ce serait ouvrir au tigre la porte de la bergerie ! » En vain Han-Fou se déclara le client de Youen-Chao et fit un éloge pompeux de ses qualités ; en vain il cita l’exemple des anciens, par lesquels il apprenait à abdiquer entre les mains d’un plus digne, et accusa d’envie le fidèle mandarin. Celui-ci résista toujours, et s’écria avec un soupir : « C’en est fait du pays ! » Tout le conseil partagea ses alarmes ; et, au nombre de trente, les mandarins donnèrent leur démission.
Cependant l’opiniâtre dignitaire Keng-Wou, associant à ses idées le général de cavalerie Kouan-Chun, cacha des troupes hors des murs de la ville, et ils attendirent l’arrivée de Youen-Chao, qui parut bientôt : les deux mandarins, comme s’ils fussent allés prier celui-ci de répondre aux vœux de leur maître, sortirent en armes à sa rencontre pour l’assassiner ; mais ils furent tués eux-mêmes ; le premier, par le chef des gardes, le second, par un officier de celui qu’ils venaient attaquer.
Devenu maître du pays, Youen-Chao laissa à l’ancien gouverneur un titre militaire. Après avoir tranquillisé le peuple, il appela les gens de bien aux emplois, et confia l’administration de la province à quatre des siens (Tien-Fong, Tsou-Chéou, Hu-Yeou et Fong-Ky). Privé de son autorité, indigné contre Chao, Han-Fou quitta sa famille et son pays ; il monta à cheval et alla se réfugier près de Tchang-Miao, commandant du Tchin-Liéou. De son côté, Sun-Tsan ayant appris ce qui se passait, envoya son jeune frère (Sun-Youe) près du généralissime pour réclamer sa part de la province occupée. — « Qu’il vienne lui-même conférer avec moi sur cette affaire, » répondit Youen-Chao ; et comme Sun-Youe retournait porter cet ordre à son frère, à quelques lieues de là, il fut arrêté par une troupe de cavaliers qui le percèrent de flèches, en se faisant passer pour des soldats de Tong-Tcho. Les hommes de sa suite accoururent vers Sun-Tsan lui faire part de la trahison dont son frère avait été victime. — « Quoi ! s’écria celui-ci dans sa colère, on me dit de lever des troupes pour soumettre une province que l’on occupe, dont on distribue les emplois à mon insu, et voilà qu’on égorge mon frère en se couvrant du nom de notre ennemi ! et je ne me vengerais pas ! » Avec toutes ses troupes il partit pour saccager cette ville de Ky-Tchéou.
Averti de sa rébellion, Youen-Chao marcha contre lui. Les deux armées se rencontrèrent près du fleuve Pan-Ho ; celle de Tsan était rangée à l’ouest, l’autre à l’est du pont jeté sur la rivière. Le chef rebelle, à cheval aux abords de ce pont, adressa à son ancien général des reproches sanglants : il l’accusa d’avoir agi contre toute justice. Youen-Chao, resté sur la rive opposée, prétendait n’avoir pas mal acquis une ville qui s’était donnée à lui. — « Vous que naguères, dit enfin Sun-Tsan, on avait, à Lo-Yang, choisi pour chef d’une confédération, à cause de votre loyauté, de votre fidélité, vous n’êtes au fond qu’un chien hypocrite, un loup voleur ! Rougissez donc à la face du ciel et de la terre. — Qui veut me l’arrêter ? cria Youen-Chao plein de rage. » À ces mots, Wen-Tchéou s’élance sur le pont, la lance au poing. Sun-Tsan croise le fer avec lui ; mais, au dixième assaut, il a déjà vu que son adversaire est trop redoutable ; il fuit au milieu des siens. Wen-Tchéou l’y poursuit, enfonce les rangs comme si sa lance n’eût rencontré aucun obstacle, sème la mort à ses côtés. Quatre officiers qui entourent Sun-Tsan le défendent avec courage : l’un tombe percé de coups, trois autres fuient ; Wen-Tchéou va trouver enfin l’ennemi qu’il cherche, mais le chef rebelle a quitté ses troupes pour se sauver au galop de monts en collines. Il se précipite à sa poursuite, l’interpelle avec colère et lui crie : « Saute à bas de ton cheval, rends-toi ! » Sun-Tsan se trouble ; son arc, ses flèches lui échappent des mains ; son casque tombe ; les cheveux épars, il fuit vers les hauteurs lorsque son cheval manque des pieds de devant et il roule à terre au pied d’une colline. La lance en main, Wen-Tchéou va le frapper, quand un des trois officiers qui ont fui sort de derrière un monticule ; lui-même, sans casque ni cuirasse, il veut percer Wen-Tchéou de sa lance. Pendant que Sun-Tsan a gravi la hauteur, les deux adversaires s’abordent ; mais celui qui s’est jeté si inopinément dans la mêlée est un jeune officier inconnu ; il lutte sans reculer pendant longtemps, jusqu’à ce que Sun-Tsan étant secouru par ses troupes, l’ennemi se retire. Wen-Tchéou fuit en paix ; le vainqueur ne le poursuit pas.
Descendu de la hauteur sur laquelle il avait cherché un refuge, Sun-Tsan demande le nom de ce libérateur inattendu. C’est un jeune homme aux sourcils épais, aux yeux larges, au visage carré, au menton double, à l’aspect imposant et majestueux, un guerrier athlétique nommé Tchao-Yun (son surnom Tseu-Long), né au pays de Tchin-Ting, dans la province actuelle de Pé-King. — « Pourquoi es-tu venu à mon secours, lui demanda Sun-Tsan, et qui es-tu ? — Je suis, répondit l’officier, un des hommes de la suite de Youen-Chao, ton ennemi ; j’ai vu que mon maître ne songeait plus ni à soutenir la dynastie ni à sauver le peuple. Je venais pour me donner à vous et j’ai pu vous trouver dans ce moment heureux. — Tous les habitants de votre ville, répondit Sun-Tsan en lui serrant la main, se rallient avec empressement autour de Youen-Chao, comment vous êtes-vous seul tourné vers moi ? — L’Empire est livré à l’anarchie, répliqua Tseu-Long ; le peuple environné de dangers est dans l’inquiétude : général, vous qui brillez par des sentiments humains et loyaux, veuillez pacifier l’Empire, et je ne serai plus seul à déserter la cause de Youen-Chao pour suivre la vôtre. »
Plein de joie, Sun-Tsan retourne à son camp pour remettre l’ordre parmi ses soldats ; et le lendemain, il déploie à l’entrée du pont une division menaçante de deux mille hommes, tous montés sur des chevaux blancs ; ensuite il partage son armée en deux ailes ; à droite et à gauche de son infanterie il développe une ligne de cinq mille cavaliers, dont la plus grande partie monte aussi des chevaux de la même couleur[48]. À la voix de Youen-Chao, leur chef, Wen-Tchéou et Yen-Liang commencent l’attaque avec chacun mille archers qui harcèlent les deux ailes ; au centre se tient Kio-Y avec huit cents autres archers et quinze mille fantassins, qui forment au milieu de l’armée un cercle parfait ; Youen-Chao les soutient en personne avec environ dix mille hommes. Ne sachant trop jusqu’à quel point il doit compter sur le jeune officier passé sous ses drapeaux, Sun-Tsan le met à l’arrière-garde ; l’avant-garde est commandée par Yen-Kang, son premier lieutenant ; lui-même il est au centre, en tête du pont, à cheval. Un étendard de soie rouge, sur lequel sont inscrits ses noms en caractères d’or, flotte devant lui. Toute la matinée, il fait résonner les tambours, mais les soldats ennemis n’ont pas fait un mouvement.
Les huit cents archers du centre avaient eu l’ordre de se cacher derrière de grands boucliers qui parent les flèches, et de ne pas remuer. Le lieutenant de Sun-Tsan se jette sur eux au bruit du tambour ; mais leur chef le laisse venir sans démasquer le piège : seulement, quand ceux-ci ne sont plus qu’à dix pas, un canon donne le signal ; les huit cents arcs lancent tout à coup leurs flèches, et le lieutenant de Sun-Tsan bat précipitamment en retraite ; puis il tombe sous les coups de Kio-Y, qui s’est lancé à sa poursuite. La déroute est complète du côté de Sun-Tsan ; les deux ailes de son armée sont attaquées par les deux ailes de celle de Youen-Chao ; la division du centre arrive près du pont en masse le sabre à la main ; l’officier qui portait l’étendard rouge est tué par le chef des archers, Kio-Y. La mort de son porte-enseigne est pour Sun-Tsan le signal d’une nouvelle attaque ; mais ses efforts sont vains ; il redescend sur le pont et prend la fuite ; son arrière-garde est culbutée. Tout à coup, un de ses lieutenants se tient ferme dans la mêlée avec cinq cents hommes. À son tour Kio-Y se trouve harcelé, serré de près par ce chef, qui n’est autre que Tseu-Long. Le jeune héros l’attaque à plusieurs reprises, le renverse mort de dessus son cheval, et va seul porter le carnage dans l’armée de Youen-Chao. Il sème la mort autour de lui, traverse les rangs ennemis comme des lignes fictives de combattants ; et, pendant ce temps, Sun-Tsan, qui a conduit de nouveau ses troupes au combat, demeure à la fin victorieux. C’est lui alors qui se lance à la poursuite de Chao, dont les soldats se dispersent de toutes parts.
Instruit du premier succès remporté par ses archers et de la mort du porte-étendard ennemi, Youen-Chao, loin de s’attendre à ce revers, était accompagné d’une centaine de fantassins de ses gardes et d’une dizaine de cavaliers ; il s’amusait avec Tien-Fong, l’un de ses officiers supérieurs, à rire et à causer de la défaite certaine de Sun-Tsan, quand parut Tseu-Long, culbutant ses lignes. Les flèches pleuvent, l’armée ennemie les enveloppe de plus en plus. » Il ne fait pas bon ici, dit Tien-Fong, allons nous cacher dans cette maison déserte. — Non, répondit Chao en jetant son casque ; un héros doit affronter l’ennemi et combattre jusqu’à la mort, plutôt que de se sauver ainsi ! » Ranimées par sa présence, ses troupes se défendent avec désespoir ; Tseu-Long ne peut plus rompre leurs rangs, il revient sur ses pas avec Sun-Tsan. Les phalanges de Youen-Chao se sont rassemblées, les deux ailes se replient, elles luttent sur trois points contre Sun-Tsan, contre le vaillant capitaine qui accompagne celui-ci, et l’aide à s’ouvrir enfin un passage au plus épais de la mêlée. C’est au milieu du pont que les deux armées se confondent ; combien de soldats périrent dans les eaux !
Youen-Chao a poursuivi les fuyards un demi-mille au-delà du fleuve ; et de derrière la montagne sort une troupe de cavaliers que conduisent trois chefs accourant au galop : celui du milieu brandit une double épée, c’est Hiuen-Té ; en tête du premier corps brille le cimeterre de Kouan-Yun ; en tête du troisième, la lance redoutée de Tchang-Fey. La nouvelle de cette guerre entre les deux généraux alliés était parvenue au district de Ping-Youen, et les trois héros arrivaient pour prendre part à la bataille en faveur de Kong-Tsan, leur ami.
Dès qu’il se voit attaqué par eux, Youen-Chao troublé sent ses forces qui l’abandonnent ; il laisse tomber son glaive, fouette son cheval à outrance et fuit au plus vite.
CHAPITRE II.
I.[49]
Heureusement les officiers de Youen-Chao sauvèrent leur chef en se battant avec courage, et se retirèrent avec lui derrière le pont. De son côté, Sun-Tsan rassembla ses troupes et retourna à son camp. Hiuen-Té vint présenter ses respects à son ancien général, qui le remercia de l’avoir fait échapper à un si pressant péril ; il lui amena le jeune Tseu-Long, à qui Hiuen-Té témoigna beaucoup d’estime, et bientôt une amitié qui devint chaque jour plus intime (comme on le verra par la suite). Après ce premier combat, Youen-Chao s’affermit dans la province sans songer à reprendre l’offensive. De part et d’autre, on s’observa pendant un mois.
Cependant, établi à Tchang-Ngan, où il prenait le titre de premier ministre, Tong-Tcho se plaçait au-dessus de tous les princes de second rang, et il paraissait en public monté sur un char orné d’une couverture brune semée de dessins en or. Il fut averti que Youen-Chao, voyant son armée épuisée, se fortifiait et n’osait plus se battre. Pendant bien des semaines, Sun-Tsan et lui s’étaient attaqués sur les bords du Pan-Ho. Ly-Jou conseilla au régent de demander à l’empereur un ordre qui enjoignît à ces deux généraux les plus distingués de leur temps de se présenter à la cour ; touchés de cette grâce, ils ne manqueraient pas de se soumettre. Dès le lendemain, en effet, Tong-Tcho, qui approuvait le conseil, obtint du jeune souverain qu’on envoyât vers eux deux grands personnages du palais, le ministre Ma-Jy-Ty et l’intendant Tchao-Ky. Le généralissime de l’ancienne confédération, Youen-Chao, fit dix milles pour recevoir dignement les commissaires impériaux ; et tandis que ceux-ci étaient dans le camp, Sun-Tsan, instruit des volontés du souverain, fit parvenir à son compétiteur la lettre suivante :
« Les deux commissaires impériaux, imitant les vertus de Tchéou et de Tchao, sont venus nous apporter un ordre qui fait connaître les faveurs dont nous honore le souverain, et nous enseigne la réconciliation. Lorsque dans le ciel les nuages s’entr’ouvrent et laissent voir le soleil, quelle joie dans le monde ! Telle est celle que j’éprouve. Jadis, au temps de Kwang-Wou, Kia-Fou et Kieou-Siun, qui, tous les deux à la tête d’un parti, cherchaient à se perdre, se soumirent à ce grand empereur, vaincus par sa clémence ; et quand ils parurent, montés sur le même char, le peuple les glorifia. Moi qui suis bien peu de chose, si j’obtiens avec vous un pareil bonheur, il sera bien grand pour moi et je croirai vous être redevable d’un bienfait ! »
Cette lettre fit grand plaisir à Youen-Chao. Le lendemain les deux commissaires se rendirent au camp de Sun-Tsan, qui, après les avoir festoyés pendant un jour, les mit poliment sur la route de la capitale. D’après la recommandation de son protecteur Sun-Tsan, Hiuen-Té fut confirmé par l’empereur dans la place de gouverneur du district de Ping-Youen ; et, serrant la main de son jeune ami Tseu-Long, il lui dit un adieu qui fut de part et d’autre mêlé de larmes abondantes. « Hélas ! disait Tseu-Long, j’avais cru voir dans Sun-Tsan le héros de notre époque, et je comprends aujourd’hui que c’est un homme de la trempe de Youen-Chao. — Servez-le avec courage, général, reprit Hiuen-Té, nous nous reverrons un jour ! » Et ils se quittèrent en pleurant : l’un retourna à son poste, l’autre suivit le chef dont il avait embrassé le parti.
Cependant le frère du généralissime de l’armée désormais dissoute, Youen-Chu (retiré alors à Nan-Yang), averti que celui-ci venait de se rendre maître de la ville de Ky-Tchéou, lui avait fait demander un renfort de mille chevaux ; et comme Youen-Chao ne lui envoya pas un cheval, furieux de cette indifférence, il se tourna vers le gouverneur de Hing-Tchéou, vers Liéou-Piéou, pour lui demander des vivres ; celui-ci ne lui donna pas un grain de blé. Dans sa colère, Youen-Chu écrivit secrètement à Sun-Kien (qui venait de se déclarer indépendant, et à qui lui-même il avait, au commencement de cette guerre, refusé des provisions), la lettre suivante :
« Naguères, mon frère Youen-Chao a voulu vous enlever le sceau impéral et empêcher votre retraite. Aujourd’hui, il a levé des troupes avec Piéou et envahi une province à l’est du fleuve Kiang. Cette conduite m’a révolté. Rendez-vous maître de Hing-Tchéou, et je vous aiderai à battre mon frère ; vengeons nos injures mutuelles. Vous garderez cette ville, moi je prendrai celle de Ky-Tchéou. Hâtons-nous d’accomplir cette entreprise. »
Sun-Kien trouva l’occasion excellente de se venger du gouverneur Liéou-Piéou, qui lui avait barré le chemin quand il songeait à passer dans le Kiang-Tong. Avec ses trois amis dévoués (Tching-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang), réunis en conseil, il délibéra sur le parti à prendre. Le premier disait qu’il fallait se défier des paroles d’un homme artificieux comme Youen-Chu ; mais Sun-Kien, songeant bien qu’il pouvait, sans le secours de cet allié, tirer vengeance de Youen-Chao, envoya Hwang-Kay en avant, rassembler sur les bords du fleuve Kiang cinq cents bateaux. Il devait aussi faire des provisions d’armes, de vivres et de fourrages. Les grandes barques étaient destinées au transport des chevaux, et l’on n’attendait qu’un jour favorable pour entrer en campagne. Ce fut alors que des espions vinrent annoncer à Liéou-Piéou, en dedans du Kiang, le danger dont il était menacé.
Celui-ci, dans sa frayeur, réunit ses mandarins civils et militaires pour avoir leurs avis. L’un des conseillers, Kouay-Léang, pensa que le gouverneur devait calmer ses alarmes, envoyer en avant les troupes du Kiang-Hia, sous les ordres de Hwang-Tsou, et les soutenir lui-même en marchant à la tête des soldats de sa province ; l’ennemi venu de loin, embarrassé par les fleuves et les lacs, ne pourrait déployer ses forces ni tirer parti de son brillant courage. Liéou-Piéou adopta ce plan.
Or, Sun-Kien avait cinq fils et une fille, et aussi un jeune frère, Sun-Tsing (surnommé Yeou-Tay[50]), qui, au moment où il allait partir à la tête des troupes, vint le saluer avec tous ses enfants, et il lui donna ce conseil : « Le pouvoir est aux mains de Tong-Tcho, notre empereur est faible, l’Empire est dans l’anarchie, chacun s’en partage les lambeaux ; le pays à l’est du Kiang conserve seul une apparence, un reste de tranquillité, et, pour une petite vengeance, vous y conduisez des troupes nombreuses ! Cela n’est pas bien, mon frère, songez-y. — Vous n’entendez rien à ces choses, répliqua Sun-Kien ; j’en ai fait le serment, je veux être le maître dans l’Empire, dominer mon siècle, pacifier le peuple. J’ai un ennemi, et je me vengerai de son insulte. Faut-il que je croise les bras et que j’attende la mort ! Je ne suivrai pas un pareil conseil. — Et moi, interrompit l’aîné des cinq fils, Sun-Tsé, je veux suivre mon père ! — Cet enfant, dès son jeune âge, a montré une rare valeur, dit Sun-Kien, il me suivra à la tête de mes troupes. » Tandis que son second frère Sun-Kuen restait avec leur oncle à garder la rive orientale du fleuve, l’enfant intrépide monta sur un bateau et se rendit devant la ville de Fan-Tching. Le chef de l’avant-garde ennemie, Hwang-Tsou, s’était embusqué sur l’autre rive avec une compagnie d’archers, appuyés par d’excellents soldats d’infanterie. Dès qu’il voit les bateaux toucher le bord, il fait pleuvoir sur eux une grêle de flèches ; Sun-Kien ordonne aux siens de ne pas répondre à cette attaque, de rester en bon ordre cachés au fond des barques, et de tenir l’ennemi en alerte par divers mouvements. Au bout de trois jours, Hwang-Tsou avait épuisé toutes ses flèches, et Sun-Kien fit arracher par milliers celles qui s’étaient enfoncées dans le bois des bateaux ; puis, profitant d’un vent favorable, il s’approcha, et ses troupes à leur tour lancèrent leurs traits en masse. Tsou ne put tenir sur le rivage, les siens se retirèrent en désordre ; ainsi les trois corps d’armée, ayant à leur tête chacun un des trois lieutenants de Sun-Kien[51], débarquèrent et chargèrent tous ensemble, si bien que Tsou éprouva une déroute complète. Il abandonna la ville forte qu’il défendait pour se réfugier dans celle de Teng-Tching. Sun-Kien, laissant ses bateaux sous la garde de la troisième division, courait lui-même à la poursuite des fuyards jusqu’auprès de Teng-Tching ; mais Tsou vint lui présenter la bataille dans une plaine inculte. Aussitôt Sun-Kien déploie son armée : il est debout avec ses chefs, au pied de son étendard ; le casque en tête, la lance au poing, couvert de sa cuirasse, le jeune Sun-Tsé paraît à cheval auprès de son père. Hwang-Tsou s’avance avec deux de ses lieutenants, Tchang-Hou et Tchin-Seng, anciens rebelles du pays de Kiang-Hia, soumis depuis à Liéou-Piéou.
« Vils bandits de la rive orientale, crie Hwang-Tsou en provoquant l’ennemi, osez-vous bien attaquer un parent de l’empereur et envahir son territoire ! » Aussitôt Tchang-Hou, brandissant son trident de cuivre jaune, lance son cheval… à la voix de Sun-Kien, qui s’est écrié : « Quel homme de cœur me tuera ce brigand ? » Han-Tang vole à la rencontre du chef ennemi ; la lutte est longue et le succès douteux ; cependant Tchin-Seng voit que les forces de son compagnon s’épuisent ; la lance au poing, il se précipite hors des rangs pour le secourir, espérant venir à bout de Han-Tang par cette double attaque. Mais le jeune Sun-Tsé, debout derrière son père, l’a vu venir ; il dépose sa pique, tend son arc, et lance une flèche qui perce le visage de Tchin-Seng. Le guerrier blessé tombe à terre, son compagnon tremblant ne peut plus combattre, et Han-Tang lui fend le crâne d’un coup de sabre.
Hwang-Tsou, à son tour serré de près par Tching-Pou, est forcé de se débarrasser de son casque ; il abandonne son cheval et se réfugie à pied au milieu des bataillons de son infanterie. L’armée vaincue est poursuivie par Sun-Kien, qui la décime, jusque sur les bords du fleuve Han. Les bateaux confiés à la garde de Hwang-Kay distribuent les troupes victorieuses le long des deux fleuves[52].
Hwang-Tsou vint rendre compte de sa défaite à Piéou, qui délibéra de nouveau avec ses conseillers. « Puisqu’on ne peut résister à Sun-Kien, dit Kouay-Léang, puisque les troupes battues, découragées, n’ont plus la force de combattre, il faut se mettre à l’abri au milieu des vallées, des collines, éviter la bataille et demander secrètement des renforts à Youen-Chao, c’est le seul moyen de salut. » Un autre, Tsay-Mao, blâmait ce lâche conseil : fallait-il, quand l’ennemi était prêt à bloquer les murailles, se croiser les bras et attendre la mort ?
Cet avis plut à Liéou-Piéou ; Tsay-Mao, qui l’avait donné en s’offrant de le mettre à exécution, sortit avec dix mille hommes sous les murs de Siang-Yang, et les rangea en bataille près du mont Sien-Chan, situé devant la ville. Chef d’une armée triomphante, Sun-Kien arrivait au galop, et dès qu’il vit paraître Tsay-Mao, frère aîné d’une des concubines de Piéou, il s’écria : « Qui va me le prendre ? » Tching-Pou répond à l’appel. Après une courte attaque, Mao est forcé de fuir jusque dans les murs de la ville ; la plaine est jonchée des débris de ses troupes. Sa défaite lui fut amèrement reprochée par Kouay-Léang, qui, lui-même ayant conseillé la prudence, demandait qu’on tranchât la tête au vaincu ; mais Piéou, par amour pour la sœur du coupable, refusa de lui infliger un pareil châtiment.
Cependant la nouvelle arriva bientôt que l’ennemi cernait la ville. Kouay-Léang fut chargé de défendre les fossés avec un corps de troupes, pendant qu’on envoyait un courrier à Youen-Chao pour lui demander des renforts. Depuis plusieurs jours les assiégés résistaient, lorsqu’un tourbillon brisa le bâton de l’étendard de la division du centre de l’armée de Sun-Kien ; Tching-Pou vit dans cet incident un augure fâcheux ; il fallait rappeler les soldats. « Ah ! répondit Sun-Kien, après tant de victoires la ville sera bientôt à nous : doit-on, pour une bannière renversée, retirer ses soldats ! — C’est la bannière du principal corps d’armée, la vôtre, dit Han-Tang ; le présage est grave ! — Le vent n’est qu’une exhalaison du ciel et de la terre, interrompit Sun-Kien, et parce qu’une brise des premiers jours d’hiver a abattu l’étendard, faut-il perdre courage ! Toute ma vie j’ai commandé des soldats, et jamais de pareilles folies ne m’ont occupé ; au contraire, c’est le cas de donner un assaut général et d’emporter la ville ! »
Pendant ce temps-là, dans les rangs opposés, Kouay-Léang racontait au gouverneur assiégé qu’il avait vu, dans la nuit, l’étoile d’un général tomber à terre, et que c’était infailliblement celle qui présidait aux destinées du chef ennemi. Le dépêche pour Youen-Chao est prête, il faut qu’elle parte, mais qui osera traverser les lignes des assiégeants ? « Moi, » répondit un brave officier du nom de Liu-Kong. — « Eh bien ! dit Kouay-Léang, si vous êtes assez hardi pour cela, écoutez mes avis : prenez avec vous cinq cents archers d’élite ; une fois les lignes passées, gagnez la montagne. L’ennemi vous poursuivra ; laissez alors cent hommes sur les hauteurs pour qu’ils puissent attaquer avec des pierres ; jetez cent archers dans les bois, mais qu’ils laissent approcher ceux qui vous poursuivront, sans bouger ; ils ne devront lancer leurs flèches que quand l’ennemi, engagé dans la montagne, sera ainsi tombé dans le piége. Si vous tuez un chef et que l’ennemi se rende, faites un signal auquel on vous répondra dans la ville en venant à votre secours. Mais si vous sortez sans être attaqué, franchissez plutôt les lignes sans tirer le canon d’alarme. Cette nuit, la lune ne brille guère ; vous devrez partir au crépuscule. »
Kouay-Léang disposa des troupes aux quatre portes de la ville, pour qu’elles fussent prêtes à répondre au signal ; au soir, Liu-Kong était sorti avec ses cavaliers. Du haut des murs, on regarda du côté de l’est, on n’apercevait pas un soldat, pas un cheval ; ce fut par cette porte que Liu-Kong s’échappa furtivement à la tête de sa petite troupe. Il traversait sans bruit les retranchements de Sun-Kien, quand celui-ci entendit, du milieu de sa tente, des voix d’hommes ; vite il saute à cheval avec une trentaine de cavaliers, se dirige vers la partie orientale du camp, et apprend de la bouche des gardes qu’un groupe d’ennemis, déjà en marche vers la montagne, a franchi les lignes. Sans demander plus de détails, Sun-Kien se lance à leur poursuite avec ses trente cavaliers, et crie : « Arrêtez, fuyards ! » Liu-Kong, qui avait déjà placé son monde en embuscade dans la montagne et dans la forêt, se retourne, engage la lutte, et se remet à galoper vers les hauteurs, toujours harcelé par Sun-Kien, qui ne sait où son ennemi veut l’entraîner. À peine arrive-t-il sur la montagne, qu’il est assailli d’en haut par une grêle de pierres ; les flèches pleuvent d’en bas, du côté de la forêt ; les soldats en embuscade se démasquent et criblent Sun-Kien de traits et de cailloux. Le crâne fracassé, il tombe… Le maître et le cheval avaient péri tous les deux sur le mont Sien-Chan ! Sun-Kien était âgé de trente-sept ans ; il mourut la 3e année du règne de Hiao-Hien-Ty, le 7e jour du 11e mois.
[Année 193 de J.-C] Les trente cavaliers, arrêtés dans la route, tombèrent sous les coups de Liu-Kong ; il donna le signal. Les trois lieutenants du gouverneur (Hwang-Tsou, Kouay-Youe, Tsay-Mao) font une sortie, et les troupes du Kiang-Tong sont en pleine déroute. Au bruit de cette armée se précipitant en désordre, Hwang-Kay amena les troupes qui étaient sur les bateaux pour défendre le camp ; il attaqua et fit prisonnier Hwang-Tsou lui-même. Tching-Pou, qui gardait près de lui le fils de son général (dont il ignorait la mort) cherchait la route ; il rencontre Liu-Kong, et, après une courte lutte, le tue d’un coup de lance. Ce fut bientôt une mêlée complète ; on s’égorgea jusqu’au jour. Alors chacun rallia ses soldats, et Liéou-Piéou rentra dans la ville.
Cependant Sun-Tsé, revenant aux bords du fleuve Han, apprit la mort de son père ; il courut avec des larmes et des sanglots à la recherche de son corps. Les troupes de Piéou l’avaient emporté ; et à travers le camp ce furent des cris et des larmes sans fin. « Si le cadavre de mon père est aux mains des ennemis, dit l’enfant, comment retournerais-je dans ma famille ? — Il y a un moyen, dit Hwang-Kay, c’est de l’échanger avec le général Hwang-Tsou, fait prisonnier cette même nuit. » Un officier, Hiuen-Kay, se chargea d’aller porter ces propositions à Liéou-Piéou. Celui-ci offrit de remettre le cercueil dans lequel le général mort était déjà enfermé ; Hwang-Tsou serait rendu en échange, et, de part et d’autre, on retirerait ses troupes : la paix serait conclue.
Au moment où le parlementaire allait se retirer, une voix cria : « Non, n’en faites rien ! J’ai un autre projet. Que les troupes ennemies ne se retirent pas ainsi ; commençons par décapiter l’envoyé, ensuite nous verrons. — Aujourd’hui Sun-Kien est mort, les gens du Kiang-Tong n’ont plus de chef, Sun-Tsé est jeune, ses frères ne sont que des enfants, reprit Kouay-Léang, l’occasion est bonne ; pendant que rien ne nous menace de ce côté, pendant que tout est affaibli à l’est du fleuve, jetons des soldats dans cette contrée, et à la première attaque elle est à nous. Si le corps est rendu au fils, si on lui permet de remporter dans les provinces méridionales le cercueil de son père, cette vue nourrira le zèle, excitera l’enthousiasme des populations, et que de malheurs pour notre province ! — Et mon lieutenant Tsou, prisonnier dans le camp ennemi, répondit Piéou, dois-je l’abandonner ? — Cela peut-il vous arrêter ? répliqua Léang ; qu’importe un homme sans talent ; le perdre pour gagner cent lieues de pays, voilà la vraie conduite d’un homme supérieur ! — Non, reprit Piéou, Tsou est mon ami de cœur, je ne manquerai pas ainsi à un devoir sacré ! »
L’envoyé retourna au camp ; Hwang-Tsou délivré alla prendre congé du jeune Sun-Tsé, qui vint au-devant du cercueil de son père ; la guerre était finie. Sun transporta le cadavre dans sa bière à l’est du fleuve, et, après avoir accompli toutes les cérémonies funèbres, il l’ensevelit à Kio-Ho. Retiré avec ses troupes à Kiang-Tou, le jeune prince, devenu indépendant, appela à lui les hommes instruits et sages ; de tous côtés, les gens recommandables par leurs talents et leurs rares qualités vinrent grossir son parti.
CHAPITRE III.
I.[53]
Or Tong-Tcho se trouvait dans la ville de Tchang-Ngan lorsqu’il apprit la mort du général Sun-Kien. « Enfin, s’écria-t-il, me voilà délivré du poids qui m’accablait. » Il demanda alors l’âge de son fils Sun-Tsé. « Dix-sept ans, » lui répondirent ceux qui l’entouraient. « Dix-sept ans ! ce n’est pas la peine d’en parler. »
Dès ce moment Tong-Tcho prit le titre de régent ; et, pour imiter l’empereur, dont il usurpait les droits, il ne sortait jamais sans se faire accompagner d’une escorte nombreuse. Il nomma Tong-Min, son jeune frère, prince de Kho, et général de l’armée de gauche, et donna à son frère aîné, Tong-Hwang, le titre d’intendant du palais et le commandement de la garde impériale. Il faisait des princes suivant son caprice, sans se donner la peine de demander quel était leur âge ni leur famille ; et il conférait à des enfants des deux sexes, que berçaient encore leurs nourrices, les rangs et les dignités que distinguent la robe écarlate et la ceinture d’or. Il envoya deux cent cinquante mille hommes de corvée pour construire la ville de Meï-Ou. Il voulut que ses murs embrassassent une circonférence de plus de vingt milles, et qu’ils eussent la même hauteur et la même épaisseur que ceux de la capitale, qui en était éloignée de sept à huit lieues. Il éleva dans l’intérieur de la ville des palais somptueux et des greniers d’abondance où il rassembla des provisions de grain pour vingt ans. Il choisit parmi le peuple huit cents des plus belles filles entre quinze et dix-huit ans, pour être ses servantes et ses concubines, et accumula dans cette ville une quantité immense d’or et d’argent, de perles, d’étoffes de soie et de pierres précieuses.
Tong-Tcho avait coutume de dire : « Si je réussis dans mes projets, je veux m’emparer de l’Empire ; si je ne réussis pas, je garderai cette ville, et j’y passerai le reste de mes jours. »
Toutes les fois que Tong-Tcho sortait, les présidents des tribunaux suprêmes et les ministres étaient obligés de s’agenouiller au bas de son char, et les magistrats qui avaient rendu d’anciens services à l’État ne pouvaient obtenir d’emplois s’ils n’étaient présentés par Tsay-Yong devenu son favori.
Un jour un moniteur impérial, nommé Hwang-Fou-Song, s’étant prosterné devant le char de Tong-Tcho : « Eh bien ! s’écria-t-il, voilà donc Hwang-Fou-Song qui s’incline devant moi ! — Qui aurait pu prévoir que Votre Excellence arriverait au faîte des grandeurs ?
— « L’aigle est né pour prendre un sublime essor ; le passereau qui s’élève à peine au-dessus de la terre ne peut comprendre sa noble destinée.
— « Jadis, seigneur, nous passions pour deux aigles. Aurais-je pu penser que Votre Excellence se changerait en phénix ? »
Tong-Tcho, riant aux éclats répliqua : « Fou-Song, me crains-tu ?
— « Seigneur, si vous honorez les sages, si vous les traitez avec une noble générosité, quel est l’homme qui ne s’empressera pas de vous rendre hommage ! Mais si vous faites des édits cruels, si vous infligez des supplices qui révoltent l’humanité, non seulement Fou-Song, mais même tout l’Empire tremblera devant vous. » Tong-Tcho sourit une seconde fois.
Le tyran résidait avec toute sa maison dans la ville de Meï-Ou. Il en revenait tantôt au bout de quinze jours, tantôt au bout d’un mois. Les grands dignitaires allaient tous le recevoir en dehors de la porte de la capitale appelée Kwang-Men, et se prosternaient devant son char ; et sur toute la route qu’il devait parcourir on étendait par terre de riches tapisseries. À cette occasion, Tong-Tcho avait coutume d’admettre à sa table les grands dignitaires de l’État. Un jour, on lui annonça l’arrivée de quelques centaines de soldats du nord, qui étaient rentrés dans le devoir. Tong-Tcho alla au-devant d’eux jusqu’à la porte appelée Kwang-Men, et tous les magistrats de la capitale se joignirent à son cortège. Tong-Tcho les ayant retenus à dîner, fit amener devant lui tous les soldats, et exerça sur eux les plus horribles cruautés : les uns eurent les mains et les pieds coupés ; on creva les yeux aux autres. On arracha la langue à ceux-ci ; ceux-là furent jetés dans des chaudières remplies d’eau bouillante. Ces malheureux, sanglants et mutilés, demandaient grâce en luttant contre la mort.
Les magistrats palpitent de crainte et d’horreur ; ils laissent tomber les bâtonnets[54], et oublient les mets qui sont servis devant eux. Tong-Tcho continua de boire et de manger, en riant aux éclats, et comme les magistrats voulaient quitter la salle du festin. « J’ai tué ces révoltés, leur dit froidement Tong-Tcho ; pourquoi avez-vous peur ? — J’ai aperçu une vapeur noire qui s’élevait au ciel, dit le conservateur des archives Tsay-Hong ; c’est un sinistre présage pour les grands officiers de l’État. »
Un jour Tong-Tcho avait réuni dans son hôtel tous les magistrats, et les avait fait asseoir sur deux rangs. Quand le vin eut fait plusieurs fois le tour de l’assemblée, Liu-Pou s’approcha de Tong-Tcho et lui dit quelques mots à l’oreille. « Quoi ! est-ce bien vrai ? » lui dit Tong-Tcho en riant. Sur-le-champ il ordonna à Liu-Pou de prendre par les cheveux Tchang-Wen, le ministre des travaux publics, et de l’entraîner hors de la salle. Tous les magistrats changèrent de visage.
Hier, dit Tong-Tcho, le conservateur des archives a annoncé un malheur aux grands officiers de l’État, et c’est à cet homme que se rapportait cette prédiction. » Quelques instants après, un domestique vint lui présenter, dans un plat rouge, la tête de Tchang-Wen. Tong-Tcho ordonna à Liu-Pou de servir du vin aux convives, et de présenter à chacun cette tête sanglante, à mesure qu’il passerait devant eux.
Les magistrats sont remplis d’effroi ; ils n’osent se regarder, de peur de trahir l’horreur dont ils sont glacés. « Messieurs, dit en riant Tong-Tcho, ne craignez rien. Tchan-Wen s’était ligué avec Youen-Chao pour m’ôter la vie. Il envoya un homme porter une lettre qui tomba par hasard entre les mains de mon fils Liu-Pou. C’est pourquoi je l’ai tué, et j’exterminerai toute sa famille. Mais vous, qui me montrez une obéissance et une affection sans bornes, je ne vous tuerai point. J’ai pour moi la protection du Ciel. Quiconque en veut à mes jours est un homme mort. » Les magistrats gardèrent le silence ; un signe de tête fut toute leur réponse. Quand le soir vint, ils se retirèrent sans mot dire.
Le ministre Wang-Yun, étant rentré chez lui, réfléchit aux scènes sanglantes qui s’étaient passées au milieu du festin. Il s’assit sur une natte, mais il ne put trouver le repos. Il prit son bâton et alla à pied dans le jardin situé derrière sa maison. Comme il regardait le ciel en versant des larmes, et l’âme en proie aux pensées les plus déchirantes, tout à coup il entendit des soupirs et des sanglots qui partaient d’un pavillon voisin, appelé Meou-Tan-Ting. Wang-Yun se glisse furtivement ; il aperçoit une femme de sa maison : c’était une musicienne d’une beauté accomplie, nommée Tiao-Tchan. Dès son enfance, elle avait été admise parmi ses comédiennes. Wang-Yun, voyant qu’elle était douée d’une rare pénétration, lui avait fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare. Il lui suffisait de savoir une chose pour en comprendre cent. Les trois religions, les neuf sciences, n’avaient rien de caché pour elle. Elle avait reçu de la nature cette beauté qui fait tomber les villes et subjugue les États. Elle avait alors vingt-huit ans. Wang-Yun l’aimait et la choyait comme sa propre fille.
Cette nuit-là, Wang-Yun, après l’avoir longtemps écoutée, rompit le silence, et lui dit d’une voix courroucée : « Misérable ! c’est sans doute quelque intrigue qui t’a conduite ici ? » Tiao-Tchan tomba toute tremblante à ses pieds.
« Seigneur, lui dit-elle, comment votre servante oserait-elle nourrir un amour coupable ? — Si tu n’avais pas quelque intrigue secrète, comment viendrais-tu la nuit pleurer et soupirer dans ce pavillon ? — Permettez-moi de vous découvrir le fond de mon cœur. — Ne me cache rien, je veux savoir toute la vérité.
— « Seigneur, votre humble servante a été comblée de vos bontés ; vous l’avez élevée avec toute la tendresse d’un père ; vous lui avez fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare, et jamais vous ne l’avez traitée comme une esclave ; vous la regardez au contraire comme votre propre fille. Quand même, pour vous servir, mes os seraient réduits en poudre, quand toute ma chair serait déchirée en lambeaux, je ne pourrais pas encore payer la dix-millième partie de vos bienfaits. J’ai vu vos sourcils froncés par la tristesse, et j’ai pensé que vous étiez tourmenté par les grands intérêts de l’État. J’aurais voulu, seigneur, dissiper vos ennuis, mais j’ai craint de vous interroger. Ce soir encore j’ai été témoin de vos inquiétudes ; j’ai vu que vous ne pouviez ni marcher, ni rester un instant en repos. Voilà, seigneur, la cause de mes larmes. Je ne pensais pas que Votre Excellence viendrait épier ma douleur et m’arracher mon secret. Si votre servante peut vous être utile à quelque chose, dussé-je souffrir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. »
Wang-Yun, frappant la terre avec son bâton, s’écria : « Qui aurait pensé que le salut de l’Empire fût entre vos mains ? Suivez-moi dans la salle peinte. » Et elle suivit Wang-Yun, qui fit retirer toutes ses concubines. Quand il fut seul avec Tiao-Tchan, il la fit asseoir au milieu de la salle, et se prosterna devant elle en frappant la terre de son front.
Tiao-Tchan fut remplie d’effroi. « Seigneur, lui dit-elle en se précipitant à ses genoux, pourquoi vous prosterner ainsi devant votre humble servante ? — Prenez pitié de l’Empire des Han et de ses malheureux sujets ! » s’écria-t-il ; et deux torrents de larmes ruissellent le long de ses joues. « Je vous le répète, reprit-elle, si vous avez quelque ordre à me donner, quand il faudrait subir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. » Wang-Yun se prosterna de nouveau à ses genoux et lui dit : « Le peuple est dans un danger qui ne se peut comparer qu’à celui d’un homme suspendu la tête en bas. L’empereur et les ministres de la dynastie des Han sont sur le bord d’un précipice, et il n’y a que vous au monde qui puissiez les sauver. »
Tiao-Tchan se prosterna trois fois devant lui, et le pria de lui révéler ce secret. Wang-Yun lui dit : « Tong-Tcho veut s’emparer du trône ; et, parmi les officiers civils ou militaires qui entourent l’empereur, il n’en est pas un seul qui puisse trouver un stratagème pour se défaire de lui. Tong-Tcho a près de lui un fils adoptif nommé Liu-Pou ; il est doué d’un courage qui résisterait à dix mille soldats. Je pense que ces deux hommes sont amis du vin et de la volupté. Je désire vous offrir d’abord en mariage à Liu-Pou, et ensuite à Tong-Tcho. Profitez de cette occasion pour exciter de la jalousie entre le père et le fils, et les armer l’un contre ; tâchez que Liu-Pou tue TongTcho. Vous nous aurez délivrés du fléau qui pèse sur l’Empire, vous aurez relevé le trône chancelant des Han, et vous l’aurez protégé comme si on l’entourait d’une ceinture de mers et de montagnes. J’ignore quelles sont vos dispositions.
« Seigneur, votre servante est prête à vous obéir. Conduisez-moi promptement auprès de lui : mon plan est tout arrêté. — Si cette affaire venait à transpirer, Tong-Tcho exterminerait toute ma famille. — N’ayez aucune inquiétude. Si votre servante oublie les devoirs que lui imposent la justice et la reconnaissance, puisse-t-elle mourir sous le tranchant de dix mille glaives ! puisse-t-elle, de siècles en siècles, ne jamais transmigrer dans un corps humain ! » Wang-Yun la remercia en se prosternant devant elle, et garda un profond silence sur le projet qu’il méditait.
Le lendemain Wang-Yun prit une escarboucle d’un prix inestimable, et la fit enchâsser au haut d’un bonnet tout rayonnant d’or, qu’il envoya secrètement au fils adoptif de Tong-Tcho. Liu-Pou, transporté de joie, alla droit à l’hôtel de Wang-Yun pour le remercier de ce riche présent. Celui-ci, qui s’attendait à la visite de Liu-Pou, avait préparé un repas magnifique, où étaient étalés avec profusion les fruits les plus rares, les mets les plus exquis, et les vins les plus délicieux. Quand on eut annoncé l’arrivée de Liu-Pou, il franchit le seuil de la porte, pour aller le recevoir lui-même, et le conduisit dans la salle du festin. Il lui céda courtoisement sa place, et lui offrit un siège élevé.
« Seigneur, lui dit Liu-Pou, je ne suis qu’un des derniers chefs qui obéissent à Votre Excellence ; mais vous, qui avez la dignité de ministre d’État, vous êtes un des plus anciens et des plus puissants ministres de l’Empire. Pourquoi vous abaisser ainsi et me rendre des honneurs qui ne me sont pas dus ? — Aujourd’hui, vous êtes le premier et le seul héros de l’Empire. Ce n’est point votre charge que j’honore ; mais, par vos vertus et votre courage sublime, vous avez conquis mes hommages et mon respect. » Liu-Pou était dans le ravissement.
Wang-Yun s’empressait autour de Liu-Pou, auquel il semblait rendre une espèce de culte. À chaque instant il portait sa santé, et ne tarissait point sur ses louanges et sur celles de Tong-Tcho. « J’ose espérer, lui dit Liu-Pou, déjà échauffé par les fumées du vin, qu’au premier jour Votre Excellence me recommandera à l’empereur. — Vous vous trompez, général, vous n’en avez pas besoin. C’est moi, au contraire, qui ose espérer que vous voudrez bien m’appuyer auprès du premier ministre ; de toute ma vie je n’oublierai cet immense bienfait. » Liu-Pou continua de boire, en riant et en faisant éclater les transports de sa joie. Wang-Yun congédia toutes les personnes de sa suite, et ne garda que quelques jeunes servantes pour faire l’office d’échansons.
« Qu’on appelle ma fille, dit alors Wang-Yun, afin qu’elle boive à la santé du général. » Quelques instants après, deux servantes vêtues de bleu amenèrent Tiao-Tchan devant les convives. Liu-Pou demanda qui elle était. « C’est ma fille Tiao-Tchan. Comme je n’ai rien à vous offrir pour vous témoigner tout mon respect, j’ai voulu vous la présenter. »
Tiao-Tchan but avec Liu-Pou et ne cessa de porter sur lui des yeux passionnés. « Ma fille, dit Wang-Yun en feignant un air d’ivresse, je te prie de boire quelques coupes avec le général. Il est le protecteur et l’appui de toute ma maison. Liu-Pou invita Tiao-Tchan à s’asseoir ; mais elle voulut se retirer. « Ma fille, lui dit Wang-Yun, le général m’a comblé de bienfaits ; rien n’empêche que tu t’asseyes un instant auprès de lui. »
Tiao-Tchan obéit, et offrit encore quelques coupes au général. Wang-Yun était tout étourdi par le vin et pouvait à peine se soutenir. Tout à coup il lève la tête d’un air exalté : « Général, dit-il en riant aux éclats, je veux vous offrir ma fille en mariage : daignerez-vous l’accepter ? — Si cette offre est sincère, répondit Liu-Pou en le remerciant, je veux dans la vie suivante passer dans le corps d’un chien ou d’un cheval, pour vous servir et vous témoigner ma reconnaissance. — À la première occasion, je choisirai un jour heureux et je vous conduirai ma fille dans votre hôtel. » répondit Wang-Yun.
Liu-Pou n’était plus maître de sa joie, et dévorait des yeux Tiao-Tchan. De son côté, Tiao-Tchan lui répondait par de gracieux sourires, et se plaisait à allumer sa passion, en fixant sur lui deux prunelles ardentes. « J’aurais voulu, lui dit Wang-Yun, prier le général de passer la nuit dans mon hôtel ; mais je crains que le premier ministre ne conçoive quelques soupçons. En vérité, je n’ose vous faire cette invitation. »
Wang-Yun fit retirer Tiao-Tchan, et accompagna Liu-Pou jusqu’à l’endroit où il monta à cheval. Liu-Pou le remercia. Quand il fut parti Wang-Yun dit à Tiao-Tchan : « Cette entrevue est le salut de l’Empire. Au premier jour, j’inviterai le premier ministre. Tu éveilleras ses désirs par des chants passionnés et par une danse voluptueuse. » Tiao-Tchan le lui promit. Le lendemain, comme Wang-Yun se trouvait dans la salle d’audience de l’empereur, il aperçut Tong-Tcho qui, contre sa coutume, n’avait point Liu-Pou à ses côtés.
« Seigneur, lui dit Wang-Yun en se prosternant à ses genoux, je désirerais que Votre Excellence voulût bien s’abaisser jusqu’à venir dîner dans mon humble maison, mais j’ignore quelles sont ses nobles dispositions. — Seigneur, vous êtes vous-même, reprit Tong-Tcho, un des plus anciens ministres de l’Empire ; puisque vous m’invitez pour demain, comment pourrais-je vous refuser ? »
Wang-Yun le remercia humblement. Dès qu’il fut rentré dans son hôtel, il fit décorer le premier salon avec un luxe éblouissant, placer au milieu un siège étincelant d’or et de pierreries, et étendre par terre, au dedans et au dehors de la salle, des tapis de soie, ornés des plus riches broderies. Le lendemain, vers la sixième heure, on vint annoncer l’arrivée du premier ministre. Wang-Yun alla le recevoir revêtu de ses habits de cérémonie, et se prosterna deux fois devant lui. Quand Tong-Tcho fut descendu de son char, une centaine de soldats armés de lances et de cuirasses l’escortèrent jusque dans la salle et se rangèrent sur deux lignes. Leur armure était blanche comme la neige et brillante comme la gelée du printemps. Wang-Yun se prosterna deux fois devant Tong-Tcho qui lui présenta la main pour le relever et le fit asseoir à sa droite. « Seigneur, lui dit Wang-Yun, la vertu de Votre Excellence est si grande et si sublime, qu’elle efface celle de Y-Yn et de Tcheou-Kong, ces héros de l’antiquité. » Tong-Tcho fut ravi de joie ; il prit une tasse remplie de vin et donna lui-même le signal de la musique. Wang-Yun lui prodigua toutes sortes de marques de déférence et de dévoûment, il lui témoigna plus de respect que s’il eût été l’empereur.
Peu à peu le ciel devint sombre. Wang-Yun, voyant que Tong-Tcho commençait déjà à être étourdi par les fumées du vin, l’invita à passer dans un salon retiré. Tong-Tcho ordonna à ses soldats de rester en l’attendant dans l’intérieur du palais.
Wang-Yun présenta une coupe au premier ministre et lui dit en le félicitant : « Depuis mon enfance, j’ai étudié les lois de l’astronomie ; d’après l’aspect que présentent ce soir les astres qui brillent au ciel, je vois que la dynastie de Han a achevé sa destinée. Tout l’Empire retentit du bruit de vos exploits : vous remplacerez l’empereur des Han comme Chun succéda à Yao, comme Yao lui-même succéda à Chun. Telle est la volonté du Ciel, tel est le vœu de tous les hommes de l’Empire. — Comment pourrais-je concevoir de si hautes espérances ? » répondit Tong-Tcho. — « L’Empire n’appartient pas à un seul individu, il appartient à tous les hommes de l’Empire. De tout temps les hommes vertueux ont renversé les princes corrompus ; de tout temps les souverains ineptes ont cédé leur place aux hommes de mérite. Qui empêche que Votre Excellence ne prenne la succession de l’Empire ? — Vous avez raison, dit Tong-Tcho en souriant, c’est à moi que revient la couronne impériale ; je vous donne le titre de Youan-Hiun » (c’est-à-dire le premier de ceux qui ont rendu de grands services à l’État). Wang-Yun le remercia en se prosternant à ses pieds.
Quand les lampes furent allumées, ils ne gardèrent que les servantes pour présenter le vin et les mets dont la table était couverte. « La musique vulgaire, dit alors Wang-Yun, n’est pas digne de captiver votre noble attention. Daigneriez-vous écouter la musique des comédiennes de ma maison ? — Avec plaisir, » répondit Tong-Tcho. Wang-Yun renvoya les premiers musiciens, et ordonna d’aller chercher Tiao-Tchan, afin qu’elle dansât aux sons de la flûte de bambou[55], devant les fenêtres de la salle.
Quand elle eut fini de danser, Tong-Tcho lui ordonna de s’approcher de lui. Tiao-Tchan vint dans la salle, et le salua deux fois en se prosternant jusqu’à terre. « Quelle est cette jeune fille ? » demanda Tong-Tcho. — Une jeune musicienne nommée Tiao-Tchan. — Sait-elle chanter ? « Wang-Yun ordonna à Tiao-Tchan de prendre ses castagnettes de santal, et de chanter à demi-voix.
Voici les paroles de sa chanson :
« Mes lèvres vermeilles ont l’incarnat de la cerise ;
« Mes dents ressemblent à deux rangées de perles ;
« Ma voix résonne comme la douce mélodie du printemps ;
« Ma langue parfumée darde une épée d’acier ;
« Je voudrais tuer les ministres pervers qui bouleversent l’Empire. »
Quand elle eut fini de chanter, Tong-Tcho ne put se lasser de faire son éloge et d’exalter sa grâce et ses talents. Wang-Yun lui ordonna de présenter une coupe au premier ministre.
« Combien avez-vous de printemps ? » lui demanda Tong-Tcho en prenant la coupe. — « J’en compte vingt — En vérité, vous avez l’air d’une jeune immortelle, » s’écria Tong-Tcho.
— « Seigneur, lui dit Wang-Yun, après l’avoir salué deux fois, votre vieux serviteur désire offrir cette jeune fille à Votre Excellence ; mais daignerez-vous l’accepter ? — Si vous daignez me donner cette beauté divine, comment vous témoignerai-je ma reconnaissance ? — Obtenir la faveur de vous servir, serait pour elle le comble du bonheur. — Permettez-moi de vous remercier une seconde fois, » reprit le premier ministre. — « Le ciel commence à s’obscurcir, dit Wang-Yun ; je vais faire apprêter un char mollement suspendu, pour conduire Tiao-Tchan à votre hôtel. »
Tong-Tcho se leva et lui adressa ses remerciements. Dès que le char fut prêt, Wang-Yun, précédant le char de Tiao-Tchan, accompagna jusqu’à la porte de son hôtel Tong-Tcho qui lui ordonna alors de se retirer. Wang-Yun montait un cheval blanc, et devant lui marchaient cinq ou six hommes qui lui servaient d’escorte. À peine s’était-il éloigné de cent pas de l’hôtel du premier ministre, qu’il découvrit de loin deux files de lanternes qui éclairaient la route. À la faveur de cette lumière, il aperçut un homme à cheval et armé d’une longue lance. C’était Liu-Pou, qui passait à moitié ivre. Ayant tout à coup rencontré Wang-Yun, il alla droit à lui, le saisit d’un bras vigoureux, tira sa riche épée, et, arrondissant des yeux flamboyants : « Vieux scélérat, lui dit-il, tu t’étais donc moqué de moi ! Quoi ! tu m’offrais Tiao-Tchan, et voilà que tu la livres au premier ministre ? »
Wang-Yun l’interrompit brusquement : « Nous ne sommes point ici dans un lieu propre à converser. Venez chez moi, je vous ferai connaître les motifs qui justifient ma conduite. » Liu-Pou suivit Wang-Yun. Arrivé à sa maison, il descend de cheval, et entre avec lui dans un appartement retiré. « Général, lui dit Wang-Yun, pourquoi avez-vous adressé à un vieillard comme moi d’aussi cruels reproches ! — On est venu m’annoncer que vous aviez conduit une jeune femme dans l’hôtel du premier ministre. Si ce n’est pas Tiao-Tchan, qui est-ce ? — Général, vous ignorez ce qui s’est passé. — Comment puis-je savoir le secret de vos affaires ? » répliqua Liu-Pou.
Wang-Yun reprit : « Hier, le premier ministre, se trouvant à l’audience impériale, s’approcha de moi et me dit : « J’ai quelque chose à vous demander ; demain j’irai vous trouver chez vous. » Aussitôt je prépare un petit repas et j’attends son arrivée. Aujourd’hui le premier ministre vient chez moi. « J’ai appris, me dit-il au milieu du repas, que vous êtes père d’une fille nommé Tiao-Tchan, et que vous l’avez promise à mon fils Liu-Pou. Craignant que vous ne pussiez vous décider à ce sacrifice, je suis venu exprès pour vous demander si vous daignerez encore la lui accorder. » Voyant que le premier ministre était venu en personne, je ne pouvais différer un instant de lui obéir. Sur-le-champ je fis appeler Tiao-Tchan, afin qu’elle vînt présenter ses hommages à Son Excellence. « Nous voici dans un jour heureux, me dit le premier ministre ; je désire emmener aujourd’hui ma bru, faire préparer un grand festin, et la marier avec mon fils adoptif. » Réfléchissez vous-même, général. Son Excellence le premier ministre étant venue en personne, comment aurais-je osé repousser sa demande !
— « Seigneur, excusez mon crime, dit Liu-Pou : j’avais mal vu. Je veux venir demain recevoir mon châtiment. » Et Wang-Yun répondit : « Ma fille ne manque pas de robes et d’ornements de tête ; dès qu’elle sera passée dans l’hôtel du général, je me ferai un devoir de vous les envoyer. » Liu-Pou le remercia et prit congé de lui.
Quand la nuit fut venue, Tong-Tcho reçut Tiao-Tchan dans son appartement, et le lendemain à midi il était encore à ses côtés. Liu-Pou vint à l’hôtel du premier ministre pour obtenir quelques éclaircissements ; ce fut chose impossible. Il alla droit à l’appartement du milieu, et demanda à une servante où était le premier ministre. « Le premier ministre est avec sa nouvelle femme ; il n’a pas encore paru. »
Liu-Pou se glissa à la dérobée auprès de la chambre à coucher de Tong-Tcho, afin de l’épier furtivement. Tiao-Tchan venait de se lever, et elle était occupée à se coiffer devant la fenêtre. Tout à coup, ayant regardé au dehors, elle aperçoit l’ombre d’un homme d’une taille élevée, qui se réfléchissait dans une pièce d’eau. Elle lance un œil furtif, et voit Liu-Pou qui se tenait debout au bord du bassin ; aussitôt elle prend un air triste et inquiet, et place un mouchoir devant ses yeux, comme pour cacher ses larmes.
Liu-Pou l’observa longtemps à la dérobée, puis il s’éloigna pour réfléchir en silence, sans être encore sûr de la vérité. Il rentra quelque temps après ; Tong-Tcho déjeunait dans la salle du milieu. En voyant venir Liu-Pou il lui demanda ce qu’il y avait de nouveau.
« Rien, » répondit celui-ci ; et il resta debout à côté de la table. Et, regardant à la dérobée, il aperçut derrière un rideau brodé une personne qui allait et venait, et semblait l’épier avec curiosité. Un instant après, elle laissa voir la moitié de son visage, et fixa sur lui des yeux passionnés.
Liu-Pou reconnaît Tiao-Tchan ; il se trouble et n’est plus maître de son émotion. Frappé de l’incohérence de ses paroles, Tong-Tcho l’observe et voit qu’il ne songe qu’à plonger ses regards dans l’intérieur de l’appartement. « Mon fils, lui dit-il, puisque aucune affaire ne t’amène ici, retire-toi. » Liu-Pou revint chez lui, l’âme en proie aux plus cruels soupçons. Sa femme, voyant la tristesse et la douleur peintes sur son visage : « Qu’avez-vous ? lui dit-elle ; est-ce que le premier ministre vous aurait grondé ? — Comment le premier ministre pourrait-il me faire la loi ? » répondit-il ; et sa femme n’osa pousser plus loin ses questions.
Depuis ce moment Tiao-Tchan absorbait toutes les pensées de Liu-Pou. Chaque jour il allait à l’hôtel du premier ministre, mais il ne put la voir une seule fois.
Dès que Tong-Tcho fut en possession de Tiao-Tchan, il s’abandonna tout entier à l’aveugle passion qu’elle avait su lui inspirer ; et il y avait déjà plus d’un mois qu’il n’était sorti de son palais pour s’occuper des affaires publiques. On était alors à la fin du printemps. Tong-Tcho ayant eu une légère indisposition, Tiao-Tchan ne déliait point sa ceinture, et se refusait le repos pour lui prodiguer les soins les plus tendres et les plus assidus. Ses attentions délicates, son dévouement de tous les instants, ne firent qu’enflammer davantage la passion de TongTcho. Un jour qu’il dormait sur son lit, Liu-Pou vint se placer à côté de son chevet. Tiao-Tchan se trouvait derrière le lit. Elle avance la moitié de son corps pour regarder Liu-Pou, et, mettant la main sur son cœur, elle attache sur lui des yeux pleins d’amour. Liu-Pou lui répond par des signes de tête. Tiao-Tchan montre de la main Tong-Tcho, et ses joues se baignent de larmes.
Quoique les yeux de Tong-Tcho fussent à moitié obscurcis par le sommeil, il distingua les gestes de Liu-Pou. Il se retourne avec émotion, et voyant Tiao-Tchan placée derrière un paravent, il ne peut contenir sa colère. « Quoi ! dit-il à Liu-Pou, d’une voix foudroyante, tu oses faire la cour à la femme que j’aime ! » À ces mots il appelle ses officiers et le fait chasser de son palais, en lui défendant d’y jamais rentrer.
Liu-Pou s’en revint chez lui bouillant de colère et d’indignation. Son collègue Ly-Jou, ayant appris ce qui venait de se passer, courut en toute hâte à l’hôtel de Tong-Tcho. « Seigneur, lui dit-il, pourquoi avez-vous grondé Liu-Pou ? — Il regardait furtivement une femme que j’aime ; voilà pourquoi je l’ai chassé. — Si vous désirez, seigneur, devenir maître de l’Empire, devez-vous le gronder pour de légères fautes ? Si vous perdez l’affection d’un héros comme Liu-Pou, c’en est fait de vos grands desseins. — Comment faire ? » demanda Tong-Tcho. — « Invitez-le à venir vous voir demain, donnez-lui de l’or et des étoffes précieuses, et consolez-le, en lui parlant avec votre bonté accoutumée. »
Le lendemain Tong-Tcho appela auprès de lui Liu-Pou. « Avant-hier, lui dit-il, la maladie avait troublé mes esprits ; je ne sentais point la portée de mes paroles. Je t’ai adressé des reproches ; promets-moi de les oublier. Dès ce jour, je veux que tu ne me quittes pas d’un instant. » Aussitôt il lui donna dix livres d’or, et vingt pièces de soie brodée. « Seigneur, lui répondit Liu-Pou, comment oserais-je me formaliser des reproches que Votre Excellence a daigné m’adresser ? » Et dès ce moment Liu-Pou fréquenta de nouveau l’hôtel du premier ministre, sans témoigner de crainte ni de haine. Tong-Tcho se trouva bientôt en convalescence ; mais, comme il avait près de lui Tiao-Tchan, il ne revint pas à la ville de Meï-Ou.
Toutes les fois que Tong-Tcho se rendait à la cour, Liu-Pou, la lance en main, marchait à cheval devant son char. Quand Tong-Tcho était descendu devant le palais impérial, et qu’il montait les degrés, avec le glaive à son côté, Liu-Pou, toujours armé de sa lance, restait debout au bas du grand escalier. Tous les magistrats se prosternaient dans le vestibule rouge, le front appuyé contre terre, et ils recevaient les ordres suprêmes de l’empereur. Quand l’audience était levée, Liu-Pou remontait à cheval, et précédait de nouveau le char de Tong-Tcho.
Un jour Liu-Pou avait conduit Tong-Tcho dans l’intérieur du palais, où il s’arrêta quelque temps pour converser avec l’empereur Hien-Ty. Liu-Pou saisit promptement sa lance, sortit de la porte intérieure, sauta sur son cheval et courut tout droit à l’hôtel du premier ministre. Il attacha son cheval dans le voisinage, et entra, la lance à la main, dans l’arrière-salle, pour chercher Tiao-Tchan. La jeune fille, voyant que Liu-Pou la cherchait, sortit avec précipitation, et lui dit : « Allez m’attendre dans le pavillon du Phénix, qui est dans le jardin du fond ; je vais venir vous trouver. » Liu-Pou se rendit au lieu désigné, et se tint debout à côté de la balustrade qui était au bas du pavillon du Phénix. Quelques instants après, il vit venir Tiao-Tchan, belle comme une déesse du palais de la Lune.
« Général, lui dit-elle en pleurant, quoique je ne sois point la propre fille du ministre Wang-Yun, il me chérit comme une perle, comme un diamant qui serait tombé du ciel. Dès que je vous ai vu, dès que vous avez daigné promettre de m’épouser, j’ai cru voir s’accomplir le bonheur que je rêvais. Aurais-je pu penser que le premier ministre concevrait un passion criminelle, et qu’il déshonorerait votre épouse ! Toute ma douleur était de n’avoir pu trouver la mort. Mais puisque j’ai été assez heureuse pour vous rencontrer aujourd’hui, je veux vous prouver la vérité de mes sentiments. Mon corps a été souillé, il ne mérite plus d’appartenir à un héros. Il faut que je meure devant vous, pour éteindre les feux inutiles dont vous paraissez consumé. » Elle dit et saisit la balustrade, comme pour s’élancer dans l’étang des Nymphæas.
Liu-Pou l’arrête avec émotion, et l’embrassant en pleurant : « Il y a longtemps que je connais vos sentiments, lui dit-il ; tout ce qui m’afflige, c’est de ne pouvoir m’entretenir davantage avec vous. — Seigneur, répondit Tiao-Tchan, en saisissant sa main d’un air passionné, si votre servante ne peut, dans cette vie, devenir votre épouse, son unique vœu est de jouir de ce bonheur dans la vie suivante. — Et moi, si je ne puis maintenant vous avoir pour épouse, je ne mérite pas d’être appelé le héros du siècle.
— « Les jours que je passe loin de vous sont comme de longues années, reprit la jeune fille ; je vous en supplie, seigneur, ayez pitié de mon sort, et délivrez celle qui vous a voué son existence. — J’étais dans le palais impérial, et j’ai profité d’un moment favorable pour venir vous voir ; mais je crains que ce vieux brigand ne conçoive des soupçons. Il faut que je parte en toute hâte… » Et en parlant ainsi, Liu-Pou prend sa lance ; comme il se préparait à sortir : « Seigneur, lui dit Tiao-Tchan, en le retenant par ses vêtements, si vous craignez ainsi ce vieux scélérat, votre servante ne verra jamais luire le jour du bonheur ! — Permettez-moi de réfléchir un instant, pour trouver un moyen de vous posséder toute ma vie, » répliqua Liu-Pou en s’arrêtant. — « Dès mon enfance, j’aimais à entendre raconter vos exploits, dont la renommée croissante étonnait mon oreille, comme le bruit du tonnerre que propagent et agrandissent les échos. J’étais remplie de vous, je ne voyais que vous au monde ! Aurais-je pu penser qu’un jour vous vous laisseriez mener par un autre homme ! »
Après avoir prononcé ces paroles, la jeune danseuse verse une pluie de larmes. Les deux amants s’embrassent étroitement, ils confondent leurs pleurs et leurs soupirs et ne peuvent se détacher l’un de l’autre. Cependant Tong-Tcho, qui se trouvait dans le palais, se retourna tout à coup, et, ne voyant plus Liu-Pou, il conçut, au fond de son cœur, les plus cruels soupçons. Il monte sur son char, et retourne à son hôtel ; le cheval de Liu-Pou est attaché à la porte.
Le gardien, interrogé par lui, répond que le général Liu-Pou vient de pénétrer dans l’intérieur du palais.
Tong-Tcho fait retirer les officiers de sa suite, et entre seul dans l’appartement le plus reculé. Il cherche, et ne trouve ni Liu-Pou, ni Tiao-Tchan. Il interroge une servante, qui lui dit : « Tout à l’heure le général est passé par ici, armé de sa lance peinte ; mais j’ignore où il est allé. » Tong-Tcho, poursuivant ses recherches, arrive enfin dans le jardin situé derrière le palais, et voit Liu-Pou appuyé sur sa lance, conversant avec Tiao-Tchan, au bas du pavillon du Phénix. Il court jusqu’à lui et pousse un cri effrayant. Liu-Pou retourne la tête, et, apercevant Tong-Tcho, il est saisi de terreur. Tong-Tcho lui arrache la lance qu’il tenait à la main, mais Liu-Pou s’échappe en fuyant. Tong-Tcho veut le poursuivre et le percer ; mais comme il était chargé d’embonpoint, et que Liu-Pou avait le pied agile, il lui fut impossible de l’atteindre. Frappant du poing la hampe de la lance, Liu-Pou la fait tomber sur l’herbe ; Tong-Tcho ramasse la lance et se met de nouveau à poursuivre Liu-Pou, qui prit bientôt sur lui une avance de cinquante pas. Tong-Tcho sortit du jardin en courant après lui ; mais un homme qui marchait précipitamment dans une direction opposée vint heurter contre la poitrine de Tong-Tcho, et le renversa par terre.
