Histoire des Trois Royaumes/III, IV

Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. 238-250).


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao sauve l’empereur et s’empare du pouvoir.


I.[1]


[Année 196 de J.-C.] « C’est Ly-Yo qui a trahi, » s’écria Yang-Fong, et il envoya contre lui l’officier dont le courage avait déjà triomphé d’un chef rebelle, Hu-Hwang (son surnom Kong-Ming). À la première rencontre, Ly-Yo fut renversé mort aux pieds de son cheval ; les siens se dispersèrent devant un ennemi trop redoutable, et le cortège impérial, sauvé une fois encore, traversa le passage Ky-Kouan. Là, Sa Majesté reçut de Tchang-Yang (gouverneur du Ho-Neuy, sur le territoire duquel elle se trouvait alors), des présents en vivres et en étoffes que ce mandarin vint lui offrir sur la route. Le prince lui accorda le titre de général en chef de la cavalerie, et il dut prendre congé de la cour fugitive pour aller occuper Ye-Wang.

Enfin l’empereur Hiao-Hien-Ty rentre dans la capitale ; il voit son palais consumé par les flammes ; dans les rues désertes l’œil, partout où il se porte, ne rencontre que de grandes et hautes herbes. Les édifices somptueux, habités jadis par les souverains, ne sont plus qu’un amas de ruines. Avec les débris, on construisit une petite maison qui servit de logement à l’empereur et à l’impératrice ; quand les mandarins venaient faire leur cour, ils restaient debout au milieu des touffes d’herbes, dans les plantes épineuses dont le sol était recouvert.

[Année 196 de J.-C] Cette année-là, la famine fut terrible ; l’empereur, changeant le nom des années de son règne, substitua au nom de Hing-Ping (tranquillité croissante), celui de Kien-Ngan (repos de la cour). À Lo-Yang, il ne restait pas plus de cent familles, et, comme il n’y avait rien à manger pour personne, comme dans les murs la population affamée avait enlevé l’écorce des arbres et arraché les herbes, tige et racine, pour s’en nourrir, tous les mandarins, depuis le président des six grandes cours et les membres du conseil jusqu’aux employés inférieurs étaient réduits à aller chercher hors des murs ces aliments insuffisants et grossiers ; on les voyait eux-mêmes faucher l’herbe qui servait à allumer le feu ; il y en eut qui moururent de faim. Telles étaient les calamités extraordinaires qui marquaient la fin de la dynastie des Han.

Cependant, le ministre d’État Yang-Piéou représenta à Sa Majesté qu’il était bien temps de faire appeler Tsao-Tsao. Ce général se trouvait dans le Chan-Tong à la tête de cent mille hommes ; on devait le faire venir à la cour pour qu’il prêtât au souverain son appui et soutînt la dynastie chancelante. « Déjà, répondît l’empereur, je lui ai envoyé un pareil ordre, il faut donc le faire appeler de nouveau ? » Et aussitôt des courriers furent expédiés vers Tsao-Tsao. Or, Tsao ayant appris dans le Chan-Tong le retour de Sa Majesté à Lo-Yang, s’était mis à délibérer avec ses officiers sur la conduite qu’il devait tenir. Sun-Yo, prenant la parole, avait dit : « Jadis le roi de Tsin, Wen-Kong, fit sa soumission à Siang-Wang de Tchéou, et tous les vassaux prêtèrent serment de fidélité. Le fondateur de la dynastie des Han, Kao-Tsou, étant parvenu au trône, gagna l’affection du peuple en prenant le deuil à la mort de Y-Ty. Maintenant que notre empereur gémit opprimé par des rebelles, vous marchez à la tête de soldats dévoués à la dynastie ; les troubles survenus dans le Chan-Tong vous ont retenu loin de la cour, vous ont empêché de secourir la personne du souverain. Voici que l’empereur rentre dans la capitale de l’est, mais cette capitale est un amas de ruines. Le moment semble être venu de soutenir le prince et de répondre à l’espérance du peuple. Ce sera un bel exemple de fidélité. En agissant avec droiture, vous verrez l’Empire se soumettre à vous ; ce sera l’entreprise d’un homme de génie. Prendre en main la cause de l’humanité et de la justice et rallier autour de soi les héros du siècle, c’est faire briller sa vertu. Ces trois grands résultats, vous pouvez les atteindre. Les personnages distingués de notre époque, disséminés sur toute la surface de l’Empire, ne peuvent rien faire ; quels que soient leurs projets de soumission ou de révolte, si l’ordre n’est pas rétabli au plus vite, les plus braves, les plus éminents d’entre eux sentiront l’ambition s’éveiller dans leurs cœurs ; un jour ils vous causeront de graves inquiétudes et il sera trop tard pour les arrêter. »

