Histoire des Trois Royaumes/III, III
CHAPITRE III.
I.[1]
[Année 195 de J.-C.] Les généraux de Liu-Pou l’ayant rejoint dans sa fuite, il rassembla les débris de son armée et alla camper sur les bords de la mer. À peine vit-il tous ses officiers autour de lui qu’il parla d’entreprendre une nouvelle campagne contre Tsao-Tsao. « Notre ennemi est triomphant, dit Tchin-Kong, il n’est pas temps encore d’aller l’attaquer. Cherchons d’abord un lieu de refuge où nous puissions nous rétablir après ce revers. Une fois reposés, et alors seulement, nous songerons à reprendre les armes. — Mais où aller ? demanda Liu-Pou. — Auprès de Hiuen-Té ; depuis peu il est, dit-on, gouverneur de Su-Tchéou ; allons sous sa protection réparer nos forces abattues, plus tard nous tenterons de nouvelles entreprises avec des chances meilleures. » Liu-Pou suivit ce conseil ; à peine arrivait-il près de Su-Tchéou que des courriers annoncèrent son approche.
Déjà Hiuen-Té, qui le considérait comme un héros, voulait, par honneur, marcher au-devant de lui, mais My-Tcho s’opposait à ce que l’on accueillît le fugitif. « Ce Liu-Pou est un tigre, une panthère, disait-il ; si vous le recevez, il dévorera les habitants. » Toujours doux et humble, Hiuen-Té répondit : « Si Liu-Pou ne s’était pas rendu maître de Yen-Tchéou, comment ce pays aurait-il évité les malheurs qui le menaçaient ! C’est à son bras que je dois indirectement la possession de cette ville ; s’il me la demande, je suis obligé de la lui céder. Comment donc pourrais-je ne pas lui témoigner des égards et de l’attention ? — Frère, reprit Tchang (l’un des deux guerriers qui s’étaient attachés à sa personne), votre cœur est toujours bon à l’excès ; au moins tenez-vous sur vos gardes. »
Ce fut donc avec mille soldats environ que Hiuen-Té se porta au-devant de Liu-Pou à une lieue des murs, et ils firent ensemble leur entrée dans la ville. À cheval tous les deux, ils marchèrent jusqu’au palais du gouverneur, et là, après les cérémonies d’usage, ils prirent des siéges. Liu-Pou dit à son hôte : « J’ai tué Tong-Tcho ; mais voilà que Ly-Kio et Kouo-Ssé viennent de faire une révolution, et je me trouvais errant dans les pays à l’est des passages quand j’ai appris que vous aviez sauvé le Su-Tchéou. De mon côté, je m’emparais de Yen-Tchéou, afin de former ainsi deux puissances qui pussent attaquer en même temps ces deux généraux orgueilleux. Malheureusement, je me suis laissé prendre au piége que me tendait Tsao, et j’ai entraîné dans mes malheurs vos deux frères adoptifs, Yun-Tchang et Tchang-Fey[2]. Par suite, me voici en butte à la haine des vassaux indépendants. Unissons-nous donc pour soutenir la dynastie et ramener de nouveau la paix dans l’Empire ; qu’en pense mon hôte illustre ? »
« Le seigneur de ce pays étant retourné au Ciel il y a peu de temps, répondit Hiuen-Té, sans laisser personne digne de lui succéder, je me trouve chargé de la direction des affaires ; mais trop heureux de voir l’illustre général arrivé près de moi, je lui cède les insignes du pouvoir, à lui, doué de toutes les vertus qui me manquent ; daignera-t-il les accepter ? » Déjà Liu-Pou s’avançait pour prendre le sceau, mais derrière Hiuen-Té il vit Tchang et Yun qui faisaient mine de tirer leurs sabres. « Je suis un héros, leur dit-il avec un sourire forcé, et par conséquent digne de gouverner cette province. »
Hiuen-Té allait abdiquer ; Tchin, conseiller de Liu-Pou, dit en s’interposant : « N’abusez pas de vos forces pour dépouiller votre hôte, et vous, seigneur Hiuen, calmez vos inquiétudes, je vous en prie ! » Mais Hiuen-Té lui fit signe de se taire ; il prépara un splendide festin pour honorer son hôte, qu’il logea dans son propre hôtel disposé à cet effet. Le lendemain, Liu-Pou invita le généreux gouverneur à un banquet pour lui rendre ses politesses ; mais Tchang-Fey et Kouan-Yun conseillaient à leur frère adoptif de n’y point aller. « Ce n’est pas d’aujourd’hui que Liu-Pou convoite cette principauté, lui dirent-ils ; prenez garde, restez. — Je traite de mon mieux les gens de cœur, répondit Hiuen-Té ; dois-je m’attendre à être récompensé de ma bienveillance par l’ingratitude ? non. » Et il se rendit au banquet avec ses deux amis.