Ly-Jou, étant allé à l’hôtel du premier ministre, vit une personne de sa suite qui lui dit : « Son Excellence est allée chercher Liu-Pou, dont la conduite a allumé sa colère. » Ly-Jou entra précipitamment ; il vit Liu-Pou qui courait d’un air effaré, en criant : « Le premier ministre veut m’assassiner. » Ly-Jou s’élança dans l’intérieur du palais, et ayant heurté contre Tong-Tcho, qui courait dans une direction opposée, il l’avait renversé par terre.
Ly-Jou s’empresse de relever Tong-Tcho, et l’ayant conduit dans sa bibliothèque : « Seigneur, lui dit-il après l’avoir salué deux fois, j’étais emporté par l’ardeur bouillante que m’inspire l’intérêt de l’État, lorsque j’ai renversé Votre Excellence. Je mérite la mort, je mérite la mort. — Ce brigand faisait la cour à la femme que j’aime, j’ai juré de le tuer, » cria Tong-Tcho. — « Excellent seigneur, vous avez tort. Jadis Tchwang-Wang, roi de Tsou, avait invité les vassaux à un festin nocturne ; il ordonna à sa concubine favorite de présenter le vin aux convives. Tout à coup s’éleva un vent impétueux qui éteignit toutes les lampes. Un des convives profita de l’obscurité pour embrasser la favorite. Celle-ci saisit la houppe du bonnet de cet audacieux mandarin et dénonça au roi de Tsou l’injure qu’on venait de lui faire. — « Bah ! s’écria Tchwang-Wang, c’est un badinage sans conséquence, qu’il faut imputer à la folie du vin ! » Sur-le-champ il ordonna à un officier d’apporter un plat d’or et d’ôter les houppes de tous les bonnets, de sorte que personne ne put reconnaître celui qui avait insulté la favorite. Ce festin fut appelé Tsioué-Ing-Hoeï c’est-à-dire le festin des houppes enlevées. Dans la suite, Tchwang-Wang, roi de Tsou, se trouvant étroitement cerné par les troupes du roi de Tsin, un général se précipita au milieu des rangs ennemis, et le délivra. Le roi, voyant qu’il avait reçu une profonde blessure, lui demanda son nom. « Seigneur, lui répondit le guerrier, je m’appelle Tsiang-Hiong. Jadis, à certain festin nocturne, le grand roi qui me parle a daigné me faire grâce de la mort que j’avais méritée. Voilà pourquoi je suis venu aujourd’hui pour lui témoigner ma reconnaissance. » Seigneur, ajouta Ly-Jou, imitez la grandeur d’âme de Tchwang-Wang dans cette fête, et profitez de cette occasion pour donner Tiao-Tchan à Liu-Pou ; Liu-Pou sera pénétré de reconnaissance, et en tout temps il sera prêt à mourir pour vous. »
Un sourire de joie brilla dans les yeux de Tong-Tcho, et remplaça la colère qui avait contracté les traits de sa figure. « Allez trouver Liu-Pou, lui dit-il, et annoncez-lui que je lui donne Tiao-Tchan. — Kao-Tsou, de la dynastie des Han, donna vingt mille livres d’or à Tching-Ping, dans une circonstance analogue, reprit Ly-Jou, et son règne s’éleva au plus haut degré de splendeur. Votre Excellence imite aujourd’hui le noble désintéressement de Kao-Tsou. » À ces mots, Ly-Jou le remercia et partit.
Tong-Tcho entra dans l’appartement retiré où était Tiao-Tchan et l’appela. « Pourquoi avez-vous eu des relations secrètes avec Liu-Pou ? — Comme je savais, lui dit Tiao-Tchan, en fondant en larmes, que ce général était le fils de Votre Excellence, j’ai voulu me dérober à ses sollicitations ; mais ce scélérat m’a poursuivie, la lance au poing, jusqu’au pavillon du Phénix. Votre servante voulut se précipiter dans l’étang des Nymphæas ; il m’a retenue et s’est emparé de moi. J’étais entre la vie et la mort, quand Votre Excellence est venue me délivrer. — Je veux vous offrir à Liu-Pou, » interrompit Tong-Tcho. — « Votre servante s’est déjà donnée à vous. Si vous la livrez à un esclave, elle aime mieux mourir que de se déshonorer, » reprit vivement la jeune fille.
Aussitôt elle saisit une épée suspendue à la muraille, comme pour se percer le sein. Tong-Tcho se précipite au-devant d’elle, lui arrache l’épée, et, la serrant tendrement sur son cœur : « Je voulais seulement badiner avec vous ! » lui dit-il. Et Tiao-Tchan tombe en sanglotant dans les bras de Tong-Tcho. « Je suis sûre que c’est un stratagème de Ly-Jou, qui est l’intime ami de Liu-Pou, » reprit la danseuse. — « Comment pourrais-je vous donner à un autre ! » s’écria Tong-Tcho. — « Je ne crains qu’une chose, c’est d’être abandonnée de Votre Excellence. — Je vous défendrai, même au péril de ma vie. — Il n’est pas prudent de rester ici. Tout est à craindre de la part de Liu-Pou. — Demain je retourne avec vous dans la ville de Meï-Ou. Vous y trouverez le bonheur. — Ce séjour offre-t-il une entière sécurité ? — La ville de Meï-Ou renferme des vivres pour vingt ans, et en dehors sont rangés plusieurs millions de soldats. Si je réussis à m’emparer du trône, vous serez impératrice ; si je n’y réussis pas, vous serez la femme de l’homme le plus riche et le plus puissant de l’Empire. Je vous en supplie, bannissez toutes vos inquiétudes. »
Tel fut le dialogue qui eut lieu entre le premier ministre et la danseuse rusée. Le lendemain Ly-Jou se présenta à Tong-Tcho et lui dit : « Nous voici dans un jour heureux ; profitez-en pour conduire Tiao-Tchan à Liu-Pou. »
« Donneriez-vous votre femme à Liu-Pou ? » lui répondit Tong-Tcho changeant de couleur. — « Seigneur, vous ne devez pas vous laisser égarer par une femme. — Quelle femme pourrait égarer mon cœur ? ne me reparlez point de Tiao-Tchan. Si vous en ouvrez la bouche, je vous fais trancher la tête. » Ly-Jou leva les yeux au ciel en soupirant et s’écria : « Nous périrons tous deux de la main d’une femme ! »
Tong-Tcho appela ses officiers et fit chasser Ly-Jou ; puis il réunit ses troupes et retourna dans la ville de Meï-Ou, accompagné de tous les magistrats. Tiao-Tchan était montée sur un char. En plongeant ses regards dans la foule des guerriers, elle aperçoit Liu-Pou qui la cherchait des yeux et cache son visage comme pour dissimuler sa douleur et ses larmes. Liu-Pou lâche les rênes et se dirige rapidement vers un petit tertre qui était devant lui. Comme il était occupé à regarder Tiao-Tchan : « Général, lui dit un cavalier qui le suivait, pourquoi pleurez-vous en regardant dans le lointain ? »
Liu-Pou se retourne et reconnaissant Wang-Yun : « C’est à cause de votre fille que je pleure, » répondit-il ; et Wang-Yun reprit avec un étonnement simulé : « Ce n’est pas d’hier que je vous l’ai donnée en mariage : quoi ! général, elle n’est pas encore votre épouse ! — Hélas ! ce vieux scélérat de Tong-Tcho la possède depuis longtemps. — C’est se conduire comme une bête brute ! » répliqua Wang-Yun en se cachant la figure.
Liu-Pou raconta en détail à Wang-Yun tout ce qui s’était passé. « Venez chez moi, lui dit Wang-Yun, afin que nous causions à loisir. »
Liu-Pou le suivit. Wang-Yun pria Liu-Pou de passer dans un appartement retiré, fit apporter du vin, et traita son hôte avec la plus grande distinction. « Général, lui dit-il ensuite, le premier ministre a déshonoré ma fille ; il a ravi votre femme : voilà de quoi exciter la risée et les sarcasmes de tout l’Empire. Et ce n’est point sur le premier ministre, mais sur moi et sur vous, général, que tomberont ces sarcasmes et ces railleries ! Mais moi, vieillard faible et débile, je suis de ces hommes qu’on ne compte plus pour rien. Que n’ai-je, hélas ! votre jeunesse, votre ardeur bouillante, et ce courage sublime qui vous a fait nommer le héros du siècle ! »
Liu-Pou frémit de rage, ses esprits se troublent et il tombe à la renverse. Wang-Yun s’empresse de le relever et de le rappeler à l’usage de ses sens.
« Général, j’ai laissé échapper des paroles imprudentes ; je vous en supplie, apaisez votre colère. — Je jure que je tuerai ce monstre pour laver mon déshonneur, » répondit Liu-Pou.
Wang-Yun lui ferma la bouche avec sa main. « Taisez-vous, général ! vous allez compromettre un vieillard, et vous exposez toute sa famille à être exterminée ! — Un homme de cœur vit à la face du ciel et de la terre : pourrait-il ramper honteusement sous le joug des autres ? — Avec vos talents, avec votre héroïque courage, vous l’emportez cent fois sur Han-Sin, et cependant Han-Sin s’éleva au pouvoir suprême. Pourriez-vous, général, rester plus longtemps avec le titre obscur de prince de Wen ? — Je suis décidé à tuer ce vieux brigand. Mais pourtant c’est mon père ! et je crains d’appeler sur moi la haine de la postérité. »
Wang-Yun, riant aux éclats : « Général, votre nom de famille est Liu, et celui de Tcho est Tong. Le jour où il a voulu vous percer de sa lance, il a rompu lui-même tous les liens qui attachent un fils à son père. — Seigneur, reprit vivement Liu-Pou, dont la colère s’accroissait par degrés, sans vos excellents avis, j’aurais péri moi-même sous les coups de ce vieux scélérat. — Si vous relevez le trône chancelant des Han, vous agirez comme un fidèle et loyal sujet ; votre nom sera gravé dans les annales de l’Empire, et il traversera dix mille générations, entouré d’une auréole de gloire qui ne s’effacera jamais. Mais, si vous soutenez Tong-Tcho, vous agirez comme un sujet révolté. D’un coup de pinceau, l’inflexible histoire imprimera à votre nom une tache flétrissante, et le conservera jusqu’aux derniers âges du monde, souillé d’un éternel déshonneur ! »
Liu-Pou se prosterna à ses pieds en s’écriant : « Mon parti est pris ; seigneur, gardez-vous d’en douter. — Je crains seulement que, si vous ne réussissez point, vous ne vous attiriez les plus grands malheurs, » répondit Wang-Yun.
Liu-Pou tire son épée, l’enfonce dans son bras, en fait jaillir le sang et jure de se venger. Wang-Yun se précipite à ses genoux, et, après l’avoir remercié : « Puisque tel est votre courage, la dynastie des Han peut se promettre encore un avenir de quatre cents ans, et c’est à vous seul qu’elle devra ce bonheur inespéré. Tenez, général, voici un ordre secret de l’empereur ; gardez-le soigneusement et n’en laissez rien transpirer. Quand le temps sera venu d’accomplir ce dessein, je viendrai vous avertir. » Liu-Pou prend vivement le décret, en donnant sa parole à Wang-Yun, et se retire en silence. Wang-Yun invite le ministre d’état Ssé-Sun-Jouï, l’inspecteur général Hwang-Ouan, et Ssé-Li l’intendant de la cavalerie, à venir délibérer avec lui.
— « Maintenant, dit Sun-Jouï, l’empereur commence à entrer en convalescence ; il faut envoyer à la ville de Meï-Ou un homme habile dans l’art de parler, et inviter Tong-Tcho à venir au conseil. Nous placerons des troupes en embuscade dans l’intérieur du palais, et en arrivant il tombera sous leurs coups. Voilà, je crois, un plan excellent. — Quel homme osera y aller ? reprit Hwang-Ouan.
— Je connais un homme du même pays que Liu-Pou, un intendant de cavalerie nommé Ly-Sou. Ces jours derniers, il était furieux contre Tong-Tcho de ce qu’il ne lui avait pas donné de l’avancement. Ordonnez à Liu-Pou d’envoyer chercher cet officier ; Tong-Tcho, qui ignore sa colère, ne concevra aucun doute. — À merveille ! s’écria Wang-Yun, » et le surlendemain il invita Liu-Pou à venir délibérer avec eux.
— « Lorsque autrefois je tuai Ting-Kien-Yang, leur dit Liu-Pou, ce fut ce même homme qui lui porta la parole. S’il n’y va pas aujourd’hui, je lui fais trancher la tête. » Et là-dessus il fait appeler Ly-Sou. « Autrefois, lui dit-il, grâce à votre éloquence, j’ai tué Ting-Kien-Yang, et je me suis rangé sous les ordres de Tong-Tcho. Mais, aujourd’hui, il a étouffé tout sentiment d’humanité et de justice, il a violé toutes les lois de l’État. Il insulte l’empereur, il tyrannise le peuple, il a comblé la mesure de ses crimes, il a allumé la haine des hommes et le courroux des dieux. Portez ce décret impérial dans la ville de Meï-Ou, et annoncez à Tong-Tcho que l’empereur l’attend au palais. Quand il arrivera, vous fondrez sur lui avec tous vos soldats, et vous le tuerez. Vous aurez relevé l’Empire chancelant des Han, et vous vous serez conduit comme un fidèle et loyal sujet. Quelles sont vos dispositions ? — Il y a déjà longtemps que je voulais exterminer ce monstre, reprit Ly-Sou ; mais jusqu’ici je n’ai pu en trouver l’occasion. Cette circonstance m’est offerte par le ciel ! »
À ces mots, il fit serment en brisant une flèche. « Si vous pouvez accomplir ce grand dessein, lui dit Wang-Yun, les charges et les honneurs n’exciteront plus vos regrets. »
Le lendemain Ly-Sou prit quelques dizaines de cavaliers et arriva avec eux dans la ville de Meï-Ou. Tout à coup on annonça à Tong-Tcho que l’empereur lui envoyait un décret. « Qu’on fasse entrer le messager impérial, s’écria Tong-Tcho. » Quand Ly-Sou eut fini sa double salutation, « quel ordre apportez-vous ? lui demanda Tong-Tcho. — L’empereur commence à entrer en convalescence ; il désire réunir tous les chefs civils et militaires dans le palais de Weï-Yng-Tien, et remettre sa couronne à Son Excellence le premier ministre. C’est là l’objet du décret que voici. Des que j’en ai eu connaissance, j’ai volé vers Votre Excellence pour la féliciter. — Que fait maintenant Wang-Yun ! — Le ministre Wang-Yun a déjà envoyé des hommes pour décorer la salle où vous devez recevoir solennellement la puissance suprême. Le ministre Sun-Jouï a transcrit ce décret dans les archives impériales, et l’on n’attend plus que l’arrivée de Votre Excellence.
— Ah ! s’écria Tong-Tcho riant aux éclats, j’ai rêvé cette nuit qu’un dragon[56] m’entourait de ses replis. Puisque aujourd’hui je reçois cette heureuse nouvelle, il n’y a pas de temps à perdre. » Sur-le-champ il ordonna de préparer les chevaux et les chars avec lesquels il devait retourner dans la capitale. « Seigneur, lui dit Ly-Sou, je souhaite que votre dynastie fleurisse pendant dix mille ans ; les descendants de Ly-Sou trouveront en elle leur appui et leur bonheur. — Si je monte sur le trône, je vous nomme gouverneur du palais et de la capitale. Ly-Sou le remercia en se prosternant devant lui.
Tong-Tcho étant sur le point de partir, « je vous avais promis, dit-il à Tiao-Tchan, de vous faire un jour impératrice ; cette promesse va s’accomplir aujourd’hui. »
Tiao-Tchan le remercia, et il alla faire ses adieux à sa mère, qui était âgée de quatre-vingt-dix ans. « Où allez-vous, mon fils ! lui dit-elle. — Votre fils part pour Tchang-Ngan, où il doit recevoir solennellement l’héritage de la puissance suprême. Au premier jour, vous porterez le titre de mère de l’empereur. — Depuis quelques jours mon cœur est agité, tout mon corps palpite de crainte ; mon fils, ce n’est pas d’un bon augure… — Votre émotion n’a rien de surprenant, reprit Ly-Sou, elle annonce que vous serez la mère d’une dynastie qui doit fleurir pendant dix mille générations. — Ce que dit mon ami est parfaitement juste, répliqua Tong-Tcho. »
Après avoir fait ses adieux à sa mère, Tong-Tcho monta sur son char, qui était précédé et suivi de plusieurs milliers de soldats ; il sortit de la ville de Meï-Ou et se dirigea vers la capitale. Il n’avait pas fait trois milles, qu’une roue de son char se brisa ; mais les personnes qui l’entouraient le soutinrent et l’empêchèrent de tomber. Tong-Tcho répara le désordre de ses vêtements et s’élança sur un cheval ; mais à peine avait-il parcouru un mille, que son cheval poussa des hennissements furieux et rompit sa bride.
« Que veulent dire ces accidents, que présagent-ils ? demanda le premier ministre à son affidé Ly-Sou ; » et celui-ci répondit : « Votre Excellence doit hériter de l’empire des Han ; un nouveau maître va remplacer l’ancien. » Cette interprétation plut beaucoup à Tong-Tcho, qui vanta la sagacité de son fidèle serviteur.
Le lendemain s’éleva tout à coup un vent impétueux, et le ciel se couvrit de nuages. « Que veulent dire ces présages ? demanda Tong-Tcho. — Votre Excellence monte aujourd’hui sur le trône du dragon (le trône impérial), répliqua le courtisan ; ces nuages rouges, ces vapeurs pourprées, annoncent que le ciel va vous entourer d’une majesté imposante. »
Tong-Tcho étant arrivé aux portes de Tchang-Ngan, tous les magistrats vinrent à sa rencontre. Wang-Yun, Hwang-Ouan, Yang-Tsan, Chun-Yu-Kiong et Hwang-Fou-Song, se prosternèrent devant lui sur le bord du chemin, et se proclamèrent ses sujets. Ils lui dirent que l’empereur devait réunir tous les magistrats dans le palais appelé Weï-Yng-Tien, et qu’il avait l’intention de lui céder sa couronne. Tong-Tcho leur ordonna de se retirer. Le lendemain, dès la pointe du jour, tous les grands dignitaires vinrent le recevoir. Liu-Pou fut un des premiers à le féliciter.
« Seigneur, lui dit-il, demain vous devez n’entrer dans la ville qu’après vous être baigné et avoir pratiqué une abstinence sévère, si vous voulez recevoir la succession d’une dynastie qui est destinée à fleurir pendant dix mille générations. — Mon fils, répondit le tyran, il paraît certain que je vais monter sur le trône ; je vous nommerai commandant de toutes les troupes de l’Empire. « Liu-Pou le remercia, et s’endormit devant sa tente.
Pendant la nuit, il y eut une troupe d’enfants qui chantaient au dehors de la ville, et le vent apporta jusque sous la tente de Tong-Tcho leur chanson, dont voici les paroles :
« À la distance de cent milles, l’herbe est fraîche et verdoyante ;
« Mais dans dix jours elle ne poussera plus. »
Le ton de cette chanson était triste et plaintif. Tong-Tcho interrogea Ly-Sou. « Que veulent dire ces chants ! Sont-ils d’un présage heureux ou malheureux ? — Ils annoncent simplement que le nom de Liéou s’éteint et que celui de Tong va fleurir à sa place, répondit Ly-Sou. » Et l’usurpateur applaudit à cette interprétation.
Le lendemain matin, Tong-Tcho fit ranger ses troupes sur deux lignes, et entra dans la ville monté sur son char. Il aperçut un Tao-Ssé qui portait un manteau bleu et un bonnet d’étoffe blanche, et tenait dans sa main une longue perche d’où pendait une pièce de toile de dix pieds de long, sur laquelle était écrit en gros caractère le mot Liu. Il demanda à Ly-Sou ce que voulait dire cet homme. « C’est un fou, répondit Ly-Sou ; » et à ces mots il ordonna aux soldats de le faire éloigner. Le Tao-Ssé étant tombé par terre, Li-Sou le fit traîner au bord du chemin.
Comme Tong-Tcho entrait dans l’intérieur du palais, tous les magistrats vinrent à sa rencontre, vêtus de leurs habits de cérémonie. Ly-Sou, tenant dans sa main une épée d’un grand prix, marchait en soutenant le char. Quand on fut arrivé à la porte dite Pié-Yé-Men, toutes les troupes de Tong-Tcho restèrent en dehors, et il entra sur son char, accompagné seulement d’une vingtaine d’hommes. En voyant que Wan-Yun et ses amis gardaient, l’épée à la main, les portes du palais, il fut glacé de crainte et interrogea Ly-Sou. « Que veulent tous ces hommes armés ? » Ly-Sou ne répondit point.
Tout à coup les roues du char furent enlevées. « Le brigand est ici ! s’écria Wan-Yun ; où sont mes soldats ? »
Des deux côtés sortirent une centaine d’hommes qui s’élancèrent sur Tong-Tcho et le frappèrent à coups de lance ; mais sa cuirasse le préserva. Ce tyran, qui craignait toujours d’être assassiné, avait coutume de porter sous ses habits une cuirasse de mailles serrées. À la fin, il est blessé au bras, tombe de son char et appelle Liu-Pou. Celui-ci sort de derrière le char, et s’écrie d’une voix formidable : « Un décret de l’empereur m’ordonne de tuer ce monstre. »
Et aussitôt il lui enfonce sa lance dans la gorge. Ly-Sou lui tranche la tête et l’élève en la tenant par les cheveux.
CHAPITRE IV.
I.[57]
[Année 192 de J.-C.] Tenant sa lance dans la main gauche, Liu-Pou prend de la main droite l’ordre secret de l’empereur, qu’il portait plié dans sa robe, et dit à haute voix : « Sa Majesté m’a donné l’ordre de châtier le brigand Tong-Tcho ; que personne n’en demande davantage. » Tous les mandarins et les officiers du palais tombèrent à genoux en criant : « Vive l’empereur ! » Tong-Tcho était âgé de cinquante-quatre ans lorsqu’il mourut, le 22e jour du 4e mois de la 9e année du 48e cycle, la 3e du règne de Hiao-Hien-Ty.
« Il y a encore Ly-Jou qui aidait Tong-Tcho à opprimer l’empereur, dit alors Liu-Pou, qui de vous ira me le prendre ? — Moi, répondit Ly-Sou en s’avançant. » Et comme il sortait pour accomplir sa mission, il est arrêté hors de l’enceinte du palais par de grands cris ; c’était Ly-Jou que les gens de sa maison amenaient garrotté.
« Tous les parents, toute la famille du traître ministre sont à Meï-Ou ; qui veut aller les massacrer ? » demanda à son tour Wang-Yun. Et Liu-Pou s’étant chargé de cette expédition sanglante, il lui adjoignit Hwang-Fou-Song et Ly-Sou ; tous les trois ils partirent avec cinquante mille hommes.
Parmi les partisans de Tong-Tcho, on comptait surtout quatre généraux qui lui étaient dévoués corps et âme : Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou. Ils recevaient de riches traitements, et gardaient, avec trois mille soldats d’élite, la ville dont le ministre avait fait sa place forte ; mais dès que leur arriva la nouvelle du meurtre de leur maître et de l’approche de Liu-Pou, ils abandonnèrent la ville et s’enfuirent dans le Liang-Tchéou.
La première chose que fit Liu-Pou en arrivant, ce fut de reprendre en sa possession la danseuse Tiao-Tchan, qu’il ramena à la capitale. À l’instigation de Hwang-Fou-Song, les huit cents concubines de Tong-Tcho, choisies par lui dans des familles honorables, furent assassinées, ainsi que toutes les personnes de sa maison qui se trouvaient enfermées dans cette même ville. Sa vieille mère, âgée de quatre-vingt-dix ans, courut se jeter au-devant des meurtriers en leur demandant grâce ; mais elle les suppliait encore que déjà sa tête roulait à terre. On mit à mort quinze cents personnes, hommes et femmes, attachés au service ou à la famille de Tong-Tcho. Les objets précieux, les immenses trésors, l’or amassé dans cette ville de Meï-Ou, l’argent[58], les étoffes, les pierreries ; toutes ces richesses formaient un amas gros comme une montagne. Il s’y trouvait aussi huit millions de mesures de grains ; Wang-Yun en fit entrer une moitié dans les greniers publics, et distribua l’autre aux soldats.
Quand expira Tong-Tcho, le soleil et la lune brillaient avec éclat, on ne ressentait pas la plus légère brise. Son corps fut jeté, par ordre supérieur, sur la grande route ; comme il était fort gras, les soldats de service placèrent du feu sur son ventre, et allumèrent ainsi une lumière qui éclaira comme une lampe. La graisse du cadavre coulait sur la terre ; le peuple qui passait frappait avec plaisir cette tête abhorrée, jusqu’à ce qu’enfin elle fut réduite en bouillie. Quant à Ly-Jou, on le pendit sur le marché, et la populace qui allait et venait déchirait sa chair à coups de dents. Hors de la ville et dans la ville, jeunes et vieux, tous les habitants chantaient et sautaient par les rues, le long des chemins. Les jeunes filles et les jeunes garçons qui étaient pauvres vendirent leurs vêtements pour acheter de quoi faire un repas de fête ; chacun se félicitait en disant : « Au moins cette nuit nous pourrons tous reposer tranquilles ! »
Le frère et le fils aîné de Tong-Tcho moururent suspendus sur la place du marché par les pieds et par les mains. Tous ceux qui étaient au service du premier ministre furent jetés dans des cachots où ils périrent.
Wang-Yun avait convoqué dans le palais tous les grands mandarins à un banquet solennel pour célébrer le retour de la tranquillité, lorsqu’on vint lui annoncer qu’un homme avait osé embrasser en pleurant le cadavre de Tong-Tcho. « Quand tout le peuple de la capitale se réjouit publiquement de la mort du monstre, dit Wang-Yun, qui donc est assez téméraire pour manifester sa douleur ! » Et il ordonna aux gardes d’aller saisir cet homme.
II.[59]
Bientôt les gardes amenèrent le coupable, et tous les mandarins surpris reconnurent en lui l’historien Tsay-Yong. Wang-Yun l’apostropha avec colère : « Le tyran avait mis la dynastie à deux doigts de sa perte, s’écria-t-il, et vous ancien serviteur des Han, qui vous ont comblé de leurs bienfaits pendant des générations, vous ne songez pas à reconnaître leurs bontés par votre zèle ! Au lieu de vous unir à ceux qui exterminent les rebelles, c’est sur Tong-Tcho que vous pleurez. » Et Tsay-Yong s’excusait en avouant ses fautes. « Je ne suis qu’un insensé, dit-il, mais je connais les devoirs d’un sujet fidèle ! Je ne vois pas sans douleur les révolutions qui jadis et aujourd’hui, ont agité l’Empire ; est-ce donc là renier la dynastie pour embrasser le parti de Tong-Tcho ! S’il m’est échappé des paroles criminelles, dignes d’un fou ou d’un imposteur, si vous me regardez comme un sujet déloyal, coupez-moi les pieds, mais laissez-moi la vie, pour que je puisse écrire jusqu’au bout l’histoire de la dynastie des Han ! »
Tous les grands mandarins appréciaient les talents de Tsay-Yong, et ils tentèrent de le sauver. Le secrétaire d’État Ma-Jy-Tay répondit à Wang-Yun : « Celui que vous accusez ainsi est un homme plus que supérieur, et il connaît à merveille les faits et gestes de la dynastie des Han ; lui laisser écrire l’histoire de cette famille, c’est accomplir le premier devoir envers le siècle où nous vivons. D’ailleurs la loyauté, la droiture de sentiments, sont des vertus naturelles en lui ; punir par la peine de mort des fautes qui ne méritent point un châtiment si sévère, n’est-ce pas tromper l’attente même des plus sages ? — Non, reprit Wang-Yun ; autrefois Wou-Ty des Han n’a pas voulu punir de mort Ssé-Ma-Tsien, il en fit son historien, et celui-ci a glissé dans ses écrits des calomnies qui traversent les siècles. Maintenant les lois de l’Empire sont sans force, le despotisme militaire règne à leur place ; aucun historien habile, mais malintentionné, ne doit prendre ses pinceaux et se tenir en qualité de chroniqueur auprès du jeune souverain ; car, sans être d’aucun avantage à l’empereur lui-même, un pareil écrivain mettrait çà et là sur notre compte à tous des imputations déshonorantes ! »
Le ministre Ma-Jy se retira sans rien répondre à Wang-Yun, mais il dit aux mandarins en se tournant vers eux : « Ne l’écoutez pas ; les hommes habiles sont la base de l’Empire, mais l’histoire en est la règle. Si on renverse la base, si on brise la règle, où ira-t-on ? » Mais Wang-Yun fit jeter Tsay-Yong dans une prison où il mourut étranglé ; et tous les lettrés, tous les grands, ceux qui le connaissaient et ceux qui ne le connaissaient pas, tous les contemporains, en un mot, pleurèrent sa mort.
On se rappelle les quatre partisans de Tong-Tcho qui avaient fui dans le Chen-Sy : c’étaient Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Sy et Fan-Tchéou ; ils envoyèrent à la capitale proposer leur soumission. Wang-Yun, toujours inflexible, voyait en eux les séides de Tong-Tcho, ceux qui l’avaient aidé dans tous ses crimes, et il s’écria : « Que l’on proclame une amnistie générale, j’y consens ; mais pour le peuple seulement, et qu’on ne reçoive les propositions d’aucun général de ces bandes armées ! » Ly-Kio apprit cette réponse : « Puisqu’on ne reçoit pas notre soumission, dit-il, fuyons pour éviter la mort — Non, interrompit , un de ses conseillers militaires, nommé Kia-Hu, si vous quittez les troupes pour fuir seul, le premier chef de village aura assez de puissance pour vous arrêter ; marchons plutôt sur la capitale avec les forces réunies dans cette province, et faisons le serment de venger Tong-Tcho. Si nous réussissons, nous gouvernerons l’Empire au nom du jeune prince, captif entre nos mains ; si nous sommes vaincus, alors il sera temps de se sauver ! »
Ly-Kio adopta cet avis et fit circuler dans le Sy-Liang la fausse nouvelle que Wang-Yun voulait exterminer tout le peuple de la province. Ce bruit s’accrédita, et en moins de quinze jours il y eut cent mille hommes rassemblés sous les ordres de Ly-Kio, qui les divisa en quatre corps. Sur la route de la capitale qu’ils allaient saccager, les rebelles furent rejoints par le général Niéou-Fou, gendre de Tong-Tcho ; il amenait cinq mille hommes et voulait aussi venger l’assassinat du régent son beau-père. Ly-Kio lui donna l’avant-garde à commander. Derrière ce premier corps marchaient l’une après l’autre les quatre grandes divisions.
Inquiet de cette levée de boucliers dans le Sy-Liang, Wang-Yun consulta Liu-Pou ; celui-ci le rassura : « Ce n’était qu’un vil ramassis sans importance malgré le nombre ; il allait marcher à leur rencontre avec Ly-Sou qui, lui-même, se chargeait de les battre tout d’abord. » Les troupes furent donc mises en mouvement par ordre de Liu-Pou ; Ly-Sou partit en avant-garde et se trouva en face du corps d’attaque commandé par Niéou-Fou. Celui-ci recula ; puis, au milieu de la nuit, ses soldats, ramenés à la charge, forcèrent les retranchements de Ly-Sou, dont l’armée, surprise, battit en retraite l’espace de trois milles : dans cette déroute il perdit la moitié des siens, et quand il parut devant Liu-Pou, ce général, fort en colère, lui reprocha d’avoir compromis leur cause, abattu l’élan de l’armée ; et, l’ayant fait décapiter, il suspendit sa tête aux portes du camp.
Par son excessive sévérité Liu-Pou s’aliéna bientôt toute l’armée : fier de son courage, comptant sur sa force, il menait les soldats à coups de fouet ; aussi il perdit toute leur affection, et quand le lendemain il se mit à leur tête pour marcher contre le gendre de Tong-Tcho, loin de remporter la victoire, il fut mis en déroute de la façon la plus complète.
Cette même nuit, Niéou-Fou appela un officier dévoué à sa personne (du nom de Hou-Ky-Eul), et s’entretint du dessein qu’il méditait de séduire Liu-Pou par des présents. « C’est un brave, disait-il, un champion qu’on ne peut vaincre, je le sais, mais c’est aussi un homme d’un caractère faible ; nous en avons pour preuve ses deux trahisons précédentes. Il faut que je lui envoie de riches présents, de l’argent, de l’or, des pierreries, afin de l’arracher à ses troupes vaincues et d’obtenir de lui qu’il se retire. » Hou-Ky se charge de la mission ; au milieu des ténèbres, il sort avec trois hommes portant chacun une partie des cadeaux et s’éloigne du camp. Avant d’arriver sur le bord opposé du fleuve, ces richesses le tentent. « Si j’assassinais plutôt mon chef, si je portais sa tête au général ennemi ? » se dit-il à lui-même, et il commit ce meurtre odieux. Mais quand les détails en furent connus de Liu-Pou, il fit punir de mort le traître et ses trois complices, puis se remit en marche avec ses troupes.
Cette fois, il rencontre Ly-Kio ; les deux armées sont en présence. Faisant peu de cas de l’adversaire qu’il a devant les yeux, Liu-Pou prend sa lance et se présente au galop, pour enfoncer les bataillons ennemis. Qui eût pu lui résister dans l’armée de Ly-Kio ? personne ; aussi les soldats, vivement attaqués, reculèrent-ils en grand désordre à plus de cinq milles du champ de bataille, à l’entrée d’une gorge dont ils gardèrent les passages. Il fut convenu que les quatre chefs coalisés (Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou) resteraient maîtres des abords de la vallée. « Quoique Liu-Pou soit un héros auquel on ne peut résister dans le combat, dit Ly-Kio, il manque de prévoyance et de tactique. Je vais conduire ma division à l’entrée du défilé et, à force de le provoquer, je l’amènerai à livrer bataille. Vous, Kouo, retirez-vous hors du chemin dans un lieu d’où vous puissiez harceler nuit et jour les derrières de l’ennemi. Fidèle à la vieille règle de Ping-Youen, du royaume de Tsou, battez la charge avec le tambour de cuivre, battez la retraite avec le tambour de peau. Tandis que Liu-Pou négligera de surveiller ses deux flancs, Tsy et Tchéou fileront par deux routes sur la capitale ; attaqué en tête et en queue, l’ennemi ne pourra se défendre et certainement nous le taillerons en pièces. »
Cet avis fut adopté par tous les chefs ; aussi, quand Liu-Pou marcha vers la montagne, Ly-Kio descendit à sa rencontre, le reçut assez mollement et recula à mesure que le guerrier invincible se lançait comme un furieux à travers ses lignes. Bientôt sa fougue l’avait entraîné jusqu’au haut de la montagne d’où les pierres et les flèches commencèrent à pleuvoir sur lui ; il ne put aller plus loin, et Kouo-Ssé l’attaqua en queue avec avantage. En vain voulut-il faire volte-face et combattre encore, Kouo-Ssé battit la retraite sur le tambour et fit revenir ses troupes. Celles de Liu-Pou n’étaient pas encore ralliées, quand Ly-Kio sonna la charge et attaqua à son tour. C’est lui que Liu-Pou veut combattre alors, mais Kouo-Ssé se rejette sur ses derrières, le harcèle et se retire comme la première fois, au son du tambour de peau. Ainsi, chacun à leur tour, celui-ci en avant, celui-là en arrière, le jour, la nuit, le soir, le matin, ils lui livrent bataille en tombant sur lui inopinément, en lui faisant tourner la tête à force de l’irriter. La fureur de Liu-Pou est à son comble. Tout un jour se passe ainsi ; il ne peut ni combattre ni se reposer ; et tandis qu’il se consume de rage, des éclaireurs viennent lui annoncer que les divisions de Tchang-Tsy et de Fan-Tchéou ont marché sur la capitale, et que la ville est fortement menacée.
Dans cette circonstance critique, Liu-Pou donne l’ordre de retourner en arrière ; déjà ses deux adversaires le serrent de près, mais il ne songe pas à combattre, il ne veut que se frayer un passage et fuir, renversant autour de lui hommes et chevaux, il galope jusque sous les murs de la capitale ; les deux corps des rebelles cernaient déjà les fossés ; il les attaque mais sans succès, car les soldats n’obéissent qu’avec répugnance à un chef si barbare, et beaucoup d’entre eux déposent les armes.
Liu-Pou était dévoré de chagrin : après quelques jours, deux des principaux partisans de Tong-Tcho, restés dans les murs (c’étaient Ly-Mong et Wang-Fang), entrèrent en rapport avec les assiégeants et leur ouvrirent les portes. Cette quadruple armée de brigands se précipita à la fois dans la capitale ; bien qu’il attaquât à droite et fît des trouées à gauche, Liu-Pou ne put arrêter les rebelles. Alors avec une centaine de cavaliers il vint se présenter au pied d’une des portes sur laquelle se tenait Wang-Yun et lui cria : « Nous sommes perdus, montez à cheval, emmenez votre famille et venez avec moi hors des passages ; nous y chercherons quelque moyen de réparer nos pertes. — Non, répondit Wang-Yun, si l’âme de l’État passait en moi et que je pusse maintenir la dynastie sur un trône tranquille, j’accepterais vos offres et fuirais avec vous ; mais si je ne puis accomplir cette grande entreprise au moins me sacrifierai-je jusqu’à la mort. Fuir au moment du danger, telle n’est pas la conduite qui me convient. Saluez pour moi tous les grands qui sont à l’est des passages ; et dites-leur de ma part qu’ils se dévouent à la cause des empereurs ! »
Liu-Pou exhortait toujours le mandarin à quitter la ville, et Wang-Yun refusait opiniâtrement, quand tout à coup, aux quatre portes, se déclare un immense incendie. Réduit à abandonner sa famille et tous les siens, Liu-Pou s’en alla avec ses quelques cavaliers, par-delà les passages, se jeter dans le camp de Youen-Chu.
Cependant les deux principaux chefs des insurgés, Ly-Kio et Kouo-Ssé, laissaient leurs soldats brûler la ville, piller les maisons, massacrer les habitants et se livrer à mille désordres. Tchong-Fo, l’un des mandarins du palais, voulut faire une sortie avec les gens de sa suite, mais il tomba bientôt percé de traits à l’une des portes latérales du palais du sud. Un des grands officiers et le maître des cérémonies, Lo-Kouey et Tchéou-Houan, périrent l’un et l’autre en défendant l’État, ainsi que le chef de la garnison et le général de cavalerie Tsouy-Lie et Wang-Ky.
Déjà les rebelles avaient enveloppé le palais et menaçaient la partie intérieure ; les grands de service auprès du jeune souverain le prièrent de se montrer au-dessus du portail (dit Hiuen-Ping). À la vue du parasol jaune, Ly-Kio et les siens firent entendre les cris de vive l’empereur !… Et le petit prince, appuyé sur le balcon, demanda à ses mandarins que voulaient tous ces gens. « Je ne les ai point appelés ; que veulent-ils donc qu’ils font entrer tout à coup tant de troupes dans la capitale ? — Sire, répondirent Ly-Kio et Kouo-Ssé en levant la tête vers le balcon, le ministre de Votre Majesté, Tong-Tcho, a péri victime des intrigues ourdies par Wang-Yun, et nous venons tout exprès venger sa mort ! nous ne sommes pas des rebelles, Sire ; dès qu’on nous aura livré le meurtrier, nous nous retirerons avec nos troupes. »
Wang-Yun était auprès de l’empereur ; en entendant ces paroles terribles, il dit à son maître : « Sire, votre sujet n’avait d’autre but que de sauver la dynastie ; puisque les choses ont ainsi tourné, il ne faut pas, par amitié pour lui, causer vous-même votre ruine. Permettez à votre sujet de descendre, de se montrer de plus près aux deux chefs de ces bandits, afin qu’il détourne de Votre Majesté les maux qui la menacent ! »
Le jeune prince hésitait, il se refusait à permettre le sacrifice ; mais Wang-Yun s’était déjà précipité en bas de la galerie régnant au-dessus de la porte, et il s’écria à haute voix : « Me voici ! » Ly-Kio se jeta au-devant de lui le sabre à la main, en disant : « Quel crime avait commis Tong-Tcho pour que tu le fisses périr ? — Ses crimes, répondit Wang-Yun avec calme, remplissaient le ciel et couvraient la terre, il a fallu parler enfin ! Au jour de la vengeance, tout le peuple de la capitale a fait éclater sa joie ; est-ce une preuve qu’il fut innocent ?
— « Si Tong-Tcho était coupable, reprit à son tour Kouo-Ssé bouillant de colère, qu’avions-nous fait nous autres pour que tu refusasses de nous amnistier ? » Et là-dessus les deux chefs rebelles l’égorgèrent au pied du pavillon. Dix personnes de sa famille furent décapitées en plein marché. Tous ceux qui connaissaient Wang-Yun, jeunes et vieux, le pleurèrent dans Tchang-Ngan.
III.[60]
Les deux chefs des rebelles étaient d’avis de tuer l’empereur et de s’emparer de l’héritage des Han ; à quoi bon attendre quand l’occasion était si belle ! Ils pénétrèrent donc plus avant dans le palais, le sabre en main. « N’en faites rien, disaient les deux autres chefs, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou ; si vous tuez l’empereur, aucun des grands vassaux ne se soumettra à vous, tandis que si vous le laissez sur le trône, tous les grands reparaîtront à la capitale ; nous retrancherons d’abord ces dignitaires qui sont les membres du souverain, puis nous nous déferons de l’empereur lui-même ; alors, il en sera temps, nous nous emparerons à loisir de toute l’autorité ! »
Ly-Kio et Kouo-Ssé adoptèrent ce conseil ; ils firent camper leurs soldats et les laissèrent se livrer à tous les excès. Du haut de la galerie, le jeune prince disait aux deux chefs : « Puisque Wang-Yun a reçu son châtiment, pourquoi ne pas faire retirer vos troupes ? — C’est que, répondirent les rebelles, si nous sommes vengés, vous n’avez pas encore fait les conditions de paix avec nous.
— Eh bien, quelles sont-elles ? reprit l’empereur. — Nous avons combattu pour le salut de la dynastie, et nous n’avons reçu ni argent ni principautés pour récompense ! — Exposez-moi vos demandes, répondit le jeune prince, et je vous les accorderai. » Ils écrivirent donc, en forme de requête, la liste des grades qu’ils exigeaient et la présentèrent au palais ; comme déjà, par la force, ils s’en trouvaient investis, l’empereur consentit à tout. Il nomma même Ly-Kio général d’un corps de cavalerie, prince de Tchy-Yang, inspecteur général à la cour et dans les provinces ; Kouo-Ssé eut le titre de prince de Mey-Tchang et le commandement du dernier corps d’armée ; l’un et l’autre ils reçurent la hache et la moitié du sceau, emblèmes de leurs dignités.
Ainsi, maîtres des postes qu’ils voulaient occuper, les deux chefs rebelles dominaient les affaires de l’État. Fan-Tchéou eut le commandement de l’armée de droite avec le rang de prince de Wan-Nien ; Tchang-Tsy celui de la cavalerie irrégulière et le titre de prince de Ping-Yang. D’autres grades furent accordés aux chefs secondaires, et chacun se trouvant satisfait, les troupes se retirèrent à Hong-Nong. Alors aussi cessèrent le pillage et les violences exercées contre les habitants.
Ly-Kio et Kouo-Ssé envoyèrent chercher les restes de Tong-Tcho ; on ne put apporter que quelques ossements. Avec du bois odorant, les deux généraux firent sculpter l’image du ministre défunt, et lui adressèrent de solennels sacrifices, sans oublier d’y joindre un éloge aussi pompeux que vain des vertus de ce monstre de cruauté ; puis ils l’ensevelirent avec le bonnet et les habits d’un empereur. Enfin, après de très longues cérémonies, ayant choisi un jour heureux, une heure propice, ils allèrent l’inhumer à Meï-Ou, dans la ville qu’il avait fait fortifier. Cette même nuit, le ciel versa une pluie violente qui pénétra la terre à une assez grande profondeur ; la foudre ouvrit la tombe, mit à nu le cercueil au point que les restes du ministre pervers furent réduits en morceaux. Le lendemain, Ly-Kio le fit inhumer de nouveau à la même place, et le même prodige se renouvela ; enfin, une troisième fois, il s’opiniâtra à ensevelir son ancien maître, et pour la troisième fois aussi un déluge de pluie détruisit ce qu’il avait fait. N’étaient-ce pas visiblement les esprits du ciel et de la terre qui opéraient ce miracle !
Cependant, arrivés au faîte du pouvoir, Kio et Ssé ruinaient et décimaient le peuple par leurs exactions et leurs cruautés ; ils avaient placé auprès du jeune empereur, en qualité d’officiers du palais, des hommes dévoués à leur service, et chargés de surveiller tous ses mouvements ; quiconque refusait obéissance à leurs ordres était décapité. Le jeune prince coulait donc des jours qui lui semblaient longs comme des années. Tous les mandarins de la cour étaient, bon gré mal gré, à la merci de Ly-Kio et de Kouo-Ssé. Dans ce même temps, ces deux généraux ayant appelé près d’eux l’ancien commandant vainqueur des Bonnets-Jaunes, Tchu-Tsuen, en firent l’intendant supérieur du palais, et avec son aide ils administrèrent les affaires de l’État.
Un jour arriva la nouvelle qu’un corps de cent mille hommes marchait rapidement sur la capitale par la route de l’ouest ; les lances et les sabres bien aiguisés reluisaient comme le givre ; on voyait flotter des bannières aux couleurs étincelantes. Les deux tyrans devinèrent que ce devait être Ma-Teng (son surnom Chéou-Tching, descendant de Ma-Youen, ancien général), gouverneur militaire de Sy-Liang. Le vice-roi du Ping-Tchéou, Han-Souy, s’était joint à lui, et tous deux ils venaient, avec leurs armées combinées, châtier les rebelles. Déjà ils avaient entretenu des intelligences dans la ville avec trois personnages distingués : le membre du grand conseil, Ma-Yu, le moniteur impérial, Tchong-Chao, et le commandant en second de l’armée de la droite, Liéou-Fan ; ces trois loyaux mandarins conspiraient la perte des deux généraux, et comme ils s’étaient empressés d’avertir l’empereur de leur conjuration, celui-ci avait secrètement nommé commandants de provinces les deux chefs qui marchaient pour le délivrer, Ma-Teng et Han-Souy, en leur accordant l’autorisation de détruire les ennemis du trône.
« Quoi faire ? » se demandaient les rebelles, et ils ne savaient quel parti prendre ; mais l’un des conseillers militaires, Kia-Hu, leur fit observer que l’ennemi venant de loin devait avoir intérêt à combattre à l’instant même ; le mieux était donc de se retrancher au fond des gorges, dans les montagnes, et de s’y tenir sur la défensive ; en moins de cent jours les vivres manqueraient aux troupes de Sy-Liang, et elles se retireraient d’elles-mêmes ; alors, en les attaquant par derrière, on serait sûr de prendre les chefs.
Deux des lieutenants de Ly-Kio, Ly-Mong et Wang-Fang, méprisant cette tactique, demandèrent à marcher avec dix mille hommes de bonnes troupes ; ils promettaient d’apporter au pied de l’étendard la tête des deux généraux. « Si vous attaquez, vous serez certainement battus, dit Kia-Hu. — Si nous sommes battus, s’écrièrent-ils, nous donnons nos têtes à couper. — Et moi, si vous êtes victorieux, reprit Kia-Hu, je donne la mienne en échange des vôtres ! » La gageure fut établie d’après la loi militaire. Le conseiller proposa encore de rassembler les troupes à vingt milles à l’ouest de la capitale, à Tchéou-Ky, lieu entouré de montagnes difficiles à franchir et de routes escarpées. Les deux généraux, si empressés de combattre, rangeraient leurs soldats à l’entrée du défilé et recevraient de la capitale les provisions et l’argent dont leur armée aurait besoin.
Enchantés de cette idée, Ly-Kio et Kouo-Ssé mirent sous les ordres de Mong et de Fang quinze mille hommes, avec lesquels ceux-ci marchèrent gaiement au-devant de l’ennemi. À vingt-huit milles de la ville, ils établirent un grand camp devant lequel se présentèrent bientôt les troupes de Sy-Liang, qu’ils s’empressèrent d’attaquer. Elles barraient le chemin en déployant un front formidable ; leurs chefs, Ma-Teng et Han-Souy s’élancèrent au galop au-devant des lignes. Wang et Mong, du pied de la bannière, provoquaient leurs adversaires par des injures : « Qui êtes-vous donc pour venir ainsi attaquer les officiers de Sa Majesté ? — Rebelle à ton prince, oses-tu bien prononcer ces paroles dignes d’un traître ? Qui de vous va me saisir l’insolent ? » Ainsi répliqua Ma-Teng, le général des armées du Sy-Liang, et déjà un jeune officier sort précipitamment du milieu des bataillons ; sa figure est pareille au jade poli, ses yeux brillent comme l’étoile scintillante, il a les membres souples du tigre et les longs bras du singe, la taille élancée de la panthère, le ventre maigre du loup ; né dans le pays de Fou-Fong, à Meou-Ling, il se nomme Ma-Tchao ; âgé de dix-sept ans à peine, il manie une longue lance et se précipite en avant ; ce héros est le fils de Ma-Teng lui-même. Dès que Wang a vu le jeune guerrier qui sort impétueusement des lignes, monté sur un cheval rapide, il s’élance à sa rencontre, plein de mépris pour un si jeune adversaire ; il tient sa lance en travers sur la selle et l’aborde. Tous les deux bien armés, ils s’attaquent à plusieurs reprises ; bientôt Wang est renversé par Ma-Tchao, qui retourne victorieux vers les siens. Ly-Mong, furieux de la chute de son collègue, se précipite sur les pas du vainqueur, qui l’aperçoit et ralentit sa course à dessein. « Mon fils, crie Ma-Teng, un homme se glisse sur tes pas, le vois-tu ? » Et il parlait encore que la lance de Ly-Mong était près d’atteindre Ma-Tchao ; mais celui-ci a esquivé le coup par un mouvement de la tête, il s’est retourné, tandis que le fer ne perçait plus que l’espace, assez à temps pour faire prisonnier celui qui le menaçait. Désormais privés de leur chef, les soldats de Ly-Mong prennent la fuite ; Han-Souy les disperse en semant la mort au milieu d’eux, puis il fait sauter la tête du captif. Après ce brillant combat, où le jeune Tchao avait remporté la victoire, les troupes de Sy-Liang, animées par le succès, s’en allèrent bravement camper à l’entrée des gorges de la montagne.
Déjà Ly-Kio et Kouo-Ssé, instruits de la défaite et de la mort de leurs deux lieutenants, reconnaissaient la vérité des prédictions de Kia-Hu, ils suivirent donc ses conseils avec la plus grande exactitude, résolus à se tenir fermes à l’entrée du défilé, et restèrent dans leurs retranchements sans répondre aux provocations du vainqueur. En moins de deux mois, les troupes du Sy-Liang, ayant épuisé vivres et fourrages, ne songeaient plus qu’à se retirer.
Alors un serviteur de Ma-Yu, l’un des trois conjurés qui avaient appelé l’armée du Sy-Liang, vint dénoncer son maître et ses amis aux deux généraux. Ly-Kio et Kouo-Ssé, animés contre eux, firent décapiter au milieu du marché Ma-Yu et ses deux complices, avec tout ce qui se trouvait dans leurs maisons, enfants et vieillards ; puis ils envoyèrent accrocher les trois têtes devant le camp de Han-Souy et de Ma-Teng. Ceux-ci, manquant de vivres et voyant qu’ils étaient trahis dans la ville, pensèrent que le mieux était de se retirer au plus vite avec tout leur monde. Mais chacun d’eux fut, dans sa retraite, harcelé par une division de l’armée ennemie ; et Ma-Teng, pour aller plus vite, s’étant avancé trop loin avec son avant-garde, ce qui restait de troupes en arrière n’eut pas le temps de se mettre en bataille. Poursuivis avec acharnement par les soldats tout frais que Tchang-Tsy et Wan-Tchéou jetaient sur leurs pas, les gens de Sy-Liang essuyèrent donc une grande défaite.
Le jeune Ma-Tchao combattait en désespéré dans cette arrière-garde, et Tchang-Tsy n’osa le harceler plus longtemps ; mais après avoir été poursuivi jusqu’à un endroit nommé Tchin-Seng, Han-Souy se retourna vers Wan-Tchéou qui ne lui donnait aucun relâche, et lui dit : « Comment deux compatriotes peuvent-ils avoir l’un envers l’autre les sentiments d’un ennemi ? — Pourquoi résister aux volontés d’en haut ? répondit Tchéou en tirant aussi la bride de son cheval. — Lequel de nous deux se révolte contre le ciel et contre la terre, répliqua Han-Souy, personne ne peut le dire ; je me bats, moi, pour la dynastie ; après tout, nous sommes, vous et moi, du même district ; aujourd’hui, il est vrai, je me trouve un peu battu, mais bientôt je reparaîtrai à la tête d’une nouvelle et grande armée ; qui sait ? peut-être par l’effet d’un hasard inattendu, vous pourrez essuyer un revers et vous retrouver devant moi… »
Ces paroles changèrent le cours des idées de Tchéou ; fouettant son cheval pour rejoindre en ami celui qu’il harcelait auparavant, il échangea avec son compatriote quelques mots d’adieu et le laissa fuir. Tandis qu’il ramenait ses troupes au camp, Ma-Teng et Han-Souy purent continuer leur retraite vers le Sy-Liang.
Mais le fils du frère aîné de Ly-Kio, Ly-Pie, qui en voulait déjà à Tchéou, l’ayant vu converser avec l’ennemi, le dénonça à son oncle : « Je ne sais trop ce qu’ils se sont dit, raconta le jeune Ly-Pie, mais le général vaincu l’ayant appelé son compatriote, il a ralenti son cheval pour échanger avec lui une parole d’adieu, et ils ont eu l’air de s’entendre parfaitement. »
Déjà, dans sa colère, Ly-Kio voulait courir avec ses troupes au-devant de celui qu’il regardait comme un traître, et Kia-Hu lui conseilla de ne pas faire pour l’instant une pareille démonstration, car l’esprit des troupes n’était pas encore bien assuré ; il valait mieux inviter à un banquet Tchéou et son complice Tchang-Tsy, sous prétexte de les féliciter de leurs succès ; puis, au milieu du festin, il n’y avait qu’à les prendre et à les faire décapiter. L’avis plut beaucoup à Ly-Kio, et il le suivit en tous points. Les deux convives arrivèrent gaiement, et au milieu du repas Ly-Kio dit : « J’ai une lettre de Han-Souy qui prétend que Tchéou a voulu trahir, car pourquoi ne l’a-t-il pas fait prisonnier ? » Pâle et tremblant, Tchéou n’avait pas eu le temps d’articuler un mot d’excuses quand il fut saisi par une troupe d’hommes armés, et sa tête roula aux pieds des assistants. Tchang-Tsy s’était prosterné à terre ; Ly-Kio le releva : « Celui que je viens de punir était un traître, lui dit-il ; mais vous, dévoué et fidèle, qu’avez-vous à craindre ? » Là-dessus, il lui donna le commandement des troupes du général mis à mort. Ravi de cet avancement inattendu, Tchang-Tsy retourna à Hong-Nong, d’où il était venu ; le conseiller militaire Kia-Hu fut élevé au rang de président des six cours suprêmes et d’intendant du palais[61].
Après cette défaite des troupes du Sy-Liang, aucun des grands n’osa se soulever. Kia-Hu conseilla aux deux chefs devenus si puissants de se concilier les gens de bien par une conduite humaine et équitable. Les deux généraux se rangèrent à son avis ; dès lors les mandarins respirèrent, le jeune empereur commença à jouir de quelque tranquillité. Des Bonnets-Jaunes reparurent dans le Tsing-Tchéou par troupes désordonnées ; le vice-roi de Yen-Tchéou, Liéou-Tay, fut mis à mort par eux ; ils exerçaient mille cruautés sur la population paisible et honnête. Le général Tchu-Tsuen protesta qu’un seul homme était capable de les exterminer. « Hélas ! disaient Ly-Kio et Kouo-Ssé, dans ce pays menacé, il nous faut un héros, sinon tout est perdu ! Voilà les Bonnets-Jaunes en ébullition, qui pourra les calmer ? »
CHAPITRE V.
I.[62]
[Année 194 de J.-C.] « L’homme qui exterminera les Bonnets-Jaunes, révoltés dans le Chan-Tong, reprit Tchu-Tsuen, c’est Tsao-Tsao. — Mais où est-il ! demanda Ly-Kio. — De lui-même il a réuni des troupes dans le Yang-Tchéou, continua le général, et détruit les rebelles à Pou-Yang ; il a défait Yu-Pou sous les murs de Wou-Yang, et on l’a vu aussi remporter une victoire sur les tartares Hiong-Nou à Neuy-Hwang ; jamais il n’a été battu ! Maintenant il a conduit ses soldats dans le Tong-Kiun pour y rétablir l’ordre. Envoyez-lui le titre de seigneur feudataire de Yen-Tchéou, puisque le prince de ce pays a été tué par les rebelles, et après cela, à jour fixe, il aura exterminé les bandits qui infestent le Chan-Tong. » Ce conseil plut beaucoup à Ly-Kio ; à l’instant même il dépêcha vers Tsao un courrier pour lui dire de marcher contre les Bonnets-Jaunes avec Pao-Sin, le vice-roi du Tsy-Pé.
Tsao obéit ; bientôt, avec leurs troupes combinées, les deux généraux eurent repoussé les rebelles dans Chéou-Yang. Cependant Pao-Sin s’étant trop avancé dans le pays insurgé, il périt sous les coups des Bonnets-Jaunes sans que son cadavre pût être retrouvé. De son côté, Tsao poursuivit les rebelles jusqu’à Tsy-Pé, où un grand nombre d’entre eux mit bas les armes ; de ces ennemis vaincus il fit une troupe de cavaliers d’avant-garde. Partout où il portait ses pas, il n’y avait personne qui ne le reçût à bras ouverts. En moins de trois mois, il eut discipliné ces rebelles soumis, au nombre de trois cent mille ; avec leurs femmes et leurs enfants, ils formaient une population immense, parmi laquelle Tsao choisit et enrôla les jeunes gens : ce fut là l’année du Tsing-Tchéou. Chaque famille de cette colonie militaire eut des terres à cultiver.
Depuis lors, l’autorité de Tsao ne fit qu’accroître chaque jour ; de tous côtés, les gens distingués se rallièrent autour de lui.
[Année 194 de J.-C.] On était à la fin de la troisième année du règne de Hien-Ty lorsque Ly-Kio, en réponse à la lettre que lui adressait Tsao pour lui annoncer ses succès, envoya à celui-ci le titre de général en chef des provinces orientales.
Toujours retiré à Yen-Tchéou, Tsao remercia le ministre de cette faveur ; il continua à attirer autour de lui et à placer dans les emplois les gens vertueux et instruits. Deux hommes remarquables vinrent grossir son parti, c’étaient l’oncle et le neveu ; le premier, nommé Sun-Yo (son surnom Wen-Jo), avait la réputation d’être assez habile pour prendre rang parmi les ministres. À l’âge de vingt-huit ans, il s’était rallié à la cause représentée par Youen-Chao, celle de la légitimité. Mais, convaincu de l’incapacité de ce chef, il s’était rapproché de Tsao. Ce grand homme, dès la première rencontre, s’entretint avec lui sur les livres traitant de l’art militaire, sur les ruses de guerre, sur les grandes affaires du temps ; charmé de sa conversation, il résolut d’en faire son conseiller intime, et le nomma général de cavalerie. Le neveu devint célèbre durant les dernières années des Han ; Ho-Tsin (assassiné par les eunuques) l’ayant nommé d’abord membre du grand conseil, il se retira dans ses terres dès le commencement de l’usurpation de Tong-Tcho. Cette fois, il passa à Tsao, qui le nomma ordonnateur de l’armée ; il s’appelait Sun-Yeou, son surnom Kong-Ta.
En campagne, ces deux hommes discutaient sans cesse avec Tsao-Tsao sur la morale et la justice ; Sun-Yo l’encourageait à appeler auprès de lui les lettrés et les sages, à mettre de côté tout sentiment d’orgueil, à répandre partout ses libéralités. Un jour il dit à Tsao : « J’ai entendu parler d’un véritable sage, qui valait dix fois mieux que moi, qui vivait près de Liéou-Tay ; mais, depuis la mort de celui-ci, où est-il allé ? C’était un homme du Tong-Ho, dans le Tong-Kiun, à la taille colossale, à la barbe longue, aux gracieux sourcils, aux yeux brillants ; on l’appelait Tching-Yo (son surnom Tchong-Té). »
« Depuis longtemps je le connais de réputation, répliqua Tsao. » Et des courriers envoyés aussitôt dans le pays de cet homme apprirent qu’il était retiré dans la montagne pour s’y livrer à l’étude. Tchong-Yo répondit à l’appel de Tsao, qui le reçut avec une bien grande joie. « En vérité, dit-il à Sun-Yo, il ne convient guère à un pauvre lettré sans talent comme moi de recommander à un illustre seigneur comme vous les gens de mérite. Cependant permettez-moi de vous donner un avis : dans votre province même il y a un homme très-distingué ; pourquoi ne pas l’envoyer chercher, afin qu’il prête aussi son secours à notre chef ! C’est Kouo-Kia (son surnom Fong-Hiao), il est né à Yang-Sy, dans le Yng-Tchouen. — Je l’avais oublié, répondit Sun-Yo ; bien vite je vais recommander à Tsao de l’appeler à la ville pour conférer avec lui sur les affaires de l’État. »
« Si quelqu’un me porte à faire de grandes choses, dit Tsao en le voyant, ce sera vous ! — Je suis à vos ordres, répondit Kouo en s’inclinant ; » et à son tour il recommanda un descendant de l’empereur Hwang-Wou, Liéou-Hié (surnommé Tseu-Yang). C’était un homme sage, habile et intègre, capable de s’asseoir parmi les mandarins civils et militaires ; à l’âge de treize ans, il avait juré à sa mère d’immoler un de ses ennemis sur sa tombe, et il avait tenu son serment. Sept ans plus tard, au milieu d’un festin, un homme redouté de tous par ses violences était tombé sous ses coups ; ces exploits avaient fait connaître dans tout l’Empire le nom de Liéou-Hié.
Son arrivée causa une grande joie à Tsao. Il recommanda à son tour Man-Tchong (surnommé Pé-Ning), ainsi que Lou-Kien (surnommé Tseu-Ko). À tous les deux, Tsao donna des emplois dans les affaires militaires, sur leur bonne renommée ; Mao-Kiay (surnommé Hiao-Tsien) fut présenté aussi par eux ; ancien officier de Liéou-Piéou, chargé d’arrêter Sun-Kien dans sa fuite, il avait quitté ce chef sans talent pour se réfugier à Lou-Yang ; un grade dans l’armée récompensa son zèle. Après lui, Yu-Kin (surnommé Wen-Tsé) amena une centaine de soldats. Frappé de son allure martiale, de la facilité avec laquelle il maniait l’arc et montait à cheval, Tsao le fit commandant de cavalerie, et chaque jour il apprécia davantage ses capacités. Hia-Heou-Tun (de l’ancienne confédération) lui présenta aussi un général qui vint demander à le saluer ; les cérémonieuses politesses une fois achevées, Tsao et sa petite cour restèrent stupéfaits de la terrible figure du nouveau venu, de sa stature robuste et athlétique. C’était Tien-Wei ; dans une dispute avec les gardes du général Tchang-Liao, il avait tué dix de ceux-ci ; cette action violente le força de fuir dans les montagnes. Heou-Tun découvrit cet homme étrange dans une chasse, au moment où celui-ci poursuivait un tigre en traversant une rivière ; il le questionna, lui demanda ses noms, et le garda sous ses drapeaux pendant longtemps. Au moment où Tsao accueillait les hommes supérieurs qu’on lui recommandait, il s’empressait à son tour de lui présenter ce colosse. En le voyant, Tsao avoua qu’un pareil homme était chose rare, et que ce devait être un héros. — « Dans sa jeunesse, dit alors Heou-Tun, il avait juré de tuer toute une famille pour venger un de ses amis, de la race des Liéou ; il tint sa parole, promena les têtes en pleine rue, et des centaines de gens qui se trouvaient là n’osèrent le regarder de près. Au combat, son arme est une lance faite de deux solides tiges de fer, du poids énorme de quatre-vingts livres ; il l’appuie sur son avant-bras, se précipite au galop avec cette masse qui ne pèse rien pour lui, et renverse tout ce qui se présente, comme s’il avait des fantômes à attaquer. »
Ceci paraissait incroyable ; et Tsao voulut qu’il maniât son arme en sa présence. Ferme sur sa selle, Tien-Wei la faisait voltiger avec la plus extrême légèreté. « Ce n’est pas un homme, c’est un esprit, s’écria Tsao ; je le vois, il faut un grade à un pareil héros, rien ne peut résister à une telle force. » Devant sa tente, il y avait une lourde bannière, roulée et attachée par des cordes de soie en haut et en bas, et dont un homme très-grand tenait le bâton à deux mains ; à ce moment le vent soufflait avec force, et l’étendard pliait comme s’il eût été prêt à tomber. Tien-Wei fit reculer toute l’armée, déploya la bannière, et d’une main il la maintint immobile et droite malgré la violence du vent. « Voilà une vigueur égale à celle de Ngo-Lay, si célèbre du temps de Tchéou, dit Tsao tout surpris ; » et il choisit cet athlétique soldat pour chef de ses gardes ; puis il se dépouilla de sa propre tunique blanche, de fine soie bien brodée, pour la lui donner ; à ce présent il ajouta un bon cheval et la selle couverte d’ornements sculptés.
Ainsi de jour en jour croissait dans le Chan-Tong l’influence de Tsao-Tsao ; il avait près de lui de très-habiles conseillers, de très-braves mandarins militaires ; tous ils se pressaient autour de leur chef pour l’aider et le servir[63].
Maître d’une si grande armée, Tsao la réunit dans un camp formé à Yen-Tchéou, et lorsque tous ses préparatifs furent complétés, il envoya Yng-Chao (gouverneur militaire du Tay-Chan) chercher son père, Tsao-Song, à Lang-Youe, où il s’était réfugié et caché en quittant Tchin-Liéou son pays, par suite des troubles. Le vieillard voulut amener avec lui son jeune frère Tsao-Té et sa famille qui se composait de quarante personnes ; accompagné d’une centaine d’hommes attachés à son service, suivi d’une troupe de chevaux et de mules, il s’achemina bien vite vers la ville de Yen-Tchéou. Le commandant militaire de Su-Tchéou, Tao-Kien (son surnom Kong-Tsou), dont il traversa le territoire, homme plein de probité et de candeur, estimé de tous, connaissait les talents supérieurs de Tsao-Tsao et l’importance que ce général venait d’acquérir dans les provinces ; il désirait se lier avec lui, seulement l’occasion ne s’était pas présentée encore. Instruit du passage de Tsao-Song, il sortit de sa ville pour aller au-devant du vieillard, et lui témoigna les mêmes égards qu’à un père. Durant deux jours, il le fêta et lui donna par honneur à son départ du chef-lieu une escorte de cinq cents hommes, aux ordres de Tchang-Kay, commandant de la garnison. Cette petite troupe accompagnait la famille du vieillard, partie en avant. Le gouverneur en personne, se tenant à côté du char qui portait Tsao-Song, le conduisit hors de la ville, et là lui dit adieu.