Tsao accueillit avec joie ce conseil, et il voulait déjà se mettre en marche avec ses troupes quand arriva la lettre de l’empereur. Il reçut l’envoyé à l’hôtel des postes, l’y traita avec égards, et ils firent route de compagnie. Une multitude d’affaires accablait le souverain dans la capitale. Les murs tombaient en ruines ; il voulait les relever, mais les moyens lui manquaient, et à ces perplexités vint se joindre la nouvelle de l’arrivée des deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé. En proie à de nouvelles frayeurs, le prince demandait conseil à Yang-Fong. » Dans quelles inextricables difficultés me suis-je plongé ! disait-il ; le mandarin envoyé dans le Chan-Tong ne revient pas. Ne vaudrait-il pas mieux aller nous jeter dans les bras de Tsao que de l’attendre ici ! »

Yang-Fong et Han-Sien allaient marcher au-devant de l’ennemi, mais Tong-Tching (oncle maternel de l’empereur) faisait remarquer le peu de solidité des remparts, et avec un si petit nombre de soldats armés de cuirasses, la victoire était plus que douteuse. Dans le cas présumable d’une défaite, où irait-on se réfugier ? Et comme on annonçait l’approche de l’ennemi, l’empereur et l’impératrice furent obligés de remonter sur les chars. Tching les escorta sur la route de Chan-Tong. Faute de chevaux, la cour suivait à pied ; mais à une petite portée de trait au delà des murs, tout l’horizon parut rempli d’une poussière qui obscurcissait le ciel. Le bruit des tambours et des gongs ébranlait les airs, une innombrable armée s’avançait. Frappés de terreur, l’empereur et l’impératrice ne pouvaient articuler une parole ; tout à coup un homme arrivant au grand galop se prosterna près du char ; c’était l’envoyé qui revenait de Chan-Tong.

« À qui sont ces soldats ? demanda le prince. — Sire, répondit le mandarin, ce sont ceux que Tsao amène avec lui de sa province ; il accourt pour défendre Votre Majesté. Instruit de la nouvelle attaque des deux généraux rebelles, il a détaché en avant-garde Heou-Tun a la tête de dix divisions formant ensemble une armée de cinquante mille soldats choisis ; ce premier corps a pris les devants pour protéger votre auguste personne. »

Ces nouvelles ramenèrent le calme dans l’âme de l’empereur ; aussitôt parut à ses yeux Heou-Tun, suivi de deux généraux, Hu-Tchu et Tien-Wei. Ils accoururent vers le souverain pour lui présenter leurs respects, et, s’excusant de ce que leur armure ne leur permettait pas de s’agenouiller devant son auguste personne, ils se mirent à crier : Vive l’empereur ! tout debout, selon l’usage des armées. « Vos chevaux sont harassés, répondit le prince, mais je n’en ai pas d’autres à vous donner.

— Sire, dit Heou-Tun, Tsao, instruit de l’attaque des deux chefs rebelles, nous a envoyés en avant pour vous arracher de leurs mains. » Et tout à coup les mandarins de la suite ayant annoncé qu’une armée débouchait par la route de l’est, le prince tomba dans une terreur qui le rendit immobile comme une statue. Heou-Tun partit au galop pour reconnaître ces troupes si subitement arrivées, et, revenant près de l’empereur : « Que Votre Majesté se rassure, lui dit-il, c’est Tsao qui paraît avec son infanterie. »

Aussitôt d’autres officiers, d’autres généraux parurent qui vinrent saluer le prince, et il demanda leurs noms. « Ce sont le cousin de Tsao, Tsao-Hong et les deux lieutenants Ly-Tien et Yo-Tsin, répondit Heou-Tun. — Mais votre général lui-même vient-il ? » reprit l’empereur en s’adressant aux nouveaux venus. Hong expliqua à Sa Majesté que Tsao-Tsao, dans la crainte que l’avant-garde ne pût résister seule aux forces des rebelles, l’avait envoyé, lui et sa division, soutenir ce premier corps.