Au milieu du festin, Liu-Pou pria son hôte de l’accompagner dans les appartements réservés, le fit asseoir sur un lit, et appela une jeune fille qui vint s’agenouiller humblement devant lui. Deux fois Hiuen-Té s’inclina tout confus, et Liu-Pou le relevant lui dit : « Mon sage frère cadet, c’est un présent que je vous fais. »
Kouan-Kong et Tchang-Fey, qui étaient présents, lancèrent sur lui des regards de colère. « Notre frère aîné est un rejeton de l’arbre d’or, une fleur de la tige de jade, un descendant de l’empereur, s’écria Fey avec indignation en tirant son sabre, et tu oses, toi, fils d’une esclave, l’appeler sans façon ton frère cadet ! Viens, viens te mesurer avec moi ; viens, que nous croisions trois cents fois le fer de nos lances ! — La paix, la paix, cria Hiuen-Té. » Et Kouan entraîna hors de l’appartement le guerrier furieux. « Il a trop bu, dit Hiuen-Té à Liu-Pou en souriant ; le vin lui a mis à la bouche ces grossières paroles ! Mon frère aîné, pardonnez-lui ce propos ! » Liu-Pou garda un morne silence ; et comme il reconduisait son hôte après le repas, il vit hors du palais Tchang-Fey, à cheval, la lance au poing, qui accourait sur lui et le provoquait de nouveau. Cette fois ce fut Hiuen-Té qui, galopant au-devant de Tchang-Fey, l’arrêta dans sa colère.
Le lendemain, Liu-Pou allant visiter Hiuen-Té, celui-ci eut soin d’écarter son redoutable ami pendant l’entrevue. « Dans la ville de Siao-Pey, dit-il à Liu-Pou, il y a des vivres en abondance ; c’est là que je rassemblais mes troupes ; là vous ne manquerez de rien. Faites reposer vos chevaux dans cette place forte, que vos soldats y prennent un peu haleine ; quant à moi, je serai toujours prêt à vous seconder. » Liu-Pou se retira et ne tarda pas à conduire son armée à Siao-Pey. De son côté, Hiuen-Té réprimanda fortement Tchang-Fey de ce qu’il avait montré un zèle trop indiscret.
Mais revenons à Tsao-Tsao. Après avoir pacifié les provinces de Yng-Tchouen, de Ho-Nan et de Chan-Tong, il avait rendu compte de ses succès à l’empereur, qui venait de l’en récompenser par le grade de commandant général de première classe et le titre de prince de Fey-Ting. À cette époque, Ly-Kio s’était nommé lui-même général en chef de la cavalerie, et son collègue Kouo-Ssé avait pris le titre de général de première classe ; ils dirigeaient ensemble les affaires du gouvernement, et personne à la cour n’osait élever la voix contre eux. Seulement le commandant des gardes, Yong-Piéou et le directeur de l’agriculture, Tchu-Tsuen (gouverneur de district lors de la première révolte des Bonnets-Jaunes), avaient fait secrètement à l’empereur Hiao-Hien-Ty les représentations suivantes : « Tsao-Tsao se trouve à la tête d’une armée régulière de quatre cent mille hommes ; autour de lui se sont ralliés cent conseillers militaires et généraux capables ; si Sa Majesté avait à son service un pareil héros, elle pourrait sauver la dynastie et chasser les traîtres ; le bonheur reparaîtrait sur la terre.
« Depuis longtemps, répondit en pleurant le jeune empereur, je suis à la merci de deux ministres qui m’oppriment ; leur conduite est plus odieuse encore que celle de Tong-Tcho ! Mes jours se passent dans une anxiété incessante ! Mais comment faire pour me débarrasser de ce joug ? » Et le petit souverain sanglotait.
« Sire, répliqua Yang-Piéou, votre sujet vous donne un moyen ; armez l’un contre l’autre les deux généraux qui vous oppriment, et appelez Tsao avec ses troupes pour qu’il vous en délivre, pour qu’il purge la cour de ces traîtres et de leurs complices. Ainsi la paix renaîtra dans l’Empire. — Mais comment nous y prendrons-nous ? » demanda cet empereur de quinze ans. « Sire, le voici, » dit le mandarin, et il développa devant le prince les projets que nous allons suivre.
D’abord Yang-Piéou obtint du jeune souverain un ordre secret en vertu duquel il aborda l’entreprise. De son côté, Tchu-Tsuen chargea sa femme d’aller trouver furtivement l’épouse de Kouo-Ssé et de lui dire ceci : « Madame, le général, votre mari, entretient avec la femme de son collègue, le commandant de la cavalerie, Ly-Kio, des intrigues, des relations fort mystérieuses. — Hélas ! s’écria la femme qui se crut trompée, je m’étonnais de ne point voir rentrer mon mari le soir ; je sais maintenant la cause de ces absences prolongées ! « À quelques jours de là, comme son mari allait à un banquet chez Ly-Kio, elle lui dit : « Votre collègue a un esprit au fond duquel on ne voit pas très-clair ; d’ailleurs, le proverbe est connu : deux héros ne peuvent se maintenir au pouvoir l’un en face de l’autre. Si vous alliez périr empoisonné à la suite d’un de ces festins, que deviendrait votre pauvre femme ? »
Kouo-Ssé ne prit pas trop garde à ces paroles, et le même soir, comme il avait fait rapporter quelques mets du banquet, une petite esclave, envoyée par la femme jalouse, glissa du poison dans l’un des plats. Ce plat n’en fut pas moins servi ; mais quand Kouo-Ssé voulut porter à sa bouche ce mets empoisonné, sa femme l’arrêta : « Ces aliments sont préparés au dehors, il n’est guère prudent de les goûter. Voyons, faisons-en l’essai sur un chien ; si le chien meurt, mes soupçons ne seront-ils pas justifiés ? » L’animal auquel on donna ce mets expira à l’instant, et Kouo-Ssé se trouva convaincu. Une autre fois, après une invitation acceptée chez Ly-Kio, au sortir du palais, il souffrit, la nuit, d’une violente colique. « Vous êtes empoisonné, lui dit sa femme, prenez un remède. » Et elle lui donna un vomitif qui le guérit immédiatement, car il n’était malade que d’avoir un peu trop bu.