Le père de Tsao-Tsao se trouvant entre les deux chefs-lieux des districts de Hoa et de Fey, au commencement de l’automne, des pluies abondantes, survenues tout à coup, l’obligèrent à s’abriter dans un vieux temple de bonzes ; les religieux, au nombre de quatre ou cinq, le reçurent avec politesse et le conduisirent dans la cellule du supérieur. Les troupes qui l’escortaient se réfugièrent avec leur chef dans les deux ailes du monastère ; complètement mouillés par ces torrents de pluie, les soldats murmuraient, et Tchang-Kay convoqua les officiers dans un lieu retiré pour se consulter avec eux. « De partisans des Bonnets-Jaunes que nous étions naguères, dit-il, nous voilà devenus serviteurs de Tao-Kien ; là il n’y a pas à espérer grande fortune ; mais, tenez, dans ces chars que nous escortons, quel butin riche et facile ! Cette nuit, à la troisième veille, tuons le vieillard et les siens ; enlevons ses richesses, fuyons dans les montagnes ; on croira que des voleurs ont fait le coup ! »
Cet avis plut aux soldats ; cette même nuit, pendant que la pluie continuait de tomber et le vent de souffler, tandis que le vieillard reposait dans la cellule du religieux, tout à coup on entendit des quatre côtés du monastère de grands cris. Tsao-Té se lève et s’élance dehors le sabre en main ; il tombe au milieu des brigands qui l’égorgent. Malgré son grand âge, Tsao-Song fuit avec sa femme derrière la cellule ; il veut se sauver par-dessus la muraille, mais la vieille n’était pas assez agile pour franchir la clôture, et tous deux ils sont massacrée dans le couvent même où ils cherchaient à se cacher. L’officier envoyé par Tsao pour chercher son père[64] parvint à sortir du monastère avec une dizaine d’hommes ; et, n’osant reparaître devant son maître, alla se rallier à Youen-Chao, l’ancien chef de la confédération ; tandis que Tchang, après avoir accompli son crime, pillé les chars et incendié le couvent, se retirait avec ses cinq cents soldats dans le Hoay-Nan[65].
Quelques-uns d’entre les cavaliers de Yng purent se sauver jusque auprès de Tsao-Tsao, et ils lui portèrent la nouvelle de la destruction de sa famille ; la douleur du héros fut si grande qu’il en tomba par terre sans connaissance. Heou-Tun le releva : « Ce sont les gens de Tao-Kien et non des voleurs qui ont commis ce crime, lui dit-il, il faut lancer contre lui des troupes qui aillent le punir ! » Et Tsao, grinçant des dents, jurait de venger le vieillard, dût-il être obligé d’escalader le ciel et de fouiller les entrailles de la terre. « Ma grande armée, s’écria-t-il, donnez-moi ma grande armée, et je vais ravager le Su-Tchéou de telle sorte qu’il n’y reste ni un arbre ni un brin d’herbe ; j’en fais le vœu !… »
Et laissant trente mille hommes à ses lieutenants, Sun-Yo et Tching-Yo, pour garder les trois villes de Youen-Tching, Fan-Hien et Tong-Ho, il partit avec le reste de ses troupes. L’avant-garde était commandée par Heou-Youen, Yu-Kin et le colosse Tien-Wei. « Allez, leur dit-il, rendez-vous maîtres de la ville, massacrez, égorgez-en toute la population pour laver dans le sang l’affront qu’ils m’ont fait en assassinant mon père ! »
Cependant Tchin-Kong[66], intime ami de Tao-Kien, commandait la ville de Tong-Kiun. Instruit de la vengeance terrible que méditait Tsao, il courut lui-même en toute hâte au-devant du général irrité, qui, ayant jadis reçu de lui des bienfaits, l’admit dans sa tente, mais sans le faire asseoir. Tchin lui expliqua le motif de sa visite ; il venait pour tâcher d’arrêter les effets de sa colère. « Tao-Kien, disait-il, est un homme plein d’humanité, la violence n’a jamais été son défaut, l’appât du gain ne peut rien sur lui ; certainement il a des excuses valables à alléguer. D’ailleurs le peuple de cette province est de longue date soumis aux Han ; en quoi peut-il être l’ennemi de l’illustre général ! L’égorger serait une mauvaise action ; réfléchissez trois fois avant d’agir, je vous en conjure dans l’intérêt de tous ! »
« Vous-même, répondit Tsao d’un accent irrité, vous m’avez abandonné naguère ; de quel front osez-vous paraître devant moi ! Ce gouverneur a fait périr ma famille, et moi j’ai juré de lui arracher le cœur pour donner un exemple au monde. Vous êtes un ami intime de ce Tao-Kien, et vous espérez arrêter mon bras ? » Tchin-Kong ne chercha plus à combattre les dessins de Tsao, il se retira en disant : « Hélas ! puis-je désormais me présenter devant les serviteurs de la dynastie des Han ! » Au lieu de retourner vers celui au nom de qui il était venu, Tchin s’enfuit au galop près de Tchang-Miao (gouverneur militaire de Tchin-Liéou), qui le reçut avec tous les égards dus à un hôte de qualité.
Partout où passait l’armée de Tsao, il ne restait ni animaux domestiques autour des maisons, ni arbres dans la campagne, ni hommes sur les routes. Averti de l’approche de ces forces irrésistibles, le gouverneur Tao-Kien, retiré dans la ville, adressait au ciel ses soupirs et ses larmes ; il s’accusait d’avoir lui-même, par ses propres fautes, attiré cette calamité sur son peuple. Quand il apprit que Tsao égorgeait déjà tous les habitants du Su-Tchéou et s’emparait des autres places de la province, afin d’affaiblir le chef-lieu, il éclata en imprécations contre le traître Tchang-Kay, auteur de tous ces maux. « C’est ce brigand, dit-il, qui, emporté par la passion des richesses, fait commettre tant de meurtres. »
Cependant le pauvre gouverneur assembla tous ses subordonnés pour délibérer avec eux. Dans le conseil, il y eut un mandarin nommé Tsao-Pao qui proposa de combattre plutôt que d’attendre ainsi la mort. « Je suis prêt, disait-il, à courir au-devant de l’ennemi pour défendre notre maître ! » Et les autres mandarins s’écrièrent : « Nous adoptons tous ce courageux dessein ! » Aussitôt Tao-Kien marcha avec ses troupes à la rencontre de Tsao, dont l’armée nombreuse, paraissant déjà devant la ville, faisait étinceler comme une neige brillante ses glaives et ses lances acérés.
Au milieu des rangs on voyait deux bannières pareilles à celles qu’on porte aux pompes funèbres : sur l’une Tsao avait fait peindre le titre et les noms de son père, sur l’autre l’image de son oncle Tsao-Té. Après avoir déployé ces deux étendards, qui annonçaient hautement la vengeance qu’il méditait ; après avoir disposé ses troupes en lignes menaçantes, Tsao, couvert d’une cuirasse d’argent et d’une blanche tunique de deuil, les yeux mouillés de larmes, s’avança au galop ; il injuria l’ennemi en lui reprochant sa trahison et le meurtre de son père. Le vieux gouverneur était aussi sorti jusqu’au pied de la grande bannière ; se dressant sur sa selle, il salua l’étendard de Tsao, et répondit : « Seigneur, nous étions unis par les liens de l’amitié ! Cet officier que j’envoyais pour escorter votre famille, pouvais-je supposer qu’il se rendrait coupable d’une telle perfidie ? Voilà toute ma faute, suis-je vraiment l’auteur de ces maux ? J’espère donc que l’illustre seigneur reviendra à des sentiments plus doux, qu’il admettra cette excuse et qu’il se montrera miséricordieux. — Vieux brigand, s’écria Tsao avec rage, tu as tué mon père et tu oses proférer ces stupides paroles ! Qui de vous va me prendre cet odieux vieillard, pour que je l’immole aux mânes de ceux qu’il a assassinés ? »
À sa voix, Heou-Tun alla attaquer le gouverneur, qui rentra bientôt dans les rangs. Le lieutenant de Tao-Kien, Fao, voulut le remplacer ; il se précipita la lance en arrêt. Les deux champions s’abordent, les deux chevaux se heurtent, quand tout à coup il s’élève un tourbillon furieux. Le sable vole, les pierres roulent, les branches des arbres tombent brisées ; toutes les bannières qui flottent dans les deux armées sont renversées, la lutte entre les deux lieutenants des généraux en chef est interrompue ; les deux adversaires se retirent, car le désordre se met dans les deux camps.
Le gouverneur Tao-Kien rentra dans la ville ; Tsao rallia ses troupes ; il était visible que toute résistance de la part des assiégés était inutile. « Quoi faire ! disait le vieux gouverneur à son conseil, l’ennemi a des forces supérieures, notre perte est certaine, la fuite impossible. Je me livre pieds et poings liés à la vengeance de Tsao, je sauverai mon peuple en me sacrifiant moi-même ! »
« Non, dit une voix en l’interrompant, il y a longtemps, seigneur, que vous gouvernez le Su-Tchéou ; le peuple n’oubliera pas vos bienfaits. Malgré sa supériorité, l’armée ennemie n’est pas encore dans la ville. Restez à vous défendre dans les murs avec les habitants, sans risquer de sortie ; et, quoique inhabile moi-même, je trouverai peut-être le moyen de faire périr Tsao, si bien que son corps restera sans sépulture ! »
L’assemblée restait immobile de surprise !
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE PREMIER.
I.[67]
[Année 194 de J.-C.] Celui qui ouvrait cet avis, c’était My-Tcho (son surnom Tseu-Tchong) ; il appartenait à une famille puissamment riche (de la ville de Kiu-Hien, dans le Tong-Hay), qui comptait bien dix mille serviteurs. Cet homme étant allé faire du commerce à la capitale s’en retournait sur son char, quand près de lui, dans le chemin, se présenta une femme très-jolie, qui lui demanda une place à ses côtés. Aussitôt My-Tcho descendit pour céder son siége à la femme inconnue ; mais celle-ci le supplia de s’asseoir près d’elle, et cet homme vertueux, remonté à sa place, n’osa fixer les yeux sur sa compagne de voyage ; il se garda bien de lui adresser aucun propos frivole. À quelque distance de là, cette personne étrangère dit à My-Tcho, au moment de le quitter : « Je suis une envoyée céleste ; par ordre du maître du ciel, je vais mettre le feu à votre maison[68]. Mais votre conduite pleine d’égards m’a touchée, et je vous donne secrètement cet avis qui vous intéresse. — Quoi, s’écria My-Tcho, vous êtes un esprit ! — Je suis l’esprit qui préside au feu dans la partie du sud. » Et comme My-Tcho s’inclinait pour lui témoigner un respect voisin de l’adoration, l’être surnaturel reprit : « Le ciel l’a ordonné, je ne puis m’empêcher d’incendier votre maison ; mais allez vite, courez, sauvez vos effets les plus précieux, car cette nuit j’obéirai aux volontés d’en haut ! » Ce même jour, le feu prit par hasard dans la cuisine de son hôtel ; l’édifice entier fut consumé[69].
Depuis lors My-Tcho se plaisait à secourir les pauvres, à soulager les malheureux, à sauver et à aider ceux qui se trouvaient dans des circonstances difficiles ou périlleuses. Plus tard, Tao-Kien, le gouverneur de la province, le nomma à l’emploi d’assesseur. Dans ce moment critique My-Tcho, pour venir en aide au vieillard, se chargea d’aller implorer le secours de Kong-Yong, dans le Pé-Hay ; en même temps un courrier irait solliciter l’appui de Tien-Kay, dans le Tsing-Tchéou. Ce double renfort, attaquant Tsao sur deux points, le forcerait à lever le siége.
L’avis fut adopté, les deux lettres écrites ; le conseiller militaire Tchin-Teng (son surnom Youen-Long) se chargea de la mission dans le Tsing-Tchéou, tandis que My-Tcho se rendrait dans le Pé-Hay. Ils partirent donc chacun de son côté ; ce dernier se mit en route peu après Tchin-Teng, et Tao-Kien, entouré de ses troupes, garda bien les murailles en attendant que l’arrivée des renforts lui offrît l’occasion de tenter la double attaque. D’un autre côté Tsao, comptant sur ses forces, serrait déjà le siége de très-près. Ce général avait même élevé autour de la ville un mur de terre pour la réduire peu à peu.
Le gouverneur de Pé-Hay, Kong-Yong (son surnom Wen-Kuu), était originaire de Kio-Fou, au pays de Lou, comme Confucius, son aïeul à la vingtième génération[70]. Par la supériorité de son esprit, de bonne heure développé, il s’était attiré le respect général.
Voici ce qu’on raconte de lui : à l’âge de dix ans, il alla voir Ly-Yng, gouverneur de Ho-Nan. Celui-ci, qui portait un nom célèbre sous les Han, ne daignait pas recevoir d’ordinaire les visiteurs, à moins qu’ils ne fussent des gens distingués de l’époque, des descendants de familles anciennes et liées avec ses ancêtres ; dans ce cas, il les accueillait chez lui. Or, le jour que le jeune Kong-Yong se présenta à sa porte et déclina les noms de ses aïeux, amis de ceux du maître de la maison, le portier le fit entrer, et Ly-Yng lui demanda :
« Vos ancêtres et les miens étaient-ils amis ? — Mon aïeul Confucius et le chef de votre race Ly-Lao étaient égaux en vertus et en talents ; ils ont dû se donner mutuellement des leçons et avoir des liaisons ensemble. Ainsi, je puis dire que nos deux familles sont liées depuis des siècles. » Cette réponse si sage étonna beaucoup le gouverneur ; là-dessus Tching-Oey, l’un des grands du pays, conseiller impérial, étant arrivé, Ly-Yng lui montra le jeune Kong-Yong en disant : « Voilà un enfant d’un rare mérite. — Tant de perspicacité dans un âge si tendre, répondit le conseiller, n’annonce pas pour l’âge mûr un esprit supérieur. — Bien, répliqua Kong-Yong, d’après ce que dit votre seigneurie, elle n’était elle-même dans son enfance rien moins que spirituelle ! » Le conseiller et tous les assistants reprirent avec un sourire : « Cet enfant, avec l’âge, arrivera aux premiers emplois parmi les hommes de son temps. » Depuis lors, le descendant de Confucius acquit de la renommée ; il n’y avait pas de livre qu’il ne lût et ne comprît, et il n’eut pas d’égal dans tout l’Empire. Avec le temps, il devint un officier supérieur, et plus tard gouverneur militaire de Pé-Hay. Son plus grand plaisir était de recevoir les amis qui venaient le visiter, et il avait coutume de dire : « Que ma maison soit toujours pleine d’honnêtes convives, que la coupe de l’hospitalité ne soit jamais vide, tel est mon vœu ! »
Depuis six ans, il gouvernait le Pé-Hay, et on l’aimait beaucoup dans sa province. Ce jour-là même, il s’entretenait avec ses hôtes de la nouvelle expédition de Tsao et du serment fait par celui-ci de venger son père, quand on lui annonça l’arrivée de My-Tcho : « Cet ancien ami doit avoir une affaire importante à me communiquer, dit-il en le faisant entrer dans la salle du festin. » Là-dessus le mandarin, présentant la lettre à Kong-Yong, lui apprit le danger que courait la ville de Su-Tchéou, et le besoin qu’elle avait de son secours.
« Votre gouverneur a des droits à mon amitié, je dois le secourir, répondit Yong ; mais je n’ai non plus aucun motif d’inimitié contre Tsao ; laissez-moi chercher par une lettre à rétablir la paix ; si mes efforts sont vains, je suis prêt à envoyer mes troupes. — Tsao compte trop sur la force de ses armes pour céder à des motifs puisés dans la justice, répliqua My-Tcho. »
À peine la lettre était-elle écrite et l’entretien terminé, que se montrèrent tout à coup devant la ville cent mille Bonnets-Jaunes, commandés par Kouan-Hay.
Dans sa frayeur, Kong-Yong s’est porté hors des murs à leur rencontre avec ses troupes, et le chef des rebelles vient lui demander une contribution de cent mille boisseaux de grain, moyennant laquelle il se retirerait. « Votre ville, disait-il, regorge de provisions ; donnez, ou tous les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe, seront passés au fil de l’épée. — Fidèle représentant de l’empereur, répondit Yong avec indignation, je garde la ville qu’il m’a confiée, et ce n’est pas aux bandits que se livrent les richesses de nos greniers ! » Les deux généraux s’attaquent ; le commandant de la cavalerie de Kong-Yong, le général Tsong-Pao, s’élance au-devant du rebelle, qui brandissait un grand sabre, et tombe bientôt en défendant son maître. Alors les troupes se replient en désordre vers la ville et les Bonnets-Jaunes, se séparant en plusieurs divisions sous les ordres de leur chef, l’assiègent de toutes parts. Kong-Yong avait le cœur navré de la mort de son lieutenant ; My-Tcho étouffait de rage et de douleur.
Du haut des murs, Kong-Yong regardait l’immense armée des Bonnets-Jaunes, et son chagrin redoublait encore, lorsqu’il aperçoit dans la campagne un homme qui, la lance au poing, traverse au galop les lignes ennemies. Semant la mort autour de lui, frappant à gauche, tuant à droite, cet étranger se fraie un passage comme s’il dissipait des fantômes, arrive au pied des murs, et demande qu’on lui ouvre les portes. Kong-Yong ne connaît pas cet homme, et il n’ose lui accorder l’entrée. Déjà un des chefs rebelles s’est mis à sa poursuite, il le serre de près au bord des fossés, et l’inconnu se rejetant sur ceux qui le poursuivent en a renversé une douzaine, lorsque Yong fait ouvrir la porte et ordonne aux siens d’aller à sa rencontre. Laissant dehors son cheval et sa lance, l’officier monte sur les murs de la ville et va saluer Kong-Yong.
Ce héros est remarquable par sa haute taille, sa longue barbe, ses grands bras ; il excelle à tirer de l’arc. Quand Kong-Yong lui demanda ses noms, il répondit : « Ma vieille mère a reçu de votre seigneurie des bienfaits signalés. Hier, en sortant de Liao-Tong, j’allais lui rendre mes devoirs, dans notre petite maison, lorsque j’ai entendu le tambour d’airain retentir près de la ville, je l’ai vue assiégée par des brigands ; alors ma mère m’a dit : « Sa seigneurie m’a comblée de ses dons généreux, et jusqu’ici je ne te l’avais pas fait connaître. Mon bienfaiteur est en péril, va, mon fils, va le secourir… — Je me précipite seul, et j’accours remercier votre seigneurie de ce qu’elle a daigné nourrir ma vieille mère. Je suis de la ville de Hwang-Hien, dans le Tong-Lay ; je me nomme Tay-Ssé-Tsé (mon surnom Tseu-Y). » Kong-Yong fut rempli de joie ; il savait que ce Tseu-Y était véritablement un homme héroïque. Sa mère demeurait à quelque distance du chef-lieu, à Tou-Tchang ; elle recevait des étoffes de soie et du riz, que le gouverneur lui envoyait pour soulager sa misère, et voilà ce qui l’avait portée à faire partir son fils.
Une cuirasse et un cheval tout équipé, telle fut la récompense que donna le gouverneur à Tseu-Y ; et celui-ci, comblé d’honneurs, demande un corps de mille hommes d’élite pour aller au-devant des rebelles, car il n’y avait pas d’autre moyen de leur faire lever le siége que de les mettre en fuite. « Malgré votre valeur, répondit Kong-Yong, vous ne devez pas risquer une telle sortie, les brigands sont en grand nombre. — Seigneur, répliqua Tseu-Y d’une voix suppliante, ma mère m’a envoyé vers vous pour acquitter sa dette de reconnaissance, et tant que je n’aurai pas fait lever le siége, je n’ose reparaître devant elle. Laissez-moi, de grâce, risquer ma vie, et tenter l’entreprise !
— Non loin d’ici, reprit le gouverneur, habite Liéou-Hiuen-Té. le héros de notre siècle ; si j’obtenais qu’il vînt à mon secours, ses forces, réunies aux nôtres, en opérant une double attaque au dedans et au dehors, contraindraient l’ennemi à se retirer. — Eh bien, donnez-moi une lettre pour lui, et à l’instant je cours… dit Tseu-Y. » La lettre fut bientôt écrite, et le jeune officier se chargea d’aller la porter.
Armé de pied en cap, la lance au poing, deux arcs au côté, lesté d’un bon repas, il entr’ouvre la porte de la ville et part au galop. Cent cavaliers du côté des rebelles s’acharnent aussitôt à sa poursuite ; plus de trente sont culbutés par le héros, les autres se retirent.
Tseu-Y s’est frayé une route au plus serré du camp ennemi, et déjà il a dépassé les lignes des assiégeants. « Un homme est sorti de la ville, il va demander des secours, pensa le chef des rebelles. » Il jette sur les pas de l’officier une centaine de cavaliers qui le cernent de toutes parts. Serré de près, celui-ci quitte sa lance, tire son arc de l’étui et décoche ses flèches sur tous les points de ce cercle d’ennemis qui le harcèlent ; ils tombent par centaines sous les traits qui les renversent ; tous reculent, et Tseu-Y s’est échappé. Sans se reposer, il fait route vers Ping-Youen, où commande Hiuen-Té. Cet illustre personnage accueille le message, salue l’envoyé, écoute les détails de sa mission, l’interroge sur ses noms, sur sa famille, comme aussi sur Kong-Yong, dont il a lu la lettre.
« Êtes-vous au service de Kong-Yong, êtes-vous de sa famille ? demanda Hiuen-Té. — Non, répliqua Tseu-Y, je ne suis ni son parent ni son compatriote ; sa réputation et sa bonté m’ont attaché à lui, voilà le seul lien qui existe entre nous. J’ai eu le désir de partager ses maux, de m’associer à ses périls. Les Bonnets-Jaunes se sont soulevés ; la ville de Pé-Hay est assiégée ; Kong-Yong se trouve serré de près ; seul, ne sachant de qui attendre du secours, vivement attaqué jour et nuit, il a cru rencontrer dans un homme comme votre seigneurie, plein d’humanité et de justice, celui qui pourra et voudra le secourir dans un si pressant danger. Voilà ce qui l’a décidé à m’envoyer vers vous avec ce message. À la pointe de mon sabre, bravant mille morts, je me suis frayé un passage au milieu des assiégeants, et cela pour parler à votre seigneurie, et la supplier de prendre ma demande en considération.
— Kong-Yong a su qu’il y avait un Hiuen-Té au monde, répondit celui-ci avec gravité et vivement ému du discours de Tseu-Y. Aussitôt il ordonne à ses deux frères d’adoption, Yun-Tchang et Tchang-Fey, de réunir trois mille hommes d’élite pour marcher au secours de la ville menacée.
De son côté, le chef des rebelles, Kouan-Hay, instruit de l’approche de cette armée libératrice, voulut s’opposer à son passage avec ses meilleurs soldats qu’il rangea en bataille. Hiuen-Té n’avait pas des forces bien imposantes ; et, loin de le craindre, Kouan-Hay, bien armé, court au-devant de lui hors des lignes. À cette provocation répondent Tseu-Y et Hiuen-Té, ainsi que ses deux amis. « Brigand, rebelle à ton prince, renonce à tes desseins pervers, viens te soumettre, qu’attends-tu ? » Ainsi dit Hiuen-Té. À ces mots, le chef des Bonnets-Jaunes s’élance plein de rage ; Tseu-Y se précipite à sa rencontre ; mais derrière lui un cavalier de Kiay-Leang (dans le Pou-Tchéou) se jette en avant comme s’il eût eu des ailes ; en temps de paix, il lit le Tchun-Tsiéou, la chronique de Confucius ; à la guerre, il est armé du glaive recourbé comme la faux, c’est Yun-Tchang. Pendant le combat singulier qui s’engage entre lui et le chef des rebelles, les deux armées poussent de grands cris ; tels des moineaux et des hirondelles s’agitent dans l’espace, tels les chiens et les brebis courent à la rencontre du soleil ! Mais comment Kouan-Hay résisterait-il au héros qui l’attaque ? Après dix assauts, le glaive recourbé de Yun-Tchang a renversé de son cheval le chef des brigands. Tseu-Y et Tchang-Fey se précipitent la lance au poing et rompent les lignes ennemies. À la tête de toutes ses troupes, Hiuen-Té bat la charge et s’avance à son tour.
Du haut des remparts, Kong-Yong voit Tseu-Y qui entraîne les deux héros à la poursuite des rebelles, et arrive jusqu’au pied des murailles ; on eût dit des tigres se ruant au milieu d’un troupeau de brebis. Rien ne peut résister à leur attaque impétueuse. À son tour, le gouverneur ouvre les portes et fait une sortie avec tous ses cavaliers. Les Bonnets-Jaunes sont en pleine déroute, ils déposent les armes par milliers ; le reste se disperse.
Après cet exploit, Kong-Yong va au-devant de Hiuen-Té, le reçoit avec les plus grands égards, et célèbre son arrivée par un festin. Il conduisit près de son libérateur My-Tcho, qui lui raconta tout ce qu’on sait déjà de Tsao, le meurtre de son père et la vengeance qu’il voulait en tirer. « La ville de Su-Tchéou est assiégée, ajouta-t-il, je veux aller la secourir… — Je connais le gouverneur Tao-Kien, répondit Hiuen-Té, et je le tiens pour un mandarin plein d’humanité. Faut-il qu’il expie de la sorte un crime dont il n’est pas coupable ! — Hélas, dit Kong-Yong, vous êtes allié aux Han ; Tsao-Tsao est cruel, il opprime le peuple ; s’appuyant sur les forts, méprisant les faibles, il met le pied sur la gorge de ce pauvre gouverneur. Mon aïeul Confucius disait : Là où je vois la justice, je crois aussi trouver l’héroïsme… Seigneur, que ne vous joignez-vous à moi pour venir délivrer cette ville de Su-Tchéou ? »
Hiuen-Té ne refusait pas, seulement il comptait trop peu de soldats, trop peu de généraux pour tenter une pareille entreprise. « Tao-Kien est mon ancien ami, disait Yong, je veux lui envoyer des vivres et de l’argent, le secourir dans cet imminent péril. Vous, seigneur, qui êtes le héros de notre époque, balancerez-vous à servir une cause aussi juste ? — Partez le premier ; moi, j’emprunterai quelques milliers d’hommes à Kong-Sun-Tsan, et je marcherai sur vos traces. — Ne manquez pas à votre parole, dit Yong. — Manquer à ma parole, répondit Hiuen-Té, qui suis-je donc à vos yeux ? Les anciens disaient : — Tous les hommes doivent mourir un jour ; mais ceux-là n’ont jamais réussi dans leur entreprise, qui violaient un serment ! — Ou j’obtiendrai le secours que je demande, ou je reviendrai seul près de vous. »
Là-dessus, il prit congé de Kong-Yong et de My-Tcho ; celui-ci fut chargé de porter une si heureuse nouvelle au gouverneur assiégé. Tandis que Kong-Yong passait en revue ses troupes, ralliées après la bataille, Tseu-Y se prosterna devant lui en disant : « Ainsi que l’ordonnait ma mère, je suis venu vous délivrer d’un grand péril. Aujourd’hui, par bonheur, vos inquiétudes sont dissipées. Le gouverneur de Yang-Tchéou, mon compatriote, Liéou-Yu, me rappelle par une lettre si pressante que je ne puis rester ici. J’espère que nous nous reverrons un jour. » Alors Tseu-Y, refusant l’argent et les étoffes précieuses que le gouverneur le sollicitait d’accepter, alla voir sa mère qui lui dit : « Je suis heureuse que tu aies acquitté la dette de la reconnaissance en sauvant la ville. » Et elle le pressa de partir.
Cependant Hiuen-Té était arrivé à Pé-Ty, près de Kong-Sun-Tsan ; celui-ci hésitait à lui fournir des troupes. « Tsao, disait-il, n’est point votre ennemi ; pourquoi embrasser la cause d’un étranger et tirer l’épée contre un ami ? — J’irai avec de bonnes paroles l’exhorter à déposer les armes. — Ah ! reprit Sun-Tsan, il est trop enorgueilli de sa puissance, ce Tsao, pour consentir à vous écouter. — Mais, c’est ce que j’ai promis à Kong-Yong, dit Hiuen-Té, oserais-je manquer à ma parole ? — Eh bien, prenez deux mille hommes, cavaliers et fantassins. — J’ai encore une chose à vous demander, c’est que le jeune héros Tseu-Long vienne avec ce renfort. — Prenez-le donc, dit Sun-Tsan. »
Hiuen-Té se mit à l’avant-garde avec ses deux frères adoptifs ; Tseu-Long commandait l’arrière-garde, formée par les deux mille auxiliaires ; la petite armée, ainsi établie, marcha vers Su-Tchéou.
Déjà My-Tcho, revenu près de Tao-Kien, lui avait annoncé l’arrivée de ces renforts ; d’un autre côté, Tchin-Teng vint dire que Tien-Kay de Tsing-Tchéou amenait des troupes. Le vieux gouverneur reprit courage ; Kong-Yong et Tien-Kay se présentant à la fois avec leurs armées, Tsao épouvanté se décida à s’aller retrancher dans les montagnes sans plus risquer de combat. À la vue de ces deux corps auxiliaires, il partagea ses troupes et n’osa plus envelopper la ville de si près. Hiuen-Té, arrivé au camp, alla saluer Kong-Yong, qui, dans sa prudence, voulait qu’on se défiât du repos de l’ennemi, de cette immobilité qui cachait sans doute quelque piège. « Épions d’abord ses mouvements, disait-il, et nous agirons ensuite. »
Mais Hiuen-Té craignait que la ville ne manquât de vivres ; il voyait dans ce retard une nouvelle cause de péril : « Marchez, disait-il, Yun-Tchang et Tseu-Long vous soutiendront avec quatre mille hommes ; moi-même, suivi de Tchang-Fey, j’irai assaillir le camp de Tsao, et, après avoir pénétré dans la ville, nous nous entendrons avec le gouverneur assiégé. »
Cet avis fut adopté par Kong-Yong ; il se concerta avec Tien-Kay pour la disposition des troupes, qui devaient faire une double attaque et prendre l’ennemi en tête et en queue. À la gauche étaient les soldats de Kong-Yong, à la droite ceux de Tien-Kay, au centre Yun-Tchang et Tseu-Long avec leurs quatre mille combattants. Les deux corps devaient marcher en même temps et se prêter un appui mutuel. Ce même jour, Hiuen-Té, accompagné de Tchang-Fey, s’avança à la tête de mille cavaliers jusqu’auprès du camp du général ennemi ; il était à cheval, revêtu de sa cuirasse. Dans son principal corps d’armée, Tsao ne comptait pas moins de deux cent mille hommes, campés sur divers points.
La lance au poing, Tchang-Fey galope en avant ; il examine les forces imposantes de Tsao, sa position sur les hauteurs, et se retire au plus vite. Dans les retranchements, le tambour résonne, fantassins et cavaliers s’agitent comme les flots de l’Océan et sortent en masse. À leur tête se précipite un général de première classe, qui s’écrie d’une voix terrible : « Qui es-tu ? ou vas-tu ? « Celui qui parlait ainsi, c’était Yu-Kin (son surnom Wen-Tsé, de Kiu-Ping dans le Tay-Chan) ; sans lui répondre, Tchang-Fey se jette à sa rencontre ; les deux champions se heurtent ; les armées poussent de grands cris ; Hiuen-Té arrête son cheval et regarde.
II.[71]
Pendant que les deux champions luttent ainsi, Hiuen-Té crie à ses soldats d’avancer, et bientôt Yu-Kin mis en déroute est harcelé par son terrible adversaire, par Tchang-Fey, qui arrive en le poursuivant jusqu’au pied des murailles. Du haut des remparts, les assiégés ont vu la bannière rouge sur laquelle se détachent en caractères blancs ces mots : Hiuen-Té de Ping-Youen. Aussitôt Tao-Kien envoya un de ses officiers ouvrir la porte au héros et à l’armée libératrice. Il accueillit Hiuen-Té dans son palais, lui témoigna les plus grands égards, et, pendant le banquet qui suivit l’entrevue, il fut frappé de l’air distingué de son hôte, de sa voix retentissante comme une cloche. Dans sa joie, Tao-Kien chargea son conseiller My-Tcho d’aller lui offrir le gouvernement de sa province.
« Seigneur, à quoi pensez-vous ? répondit Hiuen-Té. — Aujourd’hui, répondit le vieux Tao-Kien, l’Empire est en proie à l’anarchie, l’empereur n’est qu’un faible enfant, le pouvoir reste aux mains de ministres pervers. Vous, seigneur, vous descendez des Han, votre devoir est de soutenir la dynastie chancelante. Quant à moi, vieillard âgé de plus de soixante ans, sans vertus, sans capacité, je ne puis résister aux périls qui me menacent jour et nuit. Votre nom, seigneur, est grand dans tout l’Empire, on vous regarde comme le modèle des héros de votre temps ; gouvernez le Su-Tchéou, je vous le cède. J’en donnerai avis à l’empereur ; non, vous ne me refuserez pas. — Bien que descendant des Han, répondit Hiuen-Té en se prosternant avec modestie, je n’ai ni mérite ni talents supérieurs. Le grade de commandant du district de Ping-Youen m’est échu, je n’en veux pas d’autre ; je ne suis venu près de vous que pour vous porter secours au nom de la justice ; cessez de me parler ainsi, car chacun penserait que je suis un ambitieux avide à vous dépouiller. L’acceptation d’une pareille offre m’attirerait la colère du ciel ! »
Cependant Tao-Kien désirait ardemment céder sa province à Hiuen, et il insista si bien que celui-ci devait accepter. Mais il voulait tenter à l’égard de Tsao un dernier moyen de conciliation : « Personne ne peut le forcer à lever le siége ; laissez-moi lui adresser un message ; s’il refuse la paix, je l’extermine sans plus tarder. » La lettre écrite par Hiuen-Té fut remise à Tsao au milieu de son camp, tandis qu’il cherchait avec ses officiers un moyen de réduire la ville. Quand on lui annonça l’arrivée d’un message des assiégés, l’orgueilleux général se prit à rire ; puis il ouvrit la missive et reconnut qu’elle était de la main de Hiuen-Té. En voici le contenu :
« Liéou-Hiuen-Té a eu jadis l’honneur de voir votre seigneurie pendant la guerre des confédérés contre Tong-Tcho, et à chaque endroit de la terre où l’occasion s’est offerte, il n’a pas manqué de lui présenter ses respects. Naguères, l’illustre père de votre seigneurie, ainsi que toute sa famille, ont péri de la main de Tchang-Kay, homme pervers et criminel. Quant au gouverneur Tao-Kien, c’est un vieillard plein de loyauté, de justice ; la nouvelle de ce désastre lui a fendu le cœur !
« Liéou-Hiuen-Té espère que votre seigneurie voudra bien prendre ces choses en considération, et éloigner les innombrables soldats qui menacent la ville. En mettant un terme aux calamités qui ruinent l’Empire, en prêtant à l’empereur le secours de son bras, en retirant le peuple de l’abîme dans lequel il gémit, votre seigneurie fera le bonheur du prince et des sujets ! Liéou-Hiuen-Té souhaite ardemment que votre seigneurie réfléchisse à ses paroles. »
Cette lettre indisposa beaucoup Tsao-Tsao. « Qu’était donc Hiuen-Té pour oser lui écrire des paroles de reproches, lui dicter sa conduite ? Cette lettre n’avait pas d’autre but que de l’injurier en face ! » Il voulait faire décapiter le messager et ordonner l’assaut. Le conseiller militaire Kouo-Kia l’en détourna par de sages conseils. « Réprimez votre colère, lui dit-il ; Hiuen-Té, venu de si loin au secours des assiégés, veut tenter les voies de conciliation avant de combattre ; répondez-lui par de belles paroles, endormez-le, et puis faites marcher vos troupes ; attaquez la ville et elle est prise ! » Tsao calma son irritation et sourit même à l’idée de tromper Hiuen-Té et de le prier de venir lui faire une visite dans son camp. Il écrivit donc et garda l’envoyé près de lui.
Comme il délibérait sur les moyens de faire parvenir cette réponse, des éclaireurs arrivèrent au galop ; ils annonçaient ceci : Le général Liu-Pou, battu sous les murs de la capitale par les deux rebelles successeurs de Tong-Tcho, était allé au delà du passage de Wou-Kouan se réfugier près de Youen. Celui-ci ne l’avait pas employé, par défiance à l’égard d’un homme coupable déjà de deux trahisons. Alors l’aventurier avait pris du service dans les armées de Yuen-Chao (frère du précédent, ancien chef de la confédération), qui était allé avec lui battre Tchang-Yen à Tchang-Chan. Mais Liu-Pou, par la fierté de son caractère, par sa dureté envers ses subordonnés, indisposa Youen-Chao, et celui-ci l’eût fait périr, s’il ne se fût enfui avec des troupes près de Tchang-Yang qui l’accueillit. Un certain Pang-Chu, qui avait caché dans la capitale la famille entière de Liu-Pou, la lui renvoya saine et sauve. Les deux généraux tout-puissants, Ly-Kio et Kouo-Tsé, en ayant été instruits, firent décapiter Pang-Chu et écrivirent à Tchang-Yang qu’il eût à se défaire de Liu-Pou. Celui-ci, averti à temps, se réfugia près de Tchang-Miao. Le jeune frère de ce dernier, Tchang-Tchao, lui ayant amené le conseiller militaire Tchin-Kong[72], ce mandarin dit : « De toutes parts il se lève des héros ; l’Empire se divise, se fractionne de tous côtés. Vous-même, seigneur, qui avez sous vos ordres une grande province, de nombreux soldats, fortifiez-vous dans un pays en proie aux guerres civiles ; le sabre en main, l’œil ouvert sur ce qui se passe, vous pouvez aussi prendre rang parmi les généraux qui cherchent l’indépendance. N’auriez-vous pas honte, au contraire, de subir la domination des autres ? Voyez, Tsao-Tsao s’efforce de soumettre les provinces de l’orient ; tout ce pays attend un maître. Vous avez avec vous ce Liu-Pou, l’un des héros de notre époque, un guerrier sans rival ; retenez-le au passage et employez-le à conquérir le Yen-Tchéou. Regardez bien l’aspect des événements pour connaître le moment propice, et il ne tiendra qu’à vous d’être le premier parmi les grands vassaux ! »
Dans la joie que lui causait une perspective si attrayante, Tchang-Miao arrêta Liu-Pou au passage, et le regarda comme un auxiliaire que le ciel même lui envoyait ; il le fit gouverneur de Yen-Tchéou. Tchang-Miao se rendit aussi maître de Po-Yang ; mais, dans cette province qu’il enlevait à Tsao, trois villes, défendues par Sun-Yo et par Tching-Yo, les deux meilleurs conseillers militaires de ce général, résistèrent opiniâtrement. Ces trois villes étaient Yen-Tching, Tong-Ho et Ouan-Hien, tout le reste de la province fut pris. Tsao-Jin, battu dans plus d’une rencontre, se vit bientôt sur le point de succomber.
« Si je perds le Yen-Tchéou, dit Tsao-Tsao, il ne me reste plus aucun lieu de refuge ! » Et le conseiller militaire Kouo-Kia vit dans cet incident fâcheux l’occasion de montrer à Hiuen-Té de grands dehors de justice. « Retirez, comme si vous agissiez au nom de l’humanité, vos troupes de devant Su-Tchéou, dit-il à Tsao ; retournez vers le pays de Yen pour effacer le déshonneur qu’une défaite imprimerait à votre nom !… » Et Tsao, goûtant ce conseil, répondit à la lettre de Hiuen-Té par les lignes suivantes :
« Après le malheur dont mon père, l’honneur d’une famille illustre depuis tant de siècles, a été victime, pouvais-je ne pas le venger ? non ; j’avais donc levé des troupes pour faire expier à Tao-Kien un crime odieux ; je voulais laver cette insulte dans le sang de sa famille tout entière. Mais en recevant la lettre de Hiuen-Té, du rejeton de la famille impériale, si orné de vertus et de talents, doué de tant de justice, je me suis senti grandement honoré et consolé. Ainsi, je fais défiler mes troupes par le chemin qui conduit à mon gouvernement ; tenez-vous-en pour averti ; après avoir été séparés, nous serons unis un jour. »
La joie du vieux gouverneur Tao-Kien fut grande quand un courrier, en lui apportant cette lettre, lui apprit le départ de Tsao-Tsao et de toute sa formidable armée. Il appela dans la ville Kong-Yong, Tien-Kay, Yun-Tchang, tous ces chefs qui étaient venus à son secours, et logea leurs soldats dans ses murs. Ensuite, il prépara un banquet solennel, dans lequel on le vit insister vainement près de Hiuen-Té pour lui faire accepter la place d’honneur.
Au milieu du repas, le vieux mandarin lui dit encore : « L’âge m’accable, la force m’abandonne ; j’ai deux fils dénués de mérite, incapables de rendre à la dynastie de grands services. Vous, seigneur, vous parent des Han, doué d’une immense vertu, d’un talent élevé, prenez la charge que je vous laisse, et que je puisse aller dans la retraite soigner les infirmités de ma vieillesse ! »
Hiuen-Té restait inébranlable dans son refus. « Je suis venu, sur l’invitation de Kong-Yong, pour délivrer votre ville assiégée, répondit-il, pour vous secourir vous-même, au nom de la justice. Et, si j’acceptais votre offre, ceux qui ne me connaissent pas m’accuseraient d’avoir commis une action contraire à cette même vertu ! — Les Han sont tombés, s’écria alors My-Tcho, l’anarchie règne d’un bout à l’autre de l’Empire ; si le mérite doit conduire aux honneurs, aux rangs élevés, c’est dans ces temps de crise. Le Su-Tchéou est un pays riche et florissant, qui renferme une population d’un million d’âmes. Seigneur, vous ne pouvez plus longtemps résister à nos prières. » Ces instances demeuraient sans effet ; Tchin-Teng y joignit inutilement les siennes, en exposant les infirmités et l’âge du vieux gouverneur.
Enfin, ce haut rang dont on voulait l’honorer, Hiuen-Té proposa de le conférer au chef de l’ancienne confédération, à Youen-Chao, qui réunissait dans sa famille les trois premières dignités de l’État, occupées successivement par lui et par ses ancêtres pendant quatre générations. Le peuple de l’Empire affectionnait beaucoup ce grand personnage ; il était là, non loin, à Chéou-Tchun ; que ne le mettait-on à la tête de la province ? « Youen-Chao est un homme vain et orgueilleux, dit Tchin-Teng, incapable de gouverner un pays au milieu des guerres civiles. Vous avez là, sous votre main, dans le Su-Tchéou, une armée de cent mille hommes ; avec elle vous devez sauver l’empereur et délivrer le peuple du fléau de l’anarchie, tout en gouvernant les terres de l’Empire et en défendant les frontières. Si vous ne vous laissez pas gagner par ces considérations, moi-même je n’ai plus foi en vous. — Youen-Chao est comme un vieil os pourri dans une tombe, ajouta Kong-Yong ; que sait-il faire ? Est-il homme à sacrifier les intérêts de sa famille à ceux de l’État ? Non ; alors peut-on compter sur lui ? Dans le cas présent, seigneur, c’est le ciel qui vous donne cette province ; acceptez-la, ou vous vous repentirez, trop tard, hélas ! »
Voyant Hiuen-Té toujours fermement résolu à rejeter ses offres, le vieux Tao-Kien le prit dans ses bras et lui dit en fondant en larmes : « Si vous m’abandonnez, seigneur, je mourrai et le chagrin me privera au delà de la vie de l’éternel repos. — Acceptez, mon frère, dit aussi Kouan-Kong[73], puisque Tao lui-même vous cède sa place ; » et Tchang-Fey (non moins dévoué mais plus violent) s’écria : « Il ne s’agit pas de le contraindre d’accepter des villes et des districts ; prenez cette tablette, insigne du pouvoir, donnez-la-moi à garder, et il ne dépendra plus de mon frère aîné de vous refuser plus longtemps. — Eh bien ! vous me poussez à bout, dit Hiuen-Té, vous me forcez à commettre un acte illégal, mais j’aime mieux mourir. » Il avait tiré son glaive pour se frapper au cœur ; Tchao-Yun détourna à la fois le bras et l’arme.
« Puisque rien ne peut vaincre l’obstination de Hiuen-Té, reprit le vieux gouverneur, voici ce que je propose. Près d’ici se trouve une place forte nommée Siao-Pey ; s’il a quelque considération pour moi, qu’il y réunisse son armée, qu’il occupe cette ville et s’y maintienne, prêt à me seconder dans le péril. Que pense-t-il de ma proposition ? » Et comme tous les assistants le pressaient de se fixer à Siao-Pey, Hiuen-Té céda à leurs prières.
Les deux commandants (Kong-Yong et Tien-Kay) appelés par Tao-Kien dans son chef-lieu pour en défendre les murs contre Tsao-Tsao retournèrent à leurs postes après le banquet. Quant à Tseu-Long[74], ce fut avec bien de la peine que Hiuen-Té se sépara de lui ; il le retint encore deux jours et lui serra affectueusement la main au moment du départ avec une extrême douleur. « Seigneur, dit le jeune guerrier en s’agenouillant, jamais je n’oublierai la tendre affection dont vous m’honorez ! » Et il monta à cheval, les larmes aux yeux, emmenant avec lui les deux mille hommes empruntés à Kong-Sun-Tsan.
Alors aussi Hiuen-Té se retira avec ses deux frères d’adoption, Kouan et Fey, dans la place forte de Siao-Pey, dont il fit réparer les murailles ; bientôt il se fut attiré l’affection de tous les habitants, qui s’empressèrent de se rallier autour de lui. Tao-Kien avait généreusement récompensé les soldats des divers corps d’armée.
En marchant vers Yen-Tchéou, Tsao apprit de la bouche de son parent Tsao-Jin que Liu-Pou, aidé de Tchin-Kong, de Kao-Chun et de six autres généraux expérimentés, avait enlevé à la tête d’une forte armée toute la province de Pou-Yang, à l’exception de trois villes (Yen-Tching, Tong-Ho et Ouan-Hien), défendues par Sun-Yo et par Tching-Yo, qui étaient résolus à se défendre jusqu’à la fin. Cet événement n’inquiéta pas beaucoup Tsao-Tsao ; il savait que Liu-Pou, fort brave de sa personne, manquait de tactique et de prudence. Au lieu de se fatiguer à le combattre, il préféra, sur l’avis de son conseiller Kouo-Kia, se tenir en repos dans ses retranchements. De son côté, Liu-Pou, informé de la retraite de Tsao qui déjà traversait le Teng-Hien, appela à lui les généraux de seconde classe, Ly-Fong et Sie-Lan (les mêmes qui avaient trahi l’empereur après s’être déclarés pour lui dans sa retraite à Hong-Nong) ; il les assura du désir qu’il avait depuis longtemps de les prendre à son service, et leur proposa de garder le Yen-Tchéou avec dix mille hommes, tandis qu’il se mettrait lui-même en campagne contre Tsao.
Ce projet était déjà adopté par les deux officiers quand Tchin-Kong, plus prudent, demanda à Liu-Pou dans quel lieu il irait s’établir en quittant Yen-Tchéou ? « À Pou-Yang, répondit celui-ci ; je veux y réunir mes troupes, en faire le centre de ma puissance ! — Gardez-vous-en bien, reprit Kong ; Sie-Lan ne pourra se maintenir à Yen-Tchéou ; à dix-huit milles d’ici, les monts Tay-Chan vous offrent des défilés où vous ferez bien de cacher dix mille soldats choisis. Instruit de la prise de Yen-Tchéou, Tsao ne manquera pas de se mettre en marche ; et, quand une fois il se sera engagé au milieu des gorges où le piége l’attend, rien qu’en allongeant la main vous vous rendrez maître de lui et de son armée. » Cet avis fort sage était appuyé par un exemple tiré de l’histoire des guerres civiles au temps de Liéou-Pang.
« Autrefois Han-Sin, voulant battre les troupes du pays de Tchao, s’engagea dans le défilé de Hing-Tching. Ly-Tso-Che, petit prince de Kwang-Wou, donna à Tching-Yu, prince de Tching-Ngan, l’avis suivant : « Aujourd’hui les troupes ennemies s’approchent des passages qui leur sont ouverts ; leurs forces sont considérables, irrésistibles, mais le défilé où elles s’engagent n’offre ni route pour la manœuvre des chars ni espace pour le déploiement de la cavalerie. Je calcule que ces troupes doivent avoir des vivres à leur suite. Laissez-moi prendre trente mille hommes d’élite, je les suivrai dans ce défilé et j’intercepterai leurs provisions ; vous, posté dans les vallées et sur les hauteurs, ne les attaquez pas. L’ennemi ne trouvera de facilité ni pour combattre s’il avance, ni pour reculer s’il bat en retraite ; d’où tirera-t-il des vivres ? En moins de dix jours la tête des deux généraux sera coupée et suspendue à la bannière, sinon les deux fils du roi seront faits prisonniers. — Non, non, répondit Tching-Yu ; j’ai avec moi deux cent mille soldats fidèles, qu’est-il besoin de recourir à ces ruses ? » Et il méprisa les sages conseils de Ly-Tso-Tché. Han-Sin, en ayant été secrètement instruit, se réjouit de cette heureuse circonstance, et il osa même marcher à l’instant. Arrivé à l’entrée du défilé il fait halte, et au milieu de la nuit ordonne à ses soldats d’avancer. Là, suivi de deux mille hommes sur lesquels il peut compter, armés à la légère, portant chacun un drapeau rouge, il s’enfonce par le sentier et s’adosse à la montagne. « Quand toute l’armée de Tchao se précipitera en masse sur nos pas, dit-il, observez-la bien ; dès qu’elle quittera ses murs, entrons-y nous-mêmes au plus vite, arrachez les étendards qui s’y trouveront et plantez-y les vôtres. » Là-dessus, il envoya ses lieutenants répéter dans les rangs à tous les soldats : « Mangez un peu maintenant, et après avoir vaincu les gens de Tchao vous recommencerez votre repas. » D’abord, il fit partir dix mille hommes et rangea en bataille les troupes embarquées ; en apercevant cette division ennemie, les gens de Tchao se prirent à rire. Mais le lendemain Han-Sin, déployant sa grande bannière, battit la charge, sortit des défilés. Ceux de Tchao s’avancèrent à leur tour et combattirent longtemps ; Han-Sin et Tchang-Eul abandonnèrent la moitié de leurs étendards et de leurs tambours, et s’enfuirent vers les troupes embarquées sur le fleuve. Aussitôt celles de Tchao quittent leurs murailles en masse pour harceler les fuyards ; mais les cavaliers de Han-Sin ont saisi l’occasion. Ils entrent dans la ville déserte, enlèvent les étendards qui s y trouvent et y plantent la bannière de Han. Les troupes embarquées combattirent avec désespoir ; l’armée de Tchao était en déroute. Quand les soldats vaincus voulurent, sous les ordres de Tchin-Yu, retourner à leurs remparts, ils y virent flotter la bannière du vainqueur. Tchin-Yu lui-même, frappé d’épouvante et de surprise, se sauva sans savoir où il allait ; les gens de Han l’attaquèrent avec leurs forces réunies, le défirent et lui coupèrent la tête. Plus de deux cent mille hommes se soumirent à Han-Sin, et le roi de Tchao, Wang-Hie, fut fait prisonnier à l’instant même. — Aujourd’hui, général, des circonstances analogues nous engagent à imiter ce plan d’attaque, songez-y bien ! »
Liu-Pou ne voulut rien écouter ; il persista dans son intention de marcher au-devant de Tsao : « En rassemblant mes forces à Pou-Yang, répliqua-t-il, j’ai un autre projet que vous ignorez. « Cela dit, il partit, laissant la ville de Yen-Tchéou sous la garde de Sie-Lan.
Quand l’armée de Tsao arriva aux passages difficiles, Kouo-Kia recommanda la prudence : « S’il y avait là une embuscade ? — Ah ! répondit Tsao en souriant, Liu-Pou est un étourdi ; je devine parfaitement les dispositions qu’il a prises, et, j’en suis sûr, il n’y a aucun piége à craindre ! Tandis que Tsao-Jin ira assiéger Yen-Tchéou, je marcherai moi-même sur Pou-Yang ; j’en aurai bientôt fini avec cet adversaire ! » De son côté, Tchin-Kong disait à Liu-Pou, dès qu’il apprit la marche de Tsao : « Les soldats ennemis sont las et harassés, votre intérêt est de les attaquer au plus vite sans leur laisser le temps de se remettre. Avant qu’ils aient pu manger et prendre haleine, marchez et ils reculeront ! » Mais Liu-Pou s’écria : « Je puis traverser tout l’Empire avec mon cheval renommé sans trouver de rival ! Comment craindrai-je Tsao ! Laissons-le camper et je le tiens ! »
Tsao campa en effet près de Pou-Yang et déploya son armée le lendemain dans une plaine unie. À cheval auprès de sa bannière, entouré de ses généraux, il voit Liu-Pou qui range ses troupes en bataille et s’élance au galop, ayant Tchin-Kong à sa gauche, à sa droite Kao-Chun. De chaque côté se développent ses huit divisions ; en tête des lignes paraît un chef de cavalerie irrégulière, un héros de vingt ans, Tchang-Léao[75], dont le visage brille comme le jade violet et les yeux comme des étoiles ; il se tient immobile au premier rang. Un second général, du même grade, se fait aussi remarquer, c’est Tsang-Pa[76] ; doué d’un caractère ardent, agile comme un loup, il part au galop la lance en travers, portant deux bâtons à sa ceinture. L’un et l’autre ils s’avancent, suivi chacun de trois généraux[77] ; le nombre des soldats de ces divisions monte à cinquante mille. Le tambour retentit avec bruit, et Tsao peut voir Liu-Pou pareil à un immortel, monté sur son cheval qu’on prendrait à ses crins jaunissants pour un lion ; à ses côtés sont les autres chefs à la démarche noble et terrible qu’on vient de nommer.
« Je n’étais point ton ennemi, lui crie Tsao en le montrant du doigt, pourquoi m’as-tu enlevé une province ? » Et Liu-Pou répond : « Les murs et les fossés des villes impériales appartiennent désormais à tout le monde ; serais-tu donc le seul à te faire ta part ? »
Ces provocations furent le signal de l’attaque. Les généraux se précipitent les uns contre les autres, et après bien des combats singuliers qui ne peuvent décider la victoire, Liu-Pou, hors de lui, se lance à travers les lignes ennemies, met en déroute d’abord les chefs qui s’aventuraient hors des rangs, puis bientôt les bataillons eux-mêmes. L’armée de Tsao, complètement battue, va camper à trois ou quatre milles du champ de bataille. De son côté, Liu-Pou sonne la retraite.
Vaincu dans ce premier combat, Tsao consulte ses généraux ; Yu-Kin propose de faire une attaque nocturne sur le camp de Liu-Pou qu’il a examiné du haut de la montagne ; ce camp, établi à l’ouest de la ville de Pou-Yang, est gardé par peu de troupes : « Le vainqueur, disait-il, fier de nous avoir battus, ne sera point sur ses gardes ; attaquons-le avec la moitié de nos troupes. Si son camp tombe en notre pouvoir, Liu-Pou perdra la tête, alors nous fondrons sur lui avec toutes nos forces à la fois. Voilà, si je ne me trompe, un excellent projet. » Tsao approuva ce conseil et donna à Yu-King cinq généraux[78] avec vingt mille hommes, infanterie et cavalerie ; cette division se mit en route la nuit par un chemin détourné. Pendant ce temps-là Liu-Pou avait festoyé ses troupes.
Tchin-Kong, dans sa prévoyance, avertit Liu-Pou du danger qui le menaçait infailliblement de ce côté. « La partie occidentale du camp, disait-il, a besoin d’être particulièrement défendue ; si Tsao l’attaque, que deviendrons-nous ? » Mais Liu-Pou ne supposait même pas qu’une armée vaincue et à peine ralliée osât tenter un pareil coup. « Tsao excelle dans l’art de tirer parti de ses troupes, reprit Tchin-Kong, et s’il vient prendre sa revanche, sommes-nous prêts à le recevoir ? non. »
Cette observation finit par convaincre Liu-Pou, qui se décida à envoyer trois de ses généraux[79] défendre ce point vulnérable. Déjà, en effet, Tsao-Tsao avait pénétré dans cette partie du camp qu’il savait mal gardée ; il avait même dispersé le petit nombre de soldats qui s’y trouvaient ; mais au milieu de la nuit survint le lieutenant de Liu-Pou, Kao-Chun, avec sa division ; il se jette dans les retranchements du côté de l’ouest sur les pas des troupes de Tsao et culbute les dernières lignes. Celui-ci, sentant ses divisions plier, s’avance à la tête de ses cavaliers pour soutenir le choc. Là il se trouve aux prises avec Kao-Chun ; le combat dura jusqu’au jour. Le bruit des tambours a retenti du côté de l’ouest, voilà Liu-Pou qui arrive pour secourir son camp menacé. Tsao est contraint d’abandonner le point qu’il attaque et de tourner le dos : les trois généraux ennemis le poursuivent de près, ils sont sur ses talons ; Liu-Pou lui-même se précipite en avant, pénètre jusqu’au lieu du combat et met en fuite les deux généraux ennemis, Yu-Kin et Yao-Tsin.
Dans sa retraite, Tsao se dirigeait vers le nord ; bientôt il est attaqué par un grand corps d’armée qui sort de derrière la montagne ; Tchang-Liao et Tsang-Pa le commandent. Voyant que deux de ses lieutenants ne peuvent repousser cette division, Tsao fuit du côté de l’ouest. Tout à coup des cris tumultueux se font entendre ; un autre corps de troupes ennemies se présente ; à leur tête se montrent quatre généraux de Liu-Pou. Ils barrent le chemin à Tsao qui ne sait plus où donner de la tête et se voit partout entouré. Derrière lui, ses officiers combattent en désespérés. Au moment où il veut se frayer une route en avant, le tambour de nuit résonne ; les flèches pleuvent comme une averse. En vain il veut rétrograder, il ne lui reste aucune issue : « À moi, s’écrie-t-il, au secours ! »
Tout à coup, du milieu des cavaliers qui se pressent sur ses talons, un officier se fait jour ; c’est Tien-Wey[80] qui répond en brandissant deux lances d’un poids énorme : « Prince, n’ayez pas peur ! » Sautant à bas de son cheval, il enfonce en terre la plus longue de ses deux piques, et prenant la plus courte à la main : « Avertissez-moi, dit-il à ses soldats, quand l’ennemi ne sera plus qu’à dix pas de nous. »
Tête baissée, à pied, Tien-Wey se fraie une route au milieu d’une grêle de traits qui ne cessent de pleuvoir, et les troupes de Liu-Pou s’approchent au galop. « Ils ne sont plus qu’à dix pas, » s’écrient les soldats de Tien, et il répond : « Laissez-les venir à cinq. — Ils sont sur vous, » crient bientôt les mêmes voix. Alors, faisant voltiger sa lance, le héros frappe et tue à chaque coup quelqu’un des cavaliers qui le menacent ; d’un bras rapide il les renverse sans interruption, et déjà dix d’entre eux sont étendus à ses pieds. Toute la division ennemie est repoussée ; Tien-Wey revient sur ses pas, remonte à cheval, et armé cette fois de ses deux lances, il fait au milieu des fuyards une trouée sanglante. En vain les quatre lieutenants de Liu-Pou veulent arrêter sa marche, ils sont forcés de fuir ; à leur tour ils se retirent en déroute et Tsao-Tsao est sauvé.
Tous les généraux arrivent sur ses pas et reprennent la route en la cherchant dans les ténèbres, car il faisait déjà nuit. Derrière eux de nouveaux cris s’élèvent ; c’est Liu-Pou, monté sur son cheval célèbre, brandissant sa lance redoutée ; il apostrophe Tsao en le priant de ralentir sa fuite. Mais les troupes de ce dernier étaient épuisées de fatigues ; leurs chevaux harassés lançaient la fumée par les naseaux ; les fuyards se regardent, et chacun, ne songeant qu’à sauver sa vie, est loin de témoigner à son voisin le désir de combattre.
CHAPITRE II.
I.[81]
[Année 194 de J.-C] Tsao-Tsao fuyant toujours vit arriver vers lui, du côté du sud, une troupe de combattants qu’il reconnut bientôt pour la division de son lieutenant, Hia-Héou-Tun ; ce général venait à son secours avec des troupes fraîches. Pendant que se livraient ces grands combats, le ciel s’était obscurci et il tomba une pluie abondante. Chaque chef rallia ses cohortes ; Tsao, de retour à son camp, gratifia Tien-Wey, à qui il devait la vie, du grade d’inspecteur dans l’armée et lui fit des présents.
Cependant, revenu aussi au milieu de ses retranchements, Liu-Pou tenait conseil avec Tchin-Kong. « Écoutez, dit celui-ci ; dans la ville de Pou-Yang il y a une famille riche du nom de Tien, laquelle compte bien mille serviteurs. Faites en sorte que le chef de cette famille envoie dans le camp de Tsao-Tsao un billet ainsi conçu : Liu-Pou est un homme violent, cruel ; le peuple l’a pris en horreur. Le voilà qui part pour prendre la ville de Ly-Yang sans laisser ici d’autres troupes que la division de Kao-Chun. Attaquez cette ville au milieu de la nuit et je vous seconderai à l’intérieur en soulevant la population. Or, si Tsao répond à cette fausse invitation, mettez le feu aux quatre portes, embusquez des troupes hors des murs. En dépit de sa haute capacité, de ses talents extraordinaires, Tsao ne pourra nous échapper une fois qu’il aura donné dans le piége. »
Le stratagème plaisait à Liu-Pou ; il fit secrètement prier l’individu nommé Tien d’écrire la lettre convenue. Honteux de sa défaite, Tsao osait à peine regarder en face la ville de Pou-Yang, perdue pour lui, et ne savait quel parti prendre. On lui annonce un messager qu’il reçoit et une lettre dont voici la teneur :
« Liu-Pou est parti pour Ly-Yang ; la ville est déserte, nous vous attendons avec une vive impatience. Nous agirons de concert avec vous ; le signal sera une bannière blanche arborée sur les murs et portant cette devise : Fidélité ! écrite en gros caractères. »
« C’est le ciel qui veut me livrer Pou-Yang, » s’écria Tsao, et dans sa joie il combla de présents le messager. Déjà même il rassemblait ses troupes, mais un des conseillers militaires nommé Liéou-Ye l’arrêta : « Si Liu-Pou n’a pas de grandes ressources d’esprit, il les trouve dans Tchin-Kong ; ce Tien se prête à une trahison. — Avec de pareilles craintes, reprit Tsao, on fait avorter toutes les belles entreprises. — Au moins ayez de la prudence, reprit le conseiller ; séparez vos forces en trois divisions, deux resteront en embuscade hors des murs pour prêter main forte, l’autre entrera dans la ville ; une fois ces précautions prises, vous pourrez agir. » Tsao approuva ce plan qui, disait-il, était d’accord avec ses propres idées.
[Année 194 de J.-C] On était alors au 21e jour du 9e mois de la 1re année Hing-Ping, la 11e du 48e cycle. Arrivé au pied des murailles avec ses troupes, Tsao s’avance pour faire une reconnaissance. Tout autour des remparts il voit flotter de petits drapeaux ; mais à l’angle occidental se déroule la bannière blanche avec la devise : Fidélité. Une joie secrète fait battre son cœur. Ce même jour, à la septième heure, les portes s’ouvrent, et deux divisions sortent pour s’opposer à son approche. En tête marche Heou-Tching ; derrière lui vient Kao-Chun. Mais Tsao envoie contre ces deux généraux Tien-Wey qui, armé de ses deux lances, attaque le premier des deux chefs ennemis. Celui-ci ayant sur les bras un trop rude adversaire tourne bride et rentre dans la ville. Tien-Wey le poursuit jusqu’au pont qui traverse le fossé. À son tour Kao-Chun, hors d’état de résister, court s’enfermer dans les murs de la place.
Aussitôt un des soldats de la garnison profite du moment pour sortir de la ville et vient secrètement remettre à Tsao un billet ainsi conçu : « Cette nuit, à la première veille, quand résonnera le tambour de cuivre, ce sera le signal. Faites marcher vos troupes, les portes vous seront livrées. » Là-dessus, Tsao choisit quatre de ses lieutenants, Heou-Youen, Ly-Tien, Yo-Tsin et Tien-Wey, qui doivent avec lui pénétrer dans la ville à l’heure dite. Il donne à Heou-Tun le commandement de l’aile gauche, et celui de l’aile droite à son parent Tsao-Hong. Dès qu’il fait nuit, après le repas du soir, tous sont à cheval.
Ly-Tien pria Tsao de rester hors des murs, tandis qu’il s’aventurait le premier dans la ville, mais celui-ci repoussa ce conseil : « Si je ne me montre pas en personne, répondit-il, qui osera venir au-devant de nous ? » Aussitôt il prend ses troupes et marche. La lune ne montrait pas encore sa lumière ; quand la première veille retentit sur les murs, au moment où frappe le tambour, un bruit confus, auquel se mêle celui de voix nombreuses, se fait entendre dans la ville du côté de l’ouest. Là aussi montent les flammes d’un incendie ; les portes s’ouvrent toutes grandes, le pont-levis s’abaisse. Afin d’entrer le premier, Tsao fouette son cheval ; le voilà en dedans des murailles.
Arrivé jusque dans la rue principale où il ne voit personne venir au-devant de lui, Tsao a deviné le piége ; il tourne bride, crie à ses soldats de reculer ; mais à un signal convenu, au bruit du canon d’alarme, le feu se déclare aux quatre portes comme s’il fût tombé du ciel : devant le cheval de Tsao marchait Tien-Wey, armé de ses deux lances.
On entend retentir de toutes parts les tambours de cuivre ; c’est un vacarme pareil au bruit d’un fleuve débordé, d’une mer en courroux. Par les rues principales de l’est et de l’ouest s’avancent deux divisions qui, avec leurs forces réunies, assaillent Tsao ; il veut fuir par la porte du nord, deux autres divisions le prennent à la fois en flanc et achèvent de détruire les troupes qui l’accompagnent ; en vain se jette-t-il du côté du sud, là encore deux généraux lui barrent le chemin. Alors Tien-Wey, l’œil enflammé, les dents serrées, se fraie une issue jusqu’au delà des portes, et refoule hors des murailles les deux chefs ennemis qui ont fondu sur lui. Il a pu nettoyer le passage, et debout sur le pont il se retourne, mais Tsao ne paraît pas[82].
Semant la mort autour de lui, Tien-Wey se rejette dans la ville : « Où est notre maître ? demande-t-il à Ly-Tien qui se présente à lui par hasard au pied des remparts. — Je le cherche en vain, répond celui-ci. — Eh bien ! courez vite hors des murs, appelez du secours, et moi je rentre pour savoir ce qu’est devenu notre chef. »
Là-dessus, renversant tout sur son passage, il pénètre au milieu de la ville sans apercevoir Tsao. Une seconde fois il va gagner la plaine, et près des fossés il se trouve face à face avec un autre général (Yo-Tsin) qui lui adresse la même question : « Où est Tsao ? — Je le cherche partout, mais en vain, répond Tien. — Allons ensemble le sauver à la pointe de nos lances, s’écrie Tsin. » Tous les deux ils arrivent aux portes de la ville, mais une bombe[83] lancée du haut des murs tombe à leurs pieds en éclatant. Le cheval de Tsin est rejeté en arrière, et Tien-Wey seul, bravant le feu et la fumée, se fraie pour la troisième fois une route dans la ville. Ainsi, trois fois il renouvela cette prouesse dont peu de héros ont été capables depuis !
Que devenait Tsao ? Quand il vit Tien se précipiter hors de la ville, rassemblant ses hommes, il voulut sortir aussi ; aucune porte ne lui livrait passage, et à la lueur des flammes il reconnut devant lui Liu-Pou qui faisait un grand carnage parmi ses soldats. Il fouette son cheval à tour de bras et cherche à traverser la mêlée ; mais le redoutable Liu-Pou est sur ses talons qui d’un coup de lance fait sauter son casque en criant : « Où est Tsao ! — Devant vous, répond Tsao lui-même en lui indiquant du doigt, par-dessus son épaule, quelqu’un au hasard ; le voilà qui galope sur un cheval jaune. » Et il s’esquive ventre à terre en changeant de route, tandis que Liu-Pou l’abandonne et poursuit cet autre cavalier.