« Votre général est le sauveur de son souverain et de l’Empire, répliqua Hien-Ty ; voici les rebelles qui s’avancent avec une foule de fantassins et de cavaliers ; allez à leur rencontre avec vos deux divisions. — Nous sommes prêts, — répondit Tun ; suivi de Tsao-Hong, il s’élança avec sa cavalerie ; l’infanterie le soutenait. Au premier choc, les rebelles furent culbutés et les vainqueurs coupèrent des têtes par milliers. Après ce premier succès, ils firent reprendre à l’empereur la route de la capitale.

La division de Heou-Tun s’établit hors des murs ; le lendemain, Tsao, conduisant une grande troupe d’hommes et de chevaux, fit son entrée avec trois mille cavaliers armés de lances et de cuirasses. Il les rangea dans la ville, et les grands mandarins vinrent le prendre pour le conduire à la cour. Là, il se prosterna aux pieds du trône. Le souverain lui ayant permis de se relever, le fit monter à ses côtés sur l’estrade et lui adressa sur ses victoires des questions flatteuses.

« Sire, répondit Tsao, grâce au bonheur que Sa Majesté répand autour d’elle comme le Ciel, j’ai pu lever des troupes dans le Chan-Tong. Naguères, l’Empereur a daigné répandre sur moi ses bienfaits, et l’occasion ne s’était pas offerte encore d’en témoigner ma reconnaissance. Mais les rebelles ayant comblé la mesure de leurs forfaits, je suis venu à la tête de quatre cent mille hommes pour répondre à l’appel de Votre Majesté et punir les traîtres. Il n’y a pas d’effort que je ne sois prêt à faire. Puisse Votre Majesté, délivrée de tout péril, rendue au repos, agrandir encore son autorité et sa gloire ! » Aussitôt l’empereur nomma Tsao-Tsao inspecteur-général à la cour et dans les provinces et premier ministre. Il prit congé du souverain en lui exprimant sa gratitude.

Le lendemain, Tsao emmena ses soldats camper à cinq milles de Lo-Yang. Les deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé, voulaient livrer bataille à Tsao, las d’une longue marche, mais ils en furent dissuadés par Kia-Hu (qui s’était rallié à eux au passage du fleuve Jaune). « Tsao est à la tête d’une nombreuse et excellente armée, leur dit-il ; il a avec lui une multitude de mandarins civils et militaires ; le mieux serait de déposer la lance, de délier la cuirasse et de se soumettre en implorant le pardon du passé. »

« Insolent qui osez éteindre mon ardeur, s’écria Ly-Kio avec colère ! » Et il ordonna à ses officiers de décapiter Kia-Hu. Mais tous les généraux supplièrent leur chef de se calmer ; cette même nuit, Kia-Hu se sauva à cheval loin du camp où sa vie était menacée.

Le jour suivant, Ly-Kio risqua la bataille ; trois cents cavaliers commandés par Hu-Tchu, Tsao-Jin et Tien-Wei enfoncèrent les lignes des rebelles en trois endroits, et bientôt les deux armées furent en présence. Les deux fils aînés de Ly-Kio (Ly-Sien et Ly-Pié) s’avancèrent pour commencer l’attaque ; Tsao avait à peine demandé le nom de ces chefs inconnus que Hu-Tchu, volant à leur rencontre, avait décapité Ly-Sien d’un coup de sabre. Son frère Ly-Pié fut si épouvanté qu’il tomba de cheval en sortant des lignes, et il eut le même sort. Le vainqueur rapporta dans les rangs les têtes des deux frères ; personne du côté des rebelles n’osa le poursuivre.