Cependant une grande colère s’empara de lui. « Quoi, s’écria-t-il en maudissant son collègue, nous avons travaillé de concert à conquérir le premier rang dans l’Empire, et, à présent que tu es au faîte de la puissance, tu veux te défaire de moi ! Si je ne frappe pas le premier, je périrai victime de tes iniques desseins ! » Déjà, il avait armé ses soldats et voulait attaquer Ly-Kio ; mais celui-ci fut averti du péril par quelques espions. Un peu surpris de l’audace de son rival et transporté de fureur, Ly-Kio rassembla ses propres troupes pour prendre l’offensive. Bientôt, au pied des remparts, on vit des milliers d’hommes, divisés en deux camps, se battre, s’égorger, tout en pillant et égorgeant les citoyens.
Ly-Sien (fils aîné de Ly-Kio) courut avec mille soldats cerner le palais impérial, et il enleva sur trois chars, dans lesquels on les fit monter de force, l’empereur lui-même, l’impératrice et deux grands dignitaires, le conseiller Kia-Hu et le précepteur du prince Tso-Ling. Une troupe d’hommes armés gardait à vue la personne du souverain ; tous les officiers du palais suivaient à pied. Ce triste cortège sortait par la porte dite Heou-Tsay ; Kouo-Ssé le fit attaquer à droite et à gauche ; ses archers tuèrent beaucoup de monde ; mais les troupes que Ly-Kio lança sur eux, en se montrant derrière les chars, forcèrent ceux-ci à se retirer.
Ce fut au milieu des flammes et de la fumée que le jeune souverain, enfermé dans son char, sortit de la capitale ; à peine était-il arrivé au camp de Ly-Kio, que Kouo-Ssé, à la tête de ses troupes, se précipitant au milieu du palais, s’empara de toutes les femmes du harem, mit le feu à l’édifice, pilla le trésor. Alors il comprit que l’empereur avait été enlevé par son rival, et, le lendemain, il se hâta d’aller devant le camp de ce dernier lui présenter le combat. Alors aussi Ly-Kio dirigea immédiatement le char impérial sur la ville de Meï-Ou, si bien fortifiée par Tong-Tcho.
Au sifflement des flèches, le jeune souverain tremblait de tous ses membres ; l’impératrice Fou-Hwang-Heou versait tant de larmes que ses vêtements en étaient mouillés. Ly-Kio, tenant en respect l’armée de Kouo-Ssé et la forçant à reculer, faisait évacuer la cour vers la place forte qu’il s’était choisie pour asile. Son fils Ly-Sien, chargé du commandement des gardes, entraînait, pendant ce temps, la personne de l’empereur jusque dans cette fameuse ville de Meï-Ou. Les officiers, compagnons fidèles du prince, les employés de la cour, qui se pressaient pèle mêle dans cette place, y mouraient de faim ; et l’empereur ayant fait demander pour sa suite cinq boisseaux de blé et cinq mesures d’os de bœuf, Ly-Kio lui répondit avec colère : « Qu’ont-ils besoin de ces provisions ? on leur sert du riz le matin et le soir. » Et il accorda quelques os, mais dont personne ne voulut manger après les avoir sentis.
« Est-ce ainsi qu’on me traite ! s’écria avec amertume le petit empereur. — Sire, reprit un des conseillers nommé Yang-Ky, Ly-Kio est né sur les frontières, il est habitué aux usages des Mongols ; les malheurs d’aujourd’hui lui ont presque perdu la tête ; son intention est de conduire Votre Majesté à Hwang-Pé pour adoucir sa triste position. Supportez donc avec patience ses paroles un peu vives, sire ; est-ce le cas de faire ressortir ainsi sa faute ? » L’empereur baissa la tête et ne dit rien, mais les larmes coulaient en abondance sur sa manche aux armes du dragon.