Or, comme il arrivait près de la porte de l’est, Tsao rencontre Tien-Wey qui lui crie : « Général, la porte du sud s’est écroulée, passez par celle-ci. » Et ils l’atteignirent à la longue en suivant une rue que le fidèle Tien marqua d’une trace sanglante. De toutes parts les flammes se répandent à travers les rues ; du haut des murailles on lance des tas d’herbes en feu, des fascines incandescentes ; la terre entière paraît enveloppée d’un étincelant réseau.
Avec sa lance, Tien disperse ces matières brûlantes ; il traverse au galop les nuages de fumée, les tourbillons de flammes, Il gagne la plaine après avoir ouvert une route à son général, et Tsao allait franchir la porte quand la galerie s’ébranle ; une poutre enflammée tombe sur la croupe de son cheval et l’abat. Tsao rejette loin de lui le brandon fumant, puis arrive au bord extérieur du fossé, la barbe brûlée jusqu’à la peau. À ce moment Tien-Wey, qui marchait en avant, se trouvait hors des murs ; là il rencontre Heou-Youen, et tous les deux ils se précipitent de nouveau dans la ville pour y chercher leur chef à travers les flammes. Heou-Youen aperçoit Tsao ; il le prend dans ses bras, l’emporte sur son cheval et le sauve, grâce à Tien-Wey qui leur fraie un passage avec sa lance. Les autres divisions avaient à lutter contre les troupes de Liu-Pou qui les attaquaient vigoureusement ; le combat dura jusqu’au jour.
Tsao rentre dans son camp ; ses officiers tombent à genoux autour de lui et le félicitent de sa délivrance. « J’ai donné dans le piége du brigand, leur répondit-il avec un sourire, mais j’aurai ma revanche. » Et il eut recours au stratagème suivant qu’il développa lui-même à Kouo-Kia, son conseiller.
Toute l’armée fit des démonstrations de deuil, et on répandit le bruit de la mort de Tsao-Tsao. Dès le matin on fit semer dans Pou-Yang la nouvelle qu’il venait d’expirer sous sa tente après avoir été cruellement maltraité par les flammes. Aussitôt Liu-Pou assemble ses troupes, franchit les monts Ma-Ling[84] et arrive près des retranchements de Tsao-Tsao. Mais les tambours se font entendre ; les soldats embusqués dans la montagne l’enveloppent et l’attaquent de toutes parts ; c’est à peine si Liu-Pou, combattant en désespéré, put échapper à la mort et rentrer dans la ville. Désormais de part et d’autre on demeura tranquille sans sortir des retranchements ni des murailles.
Cette même année, des nuées d’insectes dévorèrent toutes les récoltes ; à l’est des passages, hors du territoire gouverné par l’empereur lui-même, le boisseau de grain se vendait cinquante enfilades de cuivre ; la famine fut si affreuse que les habitants de ce pays désolé se dévoraient les uns les autres. Quand il vit ses vivres épuisés, Tsao-Tsao se retira avec ses troupes dans la ville de Yen-Tching (l’une des trois qui lui restaient fidèles de la province conquise par Liu-Pou), pour y passer cette année de disette.
De son côté, Liu-Pou alla, à la tête de son armée, ramasser de force des provisions dans le Chan-Yang. Ainsi finit (momentanément du moins) cette lutte entre les deux généraux.
Cependant le vieux gouverneur de Su-Tchéou, Tao-Kien, voyant ses infirmités s’aggraver chaque jour, consulta ses deux conseillers, Tchin-Teng et My-Tcho. « Si Tsao s’est retiré, dit celui-ci, c’est que Liu-Pou reste maître de Yen-Tchéou. Maintenant la disette a amené une suspension d’armes ; au printemps, soyez-en sûr, la guerre recommencera. Croyez-moi, cédez votre gouvernement à Hiuen-Té. Déjà il a refusé deux fois, c’est vrai, mais votre santé n’était pas altérée comme elle l’est aujourd’hui. Dans l’état d’accablement où vous vous trouvez, il n’y a plus à balancer ; cédez, seigneur, cédez votre place au héros. »
Aussitôt un exprès envoyé par Tao-Kien alla à Siao-Pey prier Huien-Té de venir au chef-lieu pour délibérer sur les affaires de la guerre ; celui-ci partit emmenant à sa suite Kouan-Yun et Tchang-Fey, ainsi qu’une dizaine de cavaliers. Le vieux gouverneur l’ayant fait approcher de son lit, lui dit : « Seigneur, en vous appelant ici, mon intention a été de vous avertir que la maladie a fait en moi de grands ravages ; ma fin approche, mille et mille fois, seigneur, je vous en supplie, ayez pitié de cette ville qui appartient aux Han ; elle mérite par conséquent que vous la preniez en considération ; acceptez ce sceau, au moins le vieillard pourra-t-il mourir en paix ! — Et vos enfants, objectait Hiuen-Té, ne vous succéderont-ils pas ? — Tous les deux, répondit Tao, ils sont plus propres à labourer leurs champs qu’à gouverner une province ; après ma mort, j’espère que vous daignerez prendre soin de leur éducation, mais surtout veillez à ce qu’ils ne se mêlent en rien aux affaires de l’État. »
Hiuen-Té allégua encore, par modestie, les difficultés qu’entraîne le gouvernement d’une grande province ; mais pour toute réponse Tao-Kien lui désigna comme très-capable de l’aider dans la direction des affaires son assesseur Sun-Kan de Pé-Hay (surnommé Kong-Yeou), et, se tournant vers My-Tcho, il ajouta : « Hiuen-Té est un des grands hommes de notre siècle ; efforcez-vous de le bien servir. » Il s’en fallait beaucoup que Hiuen-Té consentît encore à accepter ce gouvernement tant de fois offert ; mais le vieillard, montrant son cœur avec sa main défaillante, expira.
À peine les premières cérémonies funèbres furent-elles accomplies que tous les mandarins de la principauté pressèrent de nouveau Hiuen-Té de se mettre à la tête des affaires ; et comme il persistait dans ses refus, il fallut que le peuple vînt se prosterner à ses pieds en gémissant : « Si vous ne daignez pas prendre la direction de la province, disaient ces braves gens, nous périrons tous de la main des bandits ! »
Ainsi Hiuen-Té devint gouverneur et seigneur de Su-Tchéou ; My-Tcho et Sun-Kan lui servaient de ministres, et Tchin-Teng était son conseiller intime. D’une part, les troupes restées à Siao-Pey rentrèrent dans le chef-lieu, et des proclamations furent affichées pour tranquilliser l’esprit du peuple. De l’autre, Hiuen-Té rendit à Tsao-Kien les derniers devoirs et prit le deuil ainsi que toute l’armée. Après avoir accompli toutes les cérémonies d’usage avec une grande solennité, il offrit avec le sacrifice aux mânes du vieillard un écrit qui disait :
« Hélas ! dans le service de l’empereur, dans le gouvernement de sa principauté, dans le commandement des troupes, quelles grandes vertus il déploya ! Il fut accompli dans tout ce qui fait l’homme de guerre et le mandarin de lettres ! À la plus stricte équité il savait unir la bonté la plus tendre ! Plein de douceur dans le commandement, doué de profondeur dans la réflexion, il a laissé un souvenir cher à son peuple. Gouverneur du Yeou et du Su-Tchéou, il partagea également ses bienfaits. Les peuples étrangers, pareils à des tigres, se civilisent et s’améliorent si le prince leur donne exemple ; les rebelles, plus nombreux que les fourmis, ne rentrent point dans le devoir tant qu’ils n’ont pas un prince à qui obéir. Sa Majesté, qui aime le mérite, accorda un rang élevé à ceux qui en sont doués pour les mettre en lumière ; aussi appela-t-elle Tao-Kien qui vivait retiré à Ly-Yang. On lui conféra à l’instant le grade de général et le titre honorifique de Ngan-Tong (celui qui pacifie les provinces orientales.) Après avoir rétabli la paix dans l’Empire troublé et ramené l’observance des lois anciennes, Tao-Kien ne tarda pas à mourir ; il ne devait pas vivre éternellement. Privé de son soutien, le peuple a senti que des dangers et la pauvreté le menaçaient. En moins de deux mois cinq districts ont été perdus, et nous tous, ses subordonnés, sur qui nous appuierons-nous ? Nos regrets ne peuvent nous rendre celui que nous pleurons, il ne nous reste plus qu’à implorer le ciel. Hélas ! hélas ! »
Tao-Kien était mort à l’âge de soixante-trois ans.
Après la cérémonie funèbre, Hiuen-Té fit inhumer le défunt sur les bords du fleuve Jaune. Ensuite il transmit à l’empereur le testament par lequel Tao-Kien l’instituait son successeur dans le gouvernement de sa province. Pendant ce temps, Tsao-Tsao, retiré à Yen-Tching, apprit ces événements qui n’étaient pas sans importance. La double nouvelle de la mort de Tao-Kien et de l’élévation de Hiuen-Té lui causa un grand déplaisir ; il se trouvait frustré dans sa vengeance, et un autre que lui obtenait sans effort cette principauté. Sa colère allait jusqu’à vouloir tuer le nouveau vice-roi et anéantir le cadavre de l’ancien pour assouvir sa rage ; il ordonna, en conséquence, que l’on se tînt prêt à marcher. Tout cela causait de vives inquiétudes à Hiuen-Té, qui prévoyait de grands malheurs.
II.[85]
Tsao allait donc partir avec ses troupes pour s’emparer de Su-Tchéou lorsque Sun-Yo l’en dissuada. « Autrefois, lui dit-il, Kao-Tsou, fondateur de la dynastie des Han, et Kwang-Wou, qui en était comme le rénovateur, ont gardé le Kouan-Tchong et occupé le Ho-Neuy[86]. Tous les deux, ils ont fait de ces contrées le point central de l’Empire, la base sur laquelle ils s’appuyaient pour gouverner la terre. Soit que marchant en avant ils obtinssent la victoire sur leurs ennemis, soit que battant en retraite ils fussent réduits à rester sur la défensive, à la fin ils purent, malgré bien des revers et des échecs, arriver à de grands résultats en possédant ces contrées. Seigneur, faites de Yen-Tchéou la base de vos opérations, votre capitale. Les deux fleuves Ho et Tsy enferment dans leur cours le pays le plus important de l’Empire ; il équivaut à ce que les anciens appelaient Kouan-Tchong et Ho-Neuy. Si vous prenez la ville de Su-Tchéou, il faudra y laisser beaucoup de troupes, et alors vous vous priverez d’une forte partie de votre armée ; si vous y mettez une faible garnison, Liu-Pou profitera de cette faute pour s’emparer d’un chef-lieu si utile à posséder. Si nous perdons Yen-Tchéou que nous occupons aujourd’hui sans pouvoir prendre cette autre place trop convoitée, je vous le demande, seigneur, quel refuge vous restera ? Tao-Kien est mort, mais la ville est gardée par Hiuen-Té que le peuple aime avec une affection pareille à celle que témoignaient, dans les anciens jours, les enfants à leurs pères, et il l’aiderait à défendre ses murs jusqu’à la dernière extrémité. Quitter la ville où nous sommes pour prendre Su-Tchéou, c’est abandonner beaucoup pour avoir peu ; risquer la racine pour sauver la branche, changer la paix en périls de guerre ; tout cela vaut la peine d’être pesé ! »
« Mais que faire ? je manque de vivres, dit Tsao. — Seigneur, répliqua Sun-Yo, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’envoyer votre armée fourrager à l’est, au pays de Tchin-Ty. Depuis Jou-Nan jusqu’à Yng-Tchouen, des bandits de l’espèce des Bonnets-Jaunes, Ho-Y et Hwang-Chao, pillent toute la contrée. Ils ont amassé beaucoup d’or, d’étoffes précieuses et de vivres. Les vaincre n’est pas pour vous une entreprise difficile ; par là vous gagnerez de quoi solder et nourrir vos trois corps d’armée. Et ce sera bien mériter de l’empereur, soulager le peuple dans ses maux, obéir aux volontés du ciel. »
Tsao-Tsao, fort empressé de suivre cet excellent conseil, laissa les villes occupées sous la garde de Hia-Heou-Tun et de Tsao-Jin ; lui-même, au douzième mois il se dirigea vers Tchin-Ty. Ensuite, il arriva à Jou-Nan, et les chefs des Bonnets-Jaunes, Ho-Y et Hwang-Chao, instruits de son approche, marchèrent à sa rencontre. C’était dans les monts Yang-Chan qu’ils avaient rassemblé leur immense armée de cent mille hommes. Elle s’avançait comme un troupeau de loups et de renards, couvrant la campagne sans ordre, sans discipline. Les archers et les arbalétriers lancèrent contre ces bandes leurs flèches et leurs pierres pour les arrêter. Tsao dit aussi à Tien-Wey de sortir des rangs. Celui-ci, armé de sa double lance, paraît sur le front de la ligne, et bientôt il a renversé de cheval le lieutenant de Ho-Y, envoyé pour le combattre.
Tsao profita du moment, et put repousser l’ennemi au-delà des monts, au pied desquels il établit lui-même son camp. Le lendemain eut lieu une nouvelle attaque des brigands, commandés par Hwang-Chao. Un général (du nom de Ho-Man) sort à pied des rangs ; il est de haute taille, sur sa tête brille un casque doré, sur ses épaules une tunique verte de fine soie brochée ; dans sa main il porte une lourde masse de fer, avec laquelle il commence l’attaque. Ly-Tien est envoyé contre lui ; mais Tsao-Hong, qui veut avoir tout l’honneur de la victoire, descend de cheval et s’avance le cimeterre au poing. Le combat est longtemps douteux ; la lutte dure plus de deux heures. Enfin Hong, faisant semblant de fuir, attire l’ennemi sur ses pas, puis se détourne brusquement, le frappe de son glaive et lui coupe une jambe. Le rebelle tombe mort.
Ly-Tien, qui s’est précipité au galop sur les lignes des Bonnets-Jaunes, fait leur chef, Hwang-Chao, prisonnier, et les met dans la plus complète déroute. Beaucoup d’entre eux se rendirent ; les armes, les étoffes précieuses, les vivres, tout le butin des rebelles fut la proie du vainqueur. Ho-Y put se sauver avec quelques cavaliers ; entièrement perdu, il voulait se retirer à Kou-Po, quand il fut arrêté derrière les monts par un chef de partisans, homme athlétique et colossal, à la figure martiale, doué d’une force surhumaine. Ho-Y veut tenir tête à cet étranger qui lui barre le chemin ; mais bientôt il est enlevé vivant de dessus son cheval par ce rude adversaire et fait prisonnier. Ceux qui l’accompagnent tombent entre les mains du chef de partisans, qui les charge de liens et les pousse devant lui dans ce village de Kou-Po où ils cherchaient un asile.
Cependant, Tien-Wey qui poursuivait les fuyards, arrive au hameau ; il entend de grandes clameurs, et voyant paraître ce robuste campagnard, il lui crie : « N’es-tu point toi-même un de ces Bonnets-Jaunes ? — Les cent Bonnets-Jaunes qui fuyaient de ce côté, je les ai tous pris vivants et enfermés ici, répond l’inconnu. — Pourquoi ne me les livres-tu pas ? — Si tu veux m’arracher des mains ce précieux cimeterre, reprit le campagnard, je te donnerai mes prisonniers ! » Cette proposition fut mal accueillie par le général victorieux ; il y répondit par une attaque, à laquelle cet homme athlétique opposa une vive résistance. Ce petit combat ayant duré plusieurs heures, les deux adversaires se trouvaient un peu las ; toutefois ils le recommencèrent pour ne le finir qu’avec le jour. Alors, épuisés de fatigue, eux et leurs chevaux, ils se séparèrent.
Les soldats de Tien allèrent bien vite porter la nouvelle de ce qui se passait à Tsao-Tsao ; le général, étonné et mécontent, arrive avec ses troupes pour s’assurer par ses yeux de la vérité du récit qu’on lui a fait. Le lendemain, le chef de partisans n’hésita pas à marcher contre Tsao lui-même. Frappé de sa physionomie presque surhumaine, de son allure imposante et terrible, Tsao ne put s’empêcher d’admirer cet homme ; il conseilla à Tien de feindre une retraite pour l’attirer dans un piége. Celui-ci sort pour combattre et croise longtemps le fer avec le campagnard, qui le poursuit jusqu’aux portes du camp dès qu’il le voit reculer. Les archers et les arbalétriers se retirent en lançant des flèches ; Tsao lui-même emmène ses troupes à près d’un mille en arrière du champ de bataille, et fait creuser un fossé dans lequel il cache ses soldats.
Le lendemain, provoqué par une fausse attaque, le chef de partisans poursuit Tien jusqu’au lieu où quatre généraux se tiennent en embuscade avec des soldats armés de crocs, qui le font rouler dans le fossé, lui et son cheval, le saisissent et le conduisent à la tente de Tsao. Celui-ci, ayant ordonné aux siens de se retirer, dénoua de ses mains les liens du prisonnier, le fit changer d’habits, le pria de s’asseoir et l’interrogea.
« Je me nomme Hu-Tchu (mon surnom Tchong-Kang), je suis de Tchao-Hien, dans le Tchao-Koue, répondit l’inconnu. Au milieu des troubles qui déchiraient l’Empire, j’ai réuni environ mille hommes de ma famille pour me défendre contre les brigands. Un jour, dix mille Bonnets-Jaunes se présentèrent ; ma petite troupe éleva un grand tas de pierres, avec lesquelles j’attaquai moi-même l’ennemi, et le forçai à se retirer ; une autre fois, le village manquait de grains, et les brigands firent un traité avec nous par lequel ils nous donneraient du blé en échange de nos bœufs. Ils vinrent apporter les vivres promis et emmenèrent les bœufs ; mais ces animaux, qui ne tardèrent pas à s’échapper, retournèrent aussitôt à leurs étables. Alors je pris deux queues de bœuf dans ma main et je fis quelques pas en avant ; mais les brigands épouvantés n’osèrent redemander le prix de leurs grains et disparurent. C’est ainsi que j’ai sauvé ce hameau de leurs dévastations. »
« Il y a longtemps que votre réputation est arrivée jusqu’à moi, répondit Tsao ; voulez-vous vous ranger sous mes drapeaux ? — Volontiers, dit le chef de partisans, je me mets à vos ordres, seigneur, avec mes mille hommes ! » Tsao lui témoignant beaucoup d’égards, le nomma à l’instant même inspecteur dans son armée, et récompensa son courage par de riches présents. Le général des Bonnets-Jaunes, Ho-Y, eut la tête tranchée. Les pays de Jou-Nan et de Yng-Tchouen étant pacifiés, Tsao retourna dans le Chan-Tong. On était alors au 4e mois de la 2e année Hing-Ping.
[Année 195 de J.-C.] Tsao-Jin, que Tsao-Tsao avait laissé dans le pays occupé, envoya Heou-Tun à sa rencontre, et le chargea de lui annoncer qu’il tenait de source certaine que les deux chefs ennemis, lieutenants de Liu-Pou, enfermés dans Yen-Tchéou (Sie-Lan et Ly-Fong) se trouvaient presque sans troupes, leur maître les ayant emmenées pour fourrager au loin. La ville pourrait être prise à la première attaque. À cette nouvelle, Tsao se porta en hâte sur Yen-Tchéou. Les deux généraux, Sie-Lan et Ly-Fong, avec fort peu de monde, osèrent l’attendre hors des murs, et les deux armées se trouvant en présence, le nouveau commandant Hu-Tchu demanda la permission de commencer le combat, pour remercier son général de lui avoir laissé la vie sauve.
Tsao lui accorda cette faveur avec plaisir, et l’ancien chef de partisans eut bientôt, dans un combat singulier, renversé et tué Ly-Fong. L’autre lieutenant de Liu-Pou, Sie-Lan, fuyait au plus vite vers la ville ; mais Ly-Tien lui ayant barré le chemin comme il arrivait au pont, il fut contraint de chercher un refuge du côté de Kuu-Ye. Serré de près, vigoureusement poursuivi, il tomba percé d’une flèche, et ses soldats se débandèrent. Celui qui lança ce trait, ce fut un officier natif de Wou-Tching, nommé Liu-Kien.
La ville de Yen-Tchéou fut donc au pouvoir de Tsao. Tchang-Yo lui conseilla de mener son armée vers Pou-Yang ; ce furent le nouveau commandant Hu-Tchu et l’héroïque Tien-Wey qui conduisirent l’avant-garde. Les deux frères Heou-Tun et Heou-Youen étaient à l’aile gauche ; Ly-Tïen et Yo-Tsin à la droite ; Tsao en personne au centre. Yu-Kin et Liu-Kien (celui qui venait de tuer dans sa fuite Sie-Lan) commandaient ensemble l’arrière-garde.
Comme ils approchaient de Pou-Yang, Liu-Pou s’avança au-devant d’eux, malgré les observations de son conseiller Tchin-Kong, qui voulait attendre que toutes les troupes fussent réunies. Mais dans son orgueil Liu-Pou supposait que personne ne serait assez hardi pour lui tenir tête. Il rangea donc ses soldats en bataille, et, la lance au poing, il vint injurier Tsao : « Brigand, disait-il, tu m’as tué les deux généraux que j’aimais le plus ! » Hu-Tchu s’est élancé à sa rencontre, mais la lutte se prolonge sans succès de part et d’autre. « Liu-Pou ne peut être vaincu par un seul homme, » dit Tsao, et il envoie Tien-Wey contre ce guerrier, afin qu’une double attaque l’accable malgré sa valeur. Les quatre autres généraux qui commandaient les deux ailes se précipitent à leur tour, et Liu-Pou, attaqué par six adversaires, lâche pied sans résister plus longtemps.
Alors ce même homme riche dont on s’était servi pour attirer Tsao dans un piège (il se nommait Tien), voyant Liu-Pou battre en retraite, fait lever le pont ; en vain celui-ci crie qu’on lui ouvre les portes, on lui répond que la ville est livrée. Liu-Pou, furieux, conduit ses troupes vers Ting-Tao, tandis que son fidèle conseiller Tchin-Kong protège la retraite de toute sa famille qu’il fait sortir par la porte de l’est. Tsao, devenu maître de la ville, pardonna à celui qui la lui livrait, la trahison à laquelle il avait pris part lors de la première attaque.
« Aujourd’hui, Liu-Pou est comme un tigre traqué et à demi forcé, il ne faut lui laisser aucun repos, » dit le conseiller Liéou-Ye ; et Tsao, lui confiant la garde de la ville conquise, poursuivit son ennemi jusqu’à Ting-Tao. Déjà Liu-Pou avec deux de ses lieutenants (Tchang-Miao et Tchang-Tchao) s’était jeté dans cette place, tandis que les autres généraux (Kao-Chun, Tchang-Leao, Tsang-Pa et Heou-Tching) se trouvaient encore loin de là occupés à enlever des vivres de tous côtés ; car on était au temps de la récolte dans les districts que baigne la rivière Tsy. Au lieu d’attaquer, Tsao se retira à quatre milles de la ville et resta tout un jour campé. Il envoya ses troupes couper le blé pour se nourrir. Ce fut une occasion favorable dont profita Liu-Pou ; instruit de cette inaction, il s’approche des retranchements ennemis et s’assure qu’à la gauche du camp se déploie une forêt impénétrable. Il craint d’abord que cette forêt ne cache un piége, car de son côté Tsao, connaissant le chemin par lequel celui-ci devait s’en retourner, avait dit aux siens d’attacher une bannière à un arbre du bois, afin de le confirmer dans les soupçons qu’il pourrait avoir. En même temps, au fond d’un ruisseau à sec qui régnait tout le long du camp du côté de l’ouest, une division devait être placée en embuscade. Sans aucun doute, Liu-Pou mettrait le feu à la forêt dès le lendemain, et les soldats cachés dans le lit du torrent venant à lui couper la retraite, il serait pris. Une cinquantaine d’hommes seraient laissés par Tsao dans le camp, ils y battraient le tambour à grand bruit, tandis que les enfants faits prisonniers par les soldats, garçons et filles, pousseraient tous des cris tumultueux ; Liu-Pou aurait peur et n’oserait avancer.
En effet, celui-ci consultait Tchin-Kong qui recommandait la prudence avec un ennemi aussi habile que Tsao : « Eh bien ! reprit Liu-Pou, je détruirai par le feu les soldats embusqués ! » Laissant donc la ville sous la garde de ses deux meilleurs officiers (Tchin-Kong et Kao-Chun), il s’avance le lendemain avec toute son armée. La bannière attachée à un arbre l’attire sur ce point, il met le feu aux quatre coins du bois ; mais il n’y avait là personne ! Alors Liu-Pou se tourne contre le camp ; les tambours, les clameurs des enfants, tout ce tapage l’étonne, le laisse indécis ; derrière les retranchements une troupe de soldats se présente ; Liu-Pou les chasse devant lui. Mais, au signal donné par le canon, les soldats cachés derrière le bord du ruisseau se démasquent, et tous les généraux de Tsao se lancent au galop contre Liu-Pou qui les voit en se retournant. Triompher de tant d’ennemis est chose impossible, et il se jette en fuyant à travers la campagne. Un de ses meilleurs officiers (Tching-Lien) tombe près de lui percé d’une flèche que lui lance Yo-Tsin ; sur ses trois corps d’armée deux sont presque détruits.
Tchin-Kong apprend ce désastre de la bouche des fuyards qui se réfugient dans les murs. « Une ville sans soldats ne peut se défendre, dit-il à Kao-Chun ; sortons avec les vieillards et les enfants en protégeant leur retraite. » Cette même nuit, les troupes victorieuses entrèrent l’épée à la main dans Ting-Tao, saccageant et tuant comme si elles eussent coupé des bamboux. Le chef de la garnison, Tchang-Chao, se donna la mort ; sa famille fut massacrée jusqu’au troisième degré, Tchang-Miao alla chercher un refuge près de Youen-Chu. Tout le pays compris sous la dénomination de Chan-Tong fut au pouvoir de Tsao qui tranquillisa le peuple et répara les villes. On était alors au 4e mois de la 2e année Hing-Ping.
CHAPITRE III.
I.[87]
[Année 195 de J.-C.] Les généraux de Liu-Pou l’ayant rejoint dans sa fuite, il rassembla les débris de son armée et alla camper sur les bords de la mer. À peine vit-il tous ses officiers autour de lui qu’il parla d’entreprendre une nouvelle campagne contre Tsao-Tsao. « Notre ennemi est triomphant, dit Tchin-Kong, il n’est pas temps encore d’aller l’attaquer. Cherchons d’abord un lieu de refuge où nous puissions nous rétablir après ce revers. Une fois reposés, et alors seulement, nous songerons à reprendre les armes. — Mais où aller ? demanda Liu-Pou. — Auprès de Hiuen-Té ; depuis peu il est, dit-on, gouverneur de Su-Tchéou ; allons sous sa protection réparer nos forces abattues, plus tard nous tenterons de nouvelles entreprises avec des chances meilleures. » Liu-Pou suivit ce conseil ; à peine arrivait-il près de Su-Tchéou que des courriers annoncèrent son approche.
Déjà Hiuen-Té, qui le considérait comme un héros, voulait, par honneur, marcher au-devant de lui, mais My-Tcho s’opposait à ce que l’on accueillît le fugitif. « Ce Liu-Pou est un tigre, une panthère, disait-il ; si vous le recevez, il dévorera les habitants. » Toujours doux et humble, Hiuen-Té répondit : « Si Liu-Pou ne s’était pas rendu maître de Yen-Tchéou, comment ce pays aurait-il évité les malheurs qui le menaçaient ! C’est à son bras que je dois indirectement la possession de cette ville ; s’il me la demande, je suis obligé de la lui céder. Comment donc pourrais-je ne pas lui témoigner des égards et de l’attention ? — Frère, reprit Tchang (l’un des deux guerriers qui s’étaient attachés à sa personne), votre cœur est toujours bon à l’excès ; au moins tenez-vous sur vos gardes. »
Ce fut donc avec mille soldats environ que Hiuen-Té se porta au-devant de Liu-Pou à une lieue des murs, et ils firent ensemble leur entrée dans la ville. À cheval tous les deux, ils marchèrent jusqu’au palais du gouverneur, et là, après les cérémonies d’usage, ils prirent des siéges. Liu-Pou dit à son hôte : « J’ai tué Tong-Tcho ; mais voilà que Ly-Kio et Kouo-Ssé viennent de faire une révolution, et je me trouvais errant dans les pays à l’est des passages quand j’ai appris que vous aviez sauvé le Su-Tchéou. De mon côté, je m’emparais de Yen-Tchéou, afin de former ainsi deux puissances qui pussent attaquer en même temps ces deux généraux orgueilleux. Malheureusement, je me suis laissé prendre au piége que me tendait Tsao, et j’ai entraîné dans mes malheurs vos deux frères adoptifs, Yun-Tchang et Tchang-Fey[88]. Par suite, me voici en butte à la haine des vassaux indépendants. Unissons-nous donc pour soutenir la dynastie et ramener de nouveau la paix dans l’Empire ; qu’en pense mon hôte illustre ? »
« Le seigneur de ce pays étant retourné au Ciel il y a peu de temps, répondit Hiuen-Té, sans laisser personne digne de lui succéder, je me trouve chargé de la direction des affaires ; mais trop heureux de voir l’illustre général arrivé près de moi, je lui cède les insignes du pouvoir, à lui, doué de toutes les vertus qui me manquent ; daignera-t-il les accepter ? » Déjà Liu-Pou s’avançait pour prendre le sceau, mais derrière Hiuen-Té il vit Tchang et Yun qui faisaient mine de tirer leurs sabres. « Je suis un héros, leur dit-il avec un sourire forcé, et par conséquent digne de gouverner cette province. »
Hiuen-Té allait abdiquer ; Tchin, conseiller de Liu-Pou, dit en s’interposant : « N’abusez pas de vos forces pour dépouiller votre hôte, et vous, seigneur Hiuen, calmez vos inquiétudes, je vous en prie ! » Mais Hiuen-Té lui fit signe de se taire ; il prépara un splendide festin pour honorer son hôte, qu’il logea dans son propre hôtel disposé à cet effet. Le lendemain, Liu-Pou invita le généreux gouverneur à un banquet pour lui rendre ses politesses ; mais Tchang-Fey et Kouan-Yun conseillaient à leur frère adoptif de n’y point aller. « Ce n’est pas d’aujourd’hui que Liu-Pou convoite cette principauté, lui dirent-ils ; prenez garde, restez. — Je traite de mon mieux les gens de cœur, répondit Hiuen-Té ; dois-je m’attendre à être récompensé de ma bienveillance par l’ingratitude ? non. » Et il se rendit au banquet avec ses deux amis.
Au milieu du festin, Liu-Pou pria son hôte de l’accompagner dans les appartements réservés, le fit asseoir sur un lit, et appela une jeune fille qui vint s’agenouiller humblement devant lui. Deux fois Hiuen-Té s’inclina tout confus, et Liu-Pou le relevant lui dit : « Mon sage frère cadet, c’est un présent que je vous fais. »
Kouan-Kong et Tchang-Fey, qui étaient présents, lancèrent sur lui des regards de colère. « Notre frère aîné est un rejeton de l’arbre d’or, une fleur de la tige de jade, un descendant de l’empereur, s’écria Fey avec indignation en tirant son sabre, et tu oses, toi, fils d’une esclave, l’appeler sans façon ton frère cadet ! Viens, viens te mesurer avec moi ; viens, que nous croisions trois cents fois le fer de nos lances ! — La paix, la paix, cria Hiuen-Té. » Et Kouan entraîna hors de l’appartement le guerrier furieux. « Il a trop bu, dit Hiuen-Té à Liu-Pou en souriant ; le vin lui a mis à la bouche ces grossières paroles ! Mon frère aîné, pardonnez-lui ce propos ! » Liu-Pou garda un morne silence ; et comme il reconduisait son hôte après le repas, il vit hors du palais Tchang-Fey, à cheval, la lance au poing, qui accourait sur lui et le provoquait de nouveau. Cette fois ce fut Hiuen-Té qui, galopant au-devant de Tchang-Fey, l’arrêta dans sa colère.
Le lendemain, Liu-Pou allant visiter Hiuen-Té, celui-ci eut soin d’écarter son redoutable ami pendant l’entrevue. « Dans la ville de Siao-Pey, dit-il à Liu-Pou, il y a des vivres en abondance ; c’est là que je rassemblais mes troupes ; là vous ne manquerez de rien. Faites reposer vos chevaux dans cette place forte, que vos soldats y prennent un peu haleine ; quant à moi, je serai toujours prêt à vous seconder. » Liu-Pou se retira et ne tarda pas à conduire son armée à Siao-Pey. De son côté, Hiuen-Té réprimanda fortement Tchang-Fey de ce qu’il avait montré un zèle trop indiscret.
Mais revenons à Tsao-Tsao. Après avoir pacifié les provinces de Yng-Tchouen, de Ho-Nan et de Chan-Tong, il avait rendu compte de ses succès à l’empereur, qui venait de l’en récompenser par le grade de commandant général de première classe et le titre de prince de Fey-Ting. À cette époque, Ly-Kio s’était nommé lui-même général en chef de la cavalerie, et son collègue Kouo-Ssé avait pris le titre de général de première classe ; ils dirigeaient ensemble les affaires du gouvernement, et personne à la cour n’osait élever la voix contre eux. Seulement le commandant des gardes, Yong-Piéou et le directeur de l’agriculture, Tchu-Tsuen (gouverneur de district lors de la première révolte des Bonnets-Jaunes), avaient fait secrètement à l’empereur Hiao-Hien-Ty les représentations suivantes : « Tsao-Tsao se trouve à la tête d’une armée régulière de quatre cent mille hommes ; autour de lui se sont ralliés cent conseillers militaires et généraux capables ; si Sa Majesté avait à son service un pareil héros, elle pourrait sauver la dynastie et chasser les traîtres ; le bonheur reparaîtrait sur la terre.
« Depuis longtemps, répondit en pleurant le jeune empereur, je suis à la merci de deux ministres qui m’oppriment ; leur conduite est plus odieuse encore que celle de Tong-Tcho ! Mes jours se passent dans une anxiété incessante ! Mais comment faire pour me débarrasser de ce joug ? » Et le petit souverain sanglotait.
« Sire, répliqua Yang-Piéou, votre sujet vous donne un moyen ; armez l’un contre l’autre les deux généraux qui vous oppriment, et appelez Tsao avec ses troupes pour qu’il vous en délivre, pour qu’il purge la cour de ces traîtres et de leurs complices. Ainsi la paix renaîtra dans l’Empire. — Mais comment nous y prendrons-nous ? » demanda cet empereur de quinze ans. « Sire, le voici, » dit le mandarin, et il développa devant le prince les projets que nous allons suivre.
D’abord Yang-Piéou obtint du jeune souverain un ordre secret en vertu duquel il aborda l’entreprise. De son côté, Tchu-Tsuen chargea sa femme d’aller trouver furtivement l’épouse de Kouo-Ssé et de lui dire ceci : « Madame, le général, votre mari, entretient avec la femme de son collègue, le commandant de la cavalerie, Ly-Kio, des intrigues, des relations fort mystérieuses. — Hélas ! s’écria la femme qui se crut trompée, je m’étonnais de ne point voir rentrer mon mari le soir ; je sais maintenant la cause de ces absences prolongées ! « À quelques jours de là, comme son mari allait à un banquet chez Ly-Kio, elle lui dit : « Votre collègue a un esprit au fond duquel on ne voit pas très-clair ; d’ailleurs, le proverbe est connu : deux héros ne peuvent se maintenir au pouvoir l’un en face de l’autre. Si vous alliez périr empoisonné à la suite d’un de ces festins, que deviendrait votre pauvre femme ? »
Kouo-Ssé ne prit pas trop garde à ces paroles, et le même soir, comme il avait fait rapporter quelques mets du banquet, une petite esclave, envoyée par la femme jalouse, glissa du poison dans l’un des plats. Ce plat n’en fut pas moins servi ; mais quand Kouo-Ssé voulut porter à sa bouche ce mets empoisonné, sa femme l’arrêta : « Ces aliments sont préparés au dehors, il n’est guère prudent de les goûter. Voyons, faisons-en l’essai sur un chien ; si le chien meurt, mes soupçons ne seront-ils pas justifiés ? » L’animal auquel on donna ce mets expira à l’instant, et Kouo-Ssé se trouva convaincu. Une autre fois, après une invitation acceptée chez Ly-Kio, au sortir du palais, il souffrit, la nuit, d’une violente colique. « Vous êtes empoisonné, lui dit sa femme, prenez un remède. » Et elle lui donna un vomitif qui le guérit immédiatement, car il n’était malade que d’avoir un peu trop bu.
Cependant une grande colère s’empara de lui. « Quoi, s’écria-t-il en maudissant son collègue, nous avons travaillé de concert à conquérir le premier rang dans l’Empire, et, à présent que tu es au faîte de la puissance, tu veux te défaire de moi ! Si je ne frappe pas le premier, je périrai victime de tes iniques desseins ! » Déjà, il avait armé ses soldats et voulait attaquer Ly-Kio ; mais celui-ci fut averti du péril par quelques espions. Un peu surpris de l’audace de son rival et transporté de fureur, Ly-Kio rassembla ses propres troupes pour prendre l’offensive. Bientôt, au pied des remparts, on vit des milliers d’hommes, divisés en deux camps, se battre, s’égorger, tout en pillant et égorgeant les citoyens.
Ly-Sien (fils aîné de Ly-Kio) courut avec mille soldats cerner le palais impérial, et il enleva sur trois chars, dans lesquels on les fit monter de force, l’empereur lui-même, l’impératrice et deux grands dignitaires, le conseiller Kia-Hu et le précepteur du prince Tso-Ling. Une troupe d’hommes armés gardait à vue la personne du souverain ; tous les officiers du palais suivaient à pied. Ce triste cortège sortait par la porte dite Heou-Tsay ; Kouo-Ssé le fit attaquer à droite et à gauche ; ses archers tuèrent beaucoup de monde ; mais les troupes que Ly-Kio lança sur eux, en se montrant derrière les chars, forcèrent ceux-ci à se retirer.
Ce fut au milieu des flammes et de la fumée que le jeune souverain, enfermé dans son char, sortit de la capitale ; à peine était-il arrivé au camp de Ly-Kio, que Kouo-Ssé, à la tête de ses troupes, se précipitant au milieu du palais, s’empara de toutes les femmes du harem, mit le feu à l’édifice, pilla le trésor. Alors il comprit que l’empereur avait été enlevé par son rival, et, le lendemain, il se hâta d’aller devant le camp de ce dernier lui présenter le combat. Alors aussi Ly-Kio dirigea immédiatement le char impérial sur la ville de Meï-Ou, si bien fortifiée par Tong-Tcho.
Au sifflement des flèches, le jeune souverain tremblait de tous ses membres ; l’impératrice Fou-Hwang-Heou versait tant de larmes que ses vêtements en étaient mouillés. Ly-Kio, tenant en respect l’armée de Kouo-Ssé et la forçant à reculer, faisait évacuer la cour vers la place forte qu’il s’était choisie pour asile. Son fils Ly-Sien, chargé du commandement des gardes, entraînait, pendant ce temps, la personne de l’empereur jusque dans cette fameuse ville de Meï-Ou. Les officiers, compagnons fidèles du prince, les employés de la cour, qui se pressaient pèle mêle dans cette place, y mouraient de faim ; et l’empereur ayant fait demander pour sa suite cinq boisseaux de blé et cinq mesures d’os de bœuf, Ly-Kio lui répondit avec colère : « Qu’ont-ils besoin de ces provisions ? on leur sert du riz le matin et le soir. » Et il accorda quelques os, mais dont personne ne voulut manger après les avoir sentis.
« Est-ce ainsi qu’on me traite ! s’écria avec amertume le petit empereur. — Sire, reprit un des conseillers nommé Yang-Ky, Ly-Kio est né sur les frontières, il est habitué aux usages des Mongols ; les malheurs d’aujourd’hui lui ont presque perdu la tête ; son intention est de conduire Votre Majesté à Hwang-Pé pour adoucir sa triste position. Supportez donc avec patience ses paroles un peu vives, sire ; est-ce le cas de faire ressortir ainsi sa faute ? » L’empereur baissa la tête et ne dit rien, mais les larmes coulaient en abondance sur sa manche aux armes du dragon.
Tout à coup on vient annoncer l’approche d’un corps de cavaliers armés de lances et de sabres qui étincellent au soleil. Le roulement des tambours ébranle les cieux ; ces troupes s’avancent pour délivrer l’empereur ; ce sont celles de Kouo-Ssé. Cette nouvelle a un peu calmé les angoisses du prince Déjà, de grands cris s’élèvent hors des murs de la ville ; les deux armées sont en présence. Les deux rivaux s’élancent hors des lignes et se provoquent par des reproches sanglants. « J’avais mis en toi toute ma confiance, s’écrie Ly-Kio, pourquoi donc songeais-tu à me faire périr ? — Toi, tu n’es qu’un rebelle, répliqua Kou-Ssé, pourquoi ne me serais-je pas mis en devoir de t’attaquer ? — Je n’ai fait que protéger la personne du prince, reprit Ly-Kio, est-ce là porter les armes contre le souverain ? — Non, tu as enlevé l’empereur, ton assertion est fausse, répondit Kouo-Ssé, est-ce là ce que tu appelles protéger le prince ? »
« À quoi bon tant de paroles ; nous n’avons pas besoin de nos troupes ; vidons le différend à nous deux, s’écria Ly-Kio avec colère ; la personne de l’empereur appartiendra à celui qui vaincra l’autre. » Kouo-Ssé s’est précipité la lance au poing ; Ly-Kio court à sa rencontre armé d’un cimeterre. Vingt fois ils s’attaquent sans pouvoir se vaincre ; et le commandant des gardes, Yang-Piéou, fouettant son cheval, se jette entre les deux combattants. « Ly-Kio, s’écrie-t-il, arrêtez ! Laissez le vieux mandarin prier les grands de la cour de rétablir la paix entre vous ! »
Aussitôt les deux rivaux se retirent sous leurs tentes ; Yang-Piéou et son collègue Tchu-Tsuen rassemblent soixante mandarins de la cour ; c’est près de Kouo qu’ils se rendent d’abord pour l’exhorter à la paix ; et, quand ils sont tous sous sa main, celui-ci les enferme. « Que voulez-vous faire ? demanda Piéou. — Ly-Kio a enlevé l’empereur, répond le général, ne puis-je donc enlever la cour ? — Quoi, s’écria Piéou, l’un s’empare du prince, l’autre des magistrats, quelle conduite est-ce là ! » et Ly-Kio, irrité, voulait le tuer à l’instant. Un officier (du nom de Yang-My) le calma ; il y eut une délibération dont le résultat fut la mise en liberté de Yang-Piéou et de Tchu-Tsuen ; les autres mandarins restèrent en otage dans le camp.
« Nous, magistrats de l’empereur, dit Piéou à Tsuen, nous ne pourrons aider et sauver le prince notre maître ! C’est en vain que nous avons été mis sur la terre. » Ils se jetèrent en pleurant dans les bras l’un de l’autre, et s’évanouirent par l’excès de leur douleur. Rentré chez lui, Tsuen fut saisi d’un tel chagrin qu’il mourut. Dès lors, les deux adversaires s’attaquèrent journellement ; dans ces combats, livrés pendant cinquante jours consécutifs, combien de soldats périrent ! On ne peut en savoir le nombre. Ly-Kio passait sa vie dans les plaisirs, au milieu des pratiques déshonnêtes et superstitieuses d’une fausse religion ; sans cesse il employait des magiciennes qui battaient le tambour pour faire descendre au milieu de l’armée les esprits célestes. Le petit empereur coulait ses jours dans les larmes.
Cependant Yang-Ky, un de ses conseillers, lui exposa que Kia-Hu, quoique dévoué à Ly-Kio, n’avait pas oublié son empereur. Le petit prince le fit donc appeler, éloigna les gens de sa suite, et le salua les larmes aux yeux. « J’ai mérité la mort, dit Kia-Hu en se prosternant. — Si vous aimez votre empereur, sauvez-lui la vie, répondit le jeune prince. — Telle est, sire, la pensée qui m’occupe uniquement ; mais que Votre Majesté garde le silence, et je mettrai mon plan à exécution. »
L’empereur le remercia de son zèle, et aussitôt entra Ly-Kio, armé d’un poignard à trois tranchants passé dans sa ceinture, d’un sabre suspendu au poignet, et d’un fléau de fer qu’il tenait à la main. Le prince avait pâli, ses officiers se tenaient debout à ses côtés, le cimeterre au poing. « Kouo-Ssé est un homme sans humanité, dit Ly-Kio, il veut s’emparer de Votre Majesté, car déjà il a séquestré les magistrats ; sans moi, vous seriez déjà en son pouvoir comme un captif ! » Pour toute réponse, le jeune prince joignait les mains et s’inclinait. Ly-Kio continua : « Sire, vous êtes un maître sage et vertueux, venez, sortons d’ici. » Et s’adressant aux officiers : « Vous qui vous tenez près du prince le sabre à la main, dit-il, tous jusqu’au dernier vous désirez ma mort. — À l’armée, répondit Kia-Hu, n’est-ce pas l’usage de porter un glaive ?… » Et Ly-Kio rentra en souriant dans sa tente.
Sur ces entrefaites, un mandarin du nom de Hwang-Fou-Ly étant venu faire sa cour, l’empereur, qui connaissait son éloquence persuasive, le chargea de régler les conditions d’un accommodement entre les deux rivaux ; mais Kouo-Ssé, à qui furent faites les premières propositions, répondit : « Que mon rival relâche le prince, et moi, après avoir mis les mandarins en liberté, je les reconduirai à la capitale. »
De là, le commissaire impérial se rendit près de Ly-Kio. « Je suis votre compatriote, dit-il, le Sy-Liang est notre pays à tous les deux ; Sa Majesté m’envoie vous proposer des moyens de conciliation ; Kouo-Ssé a accueilli déjà les ouvertures faites au nom du souverain, et j’attends votre réponse. » Ly-Kio répliqua : « Moi, j’ai acquis de grands mérites en battant Liu-Pou ; pendant quatre ans que j’ai dirigé l’Empire, on y a vu régner le plus grand repos et la plus parfaite union. Mais Kouo-Ssé, quel homme est-ce ? Un voleur de chevaux, un esclave, et il voudrait s’égaler à moi ! J’exige qu’il soit châtié, et puisque vous êtes, comme vous le dites, un de mes compatriotes, vous voyez que j’ai pour moi les troupes de Sy-Liang, notre pays commun, et c’est assez pour triompher de mon rival. Il a enlevé les mandarins, et à cause de cela, vous avez été tout d’abord lui faire des avances. Mais Ly-Kio a un grand courage, il sait ce qu’il vaut. »
« Vos idées sont fausses, reprit le commissaire Hwang-Ly ; jadis Heou-Hy, prince du petit royaume de Yu-Kiun, comptant sur son habileté à tirer de l’arc, se crut à l’abri de tout revers de fortune, et cependant il a vu sa puissance détruite. Vous avez sous vos yeux l’exemple récent de Tong-Tcho, le premier ministre. Liu-Pou, qu’il a aimé comme un fils, se révolte, conspire contre lui ; sa tête est portée à la pointe d’un bambou. À quoi lui a servi sa brillante valeur ? Vous, général en chef du premier corps d’armée, qui avez reçu la hache et le sceau du commandement, si vous prenez les lois et la modération pour base de votre conduite, vos fils et vos petits-fils, maîtres du pouvoir, seront à jamais comblés des faveurs impériales ; ils recevront de la cour des dignités et des fiefs, tout le peuple recherchera leur patronage ; maintenant Kouo-Ssé s’est saisi des magistrats, et vous, vous avez enlevé le souverain. Lequel des deux est plus coupable que l’autre ? »
II.[89]
À ces mots, Ly-Kio, plein de rage, porta la main à son glaive et s’écria : « C’est l’empereur qui t’a envoyé pour m’outrager, moi, le premier parmi les grands ; j’abattrai ta tête et je tuerai ton prince : ce sera là un coup de maître digne d’un héros. » Et il voulait le faire périr ; mais un général de cavalerie, Yang-Fong, fit observer que Kouo-Ssé n’était pas soumis encore ; si Ly-Kio massacrait un envoyé de l’empereur, ce serait donner à son rival un prétexte pour lever des troupes auxquelles se rallieraient tous les grands. Kia-Hu exhorta aussi Ly-Kio à se calmer et la colère de celui-ci s’apaisa un peu.
Entraîné hors de l’assemblée par Kia-Hu, Hwang-Ly lui dit avec l’accent de l’indignation : « Ly-Kio refuse d’écouter les ordres de Sa Majesté ; il veut faire périr le successeur des Han pour monter sur le trône. — Mais vous, interrompit un conseiller du palais (nommé Hou-Miao), qui avez toujours été bien traité par Ly-Kio, pourquoi donc proférez-vous de semblables paroles ? Prenez garde d’attirer sur votre tête de grands malheurs. — Miao, répondit Hwang-Ly avec amertume, vous jouez à la cour un rôle important, pourquoi ce langage digne d’un courtisan qui flatte le pouvoir ? J’ai par mes ancêtres et par moi-même reçu de grands bienfaits des Han ; je suis admis dans l’intimité du souverain. L’empereur est opprimé, et moi, son serviteur, je dois, jusqu’à la mort, me tenir prêt à le secourir ; quand même ma tête serait mise à prix par Ly-Kio, je l’injurierais encore et toujours. »
Quand il sut le résultat de la mission de Hwang-Fou-Ly et la conversation qu’il avait eue avec Hou-Miao, l’empereur le renvoya au pays de Sy-Liang. La moitié au moins des soldats de Ly-Kio venait de cette contrée ; il s’y trouvait aussi beaucoup de Mongols. Hwang-Ly décria si bien ce général rebelle qu’il traitait de pervers et de traître, que les meilleurs d’entre ses soldats désertèrent sa cause pour se rallier à celle de l’empereur. D’un autre côté, Kia-Hu disait à ces Mongols : « Sa Majesté connaît maintenant votre loyauté, et voilà pourquoi elle vous renvoie dans vos districts ; mais un jour vous serez récompensés richement. » Ces Tartares étaient d’ailleurs fort mécontents de Ly-Kio qui les menait toujours au combat sans leur donner aucun avancement.
Le départ de cet émissaire de la cour avait irrité Ly-Kio ; il dépêcha contre lui (Wang-Tchang) le commandant des gardes qui, connaissant les motifs de fidélité et de reconnaissance envers l’empereur au nom desquels ce mandarin agissait, feignit de ne l’avoir pu rencontrer. Ly-Kio n’y pensa plus.
Cependant, d’après les conseils de Kia-Hu, l’empereur venait de donner à cet ambitieux général dont il était le captif, le grade qu’il avait usurpé déjà, celui de commandant en chef de la cavalerie, et Ly-Kio, tout joyeux de ce nouvel honneur, pensa qu’il devait un pareil surcroît de fortune aux opérations magiques des sorcières ; il les combla de bienfaits au préjudice des officiers de l’armée. L’inspecteur de la cavalerie, Yang-Fong, ne put taire son mécontentement, et il dit à un autre officier du nom de Song-Kou : « Nous risquons bravement notre vie ; nous l’exposons chaque jour au milieu des pierres et des flèches, et voilà que des sorcières obtiennent plus de récompenses que nous ! »
« Pourquoi ne pas tuer ce brigand lui-même pour sauver l’empereur ? » répondit l’autre, et ils convinrent tous les deux qu’un feu allumé dans un lieu désigné serait le signal d’une attaque sur le camp de Ly-Kio ; Song-Kou ferait à l’intérieur des retranchements un mouvement auquel Yang-Fong répondrait du dehors. Cette nuit-là, donc, à la seconde veille, ils tentèrent l’entreprise ; mais, hélas ! ils n’avaient pas prévu qu’ils seraient trahis. Le soir même, Ly-Kio fit arrêter et décapiter immédiatement Fong-Kou. Son complice ne vit pas briller le feu attendu ; ce fut le général en chef lui-même qui vint à sa rencontre et l’attaqua au milieu du camp ; la bataille dura jusqu’à la quatrième veille. Song, ne pouvant vaincre, prit le parti de se retirer avec un groupe de soldats. Ly-Kio, cependant, voyait ses troupes s’affaiblir graduellement par les combats que Kouo-Ssé lui livrait chaque jour. Cette guerre faisait périr tant de monde, que les cadavres s’élevaient çà et là comme des montagnes.
À cette époque, Tchang-Tsy arriva du Chen-Sy à la tête d’une grande armée ; il annonça aux deux chefs rivaux que s’ils ne faisaient pas la paix, s’ils refusaient de lui obéir, il allait les écraser l’un après l’autre. Ly-Kio et Kouo-Ssé déposèrent donc les armes, et Tchang-Sy pria l’empereur de se laisser conduire à Hong-Nong. Tout joyeux de cet événement inattendu, le petit prince témoigna le bonheur que lui causait ce retour dans la capitale de l’est où il avait depuis si longtemps désiré de s’établir. Il nomma son libérateur commandant de la cavalerie irrégulière et trésorier. Aussitôt celui-ci envoya du vin et des vivres aux aux mandarins. Kouo-Ssé ouvrit les portes de son camp aux dignitaires et aux grands qu’il retenait comme otages ; Ly-Kio ne fit plus qu’escorter les chars de la cour sur la route de la capitale de l’est.
Quelques centaines de soldats armés de longues lances formaient le cortège impérial. La nuit on traversa Sin-Fong, et au soir on arriva près du pont de Pa-Ling. On était alors en pleine automne, il soufflait un vent froid. Au bruit des voix, les gardes du passage se présentent assez nombreux ; ils arrêtent la marche du prince et demandent qui est dans le char ? « L’empereur, » répond le conseiller du palais, Yang-Ky, en s’élançant au galop à la tête du pont ; qui êtes-vous pour manquer ainsi aux devoirs d’une respectueuse obéissance ? » Mais deux commandants du poste s’avancèrent à sa rencontre et dirent qu’étant chargés par Kouo-Ssé, leur général, de garder ce pont pour empêcher les rebelles de passer, ils devaient au moins s’assurer de la vérité de la réponse, car il était difficile de supposer que l’empereur fut là dans ce char.
À ces mots, Yang-Ky souleva l’écran de la portière, et Sa Majesté elle-même dit aux chefs du poste : « C’est moi, c’est l’empereur, officiers ; pourquoi ne vous retirez-vous pas ? » Toute la troupe, répondant par des cris de vive l’empereur, se mit sur deux rangs pour laisser défiler le cortège.
Quand les chefs de la garde du pont eurent averti Kouo-Ssé de la fuite du souverain, il leur fit des reproches de ce qu’ils n’avaient pas barré le chemin aux chars de la cour. Son désir était d’arrêter l’empereur, de le conduire de nouveau à Meï-Ou pour donner suite à ses projets. En vain essayaient-ils de se disculper, prétextant qu’ils ignoraient ses intentions. Kouo-Ssé répétait toujours : « Je voulais tromper Tchang-Tsy par cette ruse d’où dépendait tout le succès de mes desseins. Pourquoi l’avoir laissé passer ? » Aussitôt il fit décapiter les deux officiers et se jeta de nouveau sur les traces de l’empereur avec ses troupes.
Comme il arrivait dans la ville cantonale de Hoa-Yn, le prince entendit derrière lui les voix tumultueuses des soldats qui se précipitaient à sa poursuite et criaient aux chars de s’arrêter. « À peine sorti de l’antre du loup, me voilà tombé dans la gueule du tigre, » dit-il à ses mandarins quand il comprit ce que signifiaient ces clameurs menaçantes ; toute la cour éclatait en sanglots.
Déjà l’armée de Kouo-Ssé approchait ; un tambour retentit ; de derrière la montagne sort un général précédé d’une grande bannière sur laquelle on lisait ces mots écrits en gros caractères : « Yang-Fong de l’Empire des grands Han. » Mille hommes le suivaient, marchant au secours du cortège impérial. Par leur arrivée au-devant de Sa Majesté, ils firent reculer les troupes qui la poursuivaient, et les deux armées se trouvèrent en présence. Un lieutenant de Kouo-Ssé s’élance pour provoquer Yang-Fong.
« Rebelle, brigand, homme sans humanité, guerrier déloyal, lui crie-t-il, oses-tu bien m’attaquer ? — Kong-Ming[90], où es-tu ? » répliqua Yang-Fong en se tournant vers les siens. À cet appel répond un général qui se précipite en avant armé d’une hache ; il se jette au galop sur le lieutenant du chef ennemi, et au premier choc le renverse mort aux pieds de son cheval ; puis il rompt les lignes des rebelles et en fait un horrible carnage.
Complètement battu, Kouo-Ssé se retira à deux milles du champ de bataille, tandis que Yang-Fong, ralliant ses troupes, vint se présenter à l’empereur. Sa Majesté mit pied à terre et tendit la main à son général en lui disant : « Vous m’avez sauvé, c’est un service qui restera gravé au fond de mon cœur. » Fong s’était prosterné auprès du char ; l’empereur lui adressa quelques questions sur celui qui venait de tuer le lieutenant du général rebelle, sur Kong-Ming ; Fong l’amena avec lui pour qu’il s’agenouillât aux pieds du souverain. Des paroles flatteuses et encourageantes furent adressées par Sa Majesté au vainqueur, et Fong continua d’escorter la marche de son prince jusqu’à Hoa-Yn.
Touan-Oey, gouverneur de Ning-Tsy, fournit à Sa Majesté les habits de cour dont elle avait besoin et des vivres excellents ; cette même nuit, l’empereur coucha au camp de Yang-Fong, et Kouo-Ssé, qui avait fui avec son armée, reparut dès le lendemain aux avant-postes à la tête d’une nouvelle division. Kong-Ming étant sorti à cheval pour le repousser, bientôt les troupes rebelles le cernèrent de toutes parts. L’empereur et Yang-Fong se trouvaient au centre du camp enveloppé par l’ennemi. « Cette fois nous sommes perdus sans ressource, » disait le prince aux mandarins.
Au milieu de ce péril, voilà que vers le sud-est retentissent des cris épouvantables ; les rebelles se dispersent en désordre comme les flots d’une mer agitée. Kong-Ming a profité du moment ; il se fraie une route sanglante hors des portes du camp, reprend l’offensive sur les troupes de Kouo-Ssé, en fait un grand carnage et les met en déroute ; alors aussi un autre général apporte du secours et se présente devant le char ; c’était Tong-Tching, oncle maternel de Sa Majesté. Ce loyal personnage avait rejoint son empereur avec mille cavaliers pour l’arracher aux mains de ses ennemis.
Sa Majesté pleurait encore au souvenir du péril passé. « Sire, rassurez-vous, lui dit Tong-Tching ; Yang-Fong et moi, nous faisons le serment de débarrasser l’Empire des deux rebelles qui vous oppriment, et de rendre la paix à l’Empire. — Allons, allons vite vers la capitale de l’est, » répondit l’empereur ; et au milieu de la nuit la cour fugitive arrivait à Hong-Nong.
Cependant, après cette défaite, Kouo-Ssé, ralliant ses troupes vaincues, revint auprès de son rival Ly-Kio, et lui donna des détails sur les événements dont il venait d’être témoin. « Si l’empereur arrive dans le Chan-Tong, s’il s’y établit, disait-t-il, assurément il fera un appel à tout l’Empire. Les grands vassaux se rallieront au prince, et nous serons exterminés nous et les nôtres. — Les troupes de Tchang-Tsy, maîtresses de la capitale, n’osent encore attaquer, répondit Ly-Kio ; réunissons nos forces, marchons de concert sur Hong-Nong, tuons le souverain et ensuite nous partagerons l’Empire ; voulez-vous ? — Si mon frère aîné seconde les faibles forces de son jeune frère, reprit Ly-Kio (avec une humilité hypocrite), s’il le dirige, la terre entière est à nous. » Et avec leurs troupes réunies ils se mirent à piller, à saccager les campagnes, laissant un désert derrière eux.
De leur côté, Yang-Fong et Tong-Tching, avertis de l’approche des rebelles, s’avancèrent à leur rencontre, et un grand combat fut livré à Tong-Kien. Kouo-Ssé et Ly-Kio se dirent : « Cessons nos querelles et combattons à outrance. L’ennemi a peu de troupes, nous en avons beaucoup ; la victoire est assurée pour nous. » Le premier commandait la division de droite, le second celle de gauche ; leur armée remplissait la montagne, couvrait la plaine. Les deux généraux de l’empereur se battirent vigoureusement sur les deux côtés à la fois. Pour mieux défendre Sa Majesté et l’impératrice, ils les avaient fait sortir avec leurs chars. Les mandarins, les gens du palais, le sceau impérial, les archives, ce qui faisait partie du service de l’empereur, tout cela, hommes et choses, fut abandonné et tomba au pouvoir des rebelles.
Le carnage fut effroyable ; les soldats de Ly-Kio et de Kouo-Ssé mirent la ville de Hong-Nong au pillage après l’avoir prise de vive force ; ensuite ils poursuivirent l’empereur que ses deux généraux emmenaient, en le défendant encore, vers le Chen-Pé.
Cependant Yang-Fong et Tong-Tching envoyèrent deux émissaires, l’un auprès des chefs rebelles pour entamer avec eux des négociations, l’autre dans le Ho-Tong (à l’est du fleuve Ho) pour y demander secrètement des secours. Cette dernière mission s’adressait à l’ancien commandant de Pé-Pou, Ly-Yo, ainsi qu’à Han-Sien et à Hou-Tsay ; ils accoururent avec trois divisions pour délivrer l’empereur. Les gens de Ly-Yo étaient tous des bandits des bois et des montagnes ; faute d’autres, il les avait enrôlés. Quand les soldats des trois districts entendirent la voix de l’empereur qui les appelait, en promettant le pardon du passé et des grades pour l’avenir, comment ne seraient-ils pas venus ? Ils arrivèrent donc, et se réunirent aux divisions de Tong-Tching pour reprendre la ville de Hong-Nong. Dans ce temps-là, les deux chefs rebelles, Kouo et Ly, lorsqu’ils arrivaient dans un village massacraient les vieillards et les enfants, et faisaient de force prendre les armes à la population valide. Au combat, ils plaçaient en avant ces troupes improvisées, qu’ils appelaient l’armée qui ose mourir (Kan-Ssê-Kiun) ; voilà comment ils avaient grossi leurs divisions.
Quand Kouo-Ssé entendit les cris tumultueux des soldats de Ly-Yo[91], arrivant sur le champ de bataille, il dit à ses officiers : « Semez sur la route les dépouilles des vaincus, habits précieux, or et argent. » Lorsque Ly-Yo s’approcha de Fey-Yang, ses troupes, habituées au pillage, se débandèrent pour ramasser ce riche butin. Kouo-Ssé les attaqua de tous côtés, et leur fit essuyer une déroute complète ; les cadavres des morts jonchaient la plaine, le sang coulait par torrents. Voyant qu’ils ne pouvaient rétablir le combat, Fong et Tching escortèrent l’empereur dans sa retraite vers les provinces du nord. Le souverain était poursuivi de si près par les rebelles, que Ly-Yo, ne conservant aucun espoir de le sauver, le pria de fuir à cheval devant eux. « Non, répondit le petit prince, comment pourrais-je abandonner mes mandarins ? »
Les rebelles, sans se ralentir, sans se disperser, continuaient leur poursuite. L’éclat des flammes ravageant la plaine illuminait tout le ciel ; Hou-Tsay (l’un des commandants des trois districts) périt de la main de ses soldats révoltés ; les cris des combattants ébranlaient la terre. Cette retraite avait duré l’espace de dix milles ; Fong et Tching, ne voyant aucun moyen de salut, engagèrent l’empereur à abandonner son char et à gravir à pied les bords du fleuve Jaune, tandis que les généraux fidèles, et Ly-Yo avec eux, cherchaient un petit bateau pour le faire passer sur la rive opposée.
Ce jour-là, il faisait très-froid ; le jeune souverain soutenait l’impératrice et l’aidait à marcher sur le rivage ; mais les bords du fleuve, trop escarpés, ne leur permettaient pas de descendre. Le ciel était froid, l’air glacial ; derrière eux s’élevaient les flammes et retentissaient les tambours des rebelles. Lier le prince par le milieu du corps avec le licou d’un cheval et le descendre ainsi dans un bateau, tel fut le moyen que proposa Yang-Fong ; le frère aîné de l’impératrice, Fo-Té, qui se trouvait dans la foule, avait sur lui quelques brasses de cordes, ramassées dans la déroute ; un des officiers, Shang-Hong, en fit un lien solide, avec lequel le prince et l’impératrice, bien attachés ensemble, furent descendus jusque dans le bateau.
Ly-Yo, le sabre à la main, se plaça à la proue, et le frère aîné de la princesse, soutenant avec précaution le précieux fardeau que l’on faisait glisser du haut du rivage, fit asseoir sa sœur près de lui. Ceux des mandarins qui n’avaient pas de place dans la nacelle s’accrochaient à l’envi aux deux bords ; mais Ly-Yo, craignant que l’esquif ne fût submergé, les força de lâcher prise ; ils tombèrent dans l’eau et traversèrent le fleuve à la nage. On fit un second voyage pour sauver les fuyards ; ceux qui restaient sur les bords ne cessaient de pousser des cris lamentables. On se disputait à qui s’embarquerait sur la nacelle, et combien de pauvres fugitifs, qui s’accrochaient à ses bords, eurent les doigts et les mains coupés !
Dès qu’ils furent arrivés sur la rive septentrionale du fleuve, Yang-Fong et les autres généraux trouvèrent un char et y firent monter l’empereur, qui, ce soir-là, arriva mourant de faim à Ta-Yang. Il dut passer la nuit dans une maison de briques. Un vieux habitant de la plaine apporta à Sa Majesté du riz si grossier qu’elle ne put le goûter. Le lendemain, Ly-Yo et Han-Sien furent nommés, le premier, général de l’armée du nord, le second, général de l’armée de l’est. L’empereur, après les avoir ainsi récompensés, continua sa route sur un char traîné par des bœufs. Les deux généraux accoururent auprès du prince pour lui exprimer leur reconnaissance ; le ministre d’État, Yang-Piéou, l’intendant du palais, Han-Yong, le prince et l’impératrice éclataient en sanglots. Dans cette petite cour, réduite à vingt personnes, il n’y en avait pas une qui ne versât des larmes.
« Hélas ! disait l’intendant du palais, Han-Yong, si les deux chefs rebelles voulaient m’écouter, j’irais, au risque de ma vie, les supplier de licencier leurs troupes ; au moins Sa Majesté pourrait sauver sa personne auguste. » Et tandis qu’il s’en allait accomplir cette périlleuse mission, Ly-Yo pria l’empereur de venir prendre quelques jours de repos au camp de Yang-Fong ; puis, Yan-Piéou le conduisit à Ngan-Y, aujourd’hui Kiay-Tchéou.
Dans cette petite ville, il n’y avait pas de maisons à étages ; le souverain et sa cour furent réduits à habiter une chaumière qui n’avait pas de porte que l’on pût fermer ; on l’entoura d’une palissade faite avec des branches épineuses. C’est dans cette chaumière que le successeur des Han, Hiao-Hien-Ty, avec ses grands dignitaires, tenait sa cour et réglait les affaires de l’État. Les deux généraux en chef de cette armée, Ly-Yo et Han-Sien, se tenaient en dehors de l’enclos avec leurs troupes, et gardaient la personne du souverain ; ils le gouvernaient et se faisaient craindre ; et les chefs de l’armée voyaient avec joie toute l’autorité passer entre leurs mains. Les mandarins civils qui osaient les calomnier ou mal parler d’eux à l’empereur étaient punis de mort. Le malheureux prince ne recevait de ces généraux, pour ses repas, autre chose que du vin trouble et de mauvais riz ; mais il se soumettait à ces humiliations avec une résignation forcée.