« Vous êtes le héros du siècle, s’écria Tsao en lui frappant sur l’épaule. » Et à la tête de la division du centre il chargea l’ennemi. Heou-Tien commandait l’aile gauche, Tsao-Jin l’aile droite ; au bruit du tambour, les trois corps de l’armée impériale donnant à la fois, les rebelles furent mis en pleine déroute. Tsao lui-même, le glaive en main, guidait ses soldats. Au milieu de la nuit, la lance du vainqueur poursuivant les fuyards brillait, rapide comme l’étoile filante, comme la flamme de l’incendie.

Pareils au chien qui a perdu son maître, au poisson sorti du filet rompu, les deux chefs rebelles, avec les débris d’une armée réduite des deux tiers, se sauvèrent du côté de l’ouest. Cette fois aucune maison ne se fut ouverte pour les recevoir, et ils se cachèrent dans les montagnes.

Tsao-Tsao tenait ses troupes rassemblées hors des murs ; le service éminent qu’il venait de rendre à l’empereur par sa victoire inquiétait Yang-Fong et Han-Sien. « Tout le pouvoir passera entre ses mains, disait le premier ; quel cas fera-t-il de nous ! Aucun ; allons, cela vaudra mieux, allons demander à l’empereur la permission de poursuivre plus loin les rebelles ; ce nous sera un prétexte de fuir nous-mêmes avec nos troupes dans le Ta-Liang ; là nous attendrons la tournure que prendront les événements. »

Comme ils voulaient se retirer, l’empereur ne put mettre obstacle à leurs projets, mais il appela Tsao dans le palais.

Quand il reçut cet ordre, Tsao fit asseoir l’envoyé qui en était porteur, et il vit un homme aux sourcils gracieux, à la démarche grave, imposante comme celle d’un immortel. » Hélas ! pensa-t-il tristement, après cette grande famine pendant laquelle les mandarins, l’armée et le peuple ont eu tant à souffrir dans la capitale de l’est, on ne trouverait pas deux visages aussi florissants que celui-ci ! » Il lui demanda d’où lui venait cette bonne mine, son nom, son âge, le rang qu’il occupait.

« J’ai à peine trente ans, répondit l’envoyé ; quant à mon rang, le voici : ma bonne conduite et ma probité m’ont fait connaître, quand on a donné des emplois. D’abord, j’ai servi sous le chef des confédérés, puis sous Tchang-Yang ; mais voyant que Youen-Chao (le chef de la ligue) et ce dernier étaient impuissants à triompher de l’anarchie, je me suis rallié à l’empereur dès son retour dans la capitale. Sa Majesté m’a fait entrer dans le conseil ; mon nom est Tong-Tchao, mon surnom Kong-Jin, je suis de Ting-Tao dans le Tsy-Yn. »

« Depuis longtemps votre réputation m’est connue, reprit Tsao se levant pour lui faire un salut ; je suis heureux de vous rencontrer. » Et après l’avoir fait entrer dans sa tente afin de l’y traiter en hôte distingué, il lui présenta Sun-Yo, son ami. Mais tout à coup on vint avertir Tsao qu’une armée inconnue s’avançait vers le camp.

« Ce doivent être Yang-Fong, l’ancien lieutenant de Ly-Kio, dit Kong-Jin à Tsao qui envoyait des hommes en reconnaissance, et l’ancien commandant de Pé-Pou, Han-Sien ; voyant avec dépit votre autorité croissante, ils retournent dans le Ta-Liang. — Quoi ! je leur porte ombrage ? demanda Tsao. — Ce sont des insensés, reprit Kong-Jin, n’y prenez pas garde. — Mais où sont les rebelles Ly-Kio et Kouo-Ssé ? — En quelque endroit qu’ils se trouvent, tigres sans griffes, oiseaux sans ailes, ils ne peuvent vous échapper, illustre général, et ne doivent vous donner aucun souci. » Alors, voyant que les paroles de Kong-Jin semblaient s’accorder avec ses propres pensées, Tsao lui adressa des questions sur l’état présent des affaires.