Tout à coup on vient annoncer l’approche d’un corps de cavaliers armés de lances et de sabres qui étincellent au soleil. Le roulement des tambours ébranle les cieux ; ces troupes s’avancent pour délivrer l’empereur ; ce sont celles de Kouo-Ssé. Cette nouvelle a un peu calmé les angoisses du prince Déjà, de grands cris s’élèvent hors des murs de la ville ; les deux armées sont en présence. Les deux rivaux s’élancent hors des lignes et se provoquent par des reproches sanglants. « J’avais mis en toi toute ma confiance, s’écrie Ly-Kio, pourquoi donc songeais-tu à me faire périr ? — Toi, tu n’es qu’un rebelle, répliqua Kou-Ssé, pourquoi ne me serais-je pas mis en devoir de t’attaquer ? — Je n’ai fait que protéger la personne du prince, reprit Ly-Kio, est-ce là porter les armes contre le souverain ? — Non, tu as enlevé l’empereur, ton assertion est fausse, répondit Kouo-Ssé, est-ce là ce que tu appelles protéger le prince ? »
« À quoi bon tant de paroles ; nous n’avons pas besoin de nos troupes ; vidons le différend à nous deux, s’écria Ly-Kio avec colère ; la personne de l’empereur appartiendra à celui qui vaincra l’autre. » Kouo-Ssé s’est précipité la lance au poing ; Ly-Kio court à sa rencontre armé d’un cimeterre. Vingt fois ils s’attaquent sans pouvoir se vaincre ; et le commandant des gardes, Yang-Piéou, fouettant son cheval, se jette entre les deux combattants. « Ly-Kio, s’écrie-t-il, arrêtez ! Laissez le vieux mandarin prier les grands de la cour de rétablir la paix entre vous ! »
Aussitôt les deux rivaux se retirent sous leurs tentes ; Yang-Piéou et son collègue Tchu-Tsuen rassemblent soixante mandarins de la cour ; c’est près de Kouo qu’ils se rendent d’abord pour l’exhorter à la paix ; et, quand ils sont tous sous sa main, celui-ci les enferme. « Que voulez-vous faire ? demanda Piéou. — Ly-Kio a enlevé l’empereur, répond le général, ne puis-je donc enlever la cour ? — Quoi, s’écria Piéou, l’un s’empare du prince, l’autre des magistrats, quelle conduite est-ce là ! » et Ly-Kio, irrité, voulait le tuer à l’instant. Un officier (du nom de Yang-My) le calma ; il y eut une délibération dont le résultat fut la mise en liberté de Yang-Piéou et de Tchu-Tsuen ; les autres mandarins restèrent en otage dans le camp.
« Nous, magistrats de l’empereur, dit Piéou à Tsuen, nous ne pourrons aider et sauver le prince notre maître ! C’est en vain que nous avons été mis sur la terre. » Ils se jetèrent en pleurant dans les bras l’un de l’autre, et s’évanouirent par l’excès de leur douleur. Rentré chez lui, Tsuen fut saisi d’un tel chagrin qu’il mourut. Dès lors, les deux adversaires s’attaquèrent journellement ; dans ces combats, livrés pendant cinquante jours consécutifs, combien de soldats périrent ! On ne peut en savoir le nombre. Ly-Kio passait sa vie dans les plaisirs, au milieu des pratiques déshonnêtes et superstitieuses d’une fausse religion ; sans cesse il employait des magiciennes qui battaient le tambour pour faire descendre au milieu de l’armée les esprits célestes. Le petit empereur coulait ses jours dans les larmes.
Cependant Yang-Ky, un de ses conseillers, lui exposa que Kia-Hu, quoique dévoué à Ly-Kio, n’avait pas oublié son empereur. Le petit prince le fit donc appeler, éloigna les gens de sa suite, et le salua les larmes aux yeux. « J’ai mérité la mort, dit Kia-Hu en se prosternant. — Si vous aimez votre empereur, sauvez-lui la vie, répondit le jeune prince. — Telle est, sire, la pensée qui m’occupe uniquement ; mais que Votre Majesté garde le silence, et je mettrai mon plan à exécution. »
L’empereur le remercia de son zèle, et aussitôt entra Ly-Kio, armé d’un poignard à trois tranchants passé dans sa ceinture, d’un sabre suspendu au poignet, et d’un fléau de fer qu’il tenait à la main. Le prince avait pâli, ses officiers se tenaient debout à ses côtés, le cimeterre au poing. « Kouo-Ssé est un homme sans humanité, dit Ly-Kio, il veut s’emparer de Votre Majesté, car déjà il a séquestré les magistrats ; sans moi, vous seriez déjà en son pouvoir comme un captif ! » Pour toute réponse, le jeune prince joignait les mains et s’inclinait. Ly-Kio continua : « Sire, vous êtes un maître sage et vertueux, venez, sortons d’ici. » Et s’adressant aux officiers : « Vous qui vous tenez près du prince le sabre à la main, dit-il, tous jusqu’au dernier vous désirez ma mort. — À l’armée, répondit Kia-Hu, n’est-ce pas l’usage de porter un glaive ?… » Et Ly-Kio rentra en souriant dans sa tente.