Il arriva aussi que Ly-Yo et Han-Sien accueillirent des sorciers bons à rien, des empiriques vagabonds ; leur nombre s’élevait à deux cents ; ils en firent des officiers de l’armée, des conseillers dans les affaires civiles. Les sceaux gravés ne pouvaient suffire à tant de nominations ; on en traça les caractères avec une alêne, tant il y avait de négligence et de désordre dans cette petite cour.
Cependant Han-Sien alla trouver Ly-Kio et Kouo-Ssé ; il obtint d’eux la mise en liberté des mandarins et des officiers du palais, faits prisonniers au sortir de la capitale. Cette année là, l’Empire fut en proie à une horrible famine ; le peuple n’avait à manger que les fruits du jujubier et des plantes potagères ; les cadavres des gens morts de faim couvraient la plaine. Tchang-Yang et Wang-Y (gouverneurs du Ho-Neuy et du HoTong, provinces en dedans et à l’est du fleuve Ho) envoyèrent à l’empereur, celui-ci des étoffes de soie, celui-là des grains. Ce fut à leurs dons généreux que le souverain dut de ne pas mourir.
Enfin, comme il n’y avait plus à craindre pour les jours de Sa Majesté, Tong-Tching et Yang-Fong détachèrent de leur armée des travailleurs chargés de rebâtir le palais incendié de Lo-Yang. Ramener la cour à la capitale de l’est, était le vœu de ces deux généraux ; et comme Ly-Yo s’opposait à ce dessein, Tching lui dit : « Lo-Yang, la capitale de l’est, est le véritable siège d’un empereur ; Ngan-Y (Kiay-Tchéou) est une ville trop petite pour abriter le souverain et la cour ; je vais prier Sa Majesté de retourner à Lo-Yang, il le faut. — Allez, si bon vous semble, faire cette demande, répondit Ly-Yo, mais je persiste à rester ici. » Chacun s’obstina dans son opinion.
Déterminé par les raisons qu’alléguait Fong-Tching, l’empereur se mit en route pour la capitale de l’est. Mais Ly-Yo appela à lui les deux généraux rebelles (dont la soumission n’était guère sincère), et, de concert avec eux, il résolut d’enlever encore la personne du prince. De leur côté, les trois chefs restés fidèles (Tong-Tching, Yang-Fong et Han-Sien), instruits de ces dispositions, mirent leur armée en mouvement durant la nuit, et dirigèrent le souverain, en l’escortant dans sa marche clandestine, vers le passage de Ky-Kouan. Déjà Ly-Yo s’était précipitamment jeté sur leurs traces. À la quatrième veille, arrivé au pied du mont Ky-Chan, à gauche du passage, il criait au cortège : « Arrêtez, Ly-Kio et Kouo-Ssé sont ici ! »
Quand l’empereur entendit cet ordre, il frissonna de tous ses membres. Sur la montagne brillaient de grands feux ; les troupes impériales demeuraient interdites.
CHAPITRE IV.
I.[92]
[Année 196 de J.-C.] « C’est Ly-Yo qui a trahi, » s’écria Yang-Fong, et il envoya contre lui l’officier dont le courage avait déjà triomphé d’un chef rebelle, Hu-Hwang (son surnom Kong-Ming). À la première rencontre, Ly-Yo fut renversé mort aux pieds de son cheval ; les siens se dispersèrent devant un ennemi trop redoutable, et le cortège impérial, sauvé une fois encore, traversa le passage Ky-Kouan. Là, Sa Majesté reçut de Tchang-Yang (gouverneur du Ho-Neuy, sur le territoire duquel elle se trouvait alors), des présents en vivres et en étoffes que ce mandarin vint lui offrir sur la route. Le prince lui accorda le titre de général en chef de la cavalerie, et il dut prendre congé de la cour fugitive pour aller occuper Ye-Wang.
Enfin l’empereur Hiao-Hien-Ty rentre dans la capitale ; il voit son palais consumé par les flammes ; dans les rues désertes l’œil, partout où il se porte, ne rencontre que de grandes et hautes herbes. Les édifices somptueux, habités jadis par les souverains, ne sont plus qu’un amas de ruines. Avec les débris, on construisit une petite maison qui servit de logement à l’empereur et à l’impératrice ; quand les mandarins venaient faire leur cour, ils restaient debout au milieu des touffes d’herbes, dans les plantes épineuses dont le sol était recouvert.
[Année 196 de J.-C] Cette année-là, la famine fut terrible ; l’empereur, changeant le nom des années de son règne, substitua au nom de Hing-Ping (tranquillité croissante), celui de Kien-Ngan (repos de la cour). À Lo-Yang, il ne restait pas plus de cent familles, et, comme il n’y avait rien à manger pour personne, comme dans les murs la population affamée avait enlevé l’écorce des arbres et arraché les herbes, tige et racine, pour s’en nourrir, tous les mandarins, depuis le président des six grandes cours et les membres du conseil jusqu’aux employés inférieurs étaient réduits à aller chercher hors des murs ces aliments insuffisants et grossiers ; on les voyait eux-mêmes faucher l’herbe qui servait à allumer le feu ; il y en eut qui moururent de faim. Telles étaient les calamités extraordinaires qui marquaient la fin de la dynastie des Han.
Cependant, le ministre d’État Yang-Piéou représenta à Sa Majesté qu’il était bien temps de faire appeler Tsao-Tsao. Ce général se trouvait dans le Chan-Tong à la tête de cent mille hommes ; on devait le faire venir à la cour pour qu’il prêtât au souverain son appui et soutînt la dynastie chancelante. « Déjà, répondît l’empereur, je lui ai envoyé un pareil ordre, il faut donc le faire appeler de nouveau ? » Et aussitôt des courriers furent expédiés vers Tsao-Tsao. Or, Tsao ayant appris dans le Chan-Tong le retour de Sa Majesté à Lo-Yang, s’était mis à délibérer avec ses officiers sur la conduite qu’il devait tenir. Sun-Yo, prenant la parole, avait dit : « Jadis le roi de Tsin, Wen-Kong, fit sa soumission à Siang-Wang de Tchéou, et tous les vassaux prêtèrent serment de fidélité. Le fondateur de la dynastie des Han, Kao-Tsou, étant parvenu au trône, gagna l’affection du peuple en prenant le deuil à la mort de Y-Ty. Maintenant que notre empereur gémit opprimé par des rebelles, vous marchez à la tête de soldats dévoués à la dynastie ; les troubles survenus dans le Chan-Tong vous ont retenu loin de la cour, vous ont empêché de secourir la personne du souverain. Voici que l’empereur rentre dans la capitale de l’est, mais cette capitale est un amas de ruines. Le moment semble être venu de soutenir le prince et de répondre à l’espérance du peuple. Ce sera un bel exemple de fidélité. En agissant avec droiture, vous verrez l’Empire se soumettre à vous ; ce sera l’entreprise d’un homme de génie. Prendre en main la cause de l’humanité et de la justice et rallier autour de soi les héros du siècle, c’est faire briller sa vertu. Ces trois grands résultats, vous pouvez les atteindre. Les personnages distingués de notre époque, disséminés sur toute la surface de l’Empire, ne peuvent rien faire ; quels que soient leurs projets de soumission ou de révolte, si l’ordre n’est pas rétabli au plus vite, les plus braves, les plus éminents d’entre eux sentiront l’ambition s’éveiller dans leurs cœurs ; un jour ils vous causeront de graves inquiétudes et il sera trop tard pour les arrêter. »
Tsao accueillit avec joie ce conseil, et il voulait déjà se mettre en marche avec ses troupes quand arriva la lettre de l’empereur. Il reçut l’envoyé à l’hôtel des postes, l’y traita avec égards, et ils firent route de compagnie. Une multitude d’affaires accablait le souverain dans la capitale. Les murs tombaient en ruines ; il voulait les relever, mais les moyens lui manquaient, et à ces perplexités vint se joindre la nouvelle de l’arrivée des deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé. En proie à de nouvelles frayeurs, le prince demandait conseil à Yang-Fong. » Dans quelles inextricables difficultés me suis-je plongé ! disait-il ; le mandarin envoyé dans le Chan-Tong ne revient pas. Ne vaudrait-il pas mieux aller nous jeter dans les bras de Tsao que de l’attendre ici ! »
Yang-Fong et Han-Sien allaient marcher au-devant de l’ennemi, mais Tong-Tching (oncle maternel de l’empereur) faisait remarquer le peu de solidité des remparts, et avec un si petit nombre de soldats armés de cuirasses, la victoire était plus que douteuse. Dans le cas présumable d’une défaite, où irait-on se réfugier ? Et comme on annonçait l’approche de l’ennemi, l’empereur et l’impératrice furent obligés de remonter sur les chars. Tching les escorta sur la route de Chan-Tong. Faute de chevaux, la cour suivait à pied ; mais à une petite portée de trait au delà des murs, tout l’horizon parut rempli d’une poussière qui obscurcissait le ciel. Le bruit des tambours et des gongs ébranlait les airs, une innombrable armée s’avançait. Frappés de terreur, l’empereur et l’impératrice ne pouvaient articuler une parole ; tout à coup un homme arrivant au grand galop se prosterna près du char ; c’était l’envoyé qui revenait de Chan-Tong.
« À qui sont ces soldats ? demanda le prince. — Sire, répondit le mandarin, ce sont ceux que Tsao amène avec lui de sa province ; il accourt pour défendre Votre Majesté. Instruit de la nouvelle attaque des deux généraux rebelles, il a détaché en avant-garde Heou-Tun a la tête de dix divisions formant ensemble une armée de cinquante mille soldats choisis ; ce premier corps a pris les devants pour protéger votre auguste personne. »
Ces nouvelles ramenèrent le calme dans l’âme de l’empereur ; aussitôt parut à ses yeux Heou-Tun, suivi de deux généraux, Hu-Tchu et Tien-Wei. Ils accoururent vers le souverain pour lui présenter leurs respects, et, s’excusant de ce que leur armure ne leur permettait pas de s’agenouiller devant son auguste personne, ils se mirent à crier : Vive l’empereur ! tout debout, selon l’usage des armées. « Vos chevaux sont harassés, répondit le prince, mais je n’en ai pas d’autres à vous donner.
— Sire, dit Heou-Tun, Tsao, instruit de l’attaque des deux chefs rebelles, nous a envoyés en avant pour vous arracher de leurs mains. » Et tout à coup les mandarins de la suite ayant annoncé qu’une armée débouchait par la route de l’est, le prince tomba dans une terreur qui le rendit immobile comme une statue. Heou-Tun partit au galop pour reconnaître ces troupes si subitement arrivées, et, revenant près de l’empereur : « Que Votre Majesté se rassure, lui dit-il, c’est Tsao qui paraît avec son infanterie. »
Aussitôt d’autres officiers, d’autres généraux parurent qui vinrent saluer le prince, et il demanda leurs noms. « Ce sont le cousin de Tsao, Tsao-Hong et les deux lieutenants Ly-Tien et Yo-Tsin, répondit Heou-Tun. — Mais votre général lui-même vient-il ? » reprit l’empereur en s’adressant aux nouveaux venus. Hong expliqua à Sa Majesté que Tsao-Tsao, dans la crainte que l’avant-garde ne pût résister seule aux forces des rebelles, l’avait envoyé, lui et sa division, soutenir ce premier corps.
« Votre général est le sauveur de son souverain et de l’Empire, répliqua Hien-Ty ; voici les rebelles qui s’avancent avec une foule de fantassins et de cavaliers ; allez à leur rencontre avec vos deux divisions. — Nous sommes prêts, — répondit Tun ; suivi de Tsao-Hong, il s’élança avec sa cavalerie ; l’infanterie le soutenait. Au premier choc, les rebelles furent culbutés et les vainqueurs coupèrent des têtes par milliers. Après ce premier succès, ils firent reprendre à l’empereur la route de la capitale.
La division de Heou-Tun s’établit hors des murs ; le lendemain, Tsao, conduisant une grande troupe d’hommes et de chevaux, fit son entrée avec trois mille cavaliers armés de lances et de cuirasses. Il les rangea dans la ville, et les grands mandarins vinrent le prendre pour le conduire à la cour. Là, il se prosterna aux pieds du trône. Le souverain lui ayant permis de se relever, le fit monter à ses côtés sur l’estrade et lui adressa sur ses victoires des questions flatteuses.
« Sire, répondit Tsao, grâce au bonheur que Sa Majesté répand autour d’elle comme le Ciel, j’ai pu lever des troupes dans le Chan-Tong. Naguères, l’Empereur a daigné répandre sur moi ses bienfaits, et l’occasion ne s’était pas offerte encore d’en témoigner ma reconnaissance. Mais les rebelles ayant comblé la mesure de leurs forfaits, je suis venu à la tête de quatre cent mille hommes pour répondre à l’appel de Votre Majesté et punir les traîtres. Il n’y a pas d’effort que je ne sois prêt à faire. Puisse Votre Majesté, délivrée de tout péril, rendue au repos, agrandir encore son autorité et sa gloire ! » Aussitôt l’empereur nomma Tsao-Tsao inspecteur-général à la cour et dans les provinces et premier ministre. Il prit congé du souverain en lui exprimant sa gratitude.
Le lendemain, Tsao emmena ses soldats camper à cinq milles de Lo-Yang. Les deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé, voulaient livrer bataille à Tsao, las d’une longue marche, mais ils en furent dissuadés par Kia-Hu (qui s’était rallié à eux au passage du fleuve Jaune). « Tsao est à la tête d’une nombreuse et excellente armée, leur dit-il ; il a avec lui une multitude de mandarins civils et militaires ; le mieux serait de déposer la lance, de délier la cuirasse et de se soumettre en implorant le pardon du passé. »
« Insolent qui osez éteindre mon ardeur, s’écria Ly-Kio avec colère ! » Et il ordonna à ses officiers de décapiter Kia-Hu. Mais tous les généraux supplièrent leur chef de se calmer ; cette même nuit, Kia-Hu se sauva à cheval loin du camp où sa vie était menacée.
Le jour suivant, Ly-Kio risqua la bataille ; trois cents cavaliers commandés par Hu-Tchu, Tsao-Jin et Tien-Wei enfoncèrent les lignes des rebelles en trois endroits, et bientôt les deux armées furent en présence. Les deux fils aînés de Ly-Kio (Ly-Sien et Ly-Pié) s’avancèrent pour commencer l’attaque ; Tsao avait à peine demandé le nom de ces chefs inconnus que Hu-Tchu, volant à leur rencontre, avait décapité Ly-Sien d’un coup de sabre. Son frère Ly-Pié fut si épouvanté qu’il tomba de cheval en sortant des lignes, et il eut le même sort. Le vainqueur rapporta dans les rangs les têtes des deux frères ; personne du côté des rebelles n’osa le poursuivre.
« Vous êtes le héros du siècle, s’écria Tsao en lui frappant sur l’épaule. » Et à la tête de la division du centre il chargea l’ennemi. Heou-Tien commandait l’aile gauche, Tsao-Jin l’aile droite ; au bruit du tambour, les trois corps de l’armée impériale donnant à la fois, les rebelles furent mis en pleine déroute. Tsao lui-même, le glaive en main, guidait ses soldats. Au milieu de la nuit, la lance du vainqueur poursuivant les fuyards brillait, rapide comme l’étoile filante, comme la flamme de l’incendie.
Pareils au chien qui a perdu son maître, au poisson sorti du filet rompu, les deux chefs rebelles, avec les débris d’une armée réduite des deux tiers, se sauvèrent du côté de l’ouest. Cette fois aucune maison ne se fut ouverte pour les recevoir, et ils se cachèrent dans les montagnes.
Tsao-Tsao tenait ses troupes rassemblées hors des murs ; le service éminent qu’il venait de rendre à l’empereur par sa victoire inquiétait Yang-Fong et Han-Sien. « Tout le pouvoir passera entre ses mains, disait le premier ; quel cas fera-t-il de nous ! Aucun ; allons, cela vaudra mieux, allons demander à l’empereur la permission de poursuivre plus loin les rebelles ; ce nous sera un prétexte de fuir nous-mêmes avec nos troupes dans le Ta-Liang ; là nous attendrons la tournure que prendront les événements. »
Comme ils voulaient se retirer, l’empereur ne put mettre obstacle à leurs projets, mais il appela Tsao dans le palais.
Quand il reçut cet ordre, Tsao fit asseoir l’envoyé qui en était porteur, et il vit un homme aux sourcils gracieux, à la démarche grave, imposante comme celle d’un immortel. » Hélas ! pensa-t-il tristement, après cette grande famine pendant laquelle les mandarins, l’armée et le peuple ont eu tant à souffrir dans la capitale de l’est, on ne trouverait pas deux visages aussi florissants que celui-ci ! » Il lui demanda d’où lui venait cette bonne mine, son nom, son âge, le rang qu’il occupait.
« J’ai à peine trente ans, répondit l’envoyé ; quant à mon rang, le voici : ma bonne conduite et ma probité m’ont fait connaître, quand on a donné des emplois. D’abord, j’ai servi sous le chef des confédérés, puis sous Tchang-Yang ; mais voyant que Youen-Chao (le chef de la ligue) et ce dernier étaient impuissants à triompher de l’anarchie, je me suis rallié à l’empereur dès son retour dans la capitale. Sa Majesté m’a fait entrer dans le conseil ; mon nom est Tong-Tchao, mon surnom Kong-Jin, je suis de Ting-Tao dans le Tsy-Yn. »
« Depuis longtemps votre réputation m’est connue, reprit Tsao se levant pour lui faire un salut ; je suis heureux de vous rencontrer. » Et après l’avoir fait entrer dans sa tente afin de l’y traiter en hôte distingué, il lui présenta Sun-Yo, son ami. Mais tout à coup on vint avertir Tsao qu’une armée inconnue s’avançait vers le camp.
« Ce doivent être Yang-Fong, l’ancien lieutenant de Ly-Kio, dit Kong-Jin à Tsao qui envoyait des hommes en reconnaissance, et l’ancien commandant de Pé-Pou, Han-Sien ; voyant avec dépit votre autorité croissante, ils retournent dans le Ta-Liang. — Quoi ! je leur porte ombrage ? demanda Tsao. — Ce sont des insensés, reprit Kong-Jin, n’y prenez pas garde. — Mais où sont les rebelles Ly-Kio et Kouo-Ssé ? — En quelque endroit qu’ils se trouvent, tigres sans griffes, oiseaux sans ailes, ils ne peuvent vous échapper, illustre général, et ne doivent vous donner aucun souci. » Alors, voyant que les paroles de Kong-Jin semblaient s’accorder avec ses propres pensées, Tsao lui adressa des questions sur l’état présent des affaires.
Celui-ci répondit : « Vainqueur des insurgés avec les troupes fidèles levées dans votre province, placé à la cour comme ministre, vous voilà au faîte de la puissance, et comme l’égal des cinq grands vassaux de l’antiquité. Mais, parmi les généraux subalternes, chacun a son ambition, et certainement tous ne se soumettront pas. Aujourd’hui donc, si vous restez ici à occuper près du prince la charge de ministre, les troubles ne s’apaiseront pas dans le reste de l’Empire ; il y a un moyen, c’est de transférer la cour à Hu-Tou. Répandez la nouvelle d’un prochain départ, et tout le peuple attendra avec bonheur cette époque comme celle du retour de la tranquillité. Cette réintégration du prince à Lo-Yang n’a pas apaisé les discordes ; c’est en faisant des choses extraordinaires que l’on acquiert des mérites extraordinaires aussi. Général, c’est à vous de méditer de grandes choses et de les accomplir. »
« Telle est aussi ma pensée, répondit Tsao en serrant les mains de Kong-Jin avec un sourire ; mais Yang-Fong est à Ta-Liang et je suis à la cour : comment entamer des négociations à la fois au dedans et au dehors, conduire mon entreprise ici et là ? — Rien de plus facile, reprit Kong-Jin ; écrivez à Yang-Fong une lettre pour le rassurer, et quand les grands demanderont quels sont vos motifs pour émigrer encore, vous répondrez que la capitale manque de vivres, qu’il faut transférer la cour à Hu-Tou, plus près du Lou-Yang, d’où l’on peut tirer des approvisionnements ; qu’avec la disette disparaîtra le mécontentement des peuples. Dites cela aux grands, et cette nouvelle les réjouira tous. »
« Je promets de suivre au plus tôt votre avis, répondit Tsao avec empressement ; si je me trompe dans ma conduite, remettez-moi sur la voie, et soyez assuré de ma profonde reconnaissance. — Je suis prêt à vous obéir, reprit Kong-Jin. » Et il se retira en s’inclinant avec respect.
Dès lors, l’unique pensée de Tsao fut de transférer l’empereur et la cour à Hu-Tou.
Dans ce même temps, le secrétaire du grand conseil, Wang-Ly, dit à Liéou-Ngay, astrologue de la cour : « En examinant le ciel pour y lire la destinée des Han, j’ai vu que depuis le printemps la planète Tay-Pé (Vénus) est en opposition avec l’étoile Tchin-Sing dans la grande ourse ; puis elle a traversé la voie lactée. Yng-Hoe {Mars) suit une route qui n’est pas naturelle et se rencontre avec Vénus dans la ligne du taureau : si le métal et le feu sont d’accord, donc il surgira bientôt un nouvel empereur, et la dynastie des Han touche à sa fin ! Dans les pays de Tsin et de Goei, il surgira quelque chose. »
Wang-Ly alla rapporter ces paroles à l’empereur, et lui dit : « Il y a des changements dans la marche des astres ; les cinq éléments ne suivent pas leurs voies accoutumées ; la terre remplace le feu (symbole de votre dynastie) ; c’est Goei qui héritera de l’Empire des Han ; et c’est un Tsao qui pacifiera cet Empire. Il faut donc confier la direction des affaires à celui qui porte le nom de Tsao. »
Ces paroles furent répétées au ministre lui-même, et il envoya dire au mandarin de ne plus parler ainsi. « Je sais, ajouta-t-il, que vous êtes un fidèle et loyal mandarin, mais les secrets du ciel sont difficiles à connaître. » Cependant, il instruisit Sun-Yo, son conseiller intime, de cette prédiction, et celui-ci répondit : « Le nom de famille des Han est Liéou, c’est par la vertu du feu (Mars) qu’ils se sont saisis de l’Empire, et que cette dynastie s’est élevée dans deux capitales. Vous, vous êtes sous l’influence de la terre (Vénus) ; la ville de Hu-Tou dépend de la terre ; en vous y établissant, vous vous élèverez. Le feu peut produire la terre, la terre peut faire pousser le bois (cinquième élément) ; ainsi les prophéties de Wang-Ly et les paroles de Kong-Jin sont d’accord, et ils disent tous les deux qu’un nouvel empereur doit venir ! »
Les idées de Tsao furent dès lors arrêtées ; le lendemain, il fit entrer ses troupes dans la ville, et alla trouver l’empereur : « Sire, lui dit-il, la capitale de l’est est un pays depuis longtemps abandonné, où il ne faut pas songer à s’établir de nouveau ; de plus, il est difficile d’y faire arriver des vivres ; votre sujet se décide à transférer la cour à Hu-Tou, près de Lou-Yang. Cette ville a des murailles, des édifices publics, des vivres, des provisions abondantes ; y transporter le siége de l’Empire, telle est la résolution irrévocablement prise par votre sujet. »
Quand ils entendirent ces mots : « Votre Majesté est priée de monter sur son char, » les magistrats gardèrent le silence, tant la puissance de Tsao leur inspirait de crainte. Le départ s’effectua ce même jour, et on fit un peu de chemin ; mais, à peine arrivé devant Kao-Lin, le cortège fut arrêté par les cris que poussaient les troupes de Yang-Fong et de Han-Sien, prêtes à lui barrer la route.
« Où conduisez-vous l’empereur ! cria Hu-Hwang. » Et Tsao s’élança au-devant de lui ; en voyant ce guerrier à la taille noble et imposante, il demeura frappé d’une secrète admiration, et détacha Hu-Tchu pour le combattre. La lutte commence, le glaive et la hache se heurtent dans cinquante attaques successives. Mais Tsao a sonné la retraite pour faire cesser ce combat à forces égales, et rallier ses soldats ; chacun rentre dans ses retranchements. Là, il assemble le conseil et demande un moyen d’attirer dans son parti le redoutable champion qui fait sans doute la force de ses deux adversaires. Un homme se présente, c’est Man-Tchong, ancien ami de Hu-Hwang ; il répond d’amener celui-ci sous les tentes.
Aussitôt, déguisé en simple soldat, il se glisse dans le camp ennemi, traverse les lignes et arrive devant la tête de celui qu’il cherche ; il le trouve couvert de son armure complète. Étonné de la visite, Hwang regarde l’étranger qui, le saluant avec la plus grande politesse, demande comment se porte son ancien ami.
L’officier réfléchit longtemps ; il regarde et répond enfin : « N’êtes-vous pas Man-Tchong (surnommé Pé-Ning), du Chan-Yang ? — Lui-même. — Et quel objet vous amène ? — Écoutez : lors de l’occupation de Yen-Tchéou, Tsao m’a nommé à un emploi de son armée ; aujourd’hui, en vous voyant à la tête des troupes, j’ai été bien frappé de votre aspect martial, et tout joyeux de vous retrouver ainsi, je suis venu, au risque de mes jours, vous donner quelques avis. Que peut gagner un héros de votre trempe à servir un Yang-Fong, un Han-Sien ! Tsao est bien un autre général et le premier homme de guerre de nos temps. Par sa valeur il a soutenu la dynastie et sauvé le peuple opprimé ; maintenant l’idée de vous faire attaquer, de vous tuer peut-être à la tête de vos rangs lui répugne trop, et il m’envoie vers vous. Ne tournerez-vous pas le dos aux ténèbres pour suivre la lumière !
— Je sais, répondit Hwang avec un long soupir, que mes chefs n’ont pas d’avenir ; mais il y a longtemps que je suis leur parti faute de mieux, et il m’en coûte de les quitter.
— Vous ignorez donc le proverbe : L’oiseau intelligent choisit le bois sur lequel il se pose, le serviteur éclairé choisit le maître auquel il se donne. Tous les gens de quelque valeur connaissent cet adage ; celui qui ne le met pas en pratique n’est qu’un homme médiocre.
— Eh bien ! reprit Hu-Hwang en se levant, me voilà prêt ; que voulez-vous de moi ?
— Que ne tuez-vous vos deux généraux ? ce serait acquérir tout d’abord un grand mérite.
— Quoi ! reprit l’officier, assassiner mes chefs, ce serait une déloyauté dont je suis incapable.
— Très-bien, voilà une vertu à toute épreuve, » reprit Tchong un peu déconcerté, et tous les deux ils firent route vers le camp de Tsao avec les quelques hommes que Hwang entraîna dans sa défection.
Instruit de son départ, Yang-Fong se jeta sur ses traces avec mille chevaux d’élite. Des torches éclairaient la montagne du haut en bas. « Voilà l’occasion d’en finir avec ces brigands que nous poursuivons depuis si longtemps, cria Tsao, ne les laissons pas échapper. » Et plaçant de chaque côté des soldats en embuscade, il fit marcher toute son armée à la rencontre des rebelles.
II.[93]
Bientôt, au signal convenu, Yang-Fong fut entouré, et Han-Sien étant accouru pour le dégager, les rebelles réunis livrèrent un grand combat ; Yang-Fong parvint à s’échapper, mais Tsao mit les deux corps d’armée en désordre et bientôt en pleine déroute, tant il sut profiter d’un instant favorable. Les vaincus se soumirent pour la plupart. Les deux chefs, désormais sans autorité, allèrent chercher un refuge près de Youen-Chu.
Tsao était enchanté d’avoir gagné Hu-Hwang à son parti. Il conduisit donc sans obstacle le char impérial jusqu’à Hu-Tou. Là il fit disposer un palais complet avec les salles d’audience et les appartements réservés ; un temple des aïeux et un temple où l’empereur pût offrir les sacrifices à la terre furent également construits, ainsi que des édifices pour les examens, pour les cours suprêmes, des hôtels pour les trois dignitaires (le percepteur des impôts, le juge criminel et l’inspecteur des salines), et des tribunaux. Tsao fit aussi construire des greniers publics et achever les murs de la ville destinée à devenir la capitale. Tong-Tching, oncle maternel de l’empereur, et treize grands personnages furent faits princes de second rang ; Tsao lui-même se conféra le titre de premier grand général des armées et de prince de Wou-Ping. Tous les grades, il les distribua aux officiers qui avaient servi sous ses drapeaux, car c’était lui qui décidait des récompenses et des châtiments[94].
Dès lors l’autorité fut tout entière entre ses mains, comme jadis entre celles de Tong-Cho. Il sortait toujours avec une escorte de cent cavaliers couverts de leurs cuirasses, et entrait au palais dans le même équipage. Tous les grands magistrats de la cour qui avaient quelque affaire à traiter s’adressaient à Tsao avant de présenter leur requête à l’empereur ; mais pour régler définitivement des questions d’état d’une haute importance, il invita à un banquet, dans la partie réservée du palais, tous les grands du conseil et leur dit : « Aujourd’hui, si secourant l’empereur menacé par les rebelles, je l’ai entouré de ministres, de grands dignitaires, vous devez tous m’aider de vos conseils, me prêter votre appui. Il y a des grands dans l’Empire qui me causent de graves inquiétudes : Youen-Chu et son frère Youen-Chao (l’ancien chef de la confédération) qui se sont emparés de quelques provinces et n’ont pu être ralliés encore. Liéou-Hiuen-Té, investi depuis quelque temps de la souveraineté de Su-Tchéou, gouverne cette province ; Liu-Pou, vaincu par mes troupes dans le Chan-Tong, s’étant réfugié près de lui, a obtenu en apanage la ville forte de Siao-Pey. Si ces deux généraux réunissaient leurs troupes pour marcher contre moi, ce serait un cas embarrassant ; quels sont les remèdes que vous proposez à ces difficultés ?
CHAPITRE V.
I.[95]
[Année 196 de J.-C.] Hu-Tchu prit la parole et dit : « Je demande cinquante mille hommes de bonnes troupes pour aller couper la tête de Hiuen-Té et celle de Liu-Pou. » Sun-Yo convint qu’un héros comme Hu-Tchu devait proposer des moyens énergiques, mais il valait mieux recourir à la ruse. « La nouvelle capitale, dit-il, est à peine établie, on ne peut pas songer à une seconde campagne. J’ai un projet, c’est d’employer la ruse qui fait que deux tigres se dévorent.
« Voyons, expliquez-vous, dit Tsao. — Je compare ces deux ennemis, reprit le conseiller, à deux tigres affamés qui cherchant une proie, descendent en même temps de la montagne ; ils se rencontrent et s’attaquent infailliblement. Dans cette lutte, l’un des deux périt et celui qui reste est facilement exterminé. Aucun appel direct n’a été fait encore à Hiuen-Té, bien qu’il soit de fait seigneur de Su-Tchéou. Que notre général lui fasse au nom de l’empereur une invitation de se rallier à sa cause et le confirme en même temps dans sa principauté ; à cette déclaration que l’on joigne l’ordre secret d’assassiner Liu-Pou. S’il réussit, Hiuen-Té, resté seul, sera bientôt entre nos mains ; s’il échoue, ce sera Liu-Pou au contraire qui le tuera. Voilà ce qu’on appelle les deux tigres qui s’entre-dévorent. »
Ce projet fut adopté par Tsao, qui envoya à Hiuen-Té le grade de commandant militaire des provinces orientales avec le titre de prince de Y-Tching-Ting et de vice-roi de Su-Tchéou ; une note secrète lui dictait ce qu’il avait à faire ensuite.
Mais déjà Hiuen-Té, instruit du nouvel établissement de la cour à Hu-Tou, faisait ses dispositions pour envoyer complimenter l’empereur lorsqu’on lui annonça un courrier du palais. Il sort de son hôtel pour le recevoir, le fait entrer poliment dans la ville, et prend de ses mains, avec respect, la missive impériale. Après ce cérémonieux accueil, Hiuen-Té fait préparer un banquet pour traiter dignement l’envoyé de la cour.
« Tsao-Tsao, le premier ministre, dit celui-ci, vous a chaudement recommandé à Sa Majesté, et voilà pourquoi vous avez tout d’abord obtenu ces hauts grades. » Et comme Hiuen-Té lui témoignait toute la reconnaissance dont il était pénétré, le mandarin lui communiqua la note secrète sans quitter son siège.
« Voilà une affaire qui demande à être mûrement examinée, » répondit Hiueu-Té après en avoir pris connaissance. À la suite du banquet, quand l’envoyé se fut retiré dans, l’hôtel des postes où un logement lui avait été assigné, il assembla son conseil[96]. « Liu-Pou est un ingrat, dit Tchang-Fey, on peut le tuer sans scrupule. — Il est venu se jeter dans mes bras, répondit Hiuen-Té ; le tuer serait une indigne trahison. »
Et il congédia son ami qui se retira en répétant : « Les hommes de bien réussissent rarement. »
Le lendemain, de bonne heure, on annonça l’arrivée de Liu-Pou ; Hiuen-Té l’ayant fait entrer, celui-ci dit qu’il était venu pour le féliciter des nouvelles faveurs dont l’empereur l’avait comblé. « Je viens d’en être instruit, ajouta-t-il, et je me suis empressé de vous présenter mes hommages. » Mais Tchang-Fey était descendu dans la salle, le sabre en main, avec le désir d’assassiner Liu-Pou, qui, voyant Hiuen-Té se précipiter sur son frère adoptif pour le retenir, s’écria tout épouvanté : « Pourquoi en voulez-vous à mes jours ? — Parce que, répondit Fey, Tsao a dit que tu es un traître, et il a ordonné à notre frère aîné de te mettre à mort.
— Je ne vous ai rien fait, » répliqua Liu-Pou ; d’une part Hiuen-Té renvoya Tchang-Fey, de l’autre il emmena Liu-Pou au fond de son hôtel pour lui expliquer tout ce qui venait de se passer. « Tsao est un monstre qui sème la discorde entre les frères, s’écria Liu-Pou en pleurant. — Calmez-vous, mon frère aîné, répondit Hiuen-Té, je ne veux pas suivre ses conseils ; j’ai dans mon district quelques provisions pour les soldats et les chevaux, tout cela, je vous le donne. »
Liu-Pou s’inclina pour remercier cet homme de bien qui lui servit un excellent déjeuner et l’accompagna jusqu’en dehors de ville. Là ils se séparèrent ; après avoir poliment salué son hôte, Liu-Pou retourna dans la ville de Siao-Pey.
Tchang-Fey témoigna son mécontentement de ce que Hiuen-Té l’avait empêché d’accomplir son dessein meurtrier, mais celui-ci répondit : « Tsao a conçu quelque ombrage de nous voir, Liu-Pou et moi, dans le même lieu ; il a voulu nous détruire l’un par l’autre, afin de triompher plus complètement de celui qui survivrait ; mettant en pratique cet adage que deux pouvoirs ne peuvent s’élever l’un devant l’autre. — C’est vrai, répondit Kouan-Kong. — Mais, ajouta Tchang-Fey, je voulais tuer le traître pour couper court à bien des inquiétudes. — Ce serait une action indigne d’un grand homme, » répondit Hiuen-Té, et il alla trouver à l’hôtel des postes l’envoyé de la cour, auquel il remit, après lui avoir témoigné sa reconnaissance pour les bienfaits de l’empereur, une lettre de remerciements adressée à Tsao. Dans cette lettre, il lui demandait le temps de réfléchir sur sa conduite ultérieure.
Quand Tsao apprit par l’envoyé le mauvais succès de cette mission, il pria Sun-Yo de lui suggérer un autre moyen. « Je l’ai trouvé, répondit le conseiller ; c’est la ruse qui consiste à lancer le tigre sur le loup pour qu’il le dévore. » Et quand il eut développé son plan à Tsao, celui-ci l’adopta et songea à le mettre à exécution.
Un exprès fut dépêché près de Youen-Chu pour lui demander la paix ; un second se rendit près de Hiuen-Té pour lui porter l’ordre de s’emparer de Nan-Yang (soumis à Youen-Chu) ; celui-ci lèverait des troupes pour résister à cette attaque inattendue. Une seconde missive enjoindrait à Hiuen-Té de détruire Youen-Chu, et pendant ce temps-là, Liu-Pou trahirait son allié en cherchant à profiter de sa ruine. Voilà comment on lancerait le tigre sur le loup pour qu’il le dévore ! »
Dès qu’il fut averti de l’arrivée d’un second envoyé de la cour, Hiuen-Té ne manqua pas d’aller à sa rencontre, et il le laissa retourner près de Tsao après lui avoir promis de se mettre en marche pour attaquer Youen-Chu.
Le conseiller My-Tcho devinait bien là-dessous quelque ruse, mais Hiuen-Té disait : « Quand ce serait un piége, il y a un ordre de Sa Majesté auquel je dois obéir, et je vais marcher. — Non sans avoir songé d’abord à la défense de la ville, interrompit Sun-Kien. » Et Hiuen-Té demanda lequel de ses deux frères d’adoption voudrait rester dans les murs pour les garder.
Kouan-Kong se proposa. « Non, reprit Hiuen-Té, car j’ai besoin de me consulter avec vous à chaque instant ; il vaut mieux ne pas nous séparer. — Eh bien ! moi. » dit Tchang-Fey. — Je doute que vous gardiez bien la ville, reprit Hiuen-Té ; après avoir bu, vous êtes emporté et violent, vous maltraitez les soldats ; et puis, habitué à ne vous inquiéter de rien, à trancher facilement les questions, vous n’aimez pas à suivre les conseils des autres ; comment serai-je tranquille ?
— Je promets de ne plus boire, de ne plus frapper les soldats et d’obéir aux avis des hommes sages, reprit Tchang-Fey. — Si vous le jurez, répondit Hiuen-Té, je n’ai plus rien à craindre.
— Pour moi, interrompit My-Tcho, j’ai peur que la bouche ne promette plus que le cœur ne peut tenir. — Quoi ! s’écria Fey s’oubliant déjà ; depuis que j’accompagne mon frère aîné, et il y a longtemps, ai-je jamais manqué à ma parole ? Oses-tu bien ainsi me mal juger par avance ? »
« Eh bien ! mon jeune frère, dit Hiuen-Té, si vous vous emportez de la sorte, puis-je être tranquille ! » Après avoir choisi Tchin-Youen[97] pour ordonnateur de son armée, il recommanda à Tchang-Fey d’être sobre et de ne pas négliger le soin des affaires ; et quand il lui eut donné bien de bons avis, il s’éloigna de Su-Tchéou avec trente mille hommes, infanterie et cavalerie, se dirigeant vers Nan-Yang.
De son côté, Youen-Chu, instruit de l’ordre en vertu duquel marchait Hiuen-Té, supposait ce général animé par l’espoir de s’emparer du pays, et, dans sa colère, il s’écriait : « Oh ! vous, héros, fabricant de nattes et vendeur de pantoufles[98], vous osez songer à envahir les grandes villes, aller de pair avec les grands de l’Empire. Moi j’ai raison de marcher contre vous, et vous, vous n’êtes qu’un pervers, un rebelle, en méditant ma ruine. » Et il ordonna à son général Ky-Ling de mettre sur pied cent mille hommes pour attaquer Su-Tchéou.
Ce fut à Hu-Y que les deux armées se rencontrèrent ; Hiuen-Té, à cause de l’infériorité numérique de la sienne, adossait son camp aux montagnes et à la rivière. Ky-Ling, né dans le Chan-Tong, portait un lourd cimeterre à trois pointes ; bien des généraux combattaient sous ses ordres. Ce jour-là il sortit des rangs pour provoquer Hiuen-Té.
« Grossier paysan, disait-il, oses-tu bien envahir notre territoire ? — J’obéis aux ordres de l’empereur, qui m’enjoint de punir les rebelles, répondit celui-ci, et pour un rebelle, il n’y a pas d’autre châtiment que la mort ! » Déjà Kouan-Kong s’est écrié : « Me voilà ! » Et il s’élance furieux contre Ky-Ling, qui brandissait son sabre en menaçant Hiuen-Té.
Après un combat assez long, Ky-Ling s’arrête pour prendre haleine ; Kouan rentre dans les rangs et l’attend, toujours à cheval ; mais le général ennemi ne reparaît plus, il envoie à sa place son lieutenant Sun-Tching. — Dis à ton chef de venir, lui crie Kouan, c’est lui que je veux vaincre. — Toi-même, tu n’es qu’un officier sans renom, répliqua Tching, indigne de te mesurer avec mon général. » À ces mots Kouan, transporté de fureur, attaque son adversaire et le renverse du premier coup. Les troupes de Hiuen-Té remportent une victoire éclatante, et l’ennemi, n’osant plus prendre l’offensive, garde l’embouchure du fleuve Hoay-Yn, vers laquelle il a été contraint de se replier. Pour se venger, il envoya ses soldats attaquer les retranchements ennemis ; mais les gens de Su-Tchéou les repoussèrent victorieusement. Après ces divers engagements de part et d’autre, on s’observa sans risquer de combat décisif.
Revenons à Tchang-Fey ; depuis le départ de Hiuen-Té, il avait remis à Tchin-Long tout le soin des affaires civiles, et réglait lui-même toutes celles qui se rapportaient aux troupes. Pour mieux entretenir l’amitié, la bonne intelligence entre les principaux personnages de la ville, il invita tous les mandarins à un banquet, et leur dit : « Mon frère aîné m’a recommandé à son départ d’être sobre, et de ne pas négliger le service qu’il m’a confié. Aujourd’hui, voici que j’ai rassemblé tous mes collègues à ce banquet. À partir de demain, je m’abstiens de goûter du vin ; donc aujourd’hui buvons à plein verre ; en toute occasion je compte sur votre appui pour m’aider à protéger les remparts de la ville. » Et il se leva, une coupe pleine à la main.
Un ancien employé du gouverneur défunt (Tao-Kien), nommé Tsao-Pao, voyant passer la coupe devant lui, répondit que, par répugnance pour les liqueurs enivrantes, il ne buvait jamais de vin. « Un soldat doit boire, s’écria Tchang-Fey ; voyons, videz cette coupe, cette seule coupe que je vous offre. » Et l’officier, n’osant refuser cette invitation, avala le vin.
Toute l’assemblée à la ronde fut obligée aussi de boire un grand coup ; une seconde fois Fey présenta la coupe pleine, et alors Pao refusa formellement de la porter à ses lèvres. « Quand j’ai versé, moi-même, s’écria Fey, tu ne veux pas vider la coupe. » Et Pao persista obstinément dans son refus.
Cette fois, transporté de colère, Tchang-Fey le traita de rebelle aux ordres de son chef, le menaça de le faire battre à outrance, et dit à ses soldats d’entraîner le mandarin récalcitrant.
« Fey, s’écria Tchin-Long, est-ce là ce que vous avait fait promettre Hiuen-Té à son départ ? — Vous, lettré, magistrat civil, répondit celui-ci, mêlez-vous des affaires qui sont de votre compétence, et laissez-moi tranquille.
— Au moins par égards pour mon gendre, épargnez-moi ce cruel châtiment, reprit le vieux Pao. — Et qui est ton gendre ? demanda Fey.
— Liu-Pou, répondit le vieillard. — Je t’aurais fait grâce, s’écria Fey hors de lui ; mais, puisque tu me parles de Liu-Pou comme pour m’intimider, je vais te faire battre ; ce sera comme si je châtiais le général lui-même. »
Sourd aux instances des convives, Fey fit saisir le vieux Pao et lui appliqua cinquante coups de bâton. Les assistants, ayant obtenu à force de prières que le châtiment s’arrêtât là, se dispersèrent hors de la salle du banquet.
On conçoit quelle haine profonde Pao voua à cet homme violent ; ce fut comme une maladie qui le pénétrait jusqu’à la moelle des os. Dans la nuit il envoya dire à Liu-Pou qu’il ferait bien de profiter de l’absence de Hiuen-Té et de l’ivresse de Tchang-Fey pour s’emparer de Su-Tchéou ; occasion excellente qu’il se repentirait d’avoir laissé échapper.
Liu-Pou était alors à Siao-Pey ; Tchin-Kong, immédiatement consulté par lui, fut d’avis qu’il fallait s’emparer du chef-lieu. « Dans une petite place comme Siao-Pey, quand pourrez-vous jamais vous élever ? ajoutait-il ; marchez, ou je me retire. »
Aussitôt, prenant sa cuirasse, sa lance redoutée, son cheval incomparable, Liu-Pou se met en route avec cinq cents cavaliers. Derrière lui venaient Tchin-Kong et le gros de l’armée, puis l’arrière-garde commandée par Kao-Chun. Liu-Pou, ne se trouvant plus qu’à quatre ou cinq milles de Su-Tchéou, s’avança à cheval jusqu’au pied des remparts. Il était minuit, la lune brillait à plein horizon, personne ne paraissait sur les murailles. Se glissant auprès de l’une des portes, Liu-Pou dit : « Je suis un envoyé de Hiuen-Té, j’apporte un ordre de sa main. »
Un soldat de Pao qui se trouvait en faction sur les remparts courut l’avertir ; celui-ci monta pour reconnaître son gendre et lui fit ouvrir la porte.
Les troupes de Liu-Pou pénètrent dans la ville, de grands cris s’élèvent ; complètement ivre, Fey dormait dans le palais. Ses serviteurs s’empressaient de le secouer pour le tirer de son assoupissement. « Liu-Pou s’est fait ouvrir les portes par trahison ! » criaient-ils. Tchang-Fey ordonne de préparer son cheval ; il s’arme à la hâte, part au galop avec sa pique énorme ; mais les soldats ennemis arrivent, et, comme il sortait de son hôtel, il se rencontre face à face avec Liu-Pou lui-même. Encore assoupi par l’ivresse, il ne peut soutenir le combat ; Liu-Pou, qui a reconnu ce guerrier redoutable, n’ose le poursuivre. Il le laisse sortir par la porte de l’est, entouré d’une dizaine d’officiers de son pays qui protègent sa fuite.
Le vieux Pao l’a vu passer suivi de ses quelques cavaliers ; il se lance à sa poursuite avec une centaine de soldats, mais il est battu et repoussé jusqu’au bord du fleuve par Fey qui, ayant distingué ses traits, se retourne sur lui, l’attaque avec fureur, et d’un coup de lance précipite dans les eaux le cavalier et le cheval. Alors il appelle ses soldats restés dans la ville ; ceux qui répondent à sa voix se retirent avec lui dans le Hoay-Nan.
Maître de la ville, Liu-Pou cherche à rassurer les habitants ; il met cent hommes autour de la demeure de Hiuen-Té pour la garder contre toute violence[99] ; personne ne put désormais y entrer. Pendant ce temps Fey, avec les quelques cavaliers qu’il avait ralliés, arrive à Hu-Y et se présente devant Hiuen-Té ; il annonce que Pao a livré les portes et que Liu-Pou s’est emparé de la ville.
Tout le monde pâlit dans le camp, mais Hiuen-Té dit avec un soupir : « Faut-il se réjouir de posséder et s’affliger de perdre ! — Où est la femme de notre frère aîné ? demanda Kouan-Kong. — Dans la ville, avec tout le reste de sa famille, « répond Fey abattu ; et comme Hiuen-Té gardait un morne silence, Kouan s’écria : « Que vous a-t-on dit quand vous avez voulu garder la ville ? quelles recommandations vous a faites notre frère ? Sa famille est captive, la capitale de sa province perdue. Votre mort ne peut expier un crime qui vous rend odieux au delà de la vie ; de quel front osez-vous reparaître devant Hiuen-Té ! »
II.[100]
Tchang-Fey, tout honteux, voulut se donner la mort, mais Hiuen-Té se jeta devant lui, le prit dans ses bras et lui arracha son glaive, en disant : « Vous connaissez l’ancien proverbe : les frères sont comme les mains et les pieds, les femmes et les enfants sont comme les vêtements ; on change ses vêtements quand le temps les a gâtés ; mais si on a perdu ses mains et ses pieds, comment les remplacera-t-on ? Unis tous les trois par un serment inviolable dans le jardin des Pêchers[101], nous avons juré de mourir ensemble, bien que nous ne soyons pas nés le même jour. Ce n’est ni la perte de ma ville ni la captivité de ma famille qui me fera oublier le lien qui doit unir des frères. Liu-Pou a enlevé mes femmes et mes enfants, mais il ne les fera pas périr ; il nous laissera le moyen de les lui arracher. »
Et dans tout ce camp profondément affligé on délibéra de nouveau sur la campagne entreprise contre Ky-Ling.
Déjà Youen-Chu, averti que Liu-Pou venait d’entrer dans la ville de Su-Tchéou par surprise, lui fit promettre cinq cent mille boisseaux de grains, cinq cents chevaux, dix mille pièces d’or et d’argent et mille pièces d’étoffes brochées s’il voulait attaquer Hiuen-Té de son côté. Enchanté de ces offres, Liu-Pou mit sous les ordres de son lieutenant Kao-Chun cinquante mille hommes, en lui recommandant d’attaquer Hiuen à revers. Mais son plan fut déjoué ; Hiuen-Té, instruit de cette trahison, profita d’une pluie assez abondante pour dérober sa fuite et se retirer à Kwang-Ling, vers l’est.
Cependant Kao-Chun alla saluer Ky-Ling et lui annoncer qu’il venait de la part de Liu-Pou, prince de Ouan, se joindre à son armée, et demander ce qui avait été promis. Mais il reçut pour toute réponse l’invitation de se retirer à Hia-Pey jusqu’à ce que Ling en personne allât voir son chef. Après cette entrevue, Kao vint rendre compte à Liu-Pou de ce qui s’était passé, et au même instant on apporta une note de Youen-Chu ainsi conçue : « Hiuen-Té n’est pas soumis encore, laissez-moi en finir avec lui, et ensuite nous réglerons notre affaire. »
« Il manque à sa parole, s’écria Liu-Pou fort en colère ; je veux marcher contre lui et le châtier. » Mais Tchin-Kong lui conseilla prudemment de ne pas risquer une guerre contre Youen-Chu, maître de la province de Chéou-Tchun, abondamment pourvu de provisions, chef d’une belle armée. « Vous ne gagneriez rien contre lui, ajouta-t-il ; le mieux, c’est de rappeler Hiuen-Té à Siao-Pey, d’attendre que vos forces soient en proportion avec cette grande entreprise ; mettez votre allié à l’avant-garde, battez Youen-Chu tout d’abord, puis vous vous déferez de Youen-Chao, son frère, et l’Empire n’aura plus d’adversaire à vous opposer. » Liu-Pou suivit ce conseil.
Un courrier fut secrètement dépêché vers Hiuen-Té ; mais son camp venait d’être enlevé par Youen-Chu, dès l’arrivée de ses troupes à Kwang-Ling. Il revenait sur ses pas avec une armée à moitié détruite quand l’exprès de Liu-Pou le rencontra. Cet appel lui causa bien de la joie, et il rentra dans Su-Tchéou. « Liu-Pou n’a guère de générosité, disaient Kouan et Fey ; ne vous fiez pas à ses promesses. — Eh ! répondit Hiuen-Té, quand on m’accueille avec tant de bonté, quel soupçon puis-je avoir ? »
Il alla donc droit à Su-Tchéou, et Liu-Pou, doutant qu’il pût avoir tant de confiance, lui avait envoyé sa femme et ses enfants pour le mieux engager à rentrer. Il apprit de ses deux femmes (Kan et My) que sa maison avait été strictement gardée par ordre de Liu-Pou, qu’aucun homme n’y avait pénétré, enfin qu’elles y avaient été parfaitement traitées et abondamment pourvues des choses nécessaires.
« Vous le voyez, dit Hiuen-Té en se tournant vers ses deux amis, cet homme n’est rien moins qu’un méchant. » Et à peine de retour dans la ville, il alla remercier Liu-Pou ; malgré tout, Tchang-Fey nourrissait contre ce dernier une haine implacable ; il se retira aussitôt à Siao-Pey avec les femmes de son frère adoptif.
Pendant la première entrevue, Liu-Pou raconta tout ce qui s’était passé dans le banquet. « Je n’ai point enlevé votre ville par force, lui dit-il ; votre jeune frère, Tchang-Fey, pris de vin, y commettait des meurtres, et je suis venu tout exprès pour secourir les habitants. — Je vous crois, répondit Hiuen-Té ; d’ailleurs, il y a longtemps que je voulais vous céder la possession de Su-Tchéou. »
Il s’éleva entre eux une lutte de générosité plus sincère du côté de Hiuen-Té que de celui de Liu-Pou. Enfin, après le repas, ils se séparèrent, et Hiuen-Té retourna à Siao-Pey où sa famille était rendue déjà.
Liu-Pou lui envoya des vivres et des étoffes précieuses en présents et le nomma premier magistrat de Yu-Tchéou. Dès lors le passé étant oublié, la plus grande harmonie régna entre eux, malgré l’inimitié que Kouan et Fey nourrissaient encore contre Liu-Pou ; mais Hiuen-Té leur disait : « Je dois rester dans la ligne du devoir, je dois m’humilier, attendre l’heure marquée par le ciel, et ne pas me mettre en désaccord avec ses décrets. »
CHAPITRE VI.
I.[102]
[Année 196 de J.-C] Cependant Youen-Chu se trouvait à Chéou-Tchun, au milieu d’un banquet offert aux officiers de son armée, quand on lui annonça que Sun-Tsé revenait victorieux d’une expédition contre Lou-Kang (gouverneur de Lou-Kiang). Le jeune héros fut immédiatement admis à présenter ses hommages à Youen-Chu qui l’interrogea sur ses succès et le fit asseoir auprès de lui.
Après la mort de son père (tué sur les bords du fleuve Han), Sun-Tsé s’était retiré à Kiang-Nan. Là, mettant de côté tout orgueil, il avait honoré les sages et tendu la main aux lettrés. Des raisons particulières l’ayant ensuite forcé de quitter cette résidence[103], il s’en alla habiter Kio-Ho avec sa mère, ses frères et toute sa famille ; plus tard, il se rallia à Youen-Chu, qui l’aimait beaucoup, et disait souvent : « Si j’avais un fils comme lui, je mourrais content. » Commandant des troupes de Hoai-Y, il battit d’abord le général en chef du King-Hien, appelé Tsou-Leang. À son retour de cette expédition, Youen-Chu, distinguant ses mérites, l’avait envoyé contre Lou-Kang, et il venait de remporter encore une glorieuse victoire.
Ce jour-là, après le festin, il retourna à son camp, douloureusement affecté de ce que Youen-Chu ne l’eût pas logé dans son palais. Des pensées de tristesse assiégeaient son cœur. La lune brillait cette nuit-là ; Sun pensa à la gloire que son père s’était acquise, aux conquêtes qu’il avait faites seul et sans appui sur la rive orientale du fleuve Kiang. « Maintenant, songeait-il, c’est mon tour ; mais il y a dix à parier contre un que je ne réussirai pas à m’élever si haut. » Et il se mit à sangloter.
Tout à coup un homme qui venait de dehors apparaît et lui dit en riant : « Sun, quel chagrin vous agite ? Jadis votre père m’a consulté, et bien souvent ; si quelque grave pensée vous occupe, pourquoi n’avez-vous pas recours à moi ? Voyons, délibérons ensemble ; quelle est la cause de vos larmes ? » Et Sun-Tsé reconnut dans celui qui lui parlait ainsi Tchu-Tchy (son surnom Kiun-Ly), l’ancien assesseur de son père[104].
« Ce qui me fait gémir, répondit Sun-Tsé en faisant asseoir le mandarin à ses côtés, c’est la crainte de ne pas continuer la carrière glorieuse que m’a tracée mon père. — Empruntez des soldats à Youen-Chu, répliqua Tchu-Tchy, allez dans le Kiang-Tong (à l’orient du fleuve), et là, sous prétexte de secourir le frère de notre mère (Ou-Tching), fondez un état indépendant ; car combattre sous un autre ce n’est pas là la carrière qui convient à un héros.
Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, un homme s’avança et dit : « Je sais ce que vous méditez ; j’ai sous moi une centaine de bons soldats, et me voilà prêt à vous donner un coup de collier. — Asseyez-vous ici, et dites-moi vos noms, » interrompit Sun-Tsé plein de joie. Cet homme se nommait Liu-Fan (son surnom Tseu-Hong). Né à Sy-Yang dans le Jou-Nan, il se faisait remarquer par la fraîcheur de son visage autant que par la grâce parfaite de toute sa personne. Sun-Tsé délibéra avec enthousiasme en compagnie de ces deux personnages distingués. « Quant à des troupes, dit Liu-Fan, je doute que Youen-Chu consente à vous en céder. — Oh ! s’écria Sun-Tsé, je possède le sceau héréditaire des empereurs, le cachet de jade que mon père m’a légué[105] ; je le lui laisserai en gage. — Et depuis longtemps celui-ci le convoite, répliqua Liu-Fan.
Le lendemain, Sun-Tsé va trouver Youen-Chu. « Pourquoi ces larmes ? » lui demanda Youen-Chu en le voyant pleurer ; et le jeune ambitieux répondit : « La mort de mon père n’est pas vengée encore. Le frère cadet de ma mère, poursuivi par Liéou-Yao, gouverneur de Yang-Tchéou, se trouve dans une position bien critique. Ma mère, mes jeunes frères, toute ma famille retirée à Kio-Ho, est exposée à la vengeance de notre ennemi ; vous, mon père adoptif, me prêteriez-vous volontiers un secours de mille soldats avec lesquels je pourrais traverser le Kiang, rejoindre ma vieille mère et aller délivrer son frère à Yang-Tchéou ?… Me croirez-vous si je vous promets de vous les ramener ? Je crains que non… Tenez, voici le sceau des empereurs que je vous laisse en dépôt. »
À ce mot de sceau des empereurs, Youen-Chu avança la main, saisit le joyau précieux, le regarda, et répondit transporté de joie : « Je ne vous le prends pas ; laissez-le-moi ici, en dépôt, je vous prête trois mille fantassins, cinq cents chevaux. Après l’expédition, revenez au plus vite avec ces troupes auxiliaires. Votre réputation n’est pas assez faite encore pour que je vous confie une grande armée, mais recevez le titre d’inspecteur des troupes et de général. »
Au jour fixé, Youen-Chu fit tenir prêts les trois mille hommes qu’il prêtait à Sun-Tsé ; le jeune héros prend congé de son chef en le remerciant, et aussitôt, désignant pour le suivre les deux officiers dévoués à sa fortune, Tchu-Tchy et Liu-Fan, les anciens lieutenants de son père, Tchang-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang, il choisit un jour heureux et se mit en campagne.
À peine la petite troupe était-elle arrivée à Ly-Yang, qu’à la tête d’un corps armé se présente un personnage qui met pied à terre devant Sun-Tsé. Celui-ci voit un guerrier au visage éclatant comme le jade, aux lèvres brillantes comme le vermillon ; son air est imposant, distingué ; dans son esprit il y a assez de capacité pour embrasser à la fois le ciel et la terre. Dans sa pensée, il y a toutes les ressources dont un héros a besoin pour pacifier l’Empire et établir l’ordre parmi le peuple. Né à Chu-Tching dans le Lou-Kiang, cet homme s’appelle Tchéou-Yu (son surnom Kong-Tsin). Il descendait de Tchéou-King, ministre sous les Han ; son père, Tchéou-Y, avait été gouverneur de Lo-Yang. Au temps où Sun-Kien attaqua le tyran Tong-Tcho, il s’était retiré à Chu-Tching : Tchéou-Yu étant du même âge que Sun-Tsé, ils se traitaient tous les deux comme frères ; seulement ce dernier, plus vieux de deux mois, avait sur son ami le droit d’aînesse. La famille de Yu habitait près de la grande route, du côté du midi, dans une grande maison ; là, Sun-Tsé et lui vivaient sous le même toit ; celui-ci venait régulièrement rendre ses devoirs à la mère de son ami. Ce n’était, à vrai dire, qu’une même maison ; une intimité fraternelle unissait les deux jeunes gens. L’oncle de Yu, Tchéou-Chang, étant gouverneur de Tan-Yang, il allait lui faire une visite quand Sun-Tsé le rencontra.
Après s’être salués amicalement et interrogés réciproquement sur leurs familles, Tchéou-Yu dit à Sun-Tsé : « Mon plus grand désir est de me dévouer à votre service, de me joindre à vous dans une si importante entreprise (265). — Avec un homme comme vous, répliqua Sun-Tsé, je ne puis manquer de réussir dans mes projets. »
Aussitôt Sun-Tsé présente son ami à Tchu-Tchy et à Liu-Fan ; ils délibèrent ensemble ; Tchu et Fan sont au comble de la joie. « Écoutez, dit Yu, vous voulez fonder un état indépendant ; pour réussir, il faut que vous connaissiez deux sages qui habitent à l’est du fleuve Kiang. — Et quels sont ces hommes si nouveaux pour moi ? demanda Sun-Tsé.
— L’un est Tchang-Tchao (son surnom Tseu-Pou) ; éminent par son savoir, habile écrivain, il excelle dans l’art de connaître le langage des astres et les mystères de la terre ; il a refusé de se rendre près de Tao-Kien (l’ancien vice-roi de Su-Tchéou) qui l’appelait dans sa petite cour ; voilà pourquoi il est allé vivre en paix à l’est du Kiang. L’autre, Tchang-Hong (son surnom Tseu-Kang), versé dans l’intelligence des quatre livres de Kong-Fou-Tseu et des cinq ouvrages classiques, profondément instruit dans toute espèce de littérature, s’est réfugié aux mêmes lieux pour fuir les troubles du siècle. Pourquoi ne pas les inviter à se rallier au parti que vous voulez former[106] ? »
Un messager fut envoyé vers ces deux sages, et comme ils se refusaient à quitter leur solitude, Sun-Tsé lui-même se rendit près d’eux. Il passa tout le jour à s’entretenir avec ces hommes supérieurs dont les paroles coulaient comme la source qui sort du flanc d’un rocher. Au premier, Sun-Tsé accorda les titres de premier secrétaire et de conseiller supérieur chargé de veiller à la direction de l’armée ; au second, il donna le rang de conseiller militaire et de moniteur en chef de sa cour future.
La résolution fut prise immédiatement dans une première assemblée d’aller déposséder Liéou-Yao[107] (son surnom Tching-Ly) ; chassé de sa province par Youen-Chu, il occupait à l’est du Kiang la ville de Kio-Ho. Déjà deux commandants (Hoai-Ly de Fang-Tching et Tso-Yong de Hia-Pey) venaient à son secours. Averti que Sun-Tsé, après avoir traversé le fleuve, rassemblait ses forces à Ly-Yang, Liéou-Yao réunit son conseil ; là se trouvaient Fan-Neng, Tchin-Hong, Kan-My et Tchang-Yng.
« Sun-Tsé est un général de cavalerie légère dangereux à affronter, dit Fan-Neng. — Laissez-moi conduire ma division à Niéou-Tchu, répliqua Tchang-Yng ; notre armée comptera un million de soldats. Ne craignez donc pas que l’ennemi nous aborde. »
Et tout à coup une voix l’interrompit en criant : « Donnez-moi l’avant-garde à commander ! » Celui qui parlait ainsi était un officier du nom de Tay-Ssé (son surnom Tseu-Y, de Hwang-Hien dans le Tong-Lay). Après avoir fait lever le siége de Pé-Hay, il était venu offrir ses services à Liéou-Yao qui l’accueillit fort bien. Mais quand il manifesta le désir de commander l’avant-garde, le gouverneur lui répondit : « Cela ne se peut, vous n’êtes pas général de première classe, vous devez rester dans les rangs à mes côtés. » Là-dessus, Tay-Ssé se retira très-mécontent.
La division commandée par Tchang-Yng s’établit donc à Niéou-Tchu ; un million de boisseaux de grains était accumulé dans les greniers de la ville de Té-Kou. Dès que Sun-Tsé s’approcha, Tchang marcha à sa rencontre ; les deux armées se trouvèrent en présence près de cette même ville de Niéou-Tchu. Tchang sortit des rangs pour provoquer les généraux ennemis ; mais un lieutenant de Sun-Tsé (Hwang-Kay) le mit bientôt en fuite lui et les siens. Alors aussi le feu se déclara dans son camp, et tout fut consumé. En revenant vers les tentes, Yng rencontra Sun-Tsé, qui profitant de ce désordre tomba sur lui et acheva la déroute. Tchang, forcé d’abandonner la ville de Niéou-Tchu, se sauva vers les montagnes. On ne savait quels étaient les auteurs de l’incendie qui s’était déclaré derrière le camp.
Deux officiers, suivis d’environ trois cents cavaliers, vinrent encore saluer Sun-Tsé. L’un avait le visage noir, les cheveux roux, le corps robuste ; c’était Tsiang-Kin (son surnom Kong-Y, de Chéou-Tchun dans le Kiéou-Kiang). L’autre se nommait Tchéou-Tay (son surnom Yeou-Ping) ; il était de Hia-Tsay dans le Kiéou-Kiang) ; terrible comme un tigre, il se faisait remarquer par ses yeux brillants et ses sourcils épais. Ces deux officiers, au milieu des désordres d’un temps d’anarchie, avaient rassemblé quelques soldats à Yang-Tseu-Kiang. Après s’être procuré des vivres à main armée dans ce pays, ils résolurent de se joindre à Sun-Tsé, dès qu’ils apprirent que ce général était le plus important personnage des provinces situées à l’est du Kiang, dès qu’ils connurent que ce jeune ambitieux appelait à lui les sages et donnait de l’emploi aux hommes recommandables.
De son côté, Sun-Tsé, heureux de les avoir rencontrés, leur donna le rang de généraux dans l’avant-garde ; maître de toutes les provisions et de tous les objets d’équipement entassés tant à Niéou-Tchu qu’à Té-Kou, il se vit à la tête de quatre mille hommes et marcha en hâte sur Chen-Ting.
Cependant, furieux de la défaite de son général Tchang-Yng, Liéou-Yao l’eut fait décapiter sans les remontrances de ses deux conseillers. Pour arrêter l’ennemi qui le menace, il va camper au pied de la colline de Chen-Ting, du côté du midi. Au versant septentrional de cette même colline s’élèvent les retranchements de Sun-Tsé. Celui-ci apprit d’un homme du voisinage que le temple élevé à la mémoire du grand empereur Kwang-Wou (le treizième de la dynastie des Han) se trouvait bien, comme il le croyait, sur le sommet de la petite montagne ; mais l’édifice tombait en ruines et personne n’y offrait plus de sacrifices.
« Cette nuit, dit aussitôt le jeune héros, le défunt empereur m’est apparu en songe ; il faut que j’aille le prier dans le temple. — N’en faites rien, répliqua son premier secrétaire Tchang-Tchao ; l’ennemi campe de l’autre côté de la colline ; si vous alliez donner dans une embuscade ? — L’âme de l’empereur Kwang-Wou m’est apparue ; c’est un heureux augure ; que pourrais-je craindre ? »
Après cette réponse, Sun-Tsé revêt sa cuirasse, prend son casque, ceint son glaive et s’élance à cheval, la lance au poing. Ses généraux le suivent au galop ; ce sont Tching-Pou, Hwang-Kay, Han-Tong, anciens lieutenants de son père Sun-Kien ; Tsiang-Kin et Tchéou-Tan, ses fidèles compagnons ; derrière eux marchent douze à treize cavaliers. Sorti du camp, Sun-Tsé gravit la colline ; arrivé au temple, il met pied à terre, brûle des parfums et s’incline à plusieurs reprises. Après ces cérémonies, il s’agenouille et fait la prière suivante : « Si je puis, moi, Sun-Tsé, fonder un royaume indépendant à l’est du Kiang, continuer la glorieuse carrière que mon père m’a tracée, je jure de relever ce temple détruit et d’y offrir des sacrifices aux quatre saisons de l’année. »
Cette prière achevée, ce vœu prononcé, il sort du temple et remonte à cheval, et, se tournant vers ses généraux, il leur exprima le désir d’aller de l’autre côté de la montagne observer le camp et la position de l’ennemi. Tous s’empressent de le suivre, car leurs avis n’ont pu le détourner de cette course téméraire, et du haut de la petite montagne ils voient la partie méridionale de la vallée couverte de villages et de forêts.