Celui-ci répondit : « Vainqueur des insurgés avec les troupes fidèles levées dans votre province, placé à la cour comme ministre, vous voilà au faîte de la puissance, et comme l’égal des cinq grands vassaux de l’antiquité. Mais, parmi les généraux subalternes, chacun a son ambition, et certainement tous ne se soumettront pas. Aujourd’hui donc, si vous restez ici à occuper près du prince la charge de ministre, les troubles ne s’apaiseront pas dans le reste de l’Empire ; il y a un moyen, c’est de transférer la cour à Hu-Tou. Répandez la nouvelle d’un prochain départ, et tout le peuple attendra avec bonheur cette époque comme celle du retour de la tranquillité. Cette réintégration du prince à Lo-Yang n’a pas apaisé les discordes ; c’est en faisant des choses extraordinaires que l’on acquiert des mérites extraordinaires aussi. Général, c’est à vous de méditer de grandes choses et de les accomplir. »

« Telle est aussi ma pensée, répondit Tsao en serrant les mains de Kong-Jin avec un sourire ; mais Yang-Fong est à Ta-Liang et je suis à la cour : comment entamer des négociations à la fois au dedans et au dehors, conduire mon entreprise ici et là ? — Rien de plus facile, reprit Kong-Jin ; écrivez à Yang-Fong une lettre pour le rassurer, et quand les grands demanderont quels sont vos motifs pour émigrer encore, vous répondrez que la capitale manque de vivres, qu’il faut transférer la cour à Hu-Tou, plus près du Lou-Yang, d’où l’on peut tirer des approvisionnements ; qu’avec la disette disparaîtra le mécontentement des peuples. Dites cela aux grands, et cette nouvelle les réjouira tous. »

« Je promets de suivre au plus tôt votre avis, répondit Tsao avec empressement ; si je me trompe dans ma conduite, remettez-moi sur la voie, et soyez assuré de ma profonde reconnaissance. — Je suis prêt à vous obéir, reprit Kong-Jin. » Et il se retira en s’inclinant avec respect.

Dès lors, l’unique pensée de Tsao fut de transférer l’empereur et la cour à Hu-Tou.

Dans ce même temps, le secrétaire du grand conseil, Wang-Ly, dit à Liéou-Ngay, astrologue de la cour : « En examinant le ciel pour y lire la destinée des Han, j’ai vu que depuis le printemps la planète Tay-Pé (Vénus) est en opposition avec l’étoile Tchin-Sing dans la grande ourse ; puis elle a traversé la voie lactée. Yng-Hoe {Mars) suit une route qui n’est pas naturelle et se rencontre avec Vénus dans la ligne du taureau : si le métal et le feu sont d’accord, donc il surgira bientôt un nouvel empereur, et la dynastie des Han touche à sa fin ! Dans les pays de Tsin et de Goei, il surgira quelque chose. »

Wang-Ly alla rapporter ces paroles à l’empereur, et lui dit : « Il y a des changements dans la marche des astres ; les cinq éléments ne suivent pas leurs voies accoutumées ; la terre remplace le feu (symbole de votre dynastie) ; c’est Goei qui héritera de l’Empire des Han ; et c’est un Tsao qui pacifiera cet Empire. Il faut donc confier la direction des affaires à celui qui porte le nom de Tsao. »

Ces paroles furent répétées au ministre lui-même, et il envoya dire au mandarin de ne plus parler ainsi. « Je sais, ajouta-t-il, que vous êtes un fidèle et loyal mandarin, mais les secrets du ciel sont difficiles à connaître. » Cependant, il instruisit Sun-Yo, son conseiller intime, de cette prédiction, et celui-ci répondit : « Le nom de famille des Han est Liéou, c’est par la vertu du feu (Mars) qu’ils se sont saisis de l’Empire, et que cette dynastie s’est élevée dans deux capitales. Vous, vous êtes sous l’influence de la terre (Vénus) ; la ville de Hu-Tou dépend de la terre ; en vous y établissant, vous vous élèverez. Le feu peut produire la terre, la terre peut faire pousser le bois (cinquième élément) ; ainsi les prophéties de Wang-Ly et les paroles de Kong-Jin sont d’accord, et ils disent tous les deux qu’un nouvel empereur doit venir ! »