Sur ces entrefaites, un mandarin du nom de Hwang-Fou-Ly étant venu faire sa cour, l’empereur, qui connaissait son éloquence persuasive, le chargea de régler les conditions d’un accommodement entre les deux rivaux ; mais Kouo-Ssé, à qui furent faites les premières propositions, répondit : « Que mon rival relâche le prince, et moi, après avoir mis les mandarins en liberté, je les reconduirai à la capitale. »
De là, le commissaire impérial se rendit près de Ly-Kio. « Je suis votre compatriote, dit-il, le Sy-Liang est notre pays à tous les deux ; Sa Majesté m’envoie vous proposer des moyens de conciliation ; Kouo-Ssé a accueilli déjà les ouvertures faites au nom du souverain, et j’attends votre réponse. » Ly-Kio répliqua : « Moi, j’ai acquis de grands mérites en battant Liu-Pou ; pendant quatre ans que j’ai dirigé l’Empire, on y a vu régner le plus grand repos et la plus parfaite union. Mais Kouo-Ssé, quel homme est-ce ? Un voleur de chevaux, un esclave, et il voudrait s’égaler à moi ! J’exige qu’il soit châtié, et puisque vous êtes, comme vous le dites, un de mes compatriotes, vous voyez que j’ai pour moi les troupes de Sy-Liang, notre pays commun, et c’est assez pour triompher de mon rival. Il a enlevé les mandarins, et à cause de cela, vous avez été tout d’abord lui faire des avances. Mais Ly-Kio a un grand courage, il sait ce qu’il vaut. »
« Vos idées sont fausses, reprit le commissaire Hwang-Ly ; jadis Heou-Hy, prince du petit royaume de Yu-Kiun, comptant sur son habileté à tirer de l’arc, se crut à l’abri de tout revers de fortune, et cependant il a vu sa puissance détruite. Vous avez sous vos yeux l’exemple récent de Tong-Tcho, le premier ministre. Liu-Pou, qu’il a aimé comme un fils, se révolte, conspire contre lui ; sa tête est portée à la pointe d’un bambou. À quoi lui a servi sa brillante valeur ? Vous, général en chef du premier corps d’armée, qui avez reçu la hache et le sceau du commandement, si vous prenez les lois et la modération pour base de votre conduite, vos fils et vos petits-fils, maîtres du pouvoir, seront à jamais comblés des faveurs impériales ; ils recevront de la cour des dignités et des fiefs, tout le peuple recherchera leur patronage ; maintenant Kouo-Ssé s’est saisi des magistrats, et vous, vous avez enlevé le souverain. Lequel des deux est plus coupable que l’autre ? »
II.[3]
À ces mots, Ly-Kio, plein de rage, porta la main à son glaive et s’écria : « C’est l’empereur qui t’a envoyé pour m’outrager, moi, le premier parmi les grands ; j’abattrai ta tête et je tuerai ton prince : ce sera là un coup de maître digne d’un héros. » Et il voulait le faire périr ; mais un général de cavalerie, Yang-Fong, fit observer que Kouo-Ssé n’était pas soumis encore ; si Ly-Kio massacrait un envoyé de l’empereur, ce serait donner à son rival un prétexte pour lever des troupes auxquelles se rallieraient tous les grands. Kia-Hu exhorta aussi Ly-Kio à se calmer et la colère de celui-ci s’apaisa un peu.
Entraîné hors de l’assemblée par Kia-Hu, Hwang-Ly lui dit avec l’accent de l’indignation : « Ly-Kio refuse d’écouter les ordres de Sa Majesté ; il veut faire périr le successeur des Han pour monter sur le trône. — Mais vous, interrompit un conseiller du palais (nommé Hou-Miao), qui avez toujours été bien traité par Ly-Kio, pourquoi donc proférez-vous de semblables paroles ? Prenez garde d’attirer sur votre tête de grands malheurs. — Miao, répondit Hwang-Ly avec amertume, vous jouez à la cour un rôle important, pourquoi ce langage digne d’un courtisan qui flatte le pouvoir ? J’ai par mes ancêtres et par moi-même reçu de grands bienfaits des Han ; je suis admis dans l’intimité du souverain. L’empereur est opprimé, et moi, son serviteur, je dois, jusqu’à la mort, me tenir prêt à le secourir ; quand même ma tête serait mise à prix par Ly-Kio, je l’injurierais encore et toujours. »
Quand il sut le résultat de la mission de Hwang-Fou-Ly et la conversation qu’il avait eue avec Hou-Miao, l’empereur le renvoya au pays de Sy-Liang. La moitié au moins des soldats de Ly-Kio venait de cette contrée ; il s’y trouvait aussi beaucoup de Mongols. Hwang-Ly décria si bien ce général rebelle qu’il traitait de pervers et de traître, que les meilleurs d’entre ses soldats désertèrent sa cause pour se rallier à celle de l’empereur. D’un autre côté, Kia-Hu disait à ces Mongols : « Sa Majesté connaît maintenant votre loyauté, et voilà pourquoi elle vous renvoie dans vos districts ; mais un jour vous serez récompensés richement. » Ces Tartares étaient d’ailleurs fort mécontents de Ly-Kio qui les menait toujours au combat sans leur donner aucun avancement.
Le départ de cet émissaire de la cour avait irrité Ly-Kio ; il dépêcha contre lui (Wang-Tchang) le commandant des gardes qui, connaissant les motifs de fidélité et de reconnaissance envers l’empereur au nom desquels ce mandarin agissait, feignit de ne l’avoir pu rencontrer. Ly-Kio n’y pensa plus.
Cependant, d’après les conseils de Kia-Hu, l’empereur venait de donner à cet ambitieux général dont il était le captif, le grade qu’il avait usurpé déjà, celui de commandant en chef de la cavalerie, et Ly-Kio, tout joyeux de ce nouvel honneur, pensa qu’il devait un pareil surcroît de fortune aux opérations magiques des sorcières ; il les combla de bienfaits au préjudice des officiers de l’armée. L’inspecteur de la cavalerie, Yang-Fong, ne put taire son mécontentement, et il dit à un autre officier du nom de Song-Kou : « Nous risquons bravement notre vie ; nous l’exposons chaque jour au milieu des pierres et des flèches, et voilà que des sorcières obtiennent plus de récompenses que nous ! »
« Pourquoi ne pas tuer ce brigand lui-même pour sauver l’empereur ? » répondit l’autre, et ils convinrent tous les deux qu’un feu allumé dans un lieu désigné serait le signal d’une attaque sur le camp de Ly-Kio ; Song-Kou ferait à l’intérieur des retranchements un mouvement auquel Yang-Fong répondrait du dehors. Cette nuit-là, donc, à la seconde veille, ils tentèrent l’entreprise ; mais, hélas ! ils n’avaient pas prévu qu’ils seraient trahis. Le soir même, Ly-Kio fit arrêter et décapiter immédiatement Fong-Kou. Son complice ne vit pas briller le feu attendu ; ce fut le général en chef lui-même qui vint à sa rencontre et l’attaqua au milieu du camp ; la bataille dura jusqu’à la quatrième veille. Song, ne pouvant vaincre, prit le parti de se retirer avec un groupe de soldats. Ly-Kio, cependant, voyait ses troupes s’affaiblir graduellement par les combats que Kouo-Ssé lui livrait chaque jour. Cette guerre faisait périr tant de monde, que les cadavres s’élevaient çà et là comme des montagnes.