Quelques éclaireurs vont avertir Liéou-Yao que le chef de l’armée opposée vient de s’aventurer avec une faible escorte jusqu’au sommet de la colline d’où il observe le camp. Celui-ci craint un piége, il se défie de l’esprit prudent et rusé qu’il suppose au jeune héros et hésite à le faire poursuivre. Mais Tay-Ssé, hors de lui, s’écrie : « L’occasion est favorable, ne la laissez pas échapper ; en retrouverons-nous jamais une pareille ? »
Et à ces mots il monte à cheval, armé de pied en cap, la lance au poing, en disant à haute voix : « Qui a du cœur me suive ! » Ses généraux restent immobiles, à l’exception d’un officier, commandant d’une petite division. « Tay-Ssé est un héros, dit-il hardiment, et je veux m’associer à ses exploits. » Et il lança son cheval au milieu des rires de tous les chefs de l’armée.
Cependant Sun-Tsé avait examiné longtemps, du haut de la colline, le camp ennemi, et Tching-Pou lui conseillait de revenir à ses retranchements. Comme ils doublaient la petite montagne, une voix qui partait du sommet leur crie : « Sun, arrête, arrête ! » Sun-Tsé se retourne et aperçoit deux cavaliers qui descendent vers lui à bride abattue. Avec ses treize hommes d’escorte, il leur barre la route, et la lance en arrêt, il attend ses adversaires au pied de la colline. »
« Tu es bien Sun-Tsé, lui crie le chef ennemi. — Et toi, qui es-tu ? demande le jeune héros. — Je suis Tay-Ssé de Tong-Lay, et je viens pour te tuer. — Oh ! répond Sun avec un sourire de mépris, vous êtes deux ; me voici, attaquez-moi ensemble, car je ne vous crains guère. Si j’avais peur je ne serais pas un héros digne de renommée.
— Prends avec toi tout ton monde, répliqua Tay-Ssé, je n’aurai pas peur non plus. » Et lançant son cheval, il se jette, la lance au poing, sur Sun-Tsé.
Celui-ci se précipite à sa rencontre. Les deux chevaux se heurtent ; cinquante fois les deux champions s’attaquent sans pouvoir se vaincre. Tching-Pou et les autres généraux s’émerveillent de la bravoure du chef ennemi et l’applaudissent intérieurement.
Le combat durait toujours ; voyant que Sun ne se lasse point de manœuvrer sa lance, Tay-Ssé a recours à la ruse ; il feint de prendre la fuite et gagne le cœur de la montagne, puis tout à coup tourne bride ; Sun le poursuit, et Tay-Ssé triomphe du succès de son stratagème. Au lieu de suivre la route par laquelle il est venu, il fait le tour derrière la montagne. À peine Sun-Tsé s’est-il jeté sur ses traces qu’il lui crie : « Si tu es vraiment un héros, battons-nous à outrance. — Tu as fui, répliqua Sun, ce n’est pas là se conduire en brave. » Et trente fois ils se choquent de nouveau.
« Il a treize hommes avec lui, se dit enfin Tay-Ssé, et je suis seul. Si je le prends vivant, ils me l’arracheront d’entre les mains. Essayons une nouvelle ruse pour l’entraîner loin de son escorte et le tuer à mon aise. » Et il s’enfuit encore en criant : « Sun, ne me poursuis pas ! — Et toi, ne t’esquive pas ainsi, répond Sun-Tsé, viens me trouver en rase campagne. »
Tay-Ssé a fait volte face ; le combat recommence avec la même fureur. À chaque coup de lance que lui porte son adversaire, chacun d’eux se dérobe habilement. L’un après l’autre, ils saisissent par le fer la pique dont ils ont paré la pointe, et tous les deux ils se battent avec tant de force que, dans une de ces attaques, ils tombent de dessus leur selle, et leurs chevaux effrayés galopent à travers la plaine. Démontés tous les deux, ils quittent la lance et se battent corps à corps.
Tay-Ssé avait trente ans et Sun-Tsé atteignait sa vingt-unième année ; dans cette lutte, ils se saisissent si fortement que leur tunique est en lambeaux. D’une main rapide, celui-ci arrache la pique suspendue aux épaules de son adversaire, celui-là enlève le casque dont son ennemi se couvre la tête ; au moment où Sun-Tsé va percer Tay-Ssé, celui-ci se fait un bouclier du casque enlevé au héros. Mais tout à coup des cris retentissent derrière les deux champions. Ce sont les troupes de Liéou-Yao qui arrivent au secours de Tay-Ssé, et soutenu par mille hommes il redouble ses attaques. Des deux côtés des divisions arrivent ; Sun-Tsé se sent perdu. Son lieutenant Tching-Pou se précipite avec douze cavaliers et se fait jour à travers les rangs.
Forcé d’abandonner l’ennemi qui lui échappe, Tay-Ssé va dans les lignes prendre un cheval, il reparaît armé d’une lance ; Sun, à qui son lieutenant a présenté un cheval, se jette en avant muni d’une pertuisane ; il décime les soldats accourus au secours de son adversaire. Mille hommes d’un côté, de l’autre douze cavaliers se battent avec acharnement. Mais bientôt, au pied du mont Chen-Ting, de nouveaux cris s’élèvent ; ce sont cette fois des renforts pour Sun ; c’est Tchéou-Yu qui arrive.
II.[108]
Dès que les troupes auxiliaires de Tchéou-Yu s’étaient montrées, Liéou-Yao avait fait un mouvement avec le gros de l’armée ; il descendait donc la montagne comme un furieux. Mais le jour baisse, le vent et la pluie troublent la sérénité du ciel ; de part et d’autre on se retire dans ses retranchements.
Le lendemain, Sun-Tsé se présente avec toutes ses forces devant le camp de Liéou-Yao. Quand les deux armées sont rangées en bataille, il suspend à une lance la pique enlevée la veille à Tay-Ssé et la montre devant les lignes en faisant dire par un hérault : « Tay-Ssé, si tu n’es pas las de fuir, viens de nouveau te mesurer avec moi. » Alors aussi Liéou-Yao suspend devant ses lignes le casque perdu la veille par Sun-Tsé, et fait crier par un soldat : « La tête de Sun-Tsé est là dedans[109]. »
Des deux côtés, les combattants poussent des cris de victoire ; aussitôt Tay-Ssé s’avance au galop, décidé à lutter jusqu’à la fin avec Sun. Celui-ci se jette en avant pour lui tenir tête, mais Tching-Pou le retient. « Il n’est pas nécessaire que vous preniez la peine de le vaincre, lui dit-il, laissez-moi cet honneur, général. » Et il sort des lignes. « Tu n’es point mon égal, lui crie Tay-Ssé, tu n’es pas un digne adversaire pour moi ; dis à ton maître qu’il vienne. »
Transporté de colère, Tching se précipite sur lui la lance en arrêt ; la lutte se prolonge… Mais Liéou-Yao fait sonner la retraite.
Ce rappel exaspéra Tay-Ssé. « J’allais prendre ce brigand, s’écria-t-il ; pourquoi faire cesser le combat ? » Liéou-Yao lui apprit qu’une nouvelle lui était arrivée, et la voici : « Tchéou-Yu est parti avec ses troupes pour se rendre maître de Kio-Ho. Un homme de cette ville, nommé Tchin-Wou (de Song-Tsé dans le Lou-Kiang, son surnom Tseu-Lie), lui en a livré les portes. Ainsi, toute ma propre famille est prisonnière. Il faut en grande hâte aller à Ling-Ling prendre les troupes de Hoai-Ly et de Tso-Yong pour tâcher de ressaisir la place. »
Tay-Ssé se retira avec les soldats de Liéou-Yao, sans que Sun le poursuivît ; et comme il tenait son monde renfermé dans le camp, son premier secrétaire, Tchang-Tchao, lui dit : « Tchéou-Yu est maître de Kio-Ho ; Liéou n’a plus de cœur à combattre, il recule, cette nuit faites une attaque et enlevez-lui son camp. » Le conseil plut à Sun-Tsé ; cette nuit-là, avec son armée divisée en cinq corps, il envahit les retranchements de Liéou-Yao et met ses soldats en déroute, si bien qu’ils fuyaient au hasard.
Après avoir fait des prodiges de valeur, Tay-Ssé, resté à peu près seul, s’enfuit avec une dizaine de cavaliers et se jeta, à la faveur des ténèbres, dans la ville de King-Hien. Pendant ce temps, Liéou-Yao allait se réfugier dans Mo-Ling, en compagnie d’un conseiller militaire du nom de Hu-Tseu-Tsiang. Un général de première classe, du nom de Tchin-Wou, passa encore dans les rangs de Sun-Tsé ; c’était un guerrier de haute taille, au visage jaune, aux yeux rouges ; tout son aspect causait la surprise. Rempli d’admiration à la vue de ce personnage extraordinaire, Sun-Tsé le nomma général et lui donna l’avant-garde à commander. Quand son armée attaqua Hoay-Ly, Tchin-Wou se précipita avec dix cavaliers dans les lignes et coupa une cinquantaine de têtes. Dès lors les portes de la ville ne s’ouvrirent plus, les assiégés n’osèrent plus faire de sorties.
Tandis que Sun-Tsé serrait la place de près, il apprit par des éclaireurs que Liéou-Yao, réuni à Tseu-Yong, marchait sur la ville de Niéou-Tchu. Cette nouvelle le transporta de colère, et aussitôt, à la tête de sa grande division, il courut au-devant de l’ennemi. Les deux armées se rencontrèrent près de la ville. « Me voici, crie Sun-Tsé à Liéou-Yao et à Tsou-Yong qui s’élancent hors des rangs ; me voici, rendez-vous ! » De derrière Liéou-Yao, il voit un guerrier du nom de Kan-My galoper vers lui la lance au poing. Après une courte lutte, Sun l’enlève et l’entraîne vivant, sur son cheval, vers ses bataillons. Un autre guerrier, Fan-Neng[110], se précipite avec sa pique contre le général qui se retire emmenant son prisonnier, et menace de le percer par derrière. « Prenez garde, crie une voix du milieu des rangs, Sun-Tsé, une lance va vous frapper, détournez-vous ! » Sun se détourne, il voit Fan-Neng sur ses talons et l’épouvante tellement avec sa voix de tonnerre, que celui-ci tombe à bas de son cheval et roule mort dans la poussière.
Arrivé sous les murs de la ville, Sun-Tsé lâche Kan-My qu’il avait fait prisonnier ; mais celui-ci était mort pendant que le vainqueur l’entraînait. Tuer un général en l’entraînant ainsi, tuer un autre général rien que par le bruit de sa voix, c’est renouveler les exploits de Pa-Wang lui-même ! Liéou-Yao et Tseu-Yong éprouvèrent une grande défaite ; plus de la moitié de leurs soldats déposa les armes ; les vainqueurs coupèrent des têtes par milliers.
Les deux chefs vaincus s’enfuirent près de Liéou-Piao, gouverneur de Yu-Tchang ; plus tard, s’étant réfugiés dans des montagnes où ils vivaient de brigandages, la population se souleva contre eux et les massacra.
Sun-Tsé étant allé ensuite attaquer la ville de Mo-Ling, s’approcha des fossés, et cria à Youay-Ly de venir se soumettre ; du haut des murs Tchang-Yng lui lança une flèche qui le blessa légèrement au pied gauche et le fit tomber de cheval. Ses généraux le transportèrent dans sa tente pour lui prodiguer des soins ; on arracha la flèche et on versa dans la plaie quelque chose qui en hâta la guérison.
Cet incident fit naître dans l’esprit de Sun-Tsé l’idée de répandre le bruit de sa mort ; ses troupes poussèrent des cris lamentables. « Levons notre camp, dit-il aux généraux, retirons-nous en ordre ; l’ennemi nous poursuivra, et des troupes embusquées sur la route s’empareront de la personne même de Youay-Ly. » Ce plan fut adopté ; au milieu de la nuit, on décampa ; les deux chefs assiégés, Youay-Ly et Tchang-Yng, croyant à ce faux bruit de la mort du jeune héros, mirent en mouvement, cette nuit-là même, les troupes enfermées dans la ville, et se lancèrent dehors avec elles à la poursuite de l’armée qui se retirait. Les divisions embusquées derrière le camp se démasquèrent en masse, et le général blessé cria lui-même à haute voix : « Sun-Tsé n’est pas mort ! » Ce cri sema l’épouvante parmi les soldats qui le poursuivaient ; tous ils jetèrent bas les armes en demandant grâce ; ils se prosternaient aux pieds du vainqueur ; celui-ci ordonna de leur laisser la vie sauve.
Arrêté dans sa fuite, Tchang-Yng, qui avait lui-même blessé Sun, fut renversé et tué par Tchin-Wou ; un autre général, Tchin-Hong, périt d’une flèche que lui lança Tsiang-Kin, et Youay-Ly mourut au milieu de ses troupes révoltées. Tout le long du chemin, Sun-Tsé encourageait le peuple à se soumettre et à reprendre ses travaux. Les troupes victorieuses arrivèrent jusqu’à King-Hien et y attaquèrent l’intrépide général Tay-Ssé, qui, faisant un appel aux plus braves, réunit bientôt deux mille hommes avec lesquels il résolut de venger la défaite de Liéou-Yao.
Ce que voulait Sun-Tsé, c’était prendre vivant ce formidable adversaire, et il s’entendit avec son lieutenant Tchéou-Yu. Celui-ci enveloppa la ville de trois côtés, laissant aux assiégés la porte de l’est pour qu’ils pussent se retirer. Sur les trois routes qui conduisaient à la ville, il y eut des soldats embusqués à la distance de quelques milles ; on espérait que Tay-Ssé, arrivé là avec des hommes harassés et des chevaux hors d’haleine, serait pris infailliblement.
Or, parmi les gens appelés dans la ville par cet officier réduit aux abois, il y avait un très-grand nombre de montagnards. Épouvantés à l’approche du vainqueur, ils s’étaient jetés tout tremblants entre ces murs que Sun-Tsé bloquait par trois côtés. Dès que le siège commença, Tay-Ssé, en se retirant, fit pleuvoir des flèches sur ceux qui le tenaient assiégé ; mais cette même nuit, Tchin-Wou, armé à la légère, escalada les murs et mit le feu à la ville. Tay-Ssé n’eut plus qu’à se sauver au galop par la porte de l’est, restée ouverte, avec toute son armée. Sun-Tsé se lança à sa poursuite et le harcela pendant trois milles sans pouvoir l’atteindre ; lui, il courut l’espace de deux milles encore, mais le cavalier et le cheval ne purent aller au delà.
Dans ce pressant péril, Tay-Ssé entend des cris et il fuit de nouveau ; des deux côtés des soldats font tomber son cheval avec des cordes, le prennent vivant lui-même et le conduisent vers Sun-Tsé qui, instruit de cette importante capture, sort de sa tente. Aussitôt il crie à ses gens de se retirer, détache de ses mains les liens du prisonnier, le revêt de sa propre tunique brodée et l’introduit au milieu de son camp.
« Le général vaincu attend la mort, dit Tay-Ssé. — Je sais que vous êtes un héros plein de droiture et de loyauté, répondit Sun ; votre ancien chef est un étourdi qui n’a pas su tirer parti de vous en vous mettant à la tête de toutes ses troupes, et il a été battu. » Alors Tay-Ssé se voyant traité en frère aîné, avec égard et respect, demanda à servir sous le vainqueur. Celui-ci lui prit la main et dit : « L’autre jour, sur le mont Chen-Ting, si je fusse tombé en votre pouvoir, m’eussiez-vous fait périr ?
« Non, assurément. — Eh bien ! ajouta-t-il avec un sourire, dans la circonstance présente, je dois vous traiter comme vous eussiez fait vous-même ! » Et l’ayant prié de s’asseoir sous sa tente à la place d’honneur, il lui fit servir un excellent repas.
« Maintenant que nous sommes amis, reprit Sun-Tsé, consolez-vous du malheur de cette journée, et dites-moi, je vous prie, par quels moyens je puis arriver à fonder un royaume indépendant. — À quoi peuvent servir les avis d’un général vaincu ? répondit Tay-Ssé.
— Jadis Han-Sin a interrogé Kwang-Wou dans des circonstances analogues, dit Sun-Tsé ; je demande les conseils dictés par l’humanité, me les refuserez-vous ? — Liéou-Yao vient d’être ruiné, dit Tay-Ssé ; ses troupes n’ont pas d’affection pour lui. Si elles se dispersent, il ne peut guère en rassembler d’autres ; laissez-moi aller près de lui pour le rallier à vous, ce sera un faible service rendu à Votre Excellence, et j’attends sa réponse. »
— Cet avis est le mien, » répondit Sun-Tsé en s’agenouillant, et il fit promettre au prisonnier de revenir près de lui avec la réponse de Liéou-Yao.
« Il ne reviendra pas, » disaient les généraux quand le captif fut parti, et Sun-Tsé leur parlait en vain de la réputation d’équité et de bonne foi dont jouissait le prisonnier dans la province de Tsing-Tchéou ; ils ne voulaient pas y croire. Le lendemain ils furent convaincus, lorsque Tay-Ssé reparut devant les retranchements avec mille hommes : son arrivée fut un triomphe pour Sun, et tous les officiers avouèrent qu’ils avaient mal jugé cet homme loyal.
Dès lors, se voyant à la tête de dix mille soldats, Sun-Tsé arrive à l’est du fleuve Kiang, tranquillise et console le peuple et la multitude ; de toutes parts on se soumet à lui. La population de la contrée le nomma désormais Sun-Lang.
Il est vrai que son armée n’était pas là, et, quand elle parut, tous les habitants furent épouvantés ; tous les magistrats abandonnant les villes s’enfuirent dans les montagnes. Mais ces soldats, soumis à une bonne discipline, n’osèrent sortir du camp pour aller piller ; rien ne fut volé dans les maisons ; aussi bientôt la population se montra de nouveau ; chacun s’empressait d’emmener et d’apporter en présents, à l’armée victorieuse, des bestiaux et du vin. En échange, Sun-Lang donna de l’argent et des étoffes ; le peuple enchanté, abandonna le désert où il était allé chercher un asile.
Parmi les vieux soldats de Liéou-Yao, ceux qui reprirent du service furent bien accueillis et ils restèrent au camp ; ceux qui voulurent retourner dans leurs foyers reçurent des grains en gratification, et, rentrés chacun chez eux, ils continuèrent leurs travaux. Le peuple qui habitait au sud du fleuve Kiang ne tarda pas à accourir au bruit d’une si généreuse conduite, et ainsi s’accrut l’autorité du nouveau chef devenu indépendant.
Sun-Lang alla chercher et amena dans Kio-Ho sa mère, son oncle et ses jeunes frères ; le plus âgé des trois, Sun-Kiuen, fut chargé, avec Tchéou-Tay, de garder la ville de Hiuen-Tching, et Sun-Lang lui-même marcha vers Ou-Kiun, place située au sud, pour s’en emparer. Dans ce temps, elle était occupée par Yen-Pé-Hou, qui se faisait appeler le roi du Ou oriental. Celui-ci, confiant à deux de ses lieutenants, Tchéou-Tay et Wang-Tching, la défense des villes de Ou et de Kia-Hing, envoya son jeune frère Yen-Yu à la tête du pont de Fong-Kiao avec toutes les troupes. Il s’y tenait donc à cheval, le sabre en main, tandis que des éclaireurs venaient dans le camp de Sun avertir leur maître de son approche.
Déjà Sun-Tsé voulait combattre, mais Tchang-Hong mit pied à terre et lui donna quelques avis. « Ce n’était pas à lui qui méditait de si grandes choses, à lui général de trois corps d’armée dont le sort dépendait de sa propre existence, d’aller s’exposer en attaquant un petit chef de rebelles ; il devait songer au grand rôle que lui réservait le ciel, répondre à l’attente de la terre entière, et ne pas alarmer le cœur du peuple en courant un danger inutile. »
« Vos paroles, noble conseiller, dit Sun-Tsé, me pénètrent comme le métal et la pierre ; seulement je crains que les généraux et les soldats soient moins prompts à se dévouer. »
Il ordonna donc à Han-Tang de partir avec sa cavalerie vers le pont, et il y arriva lorsque Tsiang-Kin et Tchen-Wou descendant le fleuve chacun dans un petit bateau, le traversaient en face de ce même point. De là, ils accablèrent de traits l’armée déployée sur le rivage, et tous les deux gravirent le bord à la course, renversant tout sur leur passage, si bien que Yen-Yu recula et s’enfuit battu, avec les siens, jusque dans la ville de Ou-Tching, que Han-Tang, vainqueur, menaçait déjà. Sun-Tsé la cernait par eau et par terre. Enfin, après trois jours de siège, il mena ses troupes près des portes et fit signe qu’il voulait parlementer.
Du haut des murs, un des lieutenants de Yen-Pé-Hou prit de la main gauche un bouclier, et de la droite il montra par raillerie le pied des remparts. Aussitôt Tay-Ssé, qui était là à cheval, prit une flèche, la plaça sur la corde de l’arc en criant : « Regardez, je vise la main gauche de ce bandit ! » Et la flèche, traversant la main gauche de l’officier, alla se fixer dans le bouclier.
Sur le mur et au pied des murs, dans les deux armées, ce furent des cris désordonnés. Tous les assiégés emmenèrent dans la ville leur chef blessé pour le secourir. « En vérité, s’écria Yen-Pé-Hou frappé d’épouvante, il y a dans cette armée qui nous assiège un archer d’une habileté surnaturelle ! » Et aussitôt il songea à sauver sa vie en faisant la paix. Le lendemain, il envoya son autre frère Yen-Yu au camp de Sun-Tsé, qui le fit entrer sous sa tente et le régala de son mieux.
Au milieu du festin il tira son sabre, et d’un coup vigoureusement appliqué, fendit du haut en bas le siège sur lequel Yen-Yu était assis ; celui-ci tomba de frayeur. « C’est une plaisanterie, dit Sun-Tsé, n’ayez pas peur. » Et il lui demanda quelles étaient les intentions de son frère. « Le partage des provinces à l’est du Kiang, répondit Yu ; voilà ce qu’il veut. »
Ces propositions exaspérèrent Sun-Tsé. « Quoi ! s’écria-t-il, ce stupide animal qui ne sait où fuir ose m’offrir de pareilles conditions ! »
Yen-Yu se leva tout effrayé de la colère de Sun-Tsé ; mais celui-ci le frappa si rudement de son sabre qu’il l’abattit au moment où il voulait sortir, et sa tête, coupée d’un second coup, fut envoyée dans la ville.
Pé-Hou, ne sachant que devenir, quitta les remparts et prit la fuite. Sun le poursuivit ; son lieutenant Hwang-Kay fit Wang-Tchang prisonnier. L’intrépide Tay-Ssé, se jetant dans la ville, monta le premier sur les remparts et y tua à coups de flèches le chef de la garnison ; dès lors tout le canton fut pacifié. Dans sa retraite vers Yu-Hang, Yen-Pé-Hou, qui se frayait la route le sabre à la main, se vit serré de près par un chef de village nommé Ling-Tsao et contraint de se sauver à Oey-Ky. Ling-Tsao vint avec son père se présenter au vainqueur. Sa physionomie avait une expression distinguée ; Sun leur donna à tous les deux un grade dans son armée.
À la tête de ses troupes, Sun-Tsé traversa le fleuve ; Pé-Hou, qui avait rassemblé les rebelles des deux côtés d’un gué, à l’ouest, essuya une seconde défaite à la suite d’une rencontre avec Tchang-Pou, et n’échappa qu’à la faveur des ténèbres en fuyant vers Oey-Ky. Le commandant de cette place, Wang-Lang, avait voulu le secourir, mais quelqu’un lui fit observer que d’une part l’équité et l’humanité régnaient dans l’armée victorieuse, tandis que Pé-Hou n’avait avec lui que des brigands indisciplinés ; il valait donc mieux qu’il s’emparât du fugitif pour le livrer à Sun-Tsé, obéissant ainsi aux volontés d’en haut. Lang refusa de suivre ce conseil peu généreux, et celui qui l’avait donné, Yu-Fan[111], voyant cette détermination, retourna chez lui en soupirant.
Le fugitif et son allié réunirent leurs troupes à Chan-Yn ; là, attaqués par toute l’année de Sun-Tsé divisée en deux corps, ils furent complètement battus. Wang-Lang se sauva du côté de la mer et Pé-Hou dans Yu-Hang. Un soldat, nommé Tong-Sy[112], qu’il avait trouvé dans sa route et accueilli de grand cœur sous sa tente, le tua pendant qu’ils buvaient ensemble, et mit à mort une dizaine des siens ; après cet exploit il vint trouver Sun-Tsé. Cet homme se faisait remarquer par sa haute taille, sa figure était large et sa bouche énorme ; il reçut le grade de commandant de cavalerie.
Tout le pays à l’est du Kiang se trouvant pacifié, Sun-Tsé en confia la garde à son oncle Sun-Tsing. Lui-même revint avec ses troupes à Ou-Kiun, dont il nomma Tchu-Tchy gouverneur militaire. À peine était-il de retour dans les provinces orientales qu’on lui apprit que son frère Sun-Kiuen et Tchéou-Tay, chargés de garder la ville de Hiuen-Tching, venaient d’être surpris par les brigands de la montagne. Au milieu de la nuit, Tay avait enlevé Sun-Kiuen sur son cheval dans ses bras ; mais serré de près par dix soldats ennemis, il s’était vu contraint de mettre pied à terre. Sans cuirasse, sans armes défensives, rien qu’avec le secours de son sabre, il avait pu renverser les rebelles. Un de ceux qui le poursuivaient à cheval, l’ayant harcelé à coups de lance, allait mettre la main sur lui ; mais Tchéou-Tay l’avait à son tour renversé, et devenu maître de l’arme et du coursier, semant sur sa route une longue trace de sang, il venait enfin d’enlever Sun-Kiuen. Les bandits fuyaient de tous côtés ; couvert de vingt blessures, Tchéou-Tay arrivait au camp de Sun-Tsé, prêt à rendre l’âme par suite des coups dont il était criblé.
Sun-Tsé se troubla à la vue du héros expirant, et l’un de ses officiers, Tong-Sy (qui venait de se rallier à sa cause), lui dit : « Je n’ai aucun talent, mais dans le temps où je combattais contre les pirates, je fus blessé de plusieurs coups de flèches, et un mandarin de Oey-Ky, Yu-Fan, me procura un médecin qui me guérit en quinze jours. — Cet homme, n’est-ce pas celui qu’on appelle Yu-Tchong-Kiang ? — C’est lui-même. » Aussitôt Sun le fit appeler, lui donna le grade de promoteur aux emplois et le pria d’amener son médecin pour soigner les blessures de Tchéou-Tay ; lui-même, à la tête de ses troupes, il alla rendre visite à ce brave officier qui avait sauvé son frère.
Enfin, le mandarin Yu-Fan, amené par Tong-Sy, vint dans la ville de Hiuen-Tching se présenter à Sun-Tsé, qui lui dit : « Je n’oserais traiter un habile docteur comme un petit mandarin, et je désire aujourd’hui même me trouver avec lui. »
Yu-Fan introduisit le médecin ; il avait les cheveux longs comme un adolescent, mais d’une entière blancheur ; sa démarche était majestueuse comme celle d’un homme qui s’est élevé au-dessus des passions humaines. Né dans le Pey-Koué, à Tsiao-Kiun, il exerçait la médecine à l’est du fleuve Kiang et se nommait Hoa-To (son surnom Youen-Hoa). Ce docteur, traité avec égards par Sun-Tsé, et prié par lui d’aller voir le malade, dit, en voyant les blessures nombreuses : « Ce n’est rien, dans un mois je l’aurai guéri. »
Déjà Sun-Tsé, content de voir son ami hors de danger, avait envoyé des soldats châtier les rebelles des montagnes, et toute la rive méridionale du fleuve fut bientôt pacifiée. À chaque défilé il plaça des troupes ; car déjà il comptait sous les drapeaux, dans la contrée soumise, environ cent mille hommes aguerris. Les magistrats civils, les plus distingués d’entre les généraux, se rallièrent tous fidèlement à sa cause. Alors, il pensa à ceux qui étaient contemporains de son père, et il les fit tous avancer de deux grades. D’un côté il écrivit une lettre à l’empereur, et de l’autre il fit alliance avec Tsao. Un courrier fut expédié aussi à Youen-Chu pour lui redemander le sceau impérial ; mais celui-ci, qui songeait intérieurement à prendre le titre d’empereur, ne donna que des réponses évasives et se garda bien de rendre ce précieux gage ; au lieu de cela, il se mit à délibérer avec ses trente mandarins et généraux. Parmi ses conseillers, on comptait son premier secrétaire, Yang-Ta-Tsiang ; les inspecteurs des provinces, Tchang-Siun, Ky-Ling et Kiao-Souy ; les généraux de première classe, Louy-Pou, Tchin-Lan et d’autres.
« C’est avec les soldats empruntés à ma propre armée que Sun-Tsé a conquis tout le pays au sud du Kiang, leur dit-il ; il compte cent mille hommes sous ses drapeaux ; je voudrais le détruire, mais comment faire ? » Le premier secrétaire, Yang, répondit : « Le jeune ambitieux s’appuie sur un fleuve profond, il a trop de soldats, il est trop bien approvisionné pour qu’il y ait moyen de rien entreprendre contre lui. » Et Youen-Tchu s’écria : « J’en veux à Hiuen-Té pour m’avoir attaqué sans motif, et je me vengerai. — Eh bien ! répliqua Yang, si vous voulez vous défaire de cet ennemi, je vous en donnerai le moyen ; seulement, je ne sais si vos nobles intentions seront d’accord avec ce que je propose. »
NOTES.
Téou-Wou était le père de l’impératrice Téou-Tchy, mère du jeune empereur Hiao-Ling-Ty. Tchin-Fan, président du tribunal des censeurs, avait été en butte aux persécutions des eunuques dans les dernières années du règne de Hiao-Hiouan-Ty ; rappelé à la cour par l’impératrice Téou-Tchy qu’il avait aidée à élever son fils sur le trône, il s’associa Hou-Kwang. Ce dernier prit le titre de Ssé-Tou, commandant de l’infanterie, qui correspondait à celui de ministre d’état. (Morrison, Diction. ch., partie anglaise.) Voici, en peu de mots, les détails de la conjuration dont ces trois grands dignitaires périrent victimes ; nous l’empruntons à l’Histoire générale de la Chine du père Mailla.
Tchin-Fan et Téou-Wou étaient liés d’une étroite amitié : tout leur désir était de rétablir l’ancien gouvernement, altéré par les désordres qui s’y étaient introduits, et pour y parvenir, ils firent donner les places les plus importantes aux académiciens les plus éclairés. Pendant qu’on s’occupait à prendre ces mesures pour rendre au gouvernement son premier lustre et sa première vigueur, Tchao-Yao, nourrice de l’empereur, et toutes les filles du palais, se joignirent aux eunuques Tsao-Tsié, Ouang-Fou et autres, pour captiver les bonnes grâces de l’impératrice et s’insinuer dans sa confiance ; ils y réussirent… Tchin-Fan et Téou-Wou virent avec peine l’ascendant que les favoris prenaient sur l’esprit de la régente. Résolus à arrêter les progrès du mal, ils voulurent procéder dans les formes et présentèrent à l’impératrice le placet suivant :
« D’après les lois de la dynastie régnante et d’après l’usage ancien, les eunuques ne doivent être employés qu’au service intérieur du palais… Les élever, de même que leurs parents, à des postes qui leur donnent de l’autorité dans le gouvernement, c’est exposer l’état à des troubles, c’est les exposer eux-mêmes, avec leurs familles, à se perdre. N’avons-nous pas des exemples récents des murmures qu’ils ont excités et du désordre qui en est résulté ? Pour prévenir ces maux avant qu’il soit impossible d’y remédier, il est absolument nécessaire de les exterminer tous. C’est le moyen de procurer la paix au peuple, qui sera toujours dans l’inquiétude de retomber sous leur tyrannie et dans la volonté de se révolter pour s’y soustraire. »
L’impératrice répondit que de tout temps il y avait eu des eunuques dans le palais, et s’étonna qu’on voulût changer une si ancienne coutume. Elle ajouta que s’il y avait des eunuques coupables il fallait les punir, mais qu’il n’était pas juste de confondre avec eux ceux qui étaient innocents.
Téou-Wou jugea par cette réponse que l’impératrice ne le seconderait pas ; cependant, comme elle avait dit qu’il fallait faire mourir les coupables, il fit arrêter l’eunuque Kouan-Pa, qui était l’âme de leur cabale, comme ayant le plus de souplesse et de ressource dans l’esprit. Il fit aussi mettre en prison Kou-Kan ; le tribunal des crimes, chargé d’instruire leur procès à tous les deux, les ayant condamnés à mort, la sentence fut exécutée. Téou-Wou voulut faire subir le même sort à l’eunuque Tsao-Tsié, mais l’impératrice refusa d’y consentir. Tchin-Fan lui présenta à cette occasion un placet dans lequel il accusait les eunuques et la nourrice de l’empereur de s’être ligués ensemble pour bouleverser le gouvernement. Il avertissait cette princesse qu’elle avait tout à craindre de leur part, et que, si elle voulait avoir une certitude de ce dont il la prévenait, elle n’avait qu’à rendre public son placet, et qu’il ne doutait pas que tout le monde, même ceux qui approchaient de sa personne, ne lui rendissent témoignage que le seul zèle pour le bien de l’état l’animait, en cherchant à écarter du gouvernement ceux dont une expérience funeste n’avait que trop fait connaître les mauvaises intentions. Liéou-Yu (autre académicien de la famille impériale) présenta aussi un placet dans lequel il exposait les mêmes griefs contre les eunuques et demandait, comme Tchin-Fan, qu’on en fît un exemple. La régente ne voulut jamais abandonner ses favoris aux rigueurs de la justice ni entrer dans le plan de les détruire entièrement. Cependant, peu de temps après, Tchin-Fan et Téou-Wou firent arrêter l’eunuque Tching-Ly, accusé de concussion… Celui-ci, dans ses réponses, chargea ses collègues Tsao-Tsié et Ouang-Wou, que les juges décrétèrent de prise de corps, et ils en donnèrent avis à l’impératrice… De son côté, Téou-Wou lui présenta un nouveau placet par lequel il la sollicitait de prévenir les troubles que les eunuques étaient sur le point d’exciter.
Un des gardes de la porte, ayant découvert qu’il se tramait quelque chose contre eux, en donna avis à Tchu-Yu qui était de ses amis. Cet eunuque ayant été sur-le-champ dans l’appartement de l’impératrice, y vit le placet de Téou-Wou qu’il saisit adroitement, et, après l’avoir lu, il le remit à sa place sans que cette princesse s’en aperçût. Tchu-Yu, furieux contre Tchin-Fan et Téou-Wou, jura leur perte, et dans le trouble où la lecture de ce placet l’avait jeté, il disait… que ces grands dignitaires avaient formé avec l’impératrice le complot de détrôner l’empereur. Kong-Pou, un de ses amis, lui fit sentir l’imprudence de ces propos, et lui dit qu’il fallait prendre des mesures pour parer le coup terrible qu’on voulait leur porter. Dès la même nuit, ils s’assemblèrent, au nombre de dix-sept, dans un endroit écarté du palais. Là, après s’être juré de se soutenir mutuellement, ils en firent le serment le plus solennel en buvant du sang, suivant l’ancienne coutume. Ils déterminèrent encore, dans cette assemblée nocturne, de supposer un ordre de l’empereur qui déclarerait Tchin-Fan, Téou-Wou et leurs adhérents coupables de trahison et qui les condamnerait à mourir. Pour l’exécution de ce complot, ils devaient avoir des troupes prêtes à les secourir en cas de besoin.
Dès le lendemain matin, Tsao-Tsié proposa à l’empereur de venir dans la salle du trône pour lui voir faire l’exercice du sabre dans lequel il excellait. Ce jeune prince, qui aimait beaucoup ces sortes de divertissements, s’y rendit avec sa nourrice et les autres femmes du palais. Les eunuques avaient eu soin de fermer toutes les portes et de faire entrer dans l’intérieur des gens armés. Après avoir fait asseoir l’empereur sur son trône, ils firent écrire sur une tablette un ordre supposé qui donnait le commandement de la garde du palais à Ouang-Fou… et portait qu’il irait au tribunal des crimes arrêter les académiciens inculpés pour les mettre à mort sur-le-champ.
Les eunuques coururent en tumulte à l’appartement de l’impératrice et lui enlevèrent le sceau de la régence ; ils conduisirent ensuite cette princesse au palais du midi, où ils l’enfermèrent. Ce complot fut exécuté avec tant de promptitude, que tous ceux à qui on en voulait furent arrêtés, à l’exception de Tchin-Fan et de Téou-Wou qui firent quelque résistance. Cette scène se passa, tandis que Tsao-Tsié amusait le petit empereur en jouant du sabre… Téou-Wou, se voyant presque abandonné des siens, se donna lui-même la mort pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis.
L’eunuque Tsao-Tsié et Tchao-Yao, nourrice de l’empereur, firent entendre à ce prince que Tchin-Fan et Téou-Wou, Téou-Yu et Fong-Sou (qu’on venait d’immoler avec toute leur famille) avaient comploté avec l’impératrice de le détrôner, et que, si on n’y eût apporté la plus grande diligence, il était à craindre qu’ils n’eussent réussi. L’empereur, encore trop jeune pour avoir de l’expérience, ajouta foi à ce récit : il fut si irrité, qu’il donna les ordres les plus rigoureux contre les auteurs de cette prétendue conspiration et contre leurs complices. Une infinité de gens vertueux et irréprochables furent enveloppés dans cette proscription. — Histoire générale de la Chine, tome III, pages 483 et suiv.
Tel est, en abrégé, le drame sanglant auquel les premières phrases du San-Koué-Tchy font allusion.
Il faudrait traduire plus littéralement : « Ils périrent sous les coups des deux eunuques Tsao-Tsié et Wang-Fou. » La lutte n’existait cette fois qu’entre les trois ministres et les deux principaux officiers du palais.
L’Histoire générale de la Chine mentionne aussi ces présages surnaturels qui ne sont point une fiction du romancier. De plus, elle parle d’une éclipse de soleil qui eut lieu le trentième jour de la dixième lune de l’an 168. À la douzième lune de cette même année, les historiens placent une invasion des Sien-Pi (peuple de la famille coréenne, d’après Klaproth : Tableau ethnographique de l’Asie intérieure et moyenne). Ils ravagèrent les départements de Yeou-Tchéou et de Ping-Tchéou et se retirèrent chargés de butin ; tant que dura l’anarchie, ils continuèrent leurs brigandages. Deux autres éclipses de soleil eurent lieu vers ce même temps ; l’une l’an 171, l’autre 178 de notre ère.
Ces pronostics étranges, placés au commencement du San-Koué-Tchy, peuvent déplaire au lecteur et le mal disposer à l’égard d’un livre qui n’est pas une chronique, mais où l’histoire suivie en tous points passe avant les fantaisies du romancier. On nous permettra de rappeler ici que tous les peuples anciens, sans exception, ont cru aux présages. « Quand une nation ou une ville doit éprouver quelque grand malheur, dit Hérodote, ce malheur est ordinairement précédé de quelques signes. » Nous ajouterons même que quand les nations plus éclairées ont cessé de croire en masse à ces prodiges, les hommes en particulier et parfois les plus grands n’ont pu se défendre tout à fait de ces faiblesses.
On sait que les requêtes, les discours remplis d’allusions historiques ou d’expressions empruntées au style ancien sont toujours plus difficiles que le reste du texte dans les ouvrages chinois. C’est donc avec une extrême timidité, un embarras réel que nous avons abordé ces passages, dans lesquels la version mandchou nous a été d’un grand secours. Au lieu de « ces flatteurs qui achètent ainsi leur protection par de riches présents », nous croyons qu’il faut dire, en coupant la phrase : « Ils élèvent bien haut ceux qui leur font des présents, et se les recommandent les uns aux autres. »
Au lieu de « Hy-Kien, Liang-Ko, tous ces grands personnages, recommandables par leurs talents et les dignités dont ils étaient revêtus, n’ont plus part aux faveurs », il faut lire : « Un Hy-Kien, un Liang-Ko, et tant d’autres sont appelés aux charges, élevés aux dignités ; cet avancement, ils le doivent à la faveur et non au mérite. » On voit qu’il s’agit ici de rectifier un véritable contre-sens.
Ou plus littéralement : « Ont été rejetés avec mépris et laissés sans emploi ».
Cette manière de mesurer le temps (les cycles) est très-ancienne à la Chine. Quelques-uns en attribuent l’invention à Fou-Hy ; d’autres, en plus grand nombre, en font honneur à Hwang-Ty. Le cycle de soixante se forme par la combinaison de deux autres cycles, l’un de dix, l’autre de douze. Les deux caractères du premier s’appellent kan ou troncs ; les douze caractères du second sont nommés tché ou branches. Si l’on joint successivement un des caractères du cycle de dix avec un des caractères du cycle de douze, il se trouve que les mêmes caractères ne reviennent ensemble qu’après que le nombre de soixante est accompli. Ainsi, dans cette période, les dix kan sont chacun réunis six fois à quelqu’un des tché, et chaque tché est réuni cinq fois à quelqu’un des kan. Le cycle s’applique aux jours, aux mois et aux années. On se sert aussi des douze tché pour compter les heures. Afin d’aider la mémoire à retenir l’arrangement de ces derniers caractères, on a donné à chacun d’eux le nom d’un animal — Description de la Chine, livre XIII. — Hérodote, en parlant de la division du jour en douze parties, usitée chez les Grecs, dit qu’il la tenait des Babyloniens. — Euterpe, § 109. Les Hindous employaient aussi un cycle formé par la révolution de la planète Jupiter dans l’espace de soixante ans. Cette planète se nomme, en sanscrit, Vrihaspati ; voilà pourquoi ils ont donné le nom de Vrihaspati Tchakra, révolution de vrihaspati, à ce cycle de soixante années. Dans ce cycle, chacune des soixante années porte un nom particulier, afin d’être plus facilement distingué. (Voir les Tables de Prinsep, et pour de plus amples explications, les Fragments arabes et persans inédits, relatifs à l’Inde, recueillis et publiés par M. Reinaud, page 140, à la note.)
Ou plutôt : « Ce n’était qu’un simple bachelier ».
Le texte mandchou dit simplement : « Il tenait à la main un bâton ». Le dictionnaire de Kang-Hy dit que cette plante, semblable à celle que l’on nomme pong (Bas. 9127), sert à faire des bâtons. Il cite cet exemple tiré du livre intitulé : Tsin-Chou-Chan-Tao-Fou. « Wen-Ty fit présent à Tao-Mou-Lao d’un bâton fait d’une tige de la plante appelée Ly. » Il est à croire que le personnage dont le dictionnaire donne le nom dans cet exemple était un Tao-Ssé. L’empereur Wen-Ty des Han eut un certain penchant pour les Tao-Ssé ; il alla (163 avant notre ère) visiter dans sa retraite un docteur de la secte, Lo-Tchin-Kong, qui lui présenta son commentaire sur le Tao-Té-King. Peut-être même s’agit-il de ce même commentateur qui est connu dans l’histoire littéraire sous divers noms et surnoms. (Voir la traduction du Tao-Té-King, de M. Stanislas Julien.)
Les Tao-Ssé, ou disciples du philosophe Lao-Tseu, jouent un grand rôle dans le San-Koué-Tchy. Le Tao-Té-King, dont on doit la traduction à M. le professeur Stanislas Julien, contient tout l’exposé de la doctrine du maître ; c’est à ce précieux ouvrage qu’il convient de renvoyer le lecteur désireux de connaître à fond le système philosophique du saint docteur qui vint au monde six siècles avant notre ère. Quant aux pratiques de ses disciples, voici ce qu’en dit l’abbé Grosier dans sa description de la Chine :
« Les disciples de Lao-Tseu altérèrent dans la suite la doctrine qu’il leur avait laissée. Comme l’état passif, le calme parfait de l’âme auquel ils voulaient parvenir était sans cesse troublé par la crainte de la mort, ils publièrent qu’il était possible de trouver la composition d’un breuvage qui rendît l’homme immortel. Cette idée folle les conduisit d’abord à l’étude de la chimie, ensuite à la recherche de la pierre philosophale, et bientôt ils se livrèrent à toutes les extravagances de la magie. Le désir et l’espérance d’éviter la mort par la découverte de ce précieux breuvage attirèrent une foule de partisans à la nouvelle secte ; les grands, les particuliers riches, les femmes surtout, naturellement plus curieuses et plus attachées à la vie, furent les plus empressées à s’instruire de la doctrine des disciples de Lao-Tseu. La pratique des sortiléges, l’invocation des esprits, l’art de prédire l’avenir en consultant les sorts firent des progrès rapides dans toutes les provinces. Les empereurs eux-mêmes accréditèrent l’erreur par leur crédulité, et bientôt la cour fut remplie d’une foule innombrable de ces faux docteurs auxquels on avait décerné le titre honorable de tien-ssé, docteurs célestes.
« Les Tao-Ssé actuels sacrifient à l’esprit qu’ils invoquent trois sortes de victimes ; un cochon, une volaille et un poisson. Les cérémonies dont ils font usage dans leurs sortiléges varient selon l’imagination et l’adresse de l’imposteur qui les opère. Ceux-ci enfoncent un pieu en terre, ceux-là tracent sur le papier des caractères bizarres… Un grand nombre de ces Tao-Ssé font le métier de devins. Quoiqu’ils n’aient jamais vu celui qui vient les consulter, ils l’appellent d’abord par son nom, lui font le détail de toute sa famille, lui disent comment sa maison est située, combien il a d’enfants, leur nom, leur âge, et d’autres particularités qu’ils ont l’adresse de savoir d’ailleurs. Quelques-uns de ces devins, maîtres dans l’art des prestiges et des tours de subtilités, font apparaître en l’air, au milieu de leurs invocations, la figure du chef de leur secte ou celles de leurs divinités. D’autres ordonnent à leur pinceau d’écrire de lui-même, et ce pinceau, sans qu’on y touche, trace aussitôt sur le papier la réponse aux demandes et aux consultations qui ont été faites. Tantôt ils font paraître successivement, sur la surface d’un bassin rempli d’eau, toutes les personnes d’une maison ; ils y font remarquer, comme dans un tableau magique, les dignités futures auxquelles seront élevés ceux qui embrasseront leur secte.
« Le chef des Tao-Ssé est toujours décoré par le gouvernement de la dignité de grand mandarin, et réside dans un bourg de la province de Kian-Sy, où il habite un riche palais. La confiance superstitieuse des peuples y entretient un grand concours ; on s’y rend de toutes les provinces. Les uns y viennent pour solliciter des remèdes à leurs maux, les autres pour pénétrer dans l’avenir et faire consulter les sorts sur leurs futures destinées. Le docteur céleste distribue à tous des billets remplis de caractères magiques, et ils s’en retournent satisfaits, sans regretter ni la fatigue ni les dépenses qui sont la suite de ce pieux pèlerinage. »
Dans ces prestiges des Tsao-Ssé, on retrouve en grande partie ceux qui sont en usage chez les Samoyèdes, en Laponie, au Japon ; on y reconnaît aussi les évocations auxquelles se livrent les harvis de l’Égypte, et les jongleries célèbres des sorciers de l’Inde.
La véritable doctrine de Lao-Tseu est clairement exposée dans la traduction savante du Tao-Té-King, de M. Stanislas Julien, et dans le livre des Récompenses et des Peines, dont on doit la version française à cet habile professeur.
Les mages se vantaient aussi de calmer les tempêtes et d’apaiser les orages en offrant à la mer et aux vents des sacrifices accompagnés de cérémonies magiques. Dans ce passage, le texte mandchou, plus explicite que le texte chinois, dit : « S’il parlait aux vents et à la pluie, les vents et la pluie lui obéissaient aussitôt en soufflant et en tombant. »
Le texte mandchou développe encore cette phrase et dit : « Tchang-Kio n’avait qu’à coller (le long des maisons) des papiers sur lesquels il avait écrit des paroles magiques, faire boire de l’eau (consacrée), lire les formules tracées sur les papiers, la maladie cédait aussitôt. »
L’éditeur de L’Histoire générale de la Chine fait, à propos de ces trois pouvoirs, la remarque suivante :
« Le ciel, la terre et l’homme sont ce que les Chinois appellent San-Tsay, ou les trois bases de l’univers, qui ont un rapport direct avec les trois puissances, Tien-Hoang, Ti-Hoang et Gin-Hoang, ou les trois monarques du ciel, de la terre et de l’homme, dont plusieurs historiens très-postérieurs ont voulu faire trois monarques qui auraient gouverné la Chine pendant quatre cent trente-deux mille ans. Ce sont des idées mystagogiques des Tao-Ssé qui n’ont aucun fondement. Mais comme, tout extravagantes qu’elles soient, ces idées doivent leur origine à un certain Po-Chy qui fleurissait sous la dynastie des Tsin dans le IIIe siècle avant l’ère chrétienne, il est tout probable que Tchang-Kio et ses deux frères avaient en vue ces trois puissances imaginaires lorsqu’ils en prirent les dénominations, et qu’ils se regardaient déjà comme les maîtres de toute la Chine. » — Tome III, page 540.
Voir pour plus de détails la préface du père Mailla, au même ouvrage, page 21 à 25, et aussi Mémoires sur les Chinois, tome II, pages 12 et suiv.
Au lieu de « avait pénétré, » il faut lire « allait pénétrer… » Et plus loin, rectifier la phrase ainsi : « Le commandant militaire du district de Yen, nommé Tséou-Ting, alla trouver le gouverneur de la province, nommé Liéou-Yen. »
Il faut ajouter qu’après avoir perdu son titre de prince (Heou), Liéou-Ching se retira à Tcho-Tchéou. Ce vin du sacrifice s’appelait, comme nous l’apprend en note l’éditeur chinois, Tchéou-Tsieou ; on le versait dans le sacrifice qui se célébrait au grand temple des ancêtres. Les vassaux l’achetaient de leurs deniers.
Pour bien exprimer ce que les Chinois entendent par la piété filiale, il faut reproduire ici les premières lignes du Mémoire des missionnaires (tome IV) sur cette vertu si honorée à la Chine. « La piété filiale est à la Chine, depuis trente-cinq siècles, ce que fut à Lacédémone l’amour de la liberté, à Rome l’amour de la patrie. Il faudrait écrire l’histoire entière de ce grand empire pour faire voir jusqu’où la piété filiale y a perpétué de génération en génération ce respect universel pour l’antiquité, cette beauté de morale, cet ascendant irrésistible de l’autorité légitime, cette noblesse d’administration, ce zèle pour la chose publique, enfin ces vertus sociales et patriotiques qui l’ont conservé au milieu des ruines de tous les autres empires, et l’ont conduit à ce haut degré de grandeur, de puissance et de richesse où nous le voyons aujourd’hui. » D’où il faut conclure que, par le mot piété filiale, les Chinois entendent l’ensemble des vertus privées et publiques qui reposent toutes sur le respect de la tradition, dans l’état et dans la famille.
Il vaut mieux traduire : « Comme la couverture d’un char. » Et plus bas, au lieu de « si j’étais empereur, » on peut entendre, pour plus de précision « quand je serai empereur. »
Il faut lire : « Qui poussait devant lui une charrette à bras ; » arrivé devant la porte, il y laisse sa petite charrette, entre dans la taverne, s’assied sur un banc fait de bois de mûrier, et dit : « Garçon, à boire… de bon vin ! J’arrive tout exprès pour aller dans la ville me joindre aux troupes du district ; versez, je n’ai pas de temps à perdre ! »
Les missionnaires qui discutent si savamment sur la religion des Chinois, sur l’esprit de leurs sectes diverses, donnent très-peu de détails sur les sacrifices. On trouve incidemment, tome I, page 261 des mémoires, que Chun, ainsi qu’il est dit dans le Chou-King, offrait un sacrifice toutes les fois qu’il sortait pour faire la visite de l’Empire, et à son retour il immolait dans le temple de Y-Tsou un taureau.
Après « ils déposèrent les morceaux des victimes sur la terre », il faut sous-entendre « par ordre, par rang d’âge ».
Les armes des deux amis de Liéou-Hiuen-Té sont décrites dans le texte avec des détails que nous avons cru devoir omettre dans la traduction ; nous les plaçons ici : « Le sabre recourbé de Kouan-Mo, pesant quatre-vingt-deux livres, s’appelait Ling-Yen-Kin, la scie froide et brillante, ou bien la faux du pur dragon. La pique de Tchang-Fey avait un large tranchant d’acier de la longueur de près d’un pied. »
Ces provocations, ces combats singuliers étaient défendus dans l’article 7 de Sun-Tsé. « Si quelque brave veut sortir des rangs pour aller provoquer l’ennemi, ne le permettez pas ; il arrive rarement qu’un tel homme puisse réussir. Il périt d’ordinaire ou par trahison ou accablé par le grand nombre. » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 97. Mais le traducteur ajoute cette note qui peut convenir parfaitement au San-Koué-Tchy. « Il était permis, autrefois, dans les armées chinoises, à quiconque voulait se faire un nom, de sortir du camp, armé de pied en cap, et d’aller se présenter devant l’armée ennemie. Lorsqu’il était à portée de se faire entendre, il défiait à un combat corps à corps. Les deux champions se battaient en présence des deux armées qui restaient spectatrices. » Il fallait, dans ces luttes particulières, que le rang fût à peu près égal entre les deux héros.
Pour les Kouas, nous renvoyons le lecteur à l’explication donnée par les missionnaires, vol. I des Mémoires sur les Chinois.
Il faut lire plutôt en prenant le discours direct : « Je viens d’apprendre que le commandant Lou-Tchy est aux prises à Kwang-Tsong avec le chef de l’insurrection, avec Tchang-Kio lui-même. Autrefois, Kong-Sun-Tsan et moi nous honorions ce commandant comme un maître : allons vite, courons l’aider à battre les brigands ! » Et plus loin, ligne dernière, il y a un contre-sens à rectifier. Tséou-Tsing répondit : « Envoyons-lui des vivres et des provisions, voilà le secours que je peux lui fournir ; quant à faire marcher mes soldats sans ordre, sans utilité pressante, je n’ose ! »
À propos de cette ruse de guerre, l’éditeur de L’Histoire générale de la Chine fait, en note, l’observation suivante : « Ce stratagème a souvent été employé par les Tartares, qui, prenant l’avantage du vent, allumaient des tourbes et des herbages, dont la fumée épaisse, couvrant l’armée ennemie, leur donnait la liberté de manœuvrer sans être aperçus. Ils s’en servirent dans leurs expéditions en Europe et se firent passer pour des sorciers qui avaient le pouvoir d’élever des brouillards. » Tome III, page 512.
Sun-Tsé a écrit sur l’art militaire un ouvrage en quatre-vingt-deux chapitres ; il n’en reste que treize. L’empereur Wou-Ty, de la dynastie des Wey, qui vivait l’an 424 de J.-C., en a fait un commentaire très-estimé.
Ou-Tsé, appelé aussi Ou-Ky, vécut vers l’an 425 avant J.-C. Il a laissé un traité en six articles, traduit, ainsi que le précédent, au vol. VII des Mémoires sur les Chinois.
Les ouvrages intitulés : San-Lio et Lou-Tao (c’est par erreur que nous avons dit les ouvrages de Lou-Tao et de San-Lio) sont le sixième et le dernier des sept ouvrages fondamentaux sur l’art militaire des Chinois. Le premier a été composé par Hwang-Ché-Kong, qui vivait sous les Tsin, avant notre ère ; le second est attribué à Liu-Wang, le même qu’on nomme aussi Tay-Kong, et qui vivait 1122 ans avant notre ère, au commencement de la dynastie des Tchéou. Le Lou-Tao est traduit également au vol. VII des Mémoires sur les Chinois.
Nous voyons dans la suite que les Hia-Heou sont alliés de Tsao-Tsao, et qu’ils gardent leurs noms, ce qui prouve que nous nous sommes trompé ici ; il faut lire : « Un fils adoptif de Tsao-Teng, qui portait d’abord le nom de Hia-Heou, et c’était celui de sa famille, le changea en celui de Tsao-Tsong, lorsqu’il passa dans la maison de son second père. Ce fut là Tsao-Tsong lui-même, père de Tsao-Tsao. » Plus bas , ligne 23, pour plus de précision, il faudrait dire : « Il aimait le chant, la danse, la flûte et la guitare ». Les mots tchong et tan du texte signifiant musicis instrumentis canere et instrumenta musica pulsare, représentent les deux espèces d’instruments.
Il y a deux espèces de tambour ; le lo, ou tambour de métal, est un grand bassin d’airain d’environ trois pieds de diamètre sur six pouces de profondeur. On le frappe avec un bâton de bois. Le bruit de cet instrument s’entend de très-loin ; on l’emploie à battre les veilles qui divisent la nuit en cinq parties. La première veille se bat au coucher du soleil, la dernière à l’aurore. Le tambour de peau, kou, est assez semblable aux nôtres.
Les mots que nous avons traduits par « litière fermée » semblent exprimer plutôt une cage roulante, un char fermé par des barreaux à travers lesquels on peut reconnaître la personne qui y est assise.
Le ly chinois est une mesure de distance qui équivaut à peu près à un dixième de lieue. Peut-être sera-t-on étonné que nous ayons traduit ce mot tantôt par lieue, tantôt par mille ; nous l’avons fait ainsi, selon qu’il nous a paru vraisemblable de prendre au propre ou au figuré l’expression chinoise. Les Orientaux, sujets à l’exagération, ne savent guère compter ; ainsi, plus bas, il est question d’un cheval qui fait mille lys en un jour, ce qui donnerait cent lieues ; cent milles est déjà une distance raisonnable.
Il s’agit ici des Tartares Kiang-Hou qui parurent à l’est de la Chine vers l’an 450 avant notre ère. Voici ce qu’en dit Klaproth, Tableaux historiques de l’Asie, page 131. « Les descendants des San-Miao reçurent plus tard le nom de Kiang, qui devint chez les Chinois la dénomination générale de toutes les peuplades tibétaines. Ils menaient la vie nomade et avaient des troupeaux nombreux ; ils cultivaient aussi quelques champs. Leurs mœurs et leurs usages étaient les mêmes que ceux des Barbares du nord. Leur pays portait également chez les anciens Chinois le nom de Sy-Jong, Barbares occidentaux, et celui de Koue-Fang, région des démons. » Les Tartares Mongols ne furent connus sous cette dénomination qu’au XIe siècle de notre ère ; en traduisant ainsi, nous avions suivi la version mandchou qui donne mongou. Ce mot paraît désigner en général les Tartares ou Barbares occidentaux, et se rapproche assez par le sens du Sy-Fang des Chinois.
Au lieu de « s’appuie sur son sabre, » il faut lire, en suivant la version tartare : « Il agite, il fait voltiger son glaive. » Le mandarin dit : Loho elkimé, ayant fait les évolutions, l’exercice du sabre. Le Chinois donne simplement : Tchang-Kien, expression qui ne semble pas impliquer l’idée d’un maniement d’arme.
Remarquons en passant que le mot chinois jin-ma, hommes et chevaux, est toujours rendu en mandchou par l’expression simple tchouoha, troupes, c’est-à-dire troupes à cheval ; ces Tartares ne connaissaient que la cavalerie, ainsi que les autres hordes ennemies de la Chine qui désolèrent si souvent ce pays par leurs incursions.
Les Chinois ont encore recours au sang des animaux pour rompre le charme magique dont ils redoutent l’influence, et cela, dans des circonstances qui intéressent l’Europe à un assez haut degré. Quand un missionnaire catholique, déjà brisé par la torture, est amené devant le juge pour subir un interrogatoire, celui-ci, ne pouvant attribuer le courage du confesseur qu’à la magie, craint sur son tribunal les effets de la puissance occulte de la victime gisante à ses pieds. Dans ces cas-là, il fait avaler au patient le sang chaud d’un chien qui vient d’être mis à mort. Ceci s’est passé dans les plus récentes persécutions dont les lettres écrites de Chine nous aient donné les détails.
Voir plus bas, la note de la page 114 sur l’usage du canon.
Il faut lire : « Il attendait Tchu-Tsuen avec des soldats d’élite rangés en bon ordre à l’ouest et au sud de la ville. »
Littéralement : « Les instants du ciel ne se ressemblent pas ; les événements que fait naître le ciel ne se présentent pas deux fois sous un même aspect, » ou plus simplement : « La circonstance actuelle n’est pas semblable à celle à laquelle vous faites allusion. » Il est souvent très-difficile en chinois de savoir si certaines phrases doivent être regardées comme des sentences absolues ou si elles se rattachent à ce qui précède et à ce qui suit.
Il faut lire : « Il gravit le rivage en poussant des cris, en faisant signe à droite et à gauche, comme s’il eût appelé des soldats à sa suite. »
Il faut, pour comprendre ce siége, se figurer une place forte chinoise sous la forme d’un carré de murailles dont les côtés correspondent aux quatre points cardinaux. Au milieu de chacune de ces faces est une porte surmontée d’un pavillon, d’une galerie propre à contenir des combattants, chaque porte ouvre intérieurement sur une grande rue qui se prolonge jusqu’à la porte opposée en traversant une place où elle coupe à angle droit une rue pareille qui partage la ville dans l’autre sens.
Littéralement : « Tchu-Tsuen mit sous les yeux de l’empereur, dans un rapport, les belles actions de Sun-Kien et de Liéou-Hiuen-Té. Sun-Kien, qui avait des antécédents (et non des amis à la cour), qui s’était déjà fait connaître, avait occupé des grades, fut promu à celui de chef de la cavalerie d’un district autre que celui qu’il habitait. » Hiuen-Té n’avait encore aucun rang dans l’armée ; il servait en qualité de volontaire, ainsi que ses deux frères adoptifs ; aussi le voit-on aller où il lui plaît, combattre ou se retirer, selon qu’il lui convient de se mettre aux ordres d’un général ou de l’abandonner.
Le mandchou dit : « En dehors de la porte du sud ; » le texte chinois met « à Nan-Kiao. » Nan-Kiao est, d’après le dictionnaire de Kang-Hy, le lieu où l’on offrait en hiver des sacrifices au ciel ; en été, on sacrifiait à la terre, à Pé-Kiao. De là l’expression Kiao (Bazile, 11214) sacrifier au ciel et à la terre.
Au lieu de « faites l’appel des familles, » il vaut mieux lire : « Refaites à l’instant même une enquête et passez en revue tous les noms ; voyez quels sont les titres de ceux à qui vous avez accordé des récompenses, et si, parmi ceux qui les méritent, il n’y en a pas eu d’oubliés. »
L’expression chu-tay, en chinois, veut dire littéralement : laver le sable pour en retirer les parcelles d’argent qu’il renferme ; par suite, épurer, élaguer, enlever ce qui est de trop ; enfin, effacer, retrancher de la liste, comme le comprend le mandchou, qui traduit par : Nakaboumbi, casser quelqu’un de son emploi, lui enlever sa place.
Au lieu de « lui fit signe avec son fouet de retourner là d’où il était venu, » il faut lire : « Se contenta de lui faire avec son fouet un léger salut. »
Avec la différence qu’ils sont dans les villes, ces hôtels des postes rappellent les stathmes, ou maisons royales des rois de Perse qui servaient à loger les envoyés du souverain.
Après « quelle est votre famille », il faut lire : « Quels sont vos titres ? »
Littéralement : « Je n’ai pas fait tort au peuple de l’épaisseur d’un cheveu, » comme l’explique le texte mandchou ; le chinois dit : « Je n’ai pas fait le plus léger tort au peuple à l’époque des moissons ; je ne lui ai rien extorqué. » Il s’agirait donc plutôt ici d’un mandarin qui commet des exactions que d’un administrateur infidèle.
Au lieu de « je vous fais grâce, » on pourrait entendre en coupant la phrase : « Je n’y tiens plus, » le mot chinois pou-jin voulant dire, d’après les dictionnaires : Suarum calamitatum impatiens, etiam aliorum et sic misericors ; on peut l’appliquer à la personne qui parle.
On pourrait ajouter après « par égard pour un descendant des Han, » à la famille desquels il appartenait lui-même. Le texte dit : « Voyant que Hiuen-Té était aussi allié à la famille des Han. »
Il est assez difficile de déterminer au juste le sens des diverses dignités qui se trouvent mentionnées dans le San-Koué-Tchy ; les mandchoux, au lieu de les traduire, se contentent de les reproduire par la transcription phonétique. Ces charges, d’ailleurs, ont changé de noms, et les noms mêmes ont changé d’acceptions selon les dignités. Ici, le chef des gardes et le général de l’infanterie sont des ministres d’état. Les trois grandes dignités dont il est question, et que le texte désigne par le mot san-kong, étaient sous les Tchéou : Le Tay-Ssé, premier ministre ; le Tay-Fou, intendant général ; le Tay-Pao, le conservateur en chef. Sous les premiers Han, ce furent : Le général de l’infanterie, le général de la cavalerie et le directeur des travaux publics. Sous les Han orientaux on leur donna les titres qui se trouvent ici ; à savoir les mêmes, sauf celui de Ssé-Ma, général de la cavalerie, remplacé par celui de Tay-Oey, commandant des gardes. (Voir le Dictionnaire chinois de Kang-Hy, au caractère Kong.) Au tome Ier de l’Histoire générale de Chine, page 181, on lit en note : « Ssé-Pao était le nom d’une dignité qui ne s’accordait qu’à l’un des trois grands de la première classe, dont l’office était de veiller à ce que l’empereur ne commît aucune faute dans le gouvernement ; ce mot signifie au propre maître gardien ou protecteur ; magister custos. Tay-Ssé, signifie grand maître, et Tay-Fou, grand précepteur. Dans le chapitre Tchéou-Kouan (des dignités sous les Tchéou), du Chou-King, ces trois grands officiers sont encore appelés les trois kong, et on dit : « ils traitent de la loi, gèrent les affaires du royaume, et établissent un parfait accord entre les deux principes ; ce n’est qu’à ceux qui ont de grands talents qu’on doit accorder des postes si élevés. »
L’an 153 de notre ère, c’est-à-dire trente et un ans auparavant, ce même mandarin, Liéou-Tao, s’était rendu à la cour, suivi de plusieurs mille habitants, près de l’empereur Hiouan-Ty, pour obtenir de ce faible monarque la mise en liberté du ministre Tchu-Mou ; voici à quelle occasion : Le père de l’eunuque Tché-Tchang était au nombre des mandarins prévaricateurs qui se donnèrent la mort pour échapper au châtiment qui les menaçait par suite de leur mauvaise gestion. L’eunuque célébra ses funérailles avec un luxe inouï, au point qu’il se servit de boîtes en pierres précieuses qu’il n’était permis d’employer qu’aux obsèques des princes du premier ordre. Le ministre Tchu-Mou avait lui-même dénoncé les prévaricateurs ; indigné de voir Tché-Tchang insulter par ce faste à la misère publique, il fit ouvrir le tombeau du père de l’eunuque et en tira les richesses que celui-ci y avait enfermées, pour les employer à soulager le peuple. Tché-Tchang en porta plainte à l’empereur, qui donna ordre d’arrêter Tchu-Mou et de le conduire en prison. Ce fut alors que Liéou-Tao vint intercéder en faveur du ministre intègre, et il présenta un placet si digne, si noblement écrit, que l’empereur non seulement fit mettre Tchu-Mou en liberté, mais encore le rétablit dans tous ses emplois. C’était le même service que Tchin-Tan cherchait à rendre à Liéou-Tao.
Cet usage de mener les soldats à coups de fouet ou de bâton, dont on trouve tant de traces dans le San-Koué-Tchy, n’était pas inconnu au reste de l’Asie. Hérodote et Xénophon parlent de ce moyen de discipline militaire employé chez les Perses ; c’est de là sans doute qu’il s’est introduit dans les pays les plus septentrionaux de l’Europe. Il est à remarquer cependant que les Chinois blâment cet usage barbare.