Les idées de Tsao furent dès lors arrêtées ; le lendemain, il fit entrer ses troupes dans la ville, et alla trouver l’empereur : « Sire, lui dit-il, la capitale de l’est est un pays depuis longtemps abandonné, où il ne faut pas songer à s’établir de nouveau ; de plus, il est difficile d’y faire arriver des vivres ; votre sujet se décide à transférer la cour à Hu-Tou, près de Lou-Yang. Cette ville a des murailles, des édifices publics, des vivres, des provisions abondantes ; y transporter le siége de l’Empire, telle est la résolution irrévocablement prise par votre sujet. »

Quand ils entendirent ces mots : « Votre Majesté est priée de monter sur son char, » les magistrats gardèrent le silence, tant la puissance de Tsao leur inspirait de crainte. Le départ s’effectua ce même jour, et on fit un peu de chemin ; mais, à peine arrivé devant Kao-Lin, le cortège fut arrêté par les cris que poussaient les troupes de Yang-Fong et de Han-Sien, prêtes à lui barrer la route.

« Où conduisez-vous l’empereur ! cria Hu-Hwang. » Et Tsao s’élança au-devant de lui ; en voyant ce guerrier à la taille noble et imposante, il demeura frappé d’une secrète admiration, et détacha Hu-Tchu pour le combattre. La lutte commence, le glaive et la hache se heurtent dans cinquante attaques successives. Mais Tsao a sonné la retraite pour faire cesser ce combat à forces égales, et rallier ses soldats ; chacun rentre dans ses retranchements. Là, il assemble le conseil et demande un moyen d’attirer dans son parti le redoutable champion qui fait sans doute la force de ses deux adversaires. Un homme se présente, c’est Man-Tchong, ancien ami de Hu-Hwang ; il répond d’amener celui-ci sous les tentes.

Aussitôt, déguisé en simple soldat, il se glisse dans le camp ennemi, traverse les lignes et arrive devant la tête de celui qu’il cherche ; il le trouve couvert de son armure complète. Étonné de la visite, Hwang regarde l’étranger qui, le saluant avec la plus grande politesse, demande comment se porte son ancien ami.

L’officier réfléchit longtemps ; il regarde et répond enfin : « N’êtes-vous pas Man-Tchong (surnommé Pé-Ning), du Chan-Yang ? — Lui-même. — Et quel objet vous amène ? — Écoutez : lors de l’occupation de Yen-Tchéou, Tsao m’a nommé à un emploi de son armée ; aujourd’hui, en vous voyant à la tête des troupes, j’ai été bien frappé de votre aspect martial, et tout joyeux de vous retrouver ainsi, je suis venu, au risque de mes jours, vous donner quelques avis. Que peut gagner un héros de votre trempe à servir un Yang-Fong, un Han-Sien ! Tsao est bien un autre général et le premier homme de guerre de nos temps. Par sa valeur il a soutenu la dynastie et sauvé le peuple opprimé ; maintenant l’idée de vous faire attaquer, de vous tuer peut-être à la tête de vos rangs lui répugne trop, et il m’envoie vers vous. Ne tournerez-vous pas le dos aux ténèbres pour suivre la lumière !

— Je sais, répondit Hwang avec un long soupir, que mes chefs n’ont pas d’avenir ; mais il y a longtemps que je suis leur parti faute de mieux, et il m’en coûte de les quitter.

— Vous ignorez donc le proverbe : L’oiseau intelligent choisit le bois sur lequel il se pose, le serviteur éclairé choisit le maître auquel il se donne. Tous les gens de quelque valeur connaissent cet adage ; celui qui ne le met pas en pratique n’est qu’un homme médiocre.

— Eh bien ! reprit Hu-Hwang en se levant, me voilà prêt ; que voulez-vous de moi ?

— Que ne tuez-vous vos deux généraux ? ce serait acquérir tout d’abord un grand mérite.

— Quoi ! reprit l’officier, assassiner mes chefs, ce serait une déloyauté dont je suis incapable.