À cette époque, Tchang-Tsy arriva du Chen-Sy à la tête d’une grande armée ; il annonça aux deux chefs rivaux que s’ils ne faisaient pas la paix, s’ils refusaient de lui obéir, il allait les écraser l’un après l’autre. Ly-Kio et Kouo-Ssé déposèrent donc les armes, et Tchang-Sy pria l’empereur de se laisser conduire à Hong-Nong. Tout joyeux de cet événement inattendu, le petit prince témoigna le bonheur que lui causait ce retour dans la capitale de l’est où il avait depuis si longtemps désiré de s’établir. Il nomma son libérateur commandant de la cavalerie irrégulière et trésorier. Aussitôt celui-ci envoya du vin et des vivres aux aux mandarins. Kouo-Ssé ouvrit les portes de son camp aux dignitaires et aux grands qu’il retenait comme otages ; Ly-Kio ne fit plus qu’escorter les chars de la cour sur la route de la capitale de l’est.
Quelques centaines de soldats armés de longues lances formaient le cortège impérial. La nuit on traversa Sin-Fong, et au soir on arriva près du pont de Pa-Ling. On était alors en pleine automne, il soufflait un vent froid. Au bruit des voix, les gardes du passage se présentent assez nombreux ; ils arrêtent la marche du prince et demandent qui est dans le char ? « L’empereur, » répond le conseiller du palais, Yang-Ky, en s’élançant au galop à la tête du pont ; qui êtes-vous pour manquer ainsi aux devoirs d’une respectueuse obéissance ? » Mais deux commandants du poste s’avancèrent à sa rencontre et dirent qu’étant chargés par Kouo-Ssé, leur général, de garder ce pont pour empêcher les rebelles de passer, ils devaient au moins s’assurer de la vérité de la réponse, car il était difficile de supposer que l’empereur fut là dans ce char.
À ces mots, Yang-Ky souleva l’écran de la portière, et Sa Majesté elle-même dit aux chefs du poste : « C’est moi, c’est l’empereur, officiers ; pourquoi ne vous retirez-vous pas ? » Toute la troupe, répondant par des cris de vive l’empereur, se mit sur deux rangs pour laisser défiler le cortège.
Quand les chefs de la garde du pont eurent averti Kouo-Ssé de la fuite du souverain, il leur fit des reproches de ce qu’ils n’avaient pas barré le chemin aux chars de la cour. Son désir était d’arrêter l’empereur, de le conduire de nouveau à Meï-Ou pour donner suite à ses projets. En vain essayaient-ils de se disculper, prétextant qu’ils ignoraient ses intentions. Kouo-Ssé répétait toujours : « Je voulais tromper Tchang-Tsy par cette ruse d’où dépendait tout le succès de mes desseins. Pourquoi l’avoir laissé passer ? » Aussitôt il fit décapiter les deux officiers et se jeta de nouveau sur les traces de l’empereur avec ses troupes.
Comme il arrivait dans la ville cantonale de Hoa-Yn, le prince entendit derrière lui les voix tumultueuses des soldats qui se précipitaient à sa poursuite et criaient aux chars de s’arrêter. « À peine sorti de l’antre du loup, me voilà tombé dans la gueule du tigre, » dit-il à ses mandarins quand il comprit ce que signifiaient ces clameurs menaçantes ; toute la cour éclatait en sanglots.
Déjà l’armée de Kouo-Ssé approchait ; un tambour retentit ; de derrière la montagne sort un général précédé d’une grande bannière sur laquelle on lisait ces mots écrits en gros caractères : « Yang-Fong de l’Empire des grands Han. » Mille hommes le suivaient, marchant au secours du cortège impérial. Par leur arrivée au-devant de Sa Majesté, ils firent reculer les troupes qui la poursuivaient, et les deux armées se trouvèrent en présence. Un lieutenant de Kouo-Ssé s’élance pour provoquer Yang-Fong.
« Rebelle, brigand, homme sans humanité, guerrier déloyal, lui crie-t-il, oses-tu bien m’attaquer ? — Kong-Ming[4], où es-tu ? » répliqua Yang-Fong en se tournant vers les siens. À cet appel répond un général qui se précipite en avant armé d’une hache ; il se jette au galop sur le lieutenant du chef ennemi, et au premier choc le renverse mort aux pieds de son cheval ; puis il rompt les lignes des rebelles et en fait un horrible carnage.