L’auteur de la description de la Chine s’étend beaucoup sur la construction des greniers publics dans le Céleste Empire, au chapitre XV de son ouvrage si habilement compilé. Sous les trois premières dynasties, l’état percevait le dixième du produit des terres, et, selon le père Cibot, ces grains étaient déposés dans des greniers publics ; on en comptait de cinq espèces : 1o Les greniers de l’empereur, destinés à l’entretien de sa famille et des officiers de sa maison ; 2o les greniers des princes feudataires, qui régnaient dans leurs principautés à la charge de rendre hommage au souverain et de lui payer le tribut ; 3o les greniers du gouvernement pour fournir aux dépenses ordinaires et extraordinaires de l’empire ; 4o les greniers de piété en faveur des vieillards, des malades, des pauvres et des orphelins ; 5o les greniers économiques réservés pour les années de stérilité et de famine.
Les greniers de la cinquième espèce s’alimentaient de la manière suivante. Les mandarins qui présidaient à la culture des terres tenaient un registre exact de l’état des moissons. Selon que l’année était abondante, bonne, médiocre ou mauvaise, ils obligeaient les colons de leurs districts à mettre en dépôt dans les greniers publics une partie plus ou moins considérable de leurs récoltes. Ces grains restaient en réserve. Lorsque les moissons avaient manqué, on dressait un état des besoins des familles, et on leur assignait sur le grenier économique un supplément en grains proportionné au nombre de personnes qu’elles avaient à nourrir et à la quantité de terres qu’elles devaient ensemencer. Quand les greniers d’un district ne suffisaient pas, on recourait à ceux des districts voisins.
Voici ce que dit l’ancien ouvrage canonique Ly-Ky (livre des rites), sur l’usage de mettre en réserve une partie des récoltes : « Un champ de cent arpents suffit pour la subsistance et l’entretien d’une famille de neuf personnes quand la terre est bonne et fertile. Lorsqu’elle est médiocre, elle ne suffit que pour sept à huit, et pour cinq à six lorsqu’elle est maigre et appauvrie. Un état qui n’a de blé en réserve que pour neuf ans est mal fourni ; s’il n’en a pas pour six ans, il est pauvre et en péril ; il est comme ruiné et à la veille de s’écrouler quand ses provisions ne suffisent pas pour trois ans. Dans trois années de bonne récolte, il doit y en avoir une de réserve. On ne doit jamais souffrir qu’aucune terre demeure inculte ni aucune famille oisive. Les mandarins préposés à l’agriculture doivent rester à la campagne pour diriger les labours et les semailles, déterminer les grains qui conviennent à chaque canton, présider aux façons des terres, ordonner les arrosements, fixer les limites des champs, et instruire les colons de tout ce qu’ils doivent faire. Le ministre doit régler les dépenses de l’état d’après la récolte de l’année et les provisions actuelles des greniers publics. » On reconnaît là le code d’un peuple agriculteur ; si l’on veut voir jusqu’où les Chinois ont porté l’art de cultiver les terres, on trouvera les plus intéressants détails sur cette matière dans le voyage de lord Macartney.
Nous avons fondu deux phrases en une seule et commencé le chapitre un peu plus tôt que le texte chinois. Il faudrait dire : « Les gardes arrêtent ce mandarin, mais c’était le ministre d’état Tchin-Tan ; il entre aussitôt et demande au prince… »
« L’impératrice, épouse de l’empereur, ne doit pas être vue et ne paraît dans aucune cérémonie publique. Son couronnement consiste : 1o dans l’enregistrement et la promulgation solennelle de l’édit (Tchy-Y) qui la déclare impératrice et lui en confère tous les droits ; 2o dans la cérémonie de lui présenter les sceaux d’or et de jade (yu) dont elle doit se servir pour rendre authentiques et exécutoires le peu d’ordres juridiques qu’elle est dans le cas de donner ; 3o dans les hommages solennels que viennent lui rendre les princesses du sang et les princesses étrangères, les femmes de la cour, et toutes celles qui résident dans l’intérieur du palais. L’impératrice est la première femme de l’Empire, la première et légitime épouse, celle dont les enfants sont, avant tous les autres, désignés par les lois pour succéder au trône. Elle ne doit son respect qu’à l’impératrice-mère. » Description de la Chine, livre X. Si l’impératrice ne donne pas d’enfant mâle au souverain, celui-ci choisit pour héritier présomptif (Tay-Tseu), de son vivant, un fils aîné d’une de ses femmes de second rang (Fou-Jin), qu’il ne faut pas confondre avec les concubines d’un rang inférieur rangées en trois classes d’après le Ly-Ky. On les nomme Pin, Chy-Fou et Yu-Tsy ; les premières peuvent être au nombre de neuf, les secondes au nombre de trente-sept, et les troisièmes au nombre de quatre-vingt-une. Ce qui, avec les trois Fou-Jin et l’impératrice, fait un total de cent trente-trois femmes que l’ancien livre des rites accorde à l’empereur.
Ho-Heou et Tong-Heou avaient le titre et le rang de Fou-Jin ; par conséquent, leurs enfants étaient légitimes et aptes à régner, dans le cas où l’impératrice n’en eût pas elle-même. Wang-Mey-Jin (Wang, la belle femme), désignée dans le texte mandchou par le mot de héhé, femme en général, peut être considérée comme une simple concubine de Ling-Ty. Nous donnons cette explication ici, parce que ces nuances n’ont pas été rendues dans le passage cité.
L’empereur Tchong-Ty, qui monta sur le trône à l’âge de deux ans, mourut dès le premier mois de son règne. Son successeur, Tchy-Ty, commença à régner à l’âge de neuf ans ; il mourut la même année, empoisonné par Leang-Ky, frère de l’impératrice (145-146 de notre ère). Ce Leang-Ky donna une grande autorité aux eunuques et prépara ainsi la chute de la dynastie des Han.
Ou plutôt : « Aux exhortations amicales que je vous adresse… »
Il faut rectifier la phrase de la manière suivante : « Vous avez sous vos ordres, sous les ordres de votre jeune frère, des héros, des officiers de renom ; qu’ils fassent un effort, qu’ils prodiguent leur vie, et cette grande entreprise n’offre aucune difficulté… »
Tout ce passage est fort difficile ; nous essaierons de le traduire plus exactement : « Aujourd’hui, général, vous résumez en vous l’autorité impériale, vous avez en main l’autorité militaire. Le dragon qui vole dans les airs, le tigre qui court sur la terre, tout ce qu’il y a d’élevé et d’inférieur est attentif à vos actions. Si vous voulez exterminer les eunuques, vous donnerez le signal d’un incendie qui vous consumera vous-même. Au lieu de châtier les eunuques, montrez seulement la puissance foudroyante dont vous êtes revêtu ; par le seul emploi de l’autorité, coupez court à ces embarras, alors le ciel secondera vos desseins, les hommes vous obéiront… »
Au lieu de « blessent les rites, » il faut sans doute entendre : « Intervertissent l’ordre des temps, dérangent les calculs du ciel en hâtant la ruine de la dynastie. »
Il faut lire : « Ils se font payer mille pièces d’or la recommandation écrite qu’ils accordent à leurs clients ; tous les fiefs, etc… »
Lisez : « Sin-Ngan, c’est-à-dire la nouvelle capitale, Lo-Yang. »
C’est-à-dire « abandonnèrent leurs emplois et se retirèrent du conseil. »
Mot à mot, il se mit à crier « Peut-on à ce point méconnaître les rites, les devoirs, les lois ? »
Il faut lire : « Lou-Tchy, président des six grands tribunaux, avait donné sa démission, mais n’était pas encore sorti du palais ; ce fut alors qu’il… »
Les eunuques adoptaient des enfants et se faisaient ainsi des familles puissantes ; ils avaient de nombreux clients à la cour, dans la capitale, dans les provinces. « Les Annales de la Chine (histoire générale, tome l, page 81) font mention de ces officiers du palais de l’empereur Yao, qui mourut l’an 2258 avant J.-C., et elles nous apprennent que l’état de ces hommes dégradés fut d’abord la peine du crime. Ce genre de mutilation était le quatrième des supplices qu’on établit alors, et cette peine était celle dont on punissait le calomniateur, le traître et l’impudique. Ces coupables, devenus inutiles à la société, en furent séparés, relégués dans les domaines des empereurs ou renfermés dans l’intérieur des palais pour y exercer les emplois les plus vils et les plus pénibles. On en fit ensuite les portiers de l’appartement des femmes.
« Cet état d’humiliation dans lequel vivaient les eunuques subsista pendant plusieurs siècles. L’intrigue les en fit sortir sous le règne de l’empereur Youen-Ouan, qui monta sur le trône l’an 781 avant l’ère chrétienne. Une de ses concubines, la fameuse Pao-Ssé, que les annales chinoises appellent la peste de l’empire, se servit des artifices d’un eunuque pour déterminer ce prince à répudier l’impératrice et à l’élever elle-même sur le trône. Parvenue au faîte du pouvoir, elle récompensa l’eunuque par la première charge du palais et confia aux autres les principaux emplois. Depuis ce moment leur faveur s’est toujours accrue.
« L’état d’eunuque cessa d’être un supplice vers le commencement de l’ère chrétienne, sous la dynastie des Han. Leur crédit et leur autorité avaient alors tellement prévalu, que la mutilation ne fut plus considérée que comme un moyen favorable à l’ambition. Plusieurs prenaient cette voie pour arriver plus promptement à la fortune. Des pères mêmes, dans les familles distinguées, dévouaient quelques-uns de leurs enfants à cet état pour s’en faire des protecteurs à la cour. Les eunuques acquirent des richesses immenses… Sous des princes inhabiles, faibles et voluptueux, les eunuques eurent en main toute la puissance ; du fond du palais ils gouvernaient l’empire. Tous les ordres émanaient d’eux ; ils étaient les arbitres de toutes les grâces, et il fallait que les grands fussent ou leurs créatures ou leurs victimes. L’injustice, la violence, les exactions, les abus d’autorité soulevèrent les peuples et provoquèrent ces révolutions terribles qui causèrent la ruine d’un grand nombre de familles impériales.
« Ces exemples apprirent à la dynastie régnante des Tartares à craindre les eunuques. Lorsque Kang-Hy (mort en 1723) monta sur le trône encore enfant, la régence, après avoir fait faire le procès pour ses malversations au chef des eunuques, en expulsa du palais plusieurs milliers qui eurent ordre de retourner dans leurs familles. Elle fit graver sur une plaque de fer du poids de plus de mille livres, qui subsiste encore aujourd’hui, une loi par laquelle la nation mandchou s’engage à ne plus élever d’eunuques aux charges et aux dignités. Lorsque Kang-Hy gouverna par lui-même, il ratifia cette loi, diminua encore le nombre des eunuques, réduisit ceux qui furent conservés à balayer les cours du palais, et recommanda à ses enfants de ne jamais les tirer de l’état d’abaissement où il les avait mis. » Description de la Chine, livre X. Le massacre des eunuques, raconté par le San-Koué-Tchy, ne fit cesser le mal que pour un temps ; on les détruisit une seconde fois à la fin de la dynastie des Tchang, dont ils avaient hâté la ruine dans les premières années du xe siècle de notre ère. Cette page sanglante de l’histoire de la Chine rappelle assez bien, dans tous ses détails, la conjuration de Darius et de Gobryas, qui fut suivie de la destruction des mages. — Hérodote, Thalie, § 71 et suiv.
On sait que c’est un crime de lèse-majesté, à la Chine, et par conséquent un crime digne de mort, d’aborder l’empereur en face, de marcher droit à lui, de ne pas mettre pied à terre en sa présence sur une route, de ne pas s’agenouiller devant sa personne sacrée. C’est un crime digne de mort d’entrer en armes dans la salle d’audience, comme le faisait toujours le premier ministre Tong-Tcho.
Ce sceau précieux dont il sera question plus loin est d’environ huit doigts carrés et d’un jaspe fin, sorte de pierre précieuse fort estimée à la Chine. Aucun acte n’a force de loi ni de jugement sans l’apposition du sceau de l’empereur ; c’était donc pour le jeune prince une perte presque irréparable. Outre ce cachet de jaspe fin, qui est l’attribut particulier et exclusif du souverain, il en est accordé aux grands personnages de l’empire. Ceux des princes sont d’or ; ceux des vice-rois et des grands mandarins sont d’argent ; ceux des mandarins ou magistrats d’un ordre inférieur ne peuvent être que de cuivre ou de plomb. La forme en est plus ou moins grande, selon le rang qu’ils tiennent dans l’ordre des mandarins et dans les tribunaux. Lorsque le sceau d’un de ces officiers est usé, il doit en avertir le tribunal supérieur ; alors on lui en fait parvenir un neuf, et l’on exige qu’il remette l’ancien. — Description de la Chine, livre X.
Il vaut mieux lire : « Il venait d’apercevoir debout, derrière Ting-Youen… » Les chefs militaires du San-Koué-Tchy ont toujours avec eux un ou deux officiers qui les accompagnent même dans le conseil et les suivent partout, comme l’écuyer du moyen âge le chevalier qu’il avait adopté pour maître.
L’eunuque cité dans ce passage est Tchao-Kao. Il joua un grand rôle sous le règne de Tsin-Chy-Hwang-Ty, dont il s’acquit les bonnes grâces, et sut à propos seconder les vues de ce grand empereur si abhorré en Chine à cause de ses édits de proscription contre les livres et les lettrés. L’eunuque rusé fut premier ministre sous le successeur de Chy-Hwang-Ty, sous le faible Eul-Chy-Hwang-Ty, le dernier des Tsin. Une fois maître du pouvoir absolu, il s’en servit contre les princes mêmes de la famille régnante qu’il trouva bientôt le prétexte de faire périr, ainsi que la plupart des grands de la cour. Plus tard, il osa élever ses regards jusqu’au trône et forma le projet de sacrifier l’empereur à son ambition. Ce fut à cette époque qu’eut lieu cet incident raconté dans le San-Koué-Tchy ; Tong-Tcho se préparait à marcher sur les traces de l’eunuque, et son conseiller Ly-Jou l’y poussait par ses conseils.
Tchao-Kao fit enfin assassiner son prince ou plutôt il le força à se poignarder lui-même. Le successeur désigné de Eul-Chy, Tsé-Yng, que l’eunuque voulait abaisser au simple rang de prince, attira celui-ci dans un piége et le tua. La mort de ce ministre sanguinaire causa une joie universelle et fut célébrée par tout le peuple.
Un des anciens empereurs déposés ayant conservé le titre de roi de Hang-Nong, petite principauté fondée par Wou-Ty des premiers Han (l’an 112 ou 4e année Youen-Ting du règne de ce souverain). Le mot Hong-Nong-Wang prit à peu près la signification d’empereur honoraire, empereur déchu.
Cette lance se nomme dans le texte : Fan-Tien-Hoa-Ky ; nous ferons comme le traducteur mandchou qui a répété ces caractères sous la forme phonétique sans chercher à les interpréter.
Tay-Kia, de la dynastie des Chang, monta sur le trône l’an 1757 avant notre ère ; son ministre Y-Yn entreprit de le corriger des vices qui le rendaient odieux aux gens de bien. Voici comment ce fait est rapporté dans l’Histoire générale de la Chine, tome l, page 180. « Le vice avait jeté de trop profondes racines dans le cœur de Tay-Kia ; Y-Yng vit bien que ses exhortations étaient insuffisantes et qu’il fallait un remède plus efficace pour l’engager à changer de conduite. Pour éloigner le prince des sociétés qui l’entretenaient dans le mal, il fit bâtir un petit palais près du tombeau de Tching-Tang (grand-père de Tay-Kia et fondateur de la dynastie), et résolut d’y tenir le jeune souverain afin de l’obliger à écouter ses instructions. Voici comment Y-Yn s’y prit : il annonça au jeune empereur qu’il fallait aller au tombeau de son aïeul faire des cérémonies funèbres ; Tay-Kia ne fit aucune difficulté de s’y rendre, persuadé qu’il reviendrait bientôt. Mais les premières cérémonies achevées, Y-Yn lui fit entendre que, suivant la coutume des anciens, le deuil devait durer trois ans, et qu’il ne pouvait se dispenser de suivre cette loi. Tay-Kia y consentit. Y-Yn commença par interdire tout commerce entre Tay-Kia et les sociétés qui le perdaient. Alors il lui donna des leçons sur les obligations d’un prince à l’égard de son peuple et à l’égard de lui-même. Le ministre continua ses instructions, chaque jour, pendant trois années ; il réussit à changer entièrement le jeune empereur et à le rappeler à la vertu. » — Voir la biographie de Y-Yn au vol. III des Mémoires sur les Chinois.
L’empereur, nommé ici Tchang-Y-Wang (le roi de la ville de Tchang, du nom de l’endroit où il se retira), est Liéou-Ho, le huitième des Han, qui monta sur le trône l’an 74 avant notre ère. Son ministre Ho-Hwang s’appuya, pour le déposer, sur l’exemple de Y-Yn.
Le texte dit : « Mais un cavalier, brandissant sa lance, se mit à caracoler à l’entrée du jardin, hors de la porte. »
Cette cuirasse paraît être celle qui est représentée en regard de la page 373 du vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, sous le no 133. L’explication la désigne ainsi : Cuirasse à l’imitation de la peau de l’animal appelé ny (et qui ressemble, dit-on, au lion). Suit un grand détail des procédés qui servent à la fabrication de ce genre de cuirasse fort légère et à l’épreuve du trait. L’époque des Tang étant très-postérieure à celle des faits rapportés dans le San-Koué-Tchy, peut-être faut-il traduire Tang-Ny comme un nom propre de deux caractères.
Une province du dehors doit s’entendre ici d’une province située au delà du territoire que l’on considérait comme le domaine de l’empereur. Ce domaine impérial était censé de mille lys carrés, environ cent lieues. — Voir la figure qu’en a donnée M. Pauthier dans la Chine, page 52.
Il semble que les camps des Chinois étaient, sous certains rapports, organisés comme ceux des Grecs. On peut s’en convaincre par le passage suivant d’Hérodote, Calliope, § 43. « Après que Mardonius eut interrogé les officiers de son armée sur les oracles… la nuit vint et l’on posa des sentinelles. Elle était déjà bien avancée, un profond silence régnait dans les deux camps, lorsque Alexandre, fils d’Amyntas, général et roi des Macédoniens, se rendit à cheval vers la garde avancée des Athéniens et demanda à parler à leurs généraux. Les sentinelles coururent avertir ceux-ci qu’il venait d’arriver au camp des Perses un homme à cheval… »
Le dragon, adopté comme emblème par les empereurs de la Chine, est un animal fabuleux dont le Dictionnaire de l’Académie, rédigé sous le règne de Kang-Hy, donne la description suivante : Il est le plus grand des reptiles à pieds et à écailles ; il peut se rendre obscur ou lumineux, subtil et mince ou lourd et gros ; se raccourcir, s’allonger, comme il lui plaît. Au printemps, il s’élève vers les cieux ; à l’automne, il se plonge dans les eaux. Il y a le dragon à écailles, le dragon ailé, le dragon cornu, le dragon sans cornes ; enfin le dragon roulé sur lui-même, qui n’a point encore pris son vol dans les régions supérieures. — Kang-Hy, au caractère Long ; et aussi le tome I des Mémoires sur les Chinois.
Le sens précis de ce passage, suivant la version mandchou, est celui-ci : « C’est à cause de Ting-Youen que je suis resserré dans une position sans issue. »
Une armée chinoise se compose ou de trois corps, celui de droite, celui de gauche et celui du centre, ou de cinq corps, c’est-à-dire des trois que nous venons de désigner auxquels s’ajoutent l’avant-garde et l’arrière-garde. Dans les deux cas, le général en chef commande la division du centre, appelée souvent la grande division, et c’est là que se trouve sa tente.
Il faut ajouter : » Ting-Tcho avait rassemblé ses troupes pour attendre le résultat de la mission de Ly-Sou. »
Tchéou-Kong était frère de Wou-Wang, fondateur de la dynastie des Tchéou (1122 avant notre ère) ; nommé par celui-ci gouverneur de l’Empire pendant la minorité de son neveu Tching-Wang, il mit toute son ambition à préparer pour la Chine un règne glorieux. Après les obsèques de Wou-Wang, il fit prendre le bonnet à Tching, alors âgé de quatorze ans, le conduisit dans la salle des ancêtres, l’invita à monter sur le trône et lui adressa les conseils que voici : « Un souverain doit, autant qu’il peut, donner un libre accès au peuple auprès de sa personne, et en éloigner tous les flatteurs. Souvenez-vous, prince, de bien employer votre temps, de mépriser les richesses, de n’avoir près de vous que des gens vertueux et sages, de n’accorder des emplois qu’aux gens de talent et de mérite. »
Tching-Wang régna trente-sept ans et fut un grand prince ; les auteurs chinois aiment à citer son nom à côté de celui de Tchéou-Kong.
Le texte mandchou dit avec plus de justesse : « Élever le second fils de Ling-Ty aux dépens de l’ainé, » qui était véritablement l’héritier présomptif.
Il faut lire : « Ceux qui manqueraient à l’appel auraient la tête tranchée. »
Tong-Tcho ayant fait descendre le jeune prince de dessus l’estrade, le fit se retourner vers celui qui s’y était assis à sa place et le força de s’agenouiller comme un sujet, le contraignant ainsi à rendre hommage le premier au nouveau souverain.
Il faut joindre les deux membres de phrase : « Ceux qui voudraient enfreindre cet ordre sévère seraient punis de mort, etc… »
Comme nous l’avons fait observer plus haut, il faut lire femme de second rang, au lieu de concubine. Ces femmes de second rang, en chinois Fou-Jin, avaient le titre de Héou, princesses.
Ces vers du jeune empereur captif sont rapportés par les annalistes ; on les trouve cités dans l’Histoire générale de la Chine, qui reproduit aussi toute cette scène tragique à laquelle l’auteur du San-Koué-Tchy n’a pas eu beaucoup à ajouter. Quant à l’épouse du prince (ligne 29), il nous aurait paru plus logique d’en faire une suivante de l’impératrice déposée, comme les traducteurs de L’Histoire générale (tome III, page 536). Le jeune souverain avait à peine quinze ans, âge légal pour le mariage des princes. Mais le texte chinois désigna cette femme par le caractère fey (bas. 1853), dont le sens est : Principis hœredis regni legitima uxor, et aussi : Secondariæ uxores seu concubinæ imperatoris. La version mandchou confirme cette dernière interprétation, en traduisant par le mot chinois Fou-Jin. D’ailleurs, la suite du récit ne laisse guère de doute sur le véritable caractère de ce personnage qu’on ne peut pas admettre comme historique.
Au lieu de « des femmes du harem », il faut lire, « des officiers du palais et des femmes du harem. »
Le mot anniversaire peut s’entendre ici, comme en français d’ailleurs, du jour qui correspond à la mort aussi bien que du jour qui correspond à la naissance ; aussi, dans l’Histoire générale de la Chine (tome III, page 536), ce passage a été traduit dans ce dernier sens : « Tong-Tcho… m’envoie vous annoncer que, dans un an, à pareil jour, sera votre anniversaire. » Bien que les deux textes chinois et mandchou ne semblent pas autoriser cette interprétation (et sans doute les missionnaires ont puisé à une source différente), nous serions tentés de la préférer et de nous soumettre très-humblement à l’avis de ces savants sinologues.
Ces petits vers sont assez difficiles ; le texte mandchou conduirait à traduire plus littéralement : « Quittant le royaume de dix mille chars, j’étais retourné veiller à la garde des frontières. Menacé par un de mes sujets, hélas ! je vois ma vie prête à finir… » Cette interprétation aurait l’avantage de faire sentir la position d’un prince qui, déjà détrôné, exilé, se voit condamné à mourir par un ministre ambitieux.
On doit traduire plus fidèlement : « Vous qui secourez les projets barbares de Tchéou-Sin ( ledernier souverain de la dynastie des Yn), vous qui vous associez servilement à ses crimes... » L’éditeur chinois fait même une note à ce sujet et on doit lui en savoir gré, car c’est une complaisance bien rare chez les éditeurs et chez les copistes orientaux ; il dit : « Le mot Tchéou est pris pour exemple et signifie cruel comme ee prince abhorré. La princesse emploie cette comparaison pour injurier l’assassin. »
Au lieu de quatre générations, il faut lire quatre siècles. Il y avait quatre siècles, comme on l’a vu plus haut, que les Han occupaient le trône. Les Chinois expriment les deux idées de siècle et de génération par le même caractère.
Il y a dans le texte : « Son Excellence s’est retirée dans sa bibliothèque depuis longtemps. Alors Tsao entra et vit le premier ministre assis sur son lit. » La bibliothèque est la chambre à coucher des Chinois ; les lettrés aiment à dormir au milieu de leurs livres.
On doit lire plus exactement : « Tong-Tcho, baissant son visage, a regardé dans le miroir qui lui sert à s’habiller, et il a vu le glaive sortir du fourreau... »
Ce passage ayant été un peu abrégé, la traduction que nous en avons faite pourrait ne pas satisfaire ceux qui liraient le texte ; nous la reprenons sous la forme du discours direct : « Le chef du district dit : Lorsque je suis allé à la capitale solliciter un emploi, j’ai appris à vous reconnaître, car je vous y ai vu. — Puis il lui fit enlever le cheval (que Tsao avait volé), et il reprit d’un ton plus rude : Pourquoi cherchez-vous à me tromper ?... »
Il vaut mieux traduire comme le mandchou : « Pourquoi vous êtes-vous mis volontairement, de gaieté de cœur, dans ce mauvais pas ? »
Les illustres personnages que l’auteur présente ici comme des héros doués de courage, de désintéressement, de toutes les vertus publiques et privées, nous les voyons plus loin reparaître sous des couleurs beaucoup moins favorables, et presque tous ils finissent par se montrer d’ambitieux partisans, plus préoccupés de se déclarer indépendants et libres dans des principautés et des royaumes isolés, que de veiller au salut de l’empire.
Liéou-Hiuen-Té était allié à la famille impériale, voilà pourquoi il arborait la bannière jaune. Il ne faut pas oublier que le nom propre des Han est Liéou ; ils le tiennent de leur aïeul Liéou-Pang.
Cette scène assez solennelle de la nomination d’un chef des confédérés et de la prestation du serment se trouve dans l’histoire de la Chine à des époques antérieures et dans des circonstances analogues. L’an 23 de l’ère chrétienne, quand de fidèles sujets se levèrent en masse contre l’usurpateur Wang-Mang, on éleva un théâtre sur lequel on fit monter Liéou-Hiuen ( de la famille des Han ) comme sur un trône ; là, tous les officiers généraux saluèrent leur chef. Plus tard , quand un autre parti dévoué aussi à la légitimité fut assez considérable, les chefs (Wey-Tsouy, Wey-Y et Wey-Ngao) élevèrent un vaste pavillon dans lequel on sacrifia en l’honneur du fondateur de la dynastie des Han et des plus célèbres empereurs de cette famille. Ensuite les généraux assemblés tuèrent un cheval dont ils burent le sang suivant l’ancienne coutume, et firent le serment de sacrifier leur vie pour punir le perfide Wang-Mang et rendre aux Han le trône usurpé par celui-ci.
Les cinq bannières (appelées en chinois Ky, en mandchu To), doivent être regardées ici comme des étendards sur lesquels étaient représentés deux dragons enlacés. La grande bannière blanche (en chinois Pé-Mao, en mandchou Changguian-Mâo), est un étendard orné de la queue d’un bœuf sauvage. Quant à la hache, voici l’explication qu’on en donne au vol. VII des Mémoires sur les Chinois, article 1er du Lou-Tao :
« Le roi, prenant entre ses mains la petite hache, en séparera le fer d’avec le manche, et remettra le manche au général, en lui disant : D’ici-bas jusqu’au ciel, donnez des ordres et faites-les exécuter. Il prendra alors la grande hache, en séparera également le manche d’avec le fer, et remettra le fer entre les mains du général, en lui disant : Du lieu que vous foulez aux pieds jusqu’au centre de la terre, donnez des ordres et faites-les exécuter... » Ici il n’est question que de la grande hache ; les dictionnaires expliquent ainsi le caractère Youe (3169 et 11431 ) : « Hache militaire dont le fer est large et le manche long... »
Nous avons parlé plus haut des sceaux remis aux officiers civils et militaires ; nous y ajouterons ces lignes empruntées aussi au vol. VIII des Mémoires sur les Chinois : « Les généraux avaient entre les mains la moitié d’un des sceaux de l’empire, dont l’autre moitié restait entre les mains du souverain ou de ses ministres. Quand ils recevaient des ordres, ces ordres n’étaient scellés que d’une moitié du sceau, laquelle ils joignaient avec la leur pour s’assurer qu’ils n’étaient pas trompés ; mais quand une fois cette moitié du sceau était déchirée ou rompue, ils n’avaient plus d’ordre à recevoir. » Or, une fois hors des frontières, le général n’ayant plus d’ordres à recevoir de la capitale trop éloignée du théâtre de l’expédition, devait déchirer la partie du sceau restée entre ses mains, se déclarant ainsi maître d’agir à son gré.
Ce que nous avons traduit par « le sceau de la confédération, » en chinois Ping-Fou, le sceau militaire, en mandchou Hontoho-Toron, le sceau dont on a une moitié, doit s’entendre par le sceau de Youen-Chao lui-même, chef suprême de ligue ; les mots Tsiang-Yn, cachet du général , exprimeraient le sceau que le généralissime était censé recevoir de l’empereur.
Littéralement : « On brûla le papier. » On affirme que le papier a été connu en Chine sous Wey-Ty (qui régna de 180 à 157 avant notre ère) ; il nous a paru plus naturel de mettre « des tablettes de bambou » entre les mains de ces guerriers réunis en rase campagne. On doit entendre qu’ils brûlèrent cette formule écrite sur des planchettes ou sur du papier, afin de l’envoyer ainsi vers ciel pris à témoin de leur serment.
Ces passages, dont il est souvent question, étaient des défilés défendus par un mur, par une porte solide, surmontée, comme celles des villes, d’une galerie propre à renfermer des combattants, garnie de plates-formes du haut desquelles les archers et les arbalétriers faisaient pleuvoir sur les assaillants les flèches et les pierres. Au reste, on trouve la mention de pareils passages dans l’Histoire de la Grèce ; à l’ouest des Thermopyles, près de l’autel consacré à Hercule, le défilé était fermé d’une muraille dans laquelle on avait anciennement pratiqué des portes. Au sortir de la Phrygie et pour entrer en Cappadoce, on rencontrait l’Halys, sur lequel il y avait des portes qu’il fallait nécessairement passer pour traverser ce fleuve et un fort considérable pour la sûreté du passage. Sur la frontière de la Cilicie se trouvaient encore deux défilés et deux forts qui les défendaient.
Cette arme, fort ancienne à la Chine, a aussi été en usage par toute l’Europe au moyen âge chez les Sarrasins, dans l’Inde même ; elle a joué un grand rôle dans les guerres des croisades. Les Chinois s’en servaient également à la chasse, comme on peut le voir dans la planche 2, Chasse en été, de la Chine, par M. Pauthier.
Il faut traduire plus littéralement : « Tsao-Tsao ayant fait préparer une tasse de vin chaud, la donne à Kouan-Mo, en lui disant : Buvez et montez à cheval ! Le héros répond : Versez, je cours à l’ennemi... » C’est-à-dire qu’il ne boit pas cette coupe ; et il a si vite triomphé de son adversaire, qu’il est de retour avant que le vin ne soit refroidi. Nous insistons sur le sens de cette phrase, parce que le texte est assez obscur ; à moins qu’on ne traduise : « Il fait préparer le vin, afin qu’après avoir bu il monte à cheval ; mais celui-ci... »
C’est-à-dire : « Voyez comme avec arrogance ils se permettent de faire des exploits ; comme, sans ordre, chacun sort des lignes et court au combat. »
L’expression « les huit grands vassaux » n’est peut-être pas exacte ; alors il faudrait entendre huit généraux, chefs de division : Wang-Kwang, Kiao-Mao, Pao-Sin, Youen-Y, Kong-Yong, Tchang-Yang, Tao-Kien, Kong-Sun-Tsan, tous commandants de provinces. L’armée des confédérés se composait de huit divisions en tout.
Nous redonnons ici, pour ceux qui n’aiment pas les traductions abrégées, ce passage un peu long et qui nous semblait ralentir le récit : « Cependant les huit commandants supérieurs rassemblent leurs troupes et délibèrent. Liu-Pou est un héros à qui personne ne peut tenir tête… Et déjà on vient annoncer que ce général victorieux redemande le combat. A la tête d’un groupe de cavaliers, la bannière au vent, il se précipite sur les lignes. Un officier aux ordres de Tchang-Yang s’élance au galop pour le combattre ; à la première attaque, Liu-Pou le renverse mort à bas de son cheval.
« Les huit généraux sont frappés de terreur ; un officier aux ordres de Kong-Yong s’avance et dit : Voilà dix ans que je suis comblé des bienfaits de mon maître, pourquoi ne risquerais-je pas ma vie pour acquitter la dette de la reconnaissance ? Kong regarde et reconnaît un de ses clients, un héros de sa division, nommé Wou-Ngan-Koué. Armé d’une masse de fer du poids de cinquante livres, ce guerrier vole au-devant de l’ennemi. Dix fois il croise le fer avec Liu-Pou, qui lui coupe l'avant-bras d’un coup de son cimeterre. Ngan-Koue laisse tomber sa masse et s’enfuit… Les huit grands chefs s’ébranlent à la fois et marchent au secours du héros blessé. Liu-Pou tourne bride et abandonne le champ de bataille.
« Tant de combats inutiles et même funestes livrés par les huit grands généraux sont enfin annoncés à Youen-Chao. Tsao-Tsao vient le trouver et lui dit : Liu-Pou est un brave, un guerrier sans rival dans l’empire. Réunissons les dix-huit corps d’armée et attaquons-le en masse. Avisons au moyen de nous débarrasser de cet adversaire trop dangereux ; une fois qu’il sera anéanti, nous aurons bon marché de Tong-Tcho.
« Ils parlaient encore quand on les vint avertir que Liu-Pou revenait à la charge. En avant les huit divisions, crie Youen-Chao… Déjà Liu-Pou a attaqué vigoureusement Kong-Sun-Tsan qui s’élance hors des rangs, en personne, et le menace de sa massue de fer. — Prends ta pique, lui crie Liu-Pou, viens, je t’attends… Ils luttent, et bientôt Sun-Tsan, tournant bride, revient précipitamment sur ses pas. Monté sur son cheval rouge qui semble avoir des ailes, sur son coursier rapide comme le vent, capable de parcourir cent milles dans un jour, Liu-Pou le poursuit, le presse de plus en plus… Déjà il va lui enfoncer sa pique dans le dos ; mais à côté de Sun-Tsan parait un chef aux yeux ronds, aux prunelles ardentes, à la barbe hérissée comme le tigre ; la lance en arrêt, il se précipite et crie d’une voix méprisante : Vil esclave, trois fois traître, ne fuis pas ainsi ! Je suis Tchang-Fey, du pays de Yen.
« Liu-Pou le voit, et, cessant de poursuivre Kong-Sun-Tsan, il s’attache à ce nouvel adversaire. Tchang-Fey brille de tout son courage surnaturel en se préparant à cette lutte terrible ; les grands généraux l’admirent et restent immobiles. D’un cité, Tchang-Fey en manœuvrant sa pique déploie une vigueur incroyable, une force désordonnée ; de l’autre, LiuPou s’anime peu à peu.
« Enfin, transporté de colère, le bouillant Tchang-Fey pousse un cri, Kouan-Mo lance son cheval en avant, brandit son lourd cimeterre recourbé comme une faux ; Liu-Pou est assailli de deux côtés : les trois chevaux se heurtent, les trois cavaliers s’attaquent trente fois. À cette vue, Hiuen-Té éprouve une secrète joie. — Si je ne frappe pas maintenant, se dit-il, quelle meilleure occasion puis-je attendre ? Armé de son cimeterre à deux tranchants, il fouette son cheval aux crins jaunes et se jette sur Liu-Pou. Les trois amis, les trois frères adoptifs, entourent le terrible guerrier, qui résiste sur tous les points comme un phare tournant.
« Les huit chefs confédérés sont éblouis de tant d’audace ; Liu-Pou, cependant, ne peut tenir tête à cette triple attaque. Visant droit à la face de Hiuen-Té, il lui porte un coup de lance que celui-ci évite, et tandis que son ennemi a fait un mouvement pour parer le fer, il profite du moment pour s’esquiver ; la lance inclinée, il fouette son cheval rapide et se sauve. Les trois guerriers le poursuivent sans relâche ; alors aussi, avec de grandes clameurs, marchent les huit divisions. Les troupes de Liu-Pou fuient précipitamment vers les passages ; serré de près par ses trois redoutables adversaires, le héros arrive au pied du rempart ; là, Tchang-Fey lève la tête et voit… »
Bien que le texte parle de deux cavaliers envoyés près de Sun-Kien, il n’en nomme qu’un, Ly-Kio. L’autre doit être Tchao-Tsin, qui livra aux confédérés le passage de Ky-Chong, comme il est dit plus bas, page 99, ligne 29.
Courir le cerf signifie, dans les anciens auteurs, obtenir le pouvoir ; par les mots : « Le cerf s’est enfui dans Tchang-Ngan, » on peut entendre : L’autorité, la puissance impériale s’est retirée dans Tchan-Ngan...
La capitale des Han était d’abord Sy-Ngan-Fou (appelé aussi Tchang-Ngan, le repos durable, dans le Chen-Sy). L’an 25 de notre ère, l’empereur Kwang-Wou-Hwang-Ty alla s’établir à Ho-Nan-Fou (autrement Lo-Yang) dans le Ho-Nan.
Il est fait allusion, dans ce passage, à l’usurpation de Wang-Mang et aux guerres civiles qui désolèrent la Chine à cette époque. Lorsque Wang-Mang se fut rendu maître du pouvoir, le mécontentement du peuple et la misère à laquelle on n’apportait aucun soulagement, réunirent un grand nombre de sujets fidèles autour d’un chef partisan nommé Fan-Tchong. Wang-Mang fit marcher contre lui des forces considérables ; Fan-Tchong, averti que les troupes impériales venaient l’attaquer, ordonna à tous ses soldats de se peindre en rouge les sourcils, voulant faire entendre par là qu’ils étaient prêts à se défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Ce sont là les fameux Sourcils Rouges, en chinois Ky-Mey, qui prirent parti d’abord simplement contre l’usurpateur Wang-Mang, puis bientôt aussi pour les princes légitimes de la famille Liéou, des Han. Lorsque Liéou-Hiuen monta sur le trône, le corps puissant des Sourcils Rouges, qu’il songeait à désarmer, lui causa bien des inquiétudes.
Les Sourcils Rouges, sous Kwang-Wou-Ty, l’an 26 de notre ère « abandonnèrent la ville de Tchang-Ngan, après en avoir dévasté les environs. Le jour marqué pour leur départ, ils chargèrent sur des chariots tout l’or et l’argent avec les meubles précieux qu’ils avaient pillés, et firent main basse sur ceux dont ils avaient à se plaindre. Après avoir mis le feu à plusieurs endroits de cette capitale et au palais des empereurs, ils sortirent... » Histoire générale de la Chine, vol. III, page 284, on voit que Tong-Tcho imita en tous points ces bandes indisciplinées.
Quant aux Keng-Chy du texte, nous croyons que c’est le célèbre corps de cavalerie aux ordres du rebelle Ouan-Lang, qui se fit un parti assez considérable l’année suivante sous Liéou-Hiuen. Ces Keng-Ky décidèrent plusieurs fois du sort des batailles.
Les passages de Hiao et de Han sont des défilés qui commandent l’entrée des vallées. Hiao est aussi le nom d’une rivière. Au lieu de « on est près du mont Long-Yeou , etc., » il faudrait entendre : « On est près du lieu appelé Long-Yeou » (dans les montagnes), pour se conformer au sens du texte mandchou. Cependant il semblerait plus naturel, sinon plus correct, de traduire : « On a à sa portée le versant méridional des monts Long, où l’on trouve tout ce qui peut servir à bâtir une ville. »
C’est-à-dire que, dans cette émigration violente, on faisait escorter une troupe de gens du peuple, désarmés, traînant leurs vivres et leurs bagages, par un détachement de soldats ; et toute la population sortit ainsi, régulièrement entremêlée de soldats.
Déjà les tombeaux des empereurs avaient été violés, l’an 206 avant notre ère, par Hiang-Yu, qui disputait l’empire à Liéou-Pang, aïeul des Han : « Hiang-Yu prit le chemin de Hien-Yang dans le dessein de détruire cette capitale, afin que Liéou-Pang ne pût profiter des richesses qui y étaient accumulées. Ce général cruel et vindicatif donna ordre de passer au fil de l’épée tous les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe : le prince Tsé-Yng, le dernier des Tsin, y périt avec toute sa famille. Peu satisfait de ce massacre horrible, Hiang-Yu livra la ville au pillage, et après avoir enlevé les richesses du magnifique palais bâti par Tsin-Chy-Hwang-Ty, il y fit mettre le feu, qui fut trois mois entiers à consumer cet édifice immense. La vengeance de Hiang-Yu se porta jusque sur les morts ; il profana les tombeaux des Tsin. Il en fit tirer les cadavres des princes de cette famille pour les réduire en cendres qui furent jetées au vent. »
Cette phrase présente quelque difficulté ; le mandchou traduit : « Je ne sortirai pas du plan qu’a tracé Ly-You. » Si ce n’était la particule mandchou tchy, ex, de, on pourrait entendre : « Je n’exécuterai pas, je ne mettrai pas en action, en lumière, le plan proposé par un autre… »
Mot à mot n tu abandonnes furtivement la partie, tu fuis du lieu où tu devais nous attendre. »
Au vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, à la planche XXVI, on voit le dessin de quatre sortes de flèches ainsi nommées : flèche en sourcils, flèche en ciseaux, flèche à percer la cuirasse, flèche à diviser les épaules. Cette dernière est longue, tranchante, effilée ; rien n’empêche de supposer que le trait qui s’enfonça dans l’épaule de Tsao-Tsao appartenait à cette quatrième espèce.
Au lieu de traduire : « Les yeux tournés vers le firmament, il regarde, » on rentrerait mieux dans l’idée de l’écrivain, en disant : « Il examine l’aspect du ciel, il cherche à lire dans l’avenir en observant les astres… »
Il y a littéralement : « Il dit au soldat de prendre un flambeau, de descendre dans le puits et d’en retirer ce qu’il y trouvera. »
La légende inscrite sur le sceau se composait de huit caractères, dont le sens doit être rectifié ainsi : « La mission de gouverner la terre qui m’a été confiée par le ciel durera éternellement, c’est-à-dire je jouirai éternellement de cette délégation du pouvoir... »
Il vaut mieux entendre dans un sens plus général : « Sont sous nos ordres... »
La traduction littérale de ce passage serait : « Au commencement, nous avons levé une armée fidèle pour détruire les rebelles dans l’intérêt de la dynastie ; les grands vassaux sont accourus pleins de zèle pour la cause des empereurs... »
Les trois districts du nom de Fou (en chinois San-Fou), sont trois divisions de la province actuelle du Chen-Sy.
Liéou-Tay, vice-roi de Yen-Tchéou, avait envoyé demander des vivres à Kiao-Mao, commandant militaire de Tong-Kiun ; celui-ci refusa de lui en prêter ; de là la querelle. Il s’agissait donc de vivres refusés et non de vivres empruntés que Kiao-Mao n’aurait pas voulu rendre, comme nous l’avons dit par erreur.
On lit au vol. III de l’Histoire générale de la Chine, page 492 : « Les académiciens avaient donné lieu de suspecter leur fidélité, surtout à des esprits malintentionnés et prévenus contre eux. Tchin-Fan, Teou-Wou (voir page 1 du San-Koué-Tchy) et Liéou-Chou se faisaient appeler les trois sages (San-Kiun) ; on les nommait encore les trois chefs ou les trois maîtres. Ly-Yng, Siun-Y, Tou-My, Wang-Tchang, Liéou-Yu, Oey-Lang, Tchao-Tien et Tchu-Yu, se nommaient les huit hommes d’un mérite extraordinaire et supérieur aux autres (Pa-Tsiun). Kouo-Tay, Fan-Pong, Yn-Hiun, Pa-Sou, Tsong-Tsé, Hia-Fou, Tsay-Yen et Yang-Tsy avaient le nom de Pa-Kou, les huit attentifs aspirant au plus haut degré de sagesse. » Enfin, les huit autres dont les noms sont mis en note de la page 108 (ainsi que leurs surnoms ; nous avons jugé inutile d’y joindre ceux des pays où ils sont nés) avaient pris le titre de Pa-Ky, « voulant faire entendre par là qu’ils étaient capables tous les huit de devenir un jour les chefs de l’académie. »
Pour détruire ce qu’il y a de confus dans cette phrase, il faudrait lire : « Han-Fou lui-même vous cédera volontiers, général, la direction, le gouvernement de sa province... »
Ces Barbares, que nous avons désignés par les mots de « peuples pasteurs du nord-ouest de la Chine, » sont les Kiang-Hou. Ils s’étaient révoltés l’an 160 de notre ère, sous le règne de Hiouan-Ty ; à plusieurs reprises, ils désolèrent par leurs dévastations l’empire des Han, menacé à l’est par les Sien-Py de race coréenne ; à l’ouest par les Ou-Sun, que Klaproth range parmi les peuples Alano-Goths de l’Asie centrale. Les Kiang, de race tibetaine, s’allièrent, l’an 155 de notre ère, avec les Hiong-Nou du midi, tribus de race turque, pour envahir quelques provinces de la Chine désolées par la famine et par des pluies continuelles.
Cette mention d’un canon doit surprendre le lecteur, et nous n’hésiterions pas à y voir un anachronisme de l’écrivain chinois, s’il ne se présentait une manière plausible de l’interpréter. Le texte chinois donne bien Pao Hiang, le son du canon, traduit en mandchou par le même mot Pao ; Pao-Sintefi, il tira le canon. Pour ne pas répéter ce que nous disons plus bas à la note de la page 205, nous nous bornerons à faire remarquer que le père Amiot, dans son Mémoire sur l’art militaire des Chinois, avoue que Kong-Ming, qui joue un si grand rôle dans la seconde partie du San-Koué-Tchy, entendait déjà parfaitement l’usage des armes à feu et les employait avec succès. Il est vrai que ce Tao-Tsé, personnage fort extraordinaire, passait pour magicien. Nous renvoyons le lecteur à la Description de la Chine, livre XV, pour plus amples détails sur l’invention de la poudre par les Chinois. La planche XIX de la Chine, par M. Pauthier, intitulée Yeou-Wang donnant une fausse alarme, représente très-bien ce que nous nous figurons par ce canon à faire des signaux.
Au lieu de « princes de second rang, » il vaut mieux lire « grands vassaux, seigneurs des provinces » ; en mandchou holo-i-peise.
Tchéou cité ici est le même Tchéou-Kong dont il a été question à la note de la page 65. Tchao est Tchao-Kong, roi de Lou, qui régnait sur ce petit état au temps où Confucius vivait. « L’an 517 avant notre ère, ce prince étant allé dans le royaume de Tsy, où il demeura quelques mois, apprit que les troubles qui commençaient à s’élever dans sa principauté de Lou avaient obligé Confucius de passer dans celle de Tsy ; il fut plus affligé de la retraite de ce grand philosophe que du désordre qui arrivait dans son royaume. » Histoire générale de la Chine.
Kia-Fou et Kiéou-Sun sont deux généraux célèbres du temps de Kwang-Wou-Ty, régénérateur de la dynastie des Han, le même qui transporta la cour dans le Ho-Nan. Le premier rendit d’importants services à ce grand empereur en réduisant les rebelles du Hien-Tchéou ; le second s’offrit d’apaiser, près de Lo-Yang, la nouvelle capitale, une révolte assez menaçante ; des rebelles avaient pris les armes pendant l’absence du souverain. La victoire fut due en grande partie à la présence de l’empereur qui, marchant sur les traces de son général, intimida les mécontents ; ceux-ci se soumirent aussitôt et vinrent implorer la clémence de Kwang-Wou-Ty.
Liéou-Piéou était parent des empereurs, les Han ayant le même nom de famille. Voir plus haut la note de la page 82.
Il faut plutôt traduire : « Ne laissons pas les troupes du Kiang-Tong, de la province à l’est du fleuve Kiang, retourner dans leur pays ; tâchons de les détruire et commençons par décapiter l’envoyé que voici, ensuite nous emploierons un moyen que je vais proposer... »
Ce Tsay-Yong avait, comme on l’a vu au commencement du San-Koué-Tchy, dénoncé courageusement à l’empereur les crimes des eunuques. Plus haut (page 62), il a reparu ; intimidé par les menaces de Tong-Tcho, hésitant entre son devoir et la crainte de la mort, il finit par suivre le parti du ministre tout-puissant et se dévoue à sa cause. Cette lâcheté de l’historien Tsay-Yong indisposa contre lui les mandarins fidèles, surtout Wang-Yun qui le fit périr, comme on le verra par la suite. Il jouissait d’une grande réputation comme lettré ; en voici une preuve :
« L’empereur (Han-Ling-Ty), ne voulant pas être regardé comme ennemi des sciences, auxquelles la perte de tant d’habiles gens (les académiciens décimés par les proscriptions) devait nécessairement être fatale, ordonna à Tsay-Yong de faire graver sur quarante-six pierres les soixante King en cinq sortes de caractères, connus sous les noms de Ta-Tchuen, de Siao-Tchuen, de Ly-Chu, de Kiay-Chu et de Ko-Téou-Wen, en choisissant parmi ces derniers ceux qui avaient été en usage sous les trois premières dynasties des Hia, des Chang et des Tchéou ; ce choix était fait sur les soixante-dix sortes de caractères dont on se servait dans ces premiers temps et dont on n’avait presque plus de connaissance... » Histoire générale de la Chine, tome III, page 498.
Tong-Tcho avait en réalité usurpé la place de l’empereur ; le heurter au passage devenait ainsi un crime de lèse-majesté et punissable de la peine de mort ; voilà ce que signifie l’exclamation réitérée de Ly-Fou.
Tchwang-Wang, roi de Tsou, monta sur le trône l’an 613 avant notre ère.
Tching-Ping était un officier du roi de Goey ; dès que le roi de Han, l’aïeul des empereurs de la dynastie de ce nom, eut transféré la cour à Ly-Yang (l’an 205 avant notre ère), il vint se ranger sous ses drapeaux. Le roi des Han, qui lui reconnut de la capacité, lui donna un emploi assez considérable dans ses armées. Les anciens officiers murmuraient de ce qu’on leur préférait un étranger, un nouveau venu. Le roi les écouta avec bonté ; il fit venir Tching-Ping et lui dit : « Vous avez servi le roi de Goey et vous l’avez quitté pour vous donner à Pa-Wang, roi de Tsou ; à peine ètes-vous resté quelques mois sous ses drapeaux, que vous venez vous ranger sous les miens. Une pareille inconstance doitelle me donner de la confiance en vous ?
« Le roi de Goey, répondit Tching-Ping, ne récompense pas le mérite, parce qu’il n’a pas le talent de le discerner. Les liens du sang sont la seule recommandation auprès de Pa-Wang, à qui d’ailleurs on ne peut se fier. Vous seul, prince, savez employer chacun selon sa capacité
Je n’aurais pas accepté vos largesses, si j’eusse cru ne pas vous être utile ; je les ai mises sous le sceau pour être rendues à qui vous l’ordonnerez. Je ne veux pas accepter vos bienfaits si je ne les paie de ma personne… » Histoire générale de la Chine, tome II, page 461.
Ce Han-Sin, auquel il est fait allusion plus loin, fut nommé par Kao-Tsou, le premier des Han, général en chef des armées, l’an 206 avant notre ère.
L’usage de sceller le serment avec du sang a été connu chez beaucoup de peuples de l’antiquité, et il l’est encore d’un grand nombre de peuplades sauvages. En Europe même, dans les derniers siècles, on en retrouve quelques exemples ; le plus remarquable sera sans doute le suivant : Lorsque Henri III entra en Pologne pour prendre possession de ce royaume, il trouva à son arrivée trente mille chevaux rangés en bataille. Le général, s’approchant de lui, tire son sabre, s’en pique le bras, et, recueillant dans sa main le sang qui coulait de sa blessure, il le but, en lui disant : « Seigneur, malheur à celui de nous qui n’est pas prêt à verser pour votre service tout ce qu’il a dans les veines ; c’est pour cela que je ne veux rien perdre du mien. »
Le Ly-Sou est celui même qui a engagé Liu-Pou à égorger son premier père adoptif, Ting-Youen (page 58). Ce dernier est le même qu’on trouve quelques lignes plus bas désigné par les deux noms réunis, Ting-Kien-Yang.
Nous avons multiplié par dix le nombre des mesures de grain, parce qu’il y a en chinois une expression qui signifie dix petits boisseaux ; chy, en mandchou houle.
L’Histoire générale de la Chine confirme ces odieux détails de la mort de Tong-Tcho et les rapporte presque dans les mêmes termes.
L’histoire de l’écrivain Ssé-Ma-Tsien se trouve dans les Mélanges asiatiques de M. Abel Rémusat, et dans les Portraits des Chinois célèbres, vol. III des Mémoires, page 17.
Ces quatre lieutenants de Tong-Tcho étaient venus avec lui du Sy-Liang. Voir page 42.
Littéralement : « Reparaîtront en dedans des passages. » On se rappelle que les mécontents s’étaient retirés hors de la capitale et de son territoire, dans les provinces, pour s’y rassembler et y organiser la résistance aux tyrannies de Tong-Tcho.
Ce passage présente quelque difficulté ; nous le traduisons mot à mot : « Ayant écrit les dignités qu’ils réclamaient, ils vinrent présenter (leur requête) à l’empereur. Comme par la violence ils avaient déjà un rang égal (à celui qu’ils exigeaient), le prince consentit aussitôt à les leur accorder. »
Nous avons expliqué plus haut (à la note de la page 84) ce que signifient la hache et le sceau.
Les deux chefs de second rang cités ici sont Ly-Mong et Wang-Fan, qui jouèrent plus tard un rôle assez important.
Le texte chinois dit même : « Un peu de peau et d’ossements. » Ce sont là des détails qu’on peut retrancher sans inconvénient dans une traduction. Ainsi, plus bas, le narrateur exprime avec la même énergie que « les restes de Tong-Tcho furent réduits en bouillie, en boue. »
L’empereur donna aux deux généraux qui venaient le secourir des titres qui leur accordaient une pleine et entière autorité sur les provinces d’où ils étaient venus ; on pourrait traduire : « Il nomma l’un général chargé de soumettre les pays de l’ouest, l’autre général chargé de maintenir dans l’ordre ces mêmes pays. »
Liéou-Tay avait fait partie de la confédération dont Youen-Chao était le général en chef. Voir page 107.
Pao-Sin, de l’ancienne confédération, a déjà paru dans cette histoire (voir page 86) ; ce fut lui qui le premier attaqua l’avant-garde de Tong-Tcho ; il combattit sans avoir reçu d’ordre, et essuya une défaite dans laquelle périt son frère Pao-Tchong.
Nous avons omis la désignation des districts et des provinces dans lesquels sont nés tous ces personnages ; c’est déjà assez d’avoir accumulé tant de noms propres peu harmonieux. Les Chinois aiment beaucoup ces scènes de roman ou plutôt d’histoire, où les hommes de talent, successivement désignés, se recommandent les uns aux autres. Il eût peut-être mieux valu citer ces généraux et ces conseillers militaires en note, comme nous l’avons fait plus bas, sans retracer ces détails biographiques qui n’ont guère d’intérêt dans une introduction ?
Il y a dans le texte : « En le voyant, Tsao dit : Il sera pour moi un autre Tseu-Fang. » Allusion historique à Tchang-Léang, nommé aussi Tseu-Fang ; il fut ministre sous Liéou-Fang, plus connu sous le nom de Han-Kao-Tsou, qui fonda la dynastie des Han. Voir la biographie de ces deux personnages, Mémoires sur les Chinois, vol. III, et leur vie tout entière dans le vol. III de l’Histoire générale de la Chine.
Le texte dit : « Faisons semblant d’être des voleurs, etc., » ce qui semblerait assez naïf, puisqu’on effet ils se comportent comme des brigands. Le sens est donc : « Commettons un crime qu’on attribuera à des voleurs et dont on ne pensera pas à nous accuser. »
Il y a dans le texte : « Sur l’autre il avait fait peindre ou écrire les mânes de son oncle Tsao-Té, » ce qui ne présente pas un sens plausible ; nous avons cru devoir traduire les mots chinois Ling-Hoen (apud christianos anima rationalis, selon Basyle de Glemona), et les mots tartares Souré-Fayanga (les mânes, les parties subtiles de l’homme après sa mort, selon Amiot), par « image d’un homme qui n’est plus », comme on dirait qu’on a vu apparaître en songe l’esprit d’un mort.
Le texte chinois semble dire : « Je suis le régent de la planète Mars, je préside au feu dans la partie méridionale du ciel. » Le tartare-mandchou donne l’interprétation que nous avons suivie. Pour bien comprendre l’esprit de ce petit conte, il faut lire le livre des Récompenses et des Peines, traduit en français par M. Stanislas Julien.
Il est évident que tous les rebelles qui dans ces temps d’anarchie se soulevèrent pour des raisons quelconques furent appelés par les populations effrayées du nom de Bonnets-Jaunes, en souvenir de la grande révolte que plusieurs années auparavant avait suscitée le sorcier Tchang-Kio.
Il s’agit encore ici, comme plus haut (page 153), du grand boisseau qui contient dix mesures plus petites désignées en français par le même mot.
Cet usage de porter deux arcs au combat semble particulier aux Chinois ; ils étaient enfermés dans un étui et pendus au côté du cavalier.
Par ces mots : « Êtes-vous au service de Kong-Yong ? » il faut entendre, comme le fait pressentir la réponse : « Êtes-vous au nombre des soldats du district de Kong-Yong, au nombre de ceux qui se trouvent naturellement sous les ordres du gouverneur ? »
Voir page 112 l’arrivée de Tseu-Long près de Kong-Sun-Tsan, alors en guerre avec le généralissime de la confédération des grands, Youen-Chao.
Il s’agit ici de la partie de son armée que Tsao-Tsao commandait en personne ; le reste de ses troupes (voir page 174) avait été confié aux généraux et aux conseillers militaires qui gardaient la province en son absence.
L’éditeur chinois dit en marge : « Oh ! le traître artifice que Tsao-Tsao emploie là ! »
On se rappelle que Tchao-Yun (son surnom Tseu-Long) appartenait à Kong-Sun-Tsan qui l’avait, pour ainsi dire, prêté à Hiuen-Té avec un corps auxiliaire de deux mille hommes. L’écrivain chinois insiste à dessein sur le lien d’affection qui unit le jeune héros au grand homme descendant des Han ; dans la suite, Tseu-Long joue un rôle de plus en plus brillant.
Tsao-Jin, chassé d’une partie du Yen-Tchéou, se retirait vers Tsao-Tsao. Voir plus haut, page 192.
Cet épisode des guerres du temps de Liéou-Pang (année 204 avant notre ère) est raconté d’une façon plus concise et plus claire au tome II de l’Histoire générale de la Chine, page 465. Nous avons dû traduire le passage tel qu’il est dans le texte.
Dans le texte mandchou, il y a une nuance que le chinois ne fait pas sentir ; en suivant la première de ces deux versions, on traduirait mieux : « Mangez ce soir du pain, des vivres secs, soupez ; demain matin vous mangerez votre riz, vous déjeunerez après avoir enlevé la ville ennemie. »
Le texte dit littéralement : « Les soldats de Tsao venus de loin sont las et harassés ; ils ont intérêt à combattre au plus vite. Ne les laissez pas prendre haleine, se refaire par le repos ; car, après cela, il serait difficile de les faire reculer. » Notre traduction, bien que renfermant la même pensée, pourrait présenter un contre-sens au premier aperçu.
Le mot que nous avons traduit par « tambour de nuit » est expliqué au mot Pang du dictionnaire chinois de Basyle de Glemona (1261), par « Bois creux dont ceux qui veillent pendant la nuit se servent pour faire du bruit. » Morrison ajoute qu’on s’en sert dans les bureaux publics et à l’armée. Le dictionnaire d’Amiot interprète différemment ce même objet qui se dit Pan en mandchou ; il l’appelle « une plaque de fer coulé dont on se sert en guise de cloche. »
Il s’agit ici des deux grandes rues qui traversent la ville chinoise en se croisant à angle droit ; les quatre extrémités de ces deux rues correspondaient aux quatre points cardinaux et conduisaient aux portes. Un peu plus loin (page 206, ligne 19), il est fait allusion aux galeries, aux pavillons élevés sur les portes et dans lesquels on plaçait des troupes pour défendre l’entrée.
Nous revenons encore sur ce passage qui a fourni une note placée au bas de la page. Le texte dit : « Du haut des murs un canon, une machine à feu (ho-pao) éclata en bas ; » peut-être faut-il supposer qu’il s’agit d’un pot de feu lancé par les soldats placés dans le pavillon au-dessus des portes ?
Cette ruse de Tsao peint parfaitement le caractère de ce grand homme que les historiographes chinois représentent comme impassible dans le péril et conservant toujours son sang-froid. Quelques lignes plus bas, on le voit rire le premier du malheur au-devant duquel il a couru lui-même un peu légèrement. On reconnaît aussi la folle bravoure de Liu-Pou, incapable de réflexion ; guerrier sans vertus, sans moralité, agissant d’instinct en toute occasion.
A propos de cette famine, L’Histoire de la Chine, vol. III, page 569, dit seulement : « La récolte ayant été mauvaise, il régna une espèce de famine dans la province qui était le théâtre de la guerre. » Cette disette ne fut donc que partielle. Il s’agit ici du grand boisseau, égal au chy, contenant dix petites mesures dites téou et pesant 120 livres chinoises. Sur le système monétaire des Chinois, voir les Mémoires publiés par M. Ed. Biot, vol. III et IV du Journal asiatique, troisième série.
Il y a littéralement : « L’ainé Tao-Chang et le cadet Tao-Yng ne sont point hommes à gérer des emplois ; ils n’ont qu’à s’occuper de travaux agricoles, retourner à la vie privée... »
Il y a littéralement : « Qui n’avait pas eu le mérite de décocher la moitié d’une flèche, et sans aucun effort se trouvait possesseur du Su-Tchéou. »
Le texte dit littéralement : « L’empereur sera dans le repos et la joie ; le peuple dans l’allégresse, et vous aurez obéi aux volontés du ciel. » On reconnaît là les trois choses qui font la base du droit public en Chine ; l’obéissance aux volontés du ciel qui donne le pouvoir, le maintien de la dynastie et la conservation du peuple désigné par l’ancienne dénomination, les cent familles.
Ces crocs de fer étaient de plusieurs espèces ; ils sont représentés à ta planche XXVIII du vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, et l’usage en est expliqué dans le texte placé en regard.
Cette phrase, traduite mot à mot, aurait besoin d’un commentaire ; est-ce un signal que faisait Hu-Tchu aux brigands en leur montrant ces queues de bœuf, ou bien prit-il deux de ces animaux par la queue pour les arracher de l’étable et les rendre à leurs nouveaux maîtres ?
Il n’est pas rare de trouver une réponse analogue à celle-ci dans la bouche des personnages du San-Koué-Tchy ; c’est par politesse sans doute qu’ils répondent, comme Tsao, en parlant à un inconnu dont jamais ils n’ont entendu parler : « Il y a longtemps que votre réputation est arrivée jusqu’à moi... »
Le mot que nous avons traduit par « ruisseau à sec » signifie plutôt une digue, une écluse, comme le texte dit qu’on cacha les soldats dedans, et qu’un crayon facile à reconnaître a ajouté les mots : Wou-Chouy, sans eau, en façon d’épithète, au caractère chinois ; nous avons adopté le mot ruisseau à sec, parce qu’il donne un sens plausible.
Ces enfants des deux sexes enlevés par les soldats chinois et gardés dans les camps sont une mention assez curieuse. S’agirait-il seulement d’enfants ramassés à travers la campagne pour les employer dans la circonstance présente ?
Il faut considérer les titres de général en chef de la cavalerie et commandant des gardes comme équivalant à ceux de ministre.
Le remède que désigne ici l’auteur du texte chinois est bizarre et à peu près intraduisible. Il semble parler d’une chose quelconque, nauséabonde par son odeur, qui, délayée dans l’eau, provoque les vomissements.
Dans un de ces deux passages, le texte mandchou ajoute le mot viande : « Il accorde des os et de la viande... »
Voir plus haut la note de la page 113, Où il est parlé des Barbares Kiang que le texte mandchou appelle toujours mongoux. Dans toute cette partie du récit, le romancier raconte les événements d’une façon moins claire et moins suivie que le compilateur de L’Histoire générale de la Chine.
Le tartare mandchou n’est pas tout à fait d’accord ici avec la version chinoise ; il dit d’une manière plus abrégée : « Cette année ici, il y eut une famine ; faute de vivres, tous les mandarins, depuis le président des six cours jusqu’aux conseillers du palais, sortaient de la ville pour enlever l’écorce des arbres et couper la tige des herbes ; c’était là leur nourriture. Ils fauchaient l’herbe pour faire du feu… »
Wen-Kong, roi de Tsin, monta sur le trône l’an 636 avant notre ère, au temps où régnait Siang-Wang des Tchéou. (Ne pas le confondre avec Wen-Kong de Tsin, contemporain de Ping-Wang des Tchéou dont il fut le rival en puissance et en autorité). Cet autre Wen-Kong, au contraire, donna l’exemple de la soumission. « Revêtu de ses habits de cérémonie, il reçut à genoux l’ordre de l’empereur, le plaça respectueusement sur une table et n’omit aucun des rites anciennement établis. » Histoire générale de la Chine, tome II, page 133.
Kao-Tsou, l’aïeul des Han, le fondateur de la dynastie, fut un des plus grands hommes de la Chine ; il donna cette marque de respect à la mémoire de Y-Ty, roi de Tchou, nommé empereur après le partage du royaume entre Pa-Ouang son compétiteur et lui. Pa-Wang fit assassiner le maître qu’il avait choisi. Aussitôt Kao-Tsou (qui se nommait encore Liéou-Pang) écrivit aux princes : « Dans le partage de l’empire, qui est l’ouvrage de Pa-Wang et que vous avez accepté, Y-Ty, roi de Tchou, a été, de votre consentement, élevé au trône. Vous lui avez promis soumission et fidélité ; cependant Pa-Wang l’a fait assassiner en trahison. Mon devoir me prescrit de porter le deuil et de venger sa mort… » Histoire générale, tome II, page 463.
Ces bienfaits auxquels Tsao fait allusion sont tout simplement les messages que l’empereur lui avait adressés quand il avait le plus besoin de ses secours. Dans le style des cours orientales, tout ce qui émane du souverain est un bienfait, un honneur. Au reste, ici la forme l’emporte sur le fond ; Tsao reproduit l’exemple si fréquent en Asie d’un ministre qui usurpe toute l’autorité, en déclarant toujours que le monarque est l’ombre d’Allah, le roi des rois ou le fils du ciel.
Le texte dit littéralement : » Vous avez acquis des mérites qui vous rendent égal aux cinq grands vassaux. » Les cinq grands vassaux sous la dynastie des Tchéou étaient : Hiouan-Kong de Tsy, Wen-Kong de Tsin, Mou-Kong de Thsin, Siang-Kong de Song, Tchouang-Kong de Tsou.
Nous avons traduit littéralement ce passage, qui a rapport à l’astrologie, sans avoir la prétention de le comprendre et de le rendre intelligible. Le Chou-King dit que Fou-Hy régna par la vertu du bois, Chin-Nong par celle du feu, Hoang-Ty par celle de la terre, Chao-Hao par celle des métaux, Tchuen-Hio par celle de l’eau ; on doit consulter sur le sens de ces traditions la note placée au bas de la page 172 du vol. I de L’Histoire générale de la Chine.
Il y a beaucoup d’analogie entre ce passage et l’épisode de la trahison de Liu-Pou, page 59. Si l’écrivain chinois s’est répété, au moins a-t-il eu le bon goût de rendre le dénouement moins odieux cette fois. Tchong abandonne son maître qui avait trahi, mais sans commettre un assassinat, presque un parricide, comme l’a fait Liu-Pou.