— Très-bien, voilà une vertu à toute épreuve, » reprit Tchong un peu déconcerté, et tous les deux ils firent route vers le camp de Tsao avec les quelques hommes que Hwang entraîna dans sa défection.

Instruit de son départ, Yang-Fong se jeta sur ses traces avec mille chevaux d’élite. Des torches éclairaient la montagne du haut en bas. « Voilà l’occasion d’en finir avec ces brigands que nous poursuivons depuis si longtemps, cria Tsao, ne les laissons pas échapper. » Et plaçant de chaque côté des soldats en embuscade, il fit marcher toute son armée à la rencontre des rebelles.


II.[2]


Bientôt, au signal convenu, Yang-Fong fut entouré, et Han-Sien étant accouru pour le dégager, les rebelles réunis livrèrent un grand combat ; Yang-Fong parvint à s’échapper, mais Tsao mit les deux corps d’armée en désordre et bientôt en pleine déroute, tant il sut profiter d’un instant favorable. Les vaincus se soumirent pour la plupart. Les deux chefs, désormais sans autorité, allèrent chercher un refuge près de Youen-Chu.

Tsao était enchanté d’avoir gagné Hu-Hwang à son parti. Il conduisit donc sans obstacle le char impérial jusqu’à Hu-Tou. Là il fit disposer un palais complet avec les salles d’audience et les appartements réservés ; un temple des aïeux et un temple où l’empereur pût offrir les sacrifices à la terre furent également construits, ainsi que des édifices pour les examens, pour les cours suprêmes, des hôtels pour les trois dignitaires (le percepteur des impôts, le juge criminel et l’inspecteur des salines), et des tribunaux. Tsao fit aussi construire des greniers publics et achever les murs de la ville destinée à devenir la capitale. Tong-Tching, oncle maternel de l’empereur, et treize grands personnages furent faits princes de second rang ; Tsao lui-même se conféra le titre de premier grand général des armées et de prince de Wou-Ping. Tous les grades, il les distribua aux officiers qui avaient servi sous ses drapeaux, car c’était lui qui décidait des récompenses et des châtiments[3].

Dès lors l’autorité fut tout entière entre ses mains, comme jadis entre celles de Tong-Cho. Il sortait toujours avec une escorte de cent cavaliers couverts de leurs cuirasses, et entrait au palais dans le même équipage. Tous les grands magistrats de la cour qui avaient quelque affaire à traiter s’adressaient à Tsao avant de présenter leur requête à l’empereur ; mais pour régler définitivement des questions d’état d’une haute importance, il invita à un banquet, dans la partie réservée du palais, tous les grands du conseil et leur dit : « Aujourd’hui, si secourant l’empereur menacé par les rebelles, je l’ai entouré de ministres, de grands dignitaires, vous devez tous m’aider de vos conseils, me prêter votre appui. Il y a des grands dans l’Empire qui me causent de graves inquiétudes : Youen-Chu et son frère Youen-Chao (l’ancien chef de la confédération) qui se sont emparés de quelques provinces et n’ont pu être ralliés encore. Liéou-Hiuen-Té, investi depuis quelque temps de la souveraineté de Su-Tchéou, gouverne cette province ; Liu-Pou, vaincu par mes troupes dans le Chan-Tong, s’étant réfugié près de lui, a obtenu en apanage la ville forte de Siao-Pey. Si ces deux généraux réunissaient leurs troupes pour marcher contre moi, ce serait un cas embarrassant ; quels sont les remèdes que vous proposez à ces difficultés ?


  1. Vol. I, liv. III, ch. VII, p. 105 du texte chinois.
  2. Vol. I, liv. III, ch. VIII, p. 121 du texte chinois.
  3. Il nomma Sun-Yo conseiller du gouvernement et président des cours suprêmes ; Sun-Yeou, intendant des armées ; Kou-Kia, général de cavalerie et grand de l’empire ; Liéou-Yé, directeur des travaux publics ; Tsao-Yen, Mao-Kiay et Jin-Kiun directeurs de l’agriculture, commandants d’une division, intendants des finances et des vivres de l’armée ; Tching-Yo, gouverneur du Tong-Ping ; Ouan-Tching et Tong-Tchao, commandants du district de Lo-Yang ; Man-Tchong, commandant de Hu-Tou ; Heou-Tun, Heou-Youen, Tsao-Jin et Tsao-Hong, généraux ; Liu-Kien, Ly-Tien, Yo-Tsin, Yu-Kin, Su-Hwang, Hu-Tchu et Tien-Wey, officiers supérieurs, chargés de missions particulières.