Complètement battu, Kouo-Ssé se retira à deux milles du champ de bataille, tandis que Yang-Fong, ralliant ses troupes, vint se présenter à l’empereur. Sa Majesté mit pied à terre et tendit la main à son général en lui disant : « Vous m’avez sauvé, c’est un service qui restera gravé au fond de mon cœur. » Fong s’était prosterné auprès du char ; l’empereur lui adressa quelques questions sur celui qui venait de tuer le lieutenant du général rebelle, sur Kong-Ming ; Fong l’amena avec lui pour qu’il s’agenouillât aux pieds du souverain. Des paroles flatteuses et encourageantes furent adressées par Sa Majesté au vainqueur, et Fong continua d’escorter la marche de son prince jusqu’à Hoa-Yn.
Touan-Oey, gouverneur de Ning-Tsy, fournit à Sa Majesté les habits de cour dont elle avait besoin et des vivres excellents ; cette même nuit, l’empereur coucha au camp de Yang-Fong, et Kouo-Ssé, qui avait fui avec son armée, reparut dès le lendemain aux avant-postes à la tête d’une nouvelle division. Kong-Ming étant sorti à cheval pour le repousser, bientôt les troupes rebelles le cernèrent de toutes parts. L’empereur et Yang-Fong se trouvaient au centre du camp enveloppé par l’ennemi. « Cette fois nous sommes perdus sans ressource, » disait le prince aux mandarins.
Au milieu de ce péril, voilà que vers le sud-est retentissent des cris épouvantables ; les rebelles se dispersent en désordre comme les flots d’une mer agitée. Kong-Ming a profité du moment ; il se fraie une route sanglante hors des portes du camp, reprend l’offensive sur les troupes de Kouo-Ssé, en fait un grand carnage et les met en déroute ; alors aussi un autre général apporte du secours et se présente devant le char ; c’était Tong-Tching, oncle maternel de Sa Majesté. Ce loyal personnage avait rejoint son empereur avec mille cavaliers pour l’arracher aux mains de ses ennemis.
Sa Majesté pleurait encore au souvenir du péril passé. « Sire, rassurez-vous, lui dit Tong-Tching ; Yang-Fong et moi, nous faisons le serment de débarrasser l’Empire des deux rebelles qui vous oppriment, et de rendre la paix à l’Empire. — Allons, allons vite vers la capitale de l’est, » répondit l’empereur ; et au milieu de la nuit la cour fugitive arrivait à Hong-Nong.
Cependant, après cette défaite, Kouo-Ssé, ralliant ses troupes vaincues, revint auprès de son rival Ly-Kio, et lui donna des détails sur les événements dont il venait d’être témoin. « Si l’empereur arrive dans le Chan-Tong, s’il s’y établit, disait-t-il, assurément il fera un appel à tout l’Empire. Les grands vassaux se rallieront au prince, et nous serons exterminés nous et les nôtres. — Les troupes de Tchang-Tsy, maîtresses de la capitale, n’osent encore attaquer, répondit Ly-Kio ; réunissons nos forces, marchons de concert sur Hong-Nong, tuons le souverain et ensuite nous partagerons l’Empire ; voulez-vous ? — Si mon frère aîné seconde les faibles forces de son jeune frère, reprit Ly-Kio (avec une humilité hypocrite), s’il le dirige, la terre entière est à nous. » Et avec leurs troupes réunies ils se mirent à piller, à saccager les campagnes, laissant un désert derrière eux.
De leur côté, Yang-Fong et Tong-Tching, avertis de l’approche des rebelles, s’avancèrent à leur rencontre, et un grand combat fut livré à Tong-Kien. Kouo-Ssé et Ly-Kio se dirent : « Cessons nos querelles et combattons à outrance. L’ennemi a peu de troupes, nous en avons beaucoup ; la victoire est assurée pour nous. » Le premier commandait la division de droite, le second celle de gauche ; leur armée remplissait la montagne, couvrait la plaine. Les deux généraux de l’empereur se battirent vigoureusement sur les deux côtés à la fois. Pour mieux défendre Sa Majesté et l’impératrice, ils les avaient fait sortir avec leurs chars. Les mandarins, les gens du palais, le sceau impérial, les archives, ce qui faisait partie du service de l’empereur, tout cela, hommes et choses, fut abandonné et tomba au pouvoir des rebelles.
Le carnage fut effroyable ; les soldats de Ly-Kio et de Kouo-Ssé mirent la ville de Hong-Nong au pillage après l’avoir prise de vive force ; ensuite ils poursuivirent l’empereur que ses deux généraux emmenaient, en le défendant encore, vers le Chen-Pé.
Cependant Yang-Fong et Tong-Tching envoyèrent deux émissaires, l’un auprès des chefs rebelles pour entamer avec eux des négociations, l’autre dans le Ho-Tong (à l’est du fleuve Ho) pour y demander secrètement des secours. Cette dernière mission s’adressait à l’ancien commandant de Pé-Pou, Ly-Yo, ainsi qu’à Han-Sien et à Hou-Tsay ; ils accoururent avec trois divisions pour délivrer l’empereur. Les gens de Ly-Yo étaient tous des bandits des bois et des montagnes ; faute d’autres, il les avait enrôlés. Quand les soldats des trois districts entendirent la voix de l’empereur qui les appelait, en promettant le pardon du passé et des grades pour l’avenir, comment ne seraient-ils pas venus ? Ils arrivèrent donc, et se réunirent aux divisions de Tong-Tching pour reprendre la ville de Hong-Nong. Dans ce temps-là, les deux chefs rebelles, Kouo et Ly, lorsqu’ils arrivaient dans un village massacraient les vieillards et les enfants, et faisaient de force prendre les armes à la population valide. Au combat, ils plaçaient en avant ces troupes improvisées, qu’ils appelaient l’armée qui ose mourir (Kan-Ssê-Kiun) ; voilà comment ils avaient grossi leurs divisions.