Sun-Tsé, dans son traité de l’art militaire (traduit dans le vol. VII des Mémoires sur les Chinois), s’étend assez au long sur les ruses de guerre ; il recommande aux généraux d’employer des moyens si odieux que le traducteur se sent obligé de dire « qu’il désapprouve tout ce que dit l’écrivain chinois à l’occasion des artifices et des ruses. » Rien ne peint mieux le caractère d’un peuple que les ressources auxquelles il a recours pour triompher de ses ennemis. Nous verrons par la suite les héros du San-Koué-Tchy mettre en action tous les préceptes d’une politique et d’une tactique aussi astucieuses que misérables. Mieux que les Grecs anciens et aussi bien que les Perses, ils emploient les fausses lettres, les faux avis donnés à l’ennemi ; ils sèment la division dans le camp opposé ; on trouve parmi eux plus d’un Zopyre qui consent à se faire mutiler afin d’être mieux pris pour un transfuge. Par la manière dont ces ruses sont présentées ici, on voit qu’elles forment un véritable code à l’usage des conseillers militaires et des généraux.
Il est à remarquer que tous les chefs de parti, dans ce roman, ont un ou plusieurs conseillers qui les dirigent et leur impriment le mouvement ; Liéou-Hiuen-Té seul se conduit par lui-même. Supérieur aux hommes qui l’entourent, aux guerriers énergiques dont il tempère à chaque instant la fougue et la violence, on le voit s’élever au-dessus de tous les personnages que l’écrivain met en scène alternativement. Ses qualités, on peut dire ses vertus, semblent appartenir à un ordre d’idées et de croyances tout à fait à part ; c’est en quelque sorte un héros chrétien du moyen âge.
Mot à mot : « Il faut rappeler Hiuen-Té à Siao-Pey et y faire repousser nos ailes, attendre que les plumes nous soient revenues. » Le mot chinois Yu-Y, ailes, signifie par figure partisans ; ce qui fait la force d’un chef de parti.
Si on veut remonter au chapitre I du livre II, page 99, et comparer le caractère de Sun-Kien avec celui de Sun-Ssé, son fils, on sera frappé de la ressemblance qui existe entre ces deux personnages. Sun-Kien, rempli d’ambition, se sépare de la ligue, rêve la fondation d’un royaume indépendant, et meurt victime de sa témérité ; Sun-Tsé reprend les desseins de son père, expose sa vie avec la même imprudence, triomphe de tous les obstacles, et finit par rétablir l’ancien état de Ou.
Mot à mot : « Je veux faire tous mes efforts à votre service, comme le cheval et le chien. » Cette phrase, qui se rencontre fréquemment, n’est point expliquée dans les dictionnaires, où l’on ne trouve guère la solution de ces genres de difficulté. Le mandchou rend le sens plus clair en mettant le mot comme, kesé, que le chinois supprime.
L’orthographe du’nom serait Tay-Tsé ; nous avons écrit Ssé pour ne pas faire de confusion avec Sun-Tsé qui figure dans ce chapitre.
Cette note de l’éditeur chinois prouverait, ce dont on doute trop généralement, que le San-Koué-Tchy s’écarte rarement de la vérité quant aux faits et suit le plus souvent la tradition reçue, même dans les récits invraisemblables et fabuleux. Vrai ou non, cet épisode animé jette quelque intérêt sur ces deux héros, qui sont aux yeux des Chinois des personnages épiques.
Le texte dit que les soldats des deux armées en voyant Sun-Tsé accomplir ce double exploit l’appelèrent « un petit Pa-Wang… » Pa-Wang (son vrai nom Hiang-Yu) « avait une taille gigantesque et une force de corps prodigieuse ; ses bras étaient inflexibles ; l’on eût plutôt ébranlé une montagne que de les lui faire plier malgré lui ; il avait huit pieds de hauteur (c’est-à-dire environ six de nos pieds modernes) ; il pouvait lever, sans s’incommoder, jusqu’à mille livres pesant. Il avait le son de voix terrible ; par sa force et par sa valeur, il eût pu résister à une armée entière. ». Mémoires sur les Chinois, vol. III, page 56.
Sun-Tsé rappelle au guerrier vaincu que son chef n’avait pas consenti à le laisser conduire l’avant-garde, parce qu’il n’était pas général de première classe. Voir page 267.
Ce Han-Sin est le personnage déjà cité page 196. Il fut un grand général et le principal appui du premier empereur des Han qui lui dut de l’emporter sur son compétiteur Hiang-Yu. Kwang-Wou doit être le général Ly-Sou-Tché, vaincu par Han-Sin dans la bataille fameuse à laquelle il est fait allusion dans le passage mentionné ci-dessus ; ce qui nous le fait croire, ce sont les phrases de L’Histoire générale de la Chine, tome II, page 467. « Il prévint l’affront de se laisser prendre et vint de lui-même présenter la corde au cou à Han-Sin. Ce général, après la lui avoir ôtée, lui rendit toutes sortes d’honneurs et le fit asseoir à la première place. Il voulut le consulter sur le projet qu’il avait de soumettre à son maître les royaumes de Tsy et de Yen ; mais Ly-Sou-Tché s’excusa de lui en dire son sentiment, parce qu’il était prisonnier… »
Il est dit à l’article 2 du traité de Sun-Tsé : « Traitez bien les prisonniers, nourrissez-les comme vos propres soldats ; faites en sorte, s’il se peut, qu’ils se trouvent mieux chez vous qu’ils ne le seraient dans leur propre camp ou dans le sein même de leur patrie… Conduisez-vous comme s’ils étaient des troupes qui se fussent enrôlées librement sous vos étendards… » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 67. Dans une note, le traducteur ajoute : « Il était facile au vainqueur d’employer ses prisonniers aux mêmes usages que ses propres soldats, parce que ceux contre lesquels on était en guerre ou plutôt parce que les parties belligérantes parlaient un même langage et ne formaient qu’une seule nation ; je parle ici des guerres les plus ordinaires. » On doit considérer comme prisonniers les vaincus qui se soumettaient, et que le vainqueur pouvait, d’après l’usage, faire décapiter.
Ce Tchéou-Tay, lieutenant de Yen-Pé-Hou, ne doit pas être confondu avec le général du même nom qui est au service de Sun-Tsé. Peut-être y a-t-il une faute dans le texte.
Le texte mandchou traduit les deux caractères chinois qui nous ont semblé signifier « bouclier » par une expression que le dictionnaire traduit « paravent ». Il s’agit sans doute d’une espèce particulière de bouclier, de celle désignée au vol. VIII. page 369 des Mémoires sur les Chinois, et représentée à la planche XXIV, sous le no 185. Sous ce bouclier, on se met à l’abri des traits de l’ennemi, mais on ne s’en sert point pour combattre ; ce qui rendrait assez bien les deux mots chinois Hou-Liang, planche qui abrite et défend.
Le trait d’adresse rapporté quelques lignes plus haut rappelle la flèche lancée par un Olynthien « qui s’appelloit Aster, et y avoit ce vers en escrit dessus la flesche :
(Plutarque, traduction d’Amyot). Le coup de sabre si vigoureusement appliqué par Sun-Tsé offre quelque rapport aussi avec la prouesse de Richard brisant avec son sabre, en présence de Saladin, une barre d’acier qui roula sur le sol en deux morceaux « comme un bûcheron eût tranché avec sa serpe la pousse d’un jeune arbre. » Walter Scott, le Talisman, chapitre XXVII.
TABLE DES MATIÈRES.
Chap. I. ― Révolte des Bonnets-Jaunes.
Conspiration des lettrés ; prodiges qui épouvantent le jeune empereur ; discours de Yang-Ssé et de Tsay-Yong ; intrigues des eunuques. Le Tao-Ssé Tchang-Kio et ses deux frères ; révolte des disciples de Tchang-Kio connus sous le nom de Bonnets-Jaunes. Inquiétudes à la cour ; Liéou-Pey, surnommé Hiuen-Té, descendant des Han, rassemble des volontaires avec ses deux frères adoptifs, Kouan-Yun et Tchang-Fey ; leur serment dans le jardin des Pêchers. Leurs premiers succès contre les Bonnets-Jaunes ; ils se présentent au camp de Lou-Tchy ; incendie du camp des rebelles. Arrivée de Tsao-Tsao ; défaite de Tong-Tcho ; retraite de Hiuen-Té et de ses deux frères mal reçus par Tong-Tcho ; défaite de Hiuen-Té par les rebelles, qui emploient la magie dans le combat. Mort de Tchang-Kio : les Bonnets-Jaunes sont exterminés. Arrivée de Sun-Kien ; pacification du pays ; Hiuen-Té, nommé au gouvernement d’un district, est destitué par le mandarin inspecteur des provinces ; modération et désintéressement de Hiuen-Té ; colère de Tchang-Fey qui fustige l’inspecteur ; fuite des trois amis.
Chap. II. ― Mort de l’empereur Ling-Ty, massacre des eunuques.
Les eunuques abusent de l’autorité et vendent les emplois ; nouvelles révoltes ; représentations du moniteur impérial Liéou-Tao ; sa mort. Dévouement du ministre d’état Tchin-Tan ; pacification des provinces soulevées ; maladie de l’empereur. Le général en chef Ho-Tsin appelé près de lui pour régler la succession au trône ; les trois femmes du souverain, Ho-Heou, Tong-Heou et Wang-Mey-Jin. Les eunuques tendent des pièges à Ho-Tsin ; mort de Ling-Ty ; délibération des mandarins de la cour ; meurtre d’un des principaux eunuques. La princesse Ho-Heou, sœur de Ho-Tsin, se laisse fléchir par les eunuques ; rivalité entre cette princesse et Tong-Heou ; banquet dans lequel elles s’attaquent par des injures. Tong-Heou proscrite meurt empoisonnée : hésitation de Ho-Tsin ; il publie un manifeste ; les commandants militaires se rassemblent. Arrivée de Tong-Tcho ; son conseiller Ly-Jou rédige aussi une proclamation. Imprudence de Ho-Tsin ; il est assassiné par les eunuques. Incendie du palais ; massacre des eunuques ; fuite de quatre d’entre eux qui emmènent Ho-Heou et les deux rejetons de la dynastie ; Lou-Tchy sauve la mère du souverain.
Chap. III. ― Le jeune empereur est déposé par Tong-Tcho.
Les deux jeunes princes sont entraînés vers le mont Pé-Mang par deux eunuques, Tchang-Jang et Touan-Kouey. Jang poursuivi se jette dans les eaux du fleuve ; les deux petits princes se cachent dans les joncs. Les vers luisants leur montrent enfin la route ; ils arrivent à une ferme ; rêve du maître de la ferme qui les accueille ; terreur du petit souverain Pien et courage de son frère Hié. Arrivée des mandarins qui sont à la recherche de l’empereur ; arrogance de Tong-Tcho. Ly-Jou lui conseille d’usurper l’autorité ; Tong-Tcho propose de déposer Liéou-Pien ; faiblesse des mandarins ; courage de Ting-Youen. Liu-Pou, fils adoptif de ce général ; opposition de Lou-Tchy et de Wang-Yun aux desseins de Tong-Tcho. Tong-Tcho marche contre Ting-Youen ; trahison de Liu-Pou qui assassine son père adoptif. Tong-Tcho, plus puissant, propose de nouveau de proclamer la déchéance de Liéou-Pien ; opposition de YouenChao ; assassinat de Youen-Kouey ; manifeste de Tong-Tcho qui dépose le jeune empereur ; séquestration de Liéou-Pien et de sa mère.
Chap. IV. ― Ligue des grands contre Tong-Tcho.
Liéou-Wang-Hié monte sur le trône. Captivité de Liéou-Pien, ses vers ; Tong-Tcho le fait assassiner avec sa mère. Cruautés et tyrannie de Tong-Tcho ; Ou-Fou essaie de le tuer. Youen-Chao écrit à Wang-Yun pour l’engager à se révolter contre le tyran ; banquet offert par Wan-Yun aux serviteurs des Han. Projets de Tsao-Tsao ; son entrevue avec Tong-Tcho ; il échoue dans sa tentative d’assassinat sur la personne de celui-ci et prend la fuite. Le gouverneur Tching-Kong l’arrête, le met en prison et le délivre pour s’associer à ses desseins ; Tsao-Tsao égorge huit personnes par erreur et un de ses parents par préméditation ; Tchin-Kong l’abandonne. Tsao rejoint son père et lève des troupes ; des officiers de renom se rallient autour de son drapeau ; manifeste de Tsao ; tous les grands des provinces répondent à son appel. Élection d’un généralissime de la confédération ; prestation de serment ; cérémonies qui l’accompagnent. Les confédérés marchent contre Tong-Tcho ; ils sont défaits ; Sun-Kien vaincu échappe à la mort par le dévouement d’un de ses officiers ; échecs successifs des chefs de la ligue ; grande victoire remportée à la fin par Tchang Fey, KouanYun et Hiuen-Té.
Chap. I. ― Guerre des grands contre Tong-Tcho.
Orgueil des chefs de la ligue. Tentatives faites par Tong-Tcho pour s’attirer Sun-Kien ; il abandonne la capitale malgré les remontrances des mandarins ; il fait mettre à mort ceux qui s’opposent à ses projets ; les plus riches habitants de la ville sont faussement accusés de trahison et décapités ; leurs biens confisqués ; leurs femmes et leurs enfants deviennent la proie des soldats. Émigration forcée du peuple ; détresse de la population, qui périt de faim et de misère ; violation des tombeaux. Sun-Kien entre le premier dans la capitale incendiée ; Tsao poursuit seul Tong-Tcho et les siens ; inaction des confédérés ; défaite de Tsao ; il est fait prisonnier et délivré par Tsao-Hong. Sun-Kien offre des sacrifices aux mânes des empereurs et referme les sépultures ; il trouve au fond d’un puits le sceau de l’empire ; ses projets ambitieux ; Youen-Chao, chef de la ligue, l’adjure de lui remettre le sceau de jade ; faux serment et fuite de Sun-Kien ; les confédérés ne songent plus qu’à se créer des principautés indépendantes. Mauvaise foi de Youen-Chao ; il enlève le Ky-Tchéou et trompe Kong-Sun-Tsan ; démêlés entre ces deux généraux ; grand combat auprès d’une rivière ; Tseu-Long vient au secours de Kong-Sun-Tsan ; arrivée de Hiuen-Té et de ses deux frères au camp de ce Kong-Sun-Tsan ; défaite de Youen-Chao.
Chap. II. ― Guerre civile, mort de Sun-Kien.
Tyrannie de Tong-Tcho ; deux commissaires impériaux opèrent une réconciliation entre Kong-Sun-Tsan et Youen-Tchao. Ly-Jou donne des conseils à Tong-Tcho et le dirige en toute occasion. Nouveaux projets de Sun-Kien ; son jeune fils Sun-Tsé le suit au combat ; bataille sur les fleuves ; les assiégés sortent de Siang-Hiang pour aller demander du secours. Imprudence de Sun-Kien ; il périt dans la mêlée ; son corps, resté au pouvoir de Liéou-Piéou, est échangé contre le général de celui-ci, fait prisonnier pendant le combat ; le jeune Sun-Tsé retourne dans l'est avec le corps de son père.
Chap. III. ― Mort de Tong-Tcho.
Extravagances de Tong-Tcho ; il entoure de murs la ville de Mei-Ou et y accumule des richesses, des vivres de toute espèce ; il choisit huit cents jeunes filles pour le servir ; ses folles cruautés. Hwang-Yun rêve le salut de la dynastie et médite la mort de TongTcho ; la danseuse Tiao-Tchan jure de se dévouer à l’accomplissement de ses projets ; Wang-Yun la donne en mariage à Tong-Tcho après l’avoir promise à Liu-Pou ; jalousie de ce dernier ; trompeuses démonstrations de Tiao-Tchan ; chagrin de Liu-Pou qui se croit aimé ; il veut assassiner Tong-Tcho qui l’a adopté pour fils ; Wang-Yun l’y excite en exaltant son amour-propre ; conspiration contre le tyran ; les mandarins conjurés l’appellent à la capitale sous prétexte de lui offrir la couronne ; présages sinistres habilement interprétés par Ly-Sou ; terreur secrète de la vieille mère de Tong-Tcho ; Wang-Yun et ses complices l’arrêtent ; Liu-Pou l’égorge de sa main.
Chap. IV. ― Nouveaux troubles à la mort de Tong-Tcho.
Assassinat des amis et des parents de Tong-Tcho ; fuite de quatre de ses partisans, Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou ; outrages prodigués au cadavre de Tong-Tcho ; réjouissances dans la capitale ; douleur de l’historien Tsay-Yong ; sa mort. Wang-Yun refuse d’amnistier les quatre généraux retirés dans le Chen-Sy ; ils marchent sur la capitale. Liu-Pou s’aliène l’esprit des soldats par sa brutalité ; il est battu ; Kouo-Ssé et Ly-Kio assiègent la capitale ; fuite de Liu-Pou ; désordres commis dans la capitale par les rebelles. Le jeune empereur parle aux révoltés ; Wang-Yun se dévoue ; les généraux victorieux dictent des conditions à l’empereur ; ils font inhumer Tong-Tcho, dont la pluie et la foudre détruisent trois fois le sépulcre. Arrivée d’un corps d’armée du Sy-Liang au secours de l’empereur ; défaite des rebelles ; victoire remportée par Ma-Teng et Han-Souy ; ils sont repoussés et battus ; les deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé, gouvernent avec quelque modération.
Chap. V. ― Campagnes de Tsao-Tsao.
Nouvelle rébellion des Bonnets-Jaunes ; Tsao-Tsao est chargé de les combattre ; mort de Pao-Sin, ancien chef d’un corps d’armée du temps de la confédération ; Tsao pacifie la contrée et discipline les vaincus. Sun-Yo et Sun-Yeou se rattachent a son parti et lui donnent des conseils ; énumération des guerriers qui le joignent ; force extraordinaire de Tien-Wey. L’influence de Tsao s’accroît rapidement ; il appelle son père et sa famille près de lui ; le vieillard et tous les siens périssent assassinés dans un couvent de bonzes ; désespoir de Tsao-Tsao ; il veut se venger sur Tao-Kien qui avait fourni l’escorte dont le chef Tchang-Tay a exterminé sa famille ; marche de Tsao ; terreur de Tao-Kien ; premier combat sous les murs de Su-Tchéou.
Chap. I. ― Kong-Yong et Hiuen-Té viennent au secours de Tao-Kien.
Histoire de My-Tcho ; anecdotes sur Kong-Yong. Les Bonnets-Jaunes l’assiègent dans Pé-Hay ; arrivée de Tay-Ssé-Tsé ; message porté à Liéou-Hiuen-Té. Bravoure de Tay-Ssé-Tsé ; défaite des rebelles ; Hiuen-Té emprunte des troupes à Kong-Sun-Tsan ; Tsao-Tsao se retire ; Tao-Kien offre sa province à Hiuen-Té qui la refuse. Lettre de ce dernier à Tsao ; générosité feinte de celui-ci ; aventures de Liu-Pou et son arrivée près de Tchang-Miao. Tsao perd une partie de sa province ; sa réponse à Hiuen-Té ; Tao-Kien veut de nouveau abdiquer entre les mains de Hiuen-Té ; Tao-Kien délivré par ses alliés ; épisode de la victoire remportée par Han-Sin contre le roi de Tchao. Imprudence de Liu-Pou ; défaite de Tsao ; Tien-Wey lui sauve la vie.
Chap. II. ― Tao-Kien offre trois fois sa province à Hiuen-Té.
Ruse de Tchin-Kong pour attirer Tsao dans la ville de Pou-Yang ; imprudence de Tsao-Tsao ; il est battu ; Ly-Tien le sauve en se jetant trois fois dans les flammes ; ruse de Tsao ; il se fait passer pour mort ; défaite de Liu-Pou. Tao-Kien meurt après avoir légué sa province à Hiuen-Té. Conseils donnés par Sun-Yo à Tsao-Tsao ; celui-ci va pacifier le pays depuis Jou-Nan jusqu’à Yng-Tchouen. Rencontre d’un chef de partisans ; la ville de Pou-Yang est livrée à Tsao ; fuite de Liu-Pou.
Liu-Pou se retire près de Hiuen-Té qui lui offre le gouvernement de sa province ; Liu-Pou lui propose sa fille en mariage ; colère de Tchang-Fey. Hiuen-Té cède à Liu-Pou la ville de SiaoPey. Yong-Piéou conseille à l’empereur d’appeler Tsao-Tsao ; ruse pour armer l’un contre l’autre Ly-Kio et Kouo-Ssé ; Ly-Kio enlève l’empereur et Kouo-Ssé le poursuit. Détresse du jeune souverain ; Kouo-Ssé enlève les mandarins. Tentative inutile faite par HwangFou-Ly pour rapprocher les deux généraux ennemis ; un complot formé par Song-Kou et par Yong-Fong contre Ly-Kio est découvert. Tchang-Sy arrive du Chen-Sy et force les deux rebelles à faire la paix. Arrivée de l’empereur à Hong-Nong ; nouvelles trahisons ; défaite de Yong-Fong et de Tong-Tching qui voulaient sauver l’empereur. La cour traverse le fleuve ; détresse du prince et de sa suite. Les sorciers et les devins sont comblés de faveurs par les généraux Ly-Ho et Han-Sien.
Chap. IV. ― Tsao-Tsao sauve l’empereur et s’empare du pouvoir.
L’empereur rentre dans la capitale ; l’empire est désolé par la famine ; détresse de la cour et du peuple ; appel fait à Tsao-Tsao. Nouvelle attaque des rebelles ; l’empereur est obligé de quitter la capitale ; arrivée des troupes de Tsao ; défaite de Ly-Kio et de Kouo-Ssé ; ils se retirent dans les montagnes. Yang-Fong et Han-Sien, jaloux de Tsao, quittent la ville. Conseils donnés par Tong-Kong-Jin à Tsao ; prophétie d’un astrologue. Projets ambitieux de Tsao-Tsao ; il détermine l’empereur à émigrer à Hu-Tou ; trahison de Hu-Hwang ; toute-puissance de Tsao.
Chap. V. ― Loyauté et résignation de Hiuen-Té.
Conseils donnés par Sun-Yo ; lettre adressée à Hiuen-Té : sa loyauté. Lettre adressée à Youen-Chu ; Tsao arme Hiuen-Té et Youen-Chu l’un contre l’autre. Hiuen-Té confie sa province à Tchang-Fey ; celui-ci s’enivre et cause la perte de la ville de Su-Tchéou ; Liu-Pou se rend maître du chef-lieu. Résignation de Hiuen-Té.
Chap. VI. ― Sun-Tsé fonde un état indépendant.
Projets ambitieux de Sun-Tsé ; il emprunte des troupes à Youen-Chu et lui laisse en gage le sceau des empereurs ; sa rencontre avec Tchéou-Yu ; des hommes distingués embrassent son parti ; il attaque Liéou-Yao. Combat à Niéou-Chu ; Sun-Tsé remporte la victoire ; deux chefs de partisans se rallient à sa cause ; il va prier au temple de Kwang-Wou. Imprudence de Sun-Tsé ; combat entre lui et Tay-Ssé ; brillants faits d’armes ; provocations de part et d’autre ; Liéou-Yao retire ses troupes. Exploits de Sun-Tsé ; il est blessé d’une flèche ; ruse pour prendre Tay-Ssé vivant. Tay-Ssé fait prisonnier sert dans les années du vainqueur et lui donne des conseils ; sa fidélité à sa parole. Combats de Sun-Tsé contre Yen-Pé-Hou ; adresse de Tay-Ssé à tirer de l’arc ; vigueur de Sun-Tsé. Pacification des provinces à l'est du Kiang ; autorité croissante de Sun-Tsé. Tchéou-Tay, couvert de blessures, est guéri par un médecin habile ; Youen-Chu, désespérant de lutter avec avantage contre Sun-Tsé, se décide à attaquer Hiuen-Té.
DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
ET DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE LONDRES
PRÉFACE.
Les écrivains chinois ont coutume de placer une préface ou au moins quelques lignes de prose poétique, en tête de chaque chapitre de leurs romans. Ce n’est pas pour les imiter que nous joignons nous-même quelques pages d’introduction à ce second volume du San-Koué-Tchy, c’est pour remettre le très petit nombre de lecteurs, qui peuvent y porter intérêt, au courant de cette publication commencée il y a plusieurs années. Dans ce roman, qui est presque de l’histoire, il se trouve une telle complication de noms propres, un nombre si considérable de faits, qu’il nous a paru nécessaire de faire précéder chaque volume d’une espèce de sommaire, destiné à en rendre la lecture moins fatigante. On ne peut pas faire moins en faveur du lecteur consciencieux qui ne recule pas devant un ouvrage traduit littéralement du chinois.
Le premier volume est presque entièrement rempli par les guerres civiles qui préparent la division de l’Empire en trois royaumes, et d’où sont sortis les principaux personnages du roman. Tsao-Tsao, qui l’emporte sur tous ses concurrents par la supériorité de son esprit et son habileté dans la guerre, tient l’Empereur en tutelle et fait face aux ennemis qui lui disputent le pouvoir. Sun-Tsé, jeune ambitieux que tourmente le besoin de l’indépendance, s’est établi hardiment à l’est du fleuve Kiang. Youen-Chao, que les vassaux ligués naguère contre le tyran Tong-Tcho avaient choisi pour leur chef, garde encore le premier rang parmi ceux qui refusent de se courber devant le ministre tout puissant. Il règne sur les provinces orientales de la Chine : de nombreuses armées lui obéissent ; mais l’indécision et la faiblesse de son caractère l’arrêtent dans l’exécution de ses projets. Son frère Youen-Chu, plus entreprenant, cherche à se former un parti, à le consolider par des alliances, à prendre le rôle brillant qui revenait de droit à son aîné. Liu-Pou, guerrier redouté de tous, violent et cruel, soumet des villes, enlève des provinces, écoute les propositions de tous ceux qui feignent de le traiter en ami, donne dans tous les piéges et se tire de tous les embarras, la lance à la main. Enfin Hiuen-Té, le seul homme de bien de son époque, ne rêvant qu’une chose, le salut de l’Empereur et la restauration de la dynastie des Han ; tantôt maître de quelques districts, tantôt vaincu et errant, toujours noble et dévoué, sans ambition personnelle, promène d’un bout à l’autre de l’Empire son héroïque personne et sa mauvaise fortune.
Donc, six personnages principaux sont en scène à la fin du premier volume ; dans le courant du second, nous les verrons se réduire à trois, lesquels correspondent à la division de l’Empire en Trois Royaumes. Voici les événements qui amènent le dénouement de ce second acte du drame historique.
Youen-Chu se déclare Empereur. Aussitôt Tsao-Tsao fait la paix avec Sun-Tsé et avec Hiuen-Té, puis les lance tous les deux contre l’usurpateur qu’il va lui-même attaquer à la tête d’armées nombreuses. Cependant, inquiet des mouvements de Liu-Pou qu’il est impossible de fixer dans aucun parti, le ministre songe à se défaire d’un si dangereux personnage ; il entoure Liu-Pou de conseillers perfides qui le conduisent à sa perte, et l’on voit ce hardi aventurier, pareil à un tigre traqué par les chasseurs, tomber vivant entre les mains de Tsao-Tsao qui le met à mort. Cet épisode forme l’un des chapitres les plus animés du San-Koué-Tchy ; l’action, bien que fort compliquée, marche rapidement, et le dialogue est semé de phrases fermes et claires qui ne manquent pas de grandeur.
La mort de Liu-Pou est bientôt suivie de la destruction de Youen-Chu. Mais au moment où Tsao-Tsao vient d’affermir sa puissance par un double succès, quand il triomphe au dehors, une conspiration de palais se forme contre lui. Dans une partie de chasse à laquelle il a convié l’Empereur, Tsao-Tsao s’essaie ouvertement au rôle d’usurpateur. Les grands indignés rougissent de leur faiblesse ; ils se sentent humiliés et opprimés dans la personne du Souverain. Le jeune prince qui a retrouvé dans Liéou-Hiuen-Té, — alors retiré à la capitale, — un parent et un ami fidèle, devine confusément le parti qu’il peut tirer de celui-ci contre le ministre arrogant qui convoite le trône. Le petit Empereur, longtemps éclipsé, reparaît sur la scène. Un rayon passager vient éclairer au fond du palais le groupe de mandarins loyaux qui conspirent avec le Souverain : triste spectacle que l’auteur chinois a su rendre touchant et dramatique, en opposant à la majesté inséparable de la personne impériale, les misères d’une cour abandonnée à la merci d’un ministre trop puissant.
La découverte du complot amène le supplice des conjurés, l’assassinat d’une des femmes de l’Empereur et la séquestration du Souverain lui-même. Par ses cruelles vengeances, Tsao-Tsao a épouvanté les grands ; averti pour l’avenir, il s’entoure d’une garde particulière et se fortifie de toute l’autorité qu’il enlève au représentant des Han. Déjà Hiuen-Té a pris la fuite ; après l’Empereur, dont la personne sacrée conserve encore une ombre de prestige, il est désormais le plus redoutable adversaire de Tsao-Tsao ; celui-ci ne tarde donc pas à l’attaquer avec des forces considérables. Vaincu sur tous les points, Hiuen-Té se réfugie près de Youen-Chao qui a hésité à le secourir ; ses compagnons d’armes se dispersent, et le plus héroïque d’entre eux, Yun-Tchang (nommé aussi Kouan-Kong), son premier frère adoptif, est réduit à se remettre aux mains de Tsao-Tsao, lui et les deux femmes de Hiuen-Té confiées à sa garde.
Impitoyable envers ceux qui conspirent dans l’ombre contre lui, Tsao-Tsao se montre toujours généreux envers ses ennemis, quand ils l’attaquent au grand jour. Il accueille avec des égards extraordinaires et comble de présents le général vaincu. Mais la magnanimité intéressée du ministre usurpateur s’éclipse devant la grandeur d’âme et l’héroïsme plus pur de Yun-Tchang. L’écrivain chinois a fait de ce dernier le type du chevalier sans peur et sans reproche. L’honneur au point de vue de l’occident, la fidélité au souverain, à sa parole, à ses devoirs, l’ensemble des vertus qui recommandent à la fois le citoyen et le guerrier, et qu’on peut réduire à deux, l’abnégation et le désintéressement : tels sont les traits distinctifs du caractère de ce héros. En toute occasion il parle et agit d’après les idées que nous appelons chevaleresques ; et ce n’est pas sans une surprise mêlée de plaisir que nous retrouvons, à l’extrémité du monde, au fond de l’Asie orientale, ces saines notions du juste et du vrai, mêlées à tous les scrupules de la morale chinoise. Nous insistons sur ce point, parce que dans les livres de l’Orient, ce qui importe surtout ce sont les idées. Si dans le double épisode de la soumission de Yun-Tchang et de son retour près de Hiuen-Té, on se bornait à voir une série d’aventures romanesques, on serait conduit à le juger trop sévèrement, et l’on se ferait du livre en lui-même une fausse idée. Mais qu’on se place au point de vue de l’auteur chinois ; que l’on cherche dans ce personnage extraordinaire le type du héros d’après les traditions du Céleste-Empire : Yun-Tchang cesse de ressembler à un caballero andante des romans de chevalerie les plus oubliés ; il se transforme et revêt quelques-uns des traits que l’histoire prête à Roland.
La même observation s’applique au récit de la mort de Sun-Tsé, récit qui, sous une forme dramatique, contient un exposé des croyances populaires de la Chine. De tout temps les sorciers ont eu le privilège d’exciter la curiosité et leur histoire se fait toujours lire. Le chapitre où l’auteur chinois nous montre Sun-Tsé luttant jusqu’à la mort contre l’influence supérieure d’un esprit, sera donc un de ceux que le lecteur accueillera le plus volontiers : nous n’avons pas besoin de le lui recommander ; seulement nous lui rappellerons qu’il sert en outre à lier les événements, à ramener dans le courant de l’histoire cette famille déjà puissante, qui doit, dans la personne de Sun-Kuen, fonder d’une façon définitive l’état indépendant de Ou. Youen-Chao à qui son jeune frère (Youen-Chu mort quelques mois auparavant) a donné l’exemple, se décide enfin à se déclarer Empereur. Dès qu’il veut attaquer Sun-Kuen, devenu roi de Ou, Tsao-Tsao accorde à celui-ci des titres et des grades pour l’amener à rester neutre, et va en personne attaquer son rival. Affaibli par l’âge, incapable d’écouter un bon conseil, toujours prêt à punir ses plus fidèles conseillers, à châtier les hommes sages et prudents dont il devrait au contraire récompenser les mérites, Youen-Chao prépare sa propre ruine. Des défaites multipliées, de grands désastres exaspèrent ce vieux guerrier, qui a trop compté sur l’influence de son nom. Il meurt bientôt en laissant un trône mal affermi à son plus jeune fils Youen-Chang ; Youen-Tan, l’aîné, appelle à son secours Tsao-Tsao qui attendait avec impatience l’occasion de s’immiscer dans cette querelle de famille. Le chef-lieu des provinces soumises aux Youen est assiégé ; la garnison serrée de près chasse hors des murs toute la population inutile à la défense de la place, et Tsao-Tsao, qui veut se faire des partisans sur tous les points de l’Empire, distribue lui-même des vivres à ces vieillards, à ces femmes mourant de faim qui tombent à ses pieds en implorant sa miséricorde. À peine la ville est-elle livrée à Tsao-Tsao que la bonne intelligence entre Youen-Tan et lui cesse d’exister ; Youen-Tan périt dans un combat qu’il a l’imprudence de présenter aux troupes victorieuses et aguerries de Tsao-Tsao.
Cependant Youen-Chang, après avoir quitté sa capitale prête à succomber, fuit vers les frontières du nord et va demander asile aux hordes tartares, où il est rejoint par son second frère Youen-Hy. Décidé à exterminer jusqu’au dernier rejeton de cette puissante famille, Tsao-Tsao va porter la guerre chez les barbares : campagne rapide, dans laquelle l’écrivain chinois donne de curieux détails sur ces pays lointains et sur les mœurs des populations cachées dans le désert de Gobi, derrière le Céleste-Empire. Les deux Youen périssent bientôt, assassinés par leurs alliés qui ne veulent pas prendre parti dans cette grande guerre. Plus tard, nous aurons à suivre les armées chinoises dans des expéditions plus étendues et plus importantes chez ces mêmes barbares.
Mais il est temps de revenir à Hiuen-Té. À travers les grands événements que nous venons de signaler, il a paru comme à la dérobée, réfugié d’abord près de Youen-Chao, puis caché chez son parent Liéou-Piao (l’un des vassaux de l’ancienne ligue, établi dans le King-Tchéou) : il a eu bien des épreuves à subir, mais ses compagnons d’armes et ses deux frères adoptifs (Yun-Tchang et Tchang-Fey) sont restés fidèles à sa fortune. Honoré par les populations qui reconnaissent en lui le parent de l’Empereur et le représentant de la cause impériale partout trahie, il ne tarde pas à porter ombrage à Liéou-Piao, ou plutôt aux parents de celui-ci. Liéou-Piao, irrésolu et mal conseillé, flotte entre le désir qu’il éprouve de remettre aux mains de Hiuen-Té la direction de ses petits états et la défiance que parviennent à lui inspirer, contre ce héros, une femme ambitieuse et un beau-frère jaloux. Dans le palais même de Liéou-Piao une conspiration se forme contre Hiuen-Té, qui échappe miraculeusement aux piéges dont il est environné. Après avoir été réduit à s’éloigner successivement de Liu-Pou, de Youen-Chao, de Tsao-Tsao qui l’avaient recueilli à diverses époques, Hiuen-Té a quitté le dernier asile qui lui restât : une trahison l’a chassé de chez son parent Liéou-Piao. Une quatrième fois il parcourt l’Empire en fugitif, en homme qui défie la mauvaise fortune, et les aventures se multiplient sous ses pas ; comme pour grandir son héros au-dessus des proportions humaines, l’écrivain chinois se plaît à l’entourer d’un peu de merveilleux. De mystérieuses paroles prononcées par des sages qu’il rencontre dans la montagne, le mettent sur la trace de deux personnages classés parmi les êtres surnaturels à cause de leurs talents supérieurs, bien que dans la réalité ils appartiennent à l’histoire. Le plus fameux est le Tao-Ssé Tchu-Ko-Léang ; avec le secours d’un pareil conseiller, Hiuen-Té doit surmonter tous les obstacles et conquérir le titre d’Empereur, qu’il ne prendra cependant qu’après que les Tsao auront consommé leur usurpation, quand le dernier des Han de la branche régnante aura cessé de vivre.
L’entrée en scène de Tchu-Ko-Léang marque un point important dans l’histoire des Trois Royaumes ; voilà pourquoi nous avons fait entrer le 7me livre où elle est annoncée dans ce second volume. Nous voulions arriver jusqu’au moment où Hiuen-Té, qui depuis bien des années a l’air d’un proscrit, reprend un peu d’autorité et rassemble autour de lui les éléments de sa future grandeur ; il nous paraissait aussi à propos de montrer sur l’horizon cette figure singulière et importante de Tchu-Ko-Léang, personnage étrange, moitié sorcier et moitié saint, à qui la tradition attribue la découverte de la plupart des machines de guerre usitées en Chine. Sa mémoire s’est perpétuée jusqu’à nos jours ; un livre prophétique de la Dynastie des Empereurs, intitulé Pey-Touy-Tchy, dans lequel est marquée d’avance l’époque où les Tartares chassés du trône feront place à la famille impériale chinoise aujourd’hui déchue (livre prohibé par la police du Céleste-Empire, mais lu avidement par les Chinois fidèles à leurs anciens princes), a pour auteur, dans l’esprit des peuples, ce même Tchu-Ko-Léang. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que les prophéties de ce Tao-Ssé se sont vérifiées en ce qui regarde les dynasties précédentes ; de là l’importance qu’on y ajoute pour tout ce qui se rapporte à l’avenir. Telle est, du moins, la ferme croyance des populations du Céleste-Empire.
Ce second volume contient quatre livres, c’est-à-dire un de plus que le premier. Nous l’avons traduit avec une scrupuleuse exactitude ; il nous a semblé que resserrer le texte c’était, sans le vouloir peut-être, éluder les difficultés, et surtout risquer de rendre trop nue une histoire qui se recommande par le soin des détails. Lequel vaut le mieux, d’un arbre émondé, dépouillé de ses fleurs, arrêté dans tous les élans de sa sève, ou d’un autre arbre touffu, surchargé de feuillage, qui malgré l’opacité de ses rameaux laisse tomber encore assez de jour pour éclairer celui qui vient se reposer sous son ombre ? Si l’on coupait les bras symboliques que les idoles de l’Inde ont de trop, pour les réduire à deux, obtiendrait-on une statue parfaite, un objet d’art d’un goût irréprochable ? Les Chinois, on le sait, ignorent les règles de la perspective dans la littérature comme dans le dessin ; ils aiment à détailler les objets les plus lointains, les faits qu’un écrivain plus habile reléguerait au troisième plan. Prenons-les donc comme ils sont : le lecteur intelligent se rappellera que la langue chinoise, procédant d’une manière toute différente des autres idiomes anciens et modernes, a besoin, pour être claire, de recourir aux formes les plus simples du langage, et d’employer souvent le discours direct. Il n’oubliera pas que chaque peuple a son génie particulier ; il sait, comme nous, que la Chine reléguée aux confins du monde, n’a connu ni les règles d’Aristote, ni les préceptes d’Horace !
Il nous reste à expliquer pourquoi nous n’avons pas suivi, dans ce second volume, la même marche que dans le premier, en ce qui regarde la nature et la disposition des notes. À peine le premier volume avait-il paru, que M. le professeur Stanislas Julien, toujours empressé de prêter son appui à ceux qui s’honorent d’être au nombre de ses élèves, voulut bien nous faire présent d’un San-Koué-Tchy, en vingt petits volumes in-18. Cette version populaire de l’histoire des Trois Royaumes est rédigée sur le texte in-8o, chinois-mandchou, de la bibliothèque de Paris, que nous suivons ; elle en diffère donc en très peu de points. Ce sont les mêmes faits, les mêmes épisodes, les mêmes dialogues, et presque toujours les mêmes expressions ; seulement elle contient en plus grande quantité les mots doubles, les signes de temps et de cas, qui facilitent la lecture des passages difficiles. De plus, elle offre cela de particulier et d’important, qu’elle est accompagnée, non pas d’un commentaire, mais ce qui vaut mieux selon nous, d’une foule de notes, d’observations et de pièces de vers. Nous avons cru devoir, çà et là, produire les pensées de l’éditeur chinois, afin d’initier le lecteur au jugement que les lettrés eux-mêmes portent sur les actions qui se déroulent dans le cours du récit. Tantôt nous les avons traduites textuellement, tantôt nous n’en avons donné que la substance, et sur le tout, nous avons choisi. Peut-être ne nous saura-t-on pas mauvais gré d’avoir introduit de temps en temps, entre l’auteur et le traducteur qui se tiennent étroitement unis, ce troisième personnage, ce lettré représentant l’école entière de Confucius et de Mencius, armé du pinceau avec lequel il marque, d’un signe de blâme ou d’approbation, les passages les plus remarquables du livre. Quant aux vers, nous n’y eussions pas fait grande attention, s’ils ne nous eussent paru propres à donner une idée de la poétique des Chinois, appliquée à l’histoire. D’une part ils prouvent que presque tous les personnages du San-Koué-Tchy ont vécu dans des légendes en vers ; de l’autre ils fournissent aux sinologues, sous une forme précise, déterminée, quelques-uns de ces faits historiques auxquels il est souvent fait allusion dans les ouvrages de littérature et qu’on ne sait presque jamais où trouver. Et ces courtes notes, prose ou vers, il était naturel de les mettre au bas des pages, à côté des passages qu’elles expliquent ou développent ; bien que limitées à un petit nombre de lignes, elles servent, nous le croyons du moins, à l’intelligence du texte. D’ailleurs, quand on traduit un ouvrage chinois, on doit tendre, le plus possible, à faire un de ces livres à l’aide desquels les sinologues les moins exercés puissent comprendre le texte original : aider ceux qui commencent, telle doit être l’ambition (fort restreinte assurément) de quiconque se livre consciencieusement à l’étude des langues orientales.
Un grave reproche qu’on est en droit de faire à ce second volume, nous ne nous le dissimulons pas, c’est de paraître si longtemps après le premier. Nous répondrons qu’il était prêt à voir le jour vers la fin de février 1848… S’il plaît à Dieu, le troisième volume se fera moins attendre ! Le courage ne nous manquera pas pour mener jusqu’au bout cette longue et pénible tâche, dussions-nous, à l’exemple des lettrés chinois qui vivaient aux époques pleines de troubles que retrace le San-Koué-Tchy, aller chercher au pied des montagnes ou en un coin des plaines le calme et le repos sans lesquels il n’y a pour l’esprit ni loisir ni liberté.
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE PREMIER.
[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 195 de J.-C.] Le général Yang prit la parole et dit : « Aujourd’hui que Hiuen-Té s’est retiré avec ses troupes dans la petite place forte de Siao-Pey, il tombera facilement en notre pouvoir ; mais il a près de lui Liu-Pou, qui s’est jeté dans la province de Su-Tchéou dont il occupe le chef-lieu. Une fois déjà on lui a promis de l'or, des étoffes précieuses, des vivres, des chevaux, sans lui rien donner. Envoyons maintenant près de ce guerrier un émissaire qui le gagne à notre parti, en lui offrant des grains, des récompenses en argent et des tissus d’un grand prix[113]. Obtenons de lui qu’il ne prête point le secours de ses troupes à Hiuen-Té, et celui-ci ne résistera pas longtemps. Après nous être débarrassés de ce dernier, nous songerons à nous défaire de Liu-Pou. Tel est le moyen de remédier à ce premier malheur qui nous menace. » Plein de joie, Youen-Chu chargea aussitôt Han-Yn d’aller porter à Liu-Pou une lettre ainsi conçue :
« Jadis Tong-Tcho, en suscitant des troubles dans l’Empire, causait la ruine de la dynastie ; moi, Youen-Chu, je me trouvai, ainsi que ma famille, enveloppé dans ces calamités publiques. Je levai des troupes à l’est des Passages, mais je n’avais pu me venger encore du tyran, que déjà vous, général, vous lui aviez fait expier ses crimes ; vous présentiez sa tête aux mandarins assemblés[114] ! En vous chargeant ainsi de laver mon propre affront, général, vous m’avez permis de relever la tête au milieu des hommes de mon siècle, de vivre et de mourir sans honte. C’est là le premier de vos mérites.
» Autrefois Ky-Chang, arrivé devant Yen-Tchéou, menaçait la ville de Fong-Pou ; le premier ministre Tsao-Tsao, rebelle à son prince, fut arrêté au milieu de ses succès et faillit périr. Alors aussi vous vous emparâtes de la province de Yen-Tchéou[115], et je pus enfin voir l’horizon libre autour de moi. C’est là le second de vos mérites.
» Je verrais donc enfin devant moi un avenir tranquille, si je n’avais appris qu’il existe sur la terre un certain Liéou-Hiuen-Té, lequel a levé des troupes dans le dessein de causer ma ruine ; je compte sur votre valeur indomptable, général, pour triompher de cet ennemi ; ce sera là le troisième de vos mérites, le troisième service que vous m’aurez rendu. Je ne suis pas grand’chose par moi-même, mais en reconnaissance, je me donne à vous à la vie et à la mort. Après des années de guerre et de campagnes, votre armée se trouve sans doute à court de vivres ; dès aujourd’hui je vous envoie deux cent mille boisseaux de grain ; ils sont déjà en route ; ma gratitude ira plus loin encore : à mesure que vous en aurez besoin, je vous en expédierai de nouveau, ainsi que des armes et des équipements de guerre, si vous en manquez pour vos soldats. Quelle que soit, grande ou petite, la quantité (de subsides et de secours) dont vous sentirez le besoin, vous n’aurez qu’à ordonner ! »
Liu-Pou, ayant achevé de lire la lettre, se réjouit beaucoup de posséder ce qu’elle lui annonçait, et il traita l’envoyé Han-Yn avec de grands égards. Dès que celui-ci eut rendu compte de sa mission à son maître, Youen-Chu fit partir vers Siao-Pey son général en chef Ky-Ling, avec Louy-Pou et Tchin-Lan pour lieutenants. Averti par un courrier de l’approche de l’ennemi, Hiuen-Té rassembla son conseil. Tchang-Fey (son frère adoptif) voulait qu’on prît l’offensive. — « Dans cette petite place, objecta Sun-Kien, nous n’avons que peu de vivres et une garnison insuffisante ! Pouvons-nous songer à attaquer ? Il vaut mieux écrire à Liu-Pou, l’avertir du danger qui nous menace. »
« Est-ce que le brigand viendra nous secourir, s’écria Fey ? — Dans ce cas, reprit Sun-Kien, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à quitter la ville, pour nous jeter dans les bras de Tsao-Tsao ! »
Fey ne pouvait se contenir ; mais Hiuen-Té, approuvant le conseil de Sun-Kien, écrivit à Liu-Pou la lettre suivante :
« Le général Liu-Pou, dans sa générosité, m’a permis de m’établir ici, à Siao-Pey ; je me prosterne avec reconnaissance devant ses vertus et ses talents, qui l’élèvent au-dessus des mortels. Aujourd’hui, Youen-Chu, entraîné par le désir de venger des inimitiés particulières, envoie menacer mon district par des troupes aux ordres de Ky-Ling ; ma perte est prochaine, et je n’ai d’espoir que dans le général Liu-Pou. Qu’il m’expédie donc bien vite une division qui puisse me porter secours, et m’arracher à cet imminent péril, me comblant ainsi d’un bonheur inexprimable ! »
« Me voilà sollicité en sens contraire par ces deux lettres, dit Liu-Pou, après avoir lu le message : l’une me demande du secours, l’autre m’exhorte à ne pas l’expédier ! — Pour l’instant, reprit le conseiller militaire Tchin-Kong, Hiuen-Té est aux abois ; mais un jour, soyez-en sûr, il étendra au loin sa puissance et vous causera de l’embarras, général ! Croyez-moi, ne le secourez pas ! — Bien, mais après s’être défait de Hiuen-Té, l’ambitieux Youen-Chu se trouvera à la tête de tous les généraux des provinces du nord, dans les monts Thay-Chan ; je n’aurai fait que servir ses projets. Non, non ; j’aime mieux soutenir Hiuen-Té ! » Cela dit, Liu-Pou se disposa à faire partir ses troupes.
Cependant Ky-Ling, arrivé devant la ville de Siao-Pey avec sa puissante armée, campait au sud-est des remparts ; ses bannières couvraient l’horizon[116]. Hiuen-Té ne comptait dans la place que cinq mille combattants ; cependant il sortit des murs et dressa ses tentes en rase campagne. Les troupes étaient rangées en bataille, et Tchang-Fey voulait commencer l’attaque ; Hiuen-Té l’en empêcha. Alors aussi un exprès vint dire que Liu-Pou faisait halte tout près de la ville, du côté du sud-ouest, à la tête d’une division. Ky-Ling, devinant que ce général amenait des secours à Hiuen-Té, se hâta de lui envoyer un autre message. Cette lettre, dont Liu-Pou brisa le cachet, contenait ce qui suit :
« Moi, Ky-Ling, j’ai entendu dire que les héros n’ouvrent point leur cœur à deux inspirations à la fois ; qu’ils ne poursuivent qu’un but, afin d’arriver à la prompte réussite de leurs desseins[117]. Ainsi jadis, pour obéir à leurs maîtres, Ky-Sin[118] se fit tuer dans un combat contre les gens de Tchou, et Tchouen-Chu périt de la main du roi de Ou. Vous, prince de Ouen[119], vous avez déjà reçu des présents et des marques d’estime de la famille Youen, et voilà qu’aujourd’hui, vous vous laissez gagner par les discours artificieux de Liéou-Hiuen-Té ! ce n’est pas là la conduite d’un héros. Si tout d’abord vous faisiez tomber la tête de ce dangereux allié, si vous vous unissiez à nous par un lien éternel, vous arriveriez un jour à être sous les auspices de mon maître, le premier des vassaux ! Veuillez, par un mot de réponse qui nous comblera de joie, nous rassurer sur vos intentions futures. »
« Je sais un moyen de me ménager les bonnes grâces de Youen-Chu, et de ne pas m’attirer la colère de Hiuen-Té, dit Liu-Pou avec un sourire, après avoir lu cette lettre. — Quel est-il, demanda le général Kao-Chun ? — Vous le verrez par vos yeux ; l’expliquer par des paroles serait chose difficile ! »
Là-dessus, Liu-Pou envoya, dans les deux camps, un émissaire chargé d’inviter à un banquet les deux chefs venus pour se combattre. Le message fut reçu avec joie par Hiuen-Té, et il allait monter à cheval, quand ses deux frères adoptifs (Kouan-Kong et Tchang-Fey) essayèrent de le retenir, en disant : « N’allez pas, ô vous, notre aîné ; certainement Liu-Pou a quelque arrière-pensée ! — Non, reprit Hiuen-Té, j’ai déjà eu des preuves de sa magnanimité ; comment supposerais-je qu’il a contre moi de mauvais desseins ? » Et sans hésiter il partit ; ses deux amis dévoués le suivirent.
Arrivé au camp, il se présente : « Ah ! s’écria Liu-Pou en l’apercevant, je suis venu tout exprès pour vous tirer d’un mauvais pas. Une autre fois, quand vous serez dans la prospérité, n’oubliez pas le service que je vous ai rendu ! » Hiuen-Té, s’inclinant, salua son allié à plusieurs reprises et s’assit à ses côtés ; Kouan et Fey se tenaient debout derrière lui, le sabre en main. Tout à coup on annonça l’arrivée de Ky-Ling dans le camp, et Hiuen-Té tout épouvanté voulait fuir.
« C’est moi qui vous ai ménagé cette entrevue à tous les deux, dit Liu-Pou ; soyez sans crainte. » Hiuen-Té, qui ne devinait pas la pensée de son hôte, avait bien de la peine à calmer ses inquiétudes. À son tour, quand Ky-Ling, mettant pied à terre, vit en entrant son ennemi assis sous la tente, il fit un pas en arrière pour se retirer ; mais les officiers de Liu-Pou l’arrêtèrent, et ce général lui-même s’avançant à sa rencontre le retint en le prenant par l’épaule, comme s’il eût attiré à lui un enfant.
« Général, s’écria Ky-Ling, vous voulez me faire périr ? — Pas du tout ! — Alors, vous voulez tuer ce brigand que voilà (et il désignait Hiuen-Té). — Pas davantage ! — De grâce, général, expliquez-vous, dites un mot qui me rassure… Hiuen-Té est mon jeune frère d’adoption[120] ; vos troupes allaient le serrer de près, et moi, j’ai dû voler à son secours. — Hélas, reprit Ky-Ling terrifié, plus de doute, je vais périr de vos mains ! — Ce serait un crime de vous tuer ; naturellement j’ai horreur des combats[121] ; il me plaît bien davantage de faire cesser vos querelles. — Et comment vous y prendrez-vous pour arriver à ce but ? — Je saurai vider le différent et ramener la paix ; j’ai trouvé un moyen ; vous vous en rapporterez à la volonté du ciel. — Alors, général, expliquez-vous ; permettez-moi d’entrer sous cette tente pour conférer à loisir. »
Ky-Ling fit quelques pas en avant et se trouva face à face avec Hiuen-Té ; les deux ennemis se saluèrent mutuellement, mais ils éprouvaient un embarras mêlé de crainte. Alors Liu-Pou s’assit entre eux, ayant le premier à sa gauche et le dernier à sa droite ; il fit verser du vin aux conviés, et quand la coupe eut plusieurs fois circulé à la ronde : « Seigneurs, leur dit-il, par égard pour moi, vous allez renvoyer vos troupes comme elles sont venues ! » Hiuen-Té ne répondit rien ; Ky-Ling objecta qu’ayant, par ordre de son maître (Youen-Chu), mis en campagne une armée de cent mille hommes, tout exprès pour détruire la puissance de Hiuen-Té, il ne lui convenait pas de s’en retourner sans coup férir. Là-dessus, Tchang-Fey, brandissant son glaive, s’écria avec l’accent de la colère : « Nous avons peu de troupes, j’en conviens, mais je me moque de vous, comme d’une armée d’enfants. Fussiez-vous un million de brigands, de Bonnets-Jaunes, ce ne serait pas une raison pour oser faire une insulte à notre frère aîné ! »
Kouan-Kong arrêta le bras de l’impétueux guerrier : « Tu vois bien, lui dit-il, que le général Liu-Pou tient ici une conférence, et que nous sommes chez lui[122] ; attends que chacun soit de retour à son camp ; alors, sans plus tarder, tu pourras frapper avec ce glaive ! — Faites la paix, reprit Liu-Pou, faites la paix, je vous y engage ; ne parlez plus de combat ! »
D’un côté Ky-Ling contenait son impatience, de l’autre, Fey, qui voulait à toute force combattre, criait avec colère : « Prenons nos lances, marchons ! » Et il agitait sa fameuse pique[123] d’un air menaçant ; Ky-Ling et Hiuen-Té avaient pâli. « Je vous exhorte à ne pas recourir à la voie des armes, répéta Liu-Pou, mais à vous en rapporter à la décision du ciel. »
À ces mots il dit aux gens de sa suite d’aller placer une lance hors des portes du camp, à une assez grande distance de la tente[124] ; puis il prit son arc, le tendit, y ajusta une flèche et se tournant vers les deux chefs qu’il voulait concilier : « D’ici[125] à la porte du camp, reprit-il, il y a cent cinquante pas. Si je perce avec cette flèche la tige bien mince de la lance plantée là-bas, vous devrez renvoyer vos troupes. Si je manque le but, vous retournerez à vos camps respectifs pour vous attaquer ensuite. Mais celui qui ne se conformera pas à la décision que je lui impose, sera puni de mort ! »
Tous les assistants approuvèrent cette convention ; et Hiuen-Té implorant le ciel et la terre disait en lui-même : « Puisse-t-il frapper le but ! »
Liu-Pou fit asseoir tout le monde et verser de nouveau une coupe de vin aux conviés ; puis, ayant relevé sa manche, il plaça la flèche sur la corde, tendit l’arc jusqu’à l’arrondir et lâcha le trait en s’écriant : « Frappé ! » Le ciel avait exaucé les vœux de Hiuen-Té ; la flèche vibrait dans la tige si frêle de la lance.
À cette vue Liu-Pou jeta son arc, s’assit de nouveau, et se releva pour prendre une main de chacun des deux généraux :
« Vous le voyez, leur dit-il, le ciel vous ordonne de renvoyer vos soldats et de renoncer à la guerre ! Aujourd’hui réjouissons-nous à ce banquet, et demain vous vous retirerez l’un et l’autre avec vos troupes ! — Général, reprit Ky-Ling, je n’ose résister à vos ordres, mais de retour auprès de mon maître, comment me ferais-je croire quand je lui raconterai ce qui vient de se passer ? » Liu-Pou promit de lui remettre une lettre ; quant à Hiuen-Té, il se sentit humilié ce jour-là.
La soirée fut remplie par le festin ; Ky-Ling, le lendemain, demanda la lettre promise et partit pour se rendre près de son maître. « Sans moi, mon jeune frère, dit Liu-Pou à Hiuen-Té, vous étiez mal dans vos affaires ! » Celui-ci s’inclina respectueusement devant son allié et s’en alla accompagné de ses deux frères d’armes, Kouan-Kong et Tchang-Fey. Le jour suivant, les trois armées s’étaient dispersées ; Hiuen-Té rentra à Siao-Pey, Liu-Pou revint à Su-Tchéou, et Ky-Ling reparut à Hoay-Nan, devant Youen-Chu à qui il rendit compte de tout ce qui s’était passé.
Quand il produisit la lettre de Liu-Pou, à l’appui de la scène qu’il venait de raconter, Youen-Chu s’écria avec colère : « Après avoir reçu de moi tous les subsides que je lui envoyais, ce Liu-Pou me tourne le dos pour se rallier à Hiuen-Té ! Cette lance percée d’une flèche, ce n’est qu’un prétexte ; au fond, il m’a pris pour dupe ! Je veux aller à la tête des soldats de ma province châtier moi-même ces deux hommes (qui me bravent) ! — Seigneur, dit Ky-Ling, gardez-vous d’agir avec précipitation ! Liu-Pou est un des premiers hommes de guerre de son siècle ; avec cela il commande en maître dans le Su-Tchéou. Si Hiuen-Té fait cause commune[126] avec lui, il devient difficile de le réduire. Mais voici ce que j’ai appris : De sa femme (dont le nom de famille est Yen), Liu-Pou a eu une fille ; vous, seigneur, vous êtes père d’un fils ; chargez quelqu’un d’aller près du général négocier une alliance. Si la négociation est acceptée par lui, très certainement il consentira à vous débarrasser de Hiuen-Té en le tuant. Tel est le vrai moyen de former entre lui et vous une alliance indissoluble. »
Ce jour-là même, Youen-Chu choisit Han-Yn pour négociateur de cette alliance, et il le fit partir pour Su-Tchéou avec de beaux présents. En quelques heures Han-Yn, arrivé à sa destination, se présenta devant Liu-Pou. Quand il lui eut fait part du projet qu’avait son maître de contracter avec lui une alliance pareille à celle qui unissait jadis les deux royaumes de Tsin et Tçin[127], Liu-Pou reçut tout d’abord les présents ; puis il alla vers sa femme pour conférer avec elle. « J’ai entendu dire, répliqua celle-ci dès qu’elle eut appris les projets de mariage, que ces Youen sont depuis bien longtemps établis dans le Hoay-Nan où ils possèdent des fiefs. Ils y perçoivent de gros revenus en argent et en vivres ; un jour Youen-Chu sera empereur ! si vous menez à bien cette grande affaire, notre fille a la perspective de devenir mère d’un prince régnant. Il nous reste à savoir combien il a de fils. — Un seul, rien qu’un, dit Liu-Pou ! — Et vous hésiteriez un instant ?… Si notre fille n’est pas impératrice, à tout le moins, nous serons solidement établis dans cette province de Su-Tchéou ! »
Dès-lors, la décision de Liu-Pou étant arrêtée, il invita Han-Yn à un banquet, dans lequel l’importante question du mariage fut réglée. Le négociateur s’en alla chercher les présents de noces qu’il apporta dans le palais de Liu-Pou, et celui-ci le festoya avec égards pour répondre à ses politesses : après le banquet, il l’installa dans l’hôtel des Postes, comme un hôte de distinction[128]. Dès le lendemain, le conseiller Tchin-Kong[129], instruit de l’arrivée de cet émissaire, alla le trouver dans le logement qui lui avait été assigné, et après avoir fait retirer tout le monde, il lui dit confidentiellement : « Qui donc a conçu ce projet ? En envoyant votre seigneurie nous proposer cette alliance, n’a-t-on pas eu l’idée de nous demander la tête de Hiuen-Té ? »
Han-Yn tout tremblant s’était jeté aux pieds de Tchin-Kong ; il lui avoua que telle était la pensée secrète de son maître. Tchin-Kong le releva : « Il y a longtemps que j’ai la même idée, ajouta-t-il ; pourquoi Liu-Pou ne veut-il pas la suivre ! Si cette affaire traîne en longueur, il se trouvera des gens qui la feront échouer. Je vais aller près du seigneur Liu-Pou, le presser d’emmener sa fille hors de cette ville, sinon ce mariage pourra être entravé ! — Vous me rendez la vie, s’écria Han-Yn avec l’accent de la reconnaissance ! Quand mon maître saura ce que vous faites pour lui, il vous en témoignera toute sa gratitude ! »
Tchin-Kong alla trouver Liu-Pou et lui dit : « J’apprends que la fille de votre seigneurie est promise au fils de Youen-Chu. Cette alliance était un de nos constants désirs ! Voila le Su-Tchéou à l’abri de toute attaque, et votre principauté à jamais établie. Mais, dites-moi, seigneur, quel jour se célèbre cette union ? — Je ne l’ai point fixé encore, répondit Liu-Pou. — Les anciens avaient coutume de choisir le jour et l’heure, au moment même où ils recevaient les cadeaux du fiancé. Pour l’empereur, c’était un an après cette première cérémonie ; pour l’un des grands vassaux, six mois ; pour un seigneur feudataire, trois mois[130] ; pour une famille plébéienne, un mois. — Le seigneur Youen-Chu a reçu du ciel le sceau de jade, le sceau impérial, reprit Liu-Pou[131] ; un jour il sera empereur ; nous devons donc suivre la règle établie par les familles régnantes, et ajourner à un an la cérémonie nuptiale… »
« Non, interrompit Tchin-Kong ! — Mais au moins imiterons-nous la conduite des grands vassaux ! — Pas davantage. — Pouvons-nous faire moins que de nous assimiler aux seigneurs feudataires ? je ne le pense pas… — Je ne suis point encore de votre avis ! — Mais enfin, si je ne suis maître du Su-Tchéou que par usurpation, s’il me manque d’être confirmé dans cette principauté par un édit impérial, voudriez-vous que je me conformasse aux usages des plébéiens ? — Oh ! non, ce serait une chose déraisonnable ! — Eh bien, alors, que voulez-vous donc ? »
« Écoutez : Aujourd’hui, dans tout l’Empire, chacun attaque son voisin. Votre bravoure, seigneur, vous a rendu puissant entre les quatre mers. Or, maintenant que vous contractez une alliance si intime avec Youen-Chu, de combien de seigneurs feudataires allez-vous exciter l’envie ? Si vous fixez (dans un avenir plus ou moins éloigné) le jour, l’heure favorable à la conclusion de cette alliance, et qu’à moitié de la route (qui vous sépare de la résidence d’Youen-Chu), des soldats placés en embuscade par vos ennemis se lèvent pour vous arrêter, que pourrez-vous faire ? Si le mariage n’est pas fixé, renoncez-y plutôt ; s’il l’est, emmenez votre fille à l’insu de tous vos rivaux. Quand vous serez arrivé avec elle dans la demeure de son futur époux, Youen-Chu ne manquera pas de choisir le jour que le sort désignera comme favorable, et le mariage s’accomplira. »
Liu-Pou, enchanté de ces conseils, promit à Tchin-Kong de les suivre à l’instant ; et sa femme, qu’il alla avertir de ses nouveaux desseins, s’écria : « Sans ce prudent mandarin, c’en était fait de l’avenir de notre fille ! N’hésitez pas à suivre ses avis ! » Aussitôt Liu-Pou remit au négociateur Han-Yn de l’or et des étoffes précieuses, comme présents de noces ; il fit préparer les épingles et autres ornements de tête, les ustensiles de ménage, les chevaux richement enharnachés[132], le char nuptial dans lequel la fiancée devait faire son entrée, puis chargea deux de ses officiers (Song-Hien et Oey-So), d’escorter la jeune fille en compagnie de Han-Yn.
Le cortège partit de la ville au bruit de la musique ; or, à cet instant, Tchin-Kouey, l’ancien gouverneur de Siao-Pey, qui vivait retiré dans sa maison, entendit retentir jusqu’au ciel les tambours et les instruments joyeux. Il interroge les gens qui l’entourent, et apprend d’eux que la fille de Liu-Pou va épouser le fils de Youen-Chu. — « Et quel a été le négociateur de cette union, demanda-t-il ? — Han-Yn, ou du moins nous le croyons, car il y a trois jours qu’il est arrivé du lieu où réside Youen-Chu. — Une si étroite alliance, reprit le vieillard, aura pour résultat certain la perte de Hiuen-Té. » Et malgré ses infirmités, il alla trouver Liu-Pou.
« Vieillard, quelle cause vous amène, demanda celui-ci ? — La nouvelle de la mort de mon général Hiuen-Té, répliqua le vieux gouverneur ; j’ai appris qu’il n’est plus et je viens tout exprès pour vous faire une visite de deuil. — Que dites-vous là, reprit Liu-Pou tout surpris ? — Une fois déjà Youen-Chu vous a envoyé de l’or et des étoffes précieuses pour acheter de vous la mort de Hiuen-Té ; en perçant une lance avec une flèche, vous avez apaisé la querelle. Cette fois Youen-Chu vous demande votre fille ; c’est un gage qu’il veut tenir, et un jour il réclamera la tête de votre allié. S’il ne vous demande pas des subsides en argent et en vivres, il réclamera peut-être votre appui. Seigneur, vous ne le lui refuserez pas ! Tôt ou tard cet ambitieux lèvera l’étendard de la révolte ; et vous serez devenu, en tous points, l’allié, le parent d’un rebelle ! »
« Tching-Kong m’a trompé », s’écria Liu-Pou tout épouvanté ; et il ordonna à Tchang-Léao de courir avec ses troupes à la distance de trois milles sur les traces de sa fille, afin de la ramener au palais. Quand Tchin-Kong parut : « Allez, lui dit-il en le maudissant, vous avez voulu me déshonorer dans les siècles à venir ! » Le conseiller se retira sans rien répondre. « Maintenant, reprit le vieux gouverneur Kouey, retenez ici prisonnier l’émissaire de Youen-Chu, et envoyez dire à celui-ci que le trousseau de la jeune mariée n’étant pas prêt, elle n’a pu partir, qu’elle ira vers lui dès que tout sera disposé. » Han-Yn fut immédiatement conduit en prison ; on arrêta aussi les gens de sa suite, et Kouey conseilla encore à Liu-Pou d’envoyer à la capitale le prisonnier Han-Yn, que le premier ministre Tsao-Tsao serait enchanté de tenir sous sa main.
Kouey avait proposé d’expédier Han-Yn sous la conduite de son fils Tchin-Teng ; mais Liu-Pou demanda à faire quelques réflexions, et plusieurs jours s’étaient passés sans qu’il se décidât, quand on vint l’avertir que Hiuen-Té (toujours retiré à Siao-Pey) avait réuni des soldats et enlevé des chevaux, dans le dessein d’une guerre qu’on ne devinait pas encore. « Le premier devoir d’un général, dit Liu-Pou, c’est de songer à son propre intérêt ! » Et au même instant, les deux officiers qui avaient accompagné sa fille (Song-Hien et Oey-So), étant venus le saluer, il les chargea d’aller dans le Ch