Notes


Le tartare mandchou n’est pas tout à fait d’accord ici avec la version chinoise ; il dit d’une manière plus abrégée : « Cette année ici, il y eut une famine ; faute de vivres, tous les mandarins, depuis le président des six cours jusqu’aux conseillers du palais, sortaient de la ville pour enlever l’écorce des arbres et couper la tige des herbes ; c’était là leur nourriture. Ils fauchaient l’herbe pour faire du feu… »


Wen-Kong, roi de Tsin, monta sur le trône l’an 636 avant notre ère, au temps où régnait Siang-Wang des Tchéou. (Ne pas le confondre avec Wen-Kong de Tsin, contemporain de Ping-Wang des Tchéou dont il fut le rival en puissance et en autorité). Cet autre Wen-Kong, au contraire, donna l’exemple de la soumission. « Revêtu de ses habits de cérémonie, il reçut à genoux l’ordre de l’empereur, le plaça respectueusement sur une table et n’omit aucun des rites anciennement établis. » Histoire générale de la Chine, tome II, page 133.

Kao-Tsou, l’aïeul des Han, le fondateur de la dynastie, fut un des plus grands hommes de la Chine ; il donna cette marque de respect à la mémoire de Y-Ty, roi de Tchou, nommé empereur après le partage du royaume entre Pa-Ouang son compétiteur et lui. Pa-Wang fit assassiner le maître qu’il avait choisi. Aussitôt Kao-Tsou (qui se nommait encore Liéou-Pang) écrivit aux princes : « Dans le partage de l’empire, qui est l’ouvrage de Pa-Wang et que vous avez accepté, Y-Ty, roi de Tchou, a été, de votre consentement, élevé au trône. Vous lui avez promis soumission et fidélité ; cependant Pa-Wang l’a fait assassiner en trahison. Mon devoir me prescrit de porter le deuil et de venger sa mort… » Histoire générale, tome II, page 463.


Ces bienfaits auxquels Tsao fait allusion sont tout simplement les messages que l’empereur lui avait adressés quand il avait le plus besoin de ses secours. Dans le style des cours orientales, tout ce qui émane du souverain est un bienfait, un honneur. Au reste, ici la forme l’emporte sur le fond ; Tsao reproduit l’exemple si fréquent en Asie d’un ministre qui usurpe toute l’autorité, en déclarant toujours que le monarque est l’ombre d’Allah, le roi des rois ou le fils du ciel.


Le texte dit littéralement : » Vous avez acquis des mérites qui vous rendent égal aux cinq grands vassaux. » Les cinq grands vassaux sous la dynastie des Tchéou étaient : Hiouan-Kong de Tsy, Wen-Kong de Tsin, Mou-Kong de Thsin, Siang-Kong de Song, Tchouang-Kong de Tsou.


Nous avons traduit littéralement ce passage, qui a rapport à l’astrologie, sans avoir la prétention de le comprendre et de le rendre intelligible. Le Chou-King dit que Fou-Hy régna par la vertu du bois, Chin-Nong par celle du feu, Hoang-Ty par celle de la terre, Chao-Hao par celle des métaux, Tchuen-Hio par celle de l’eau ; on doit consulter sur le sens de ces traditions la note placée au bas de la page 172 du vol. I de L’Histoire générale de la Chine.


Il y a beaucoup d’analogie entre ce passage et l’épisode de la trahison de Liu-Pou, page 59. Si l’écrivain chinois s’est répété, au moins a-t-il eu le bon goût de rendre le dénouement moins odieux cette fois. Tchong abandonne son maître qui avait trahi, mais sans commettre un assassinat, presque un parricide, comme l’a fait Liu-Pou.