Quand Kouo-Ssé entendit les cris tumultueux des soldats de Ly-Yo[5], arrivant sur le champ de bataille, il dit à ses officiers : « Semez sur la route les dépouilles des vaincus, habits précieux, or et argent. » Lorsque Ly-Yo s’approcha de Fey-Yang, ses troupes, habituées au pillage, se débandèrent pour ramasser ce riche butin. Kouo-Ssé les attaqua de tous côtés, et leur fit essuyer une déroute complète ; les cadavres des morts jonchaient la plaine, le sang coulait par torrents. Voyant qu’ils ne pouvaient rétablir le combat, Fong et Tching escortèrent l’empereur dans sa retraite vers les provinces du nord. Le souverain était poursuivi de si près par les rebelles, que Ly-Yo, ne conservant aucun espoir de le sauver, le pria de fuir à cheval devant eux. « Non, répondit le petit prince, comment pourrais-je abandonner mes mandarins ? »
Les rebelles, sans se ralentir, sans se disperser, continuaient leur poursuite. L’éclat des flammes ravageant la plaine illuminait tout le ciel ; Hou-Tsay (l’un des commandants des trois districts) périt de la main de ses soldats révoltés ; les cris des combattants ébranlaient la terre. Cette retraite avait duré l’espace de dix milles ; Fong et Tching, ne voyant aucun moyen de salut, engagèrent l’empereur à abandonner son char et à gravir à pied les bords du fleuve Jaune, tandis que les généraux fidèles, et Ly-Yo avec eux, cherchaient un petit bateau pour le faire passer sur la rive opposée.
Ce jour-là, il faisait très-froid ; le jeune souverain soutenait l’impératrice et l’aidait à marcher sur le rivage ; mais les bords du fleuve, trop escarpés, ne leur permettaient pas de descendre. Le ciel était froid, l’air glacial ; derrière eux s’élevaient les flammes et retentissaient les tambours des rebelles. Lier le prince par le milieu du corps avec le licou d’un cheval et le descendre ainsi dans un bateau, tel fut le moyen que proposa Yang-Fong ; le frère aîné de l’impératrice, Fo-Té, qui se trouvait dans la foule, avait sur lui quelques brasses de cordes, ramassées dans la déroute ; un des officiers, Shang-Hong, en fit un lien solide, avec lequel le prince et l’impératrice, bien attachés ensemble, furent descendus jusque dans le bateau.
Ly-Yo, le sabre à la main, se plaça à la proue, et le frère aîné de la princesse, soutenant avec précaution le précieux fardeau que l’on faisait glisser du haut du rivage, fit asseoir sa sœur près de lui. Ceux des mandarins qui n’avaient pas de place dans la nacelle s’accrochaient à l’envi aux deux bords ; mais Ly-Yo, craignant que l’esquif ne fût submergé, les força de lâcher prise ; ils tombèrent dans l’eau et traversèrent le fleuve à la nage. On fit un second voyage pour sauver les fuyards ; ceux qui restaient sur les bords ne cessaient de pousser des cris lamentables. On se disputait à qui s’embarquerait sur la nacelle, et combien de pauvres fugitifs, qui s’accrochaient à ses bords, eurent les doigts et les mains coupés !
Dès qu’ils furent arrivés sur la rive septentrionale du fleuve, Yang-Fong et les autres généraux trouvèrent un char et y firent monter l’empereur, qui, ce soir-là, arriva mourant de faim à Ta-Yang. Il dut passer la nuit dans une maison de briques. Un vieux habitant de la plaine apporta à Sa Majesté du riz si grossier qu’elle ne put le goûter. Le lendemain, Ly-Yo et Han-Sien furent nommés, le premier, général de l’armée du nord, le second, général de l’armée de l’est. L’empereur, après les avoir ainsi récompensés, continua sa route sur un char traîné par des bœufs. Les deux généraux accoururent auprès du prince pour lui exprimer leur reconnaissance ; le ministre d’État, Yang-Piéou, l’intendant du palais, Han-Yong, le prince et l’impératrice éclataient en sanglots. Dans cette petite cour, réduite à vingt personnes, il n’y en avait pas une qui ne versât des larmes.
« Hélas ! disait l’intendant du palais, Han-Yong, si les deux chefs rebelles voulaient m’écouter, j’irais, au risque de ma vie, les supplier de licencier leurs troupes ; au moins Sa Majesté pourrait sauver sa personne auguste. » Et tandis qu’il s’en allait accomplir cette périlleuse mission, Ly-Yo pria l’empereur de venir prendre quelques jours de repos au camp de Yang-Fong ; puis, Yan-Piéou le conduisit à Ngan-Y, aujourd’hui Kiay-Tchéou.
Dans cette petite ville, il n’y avait pas de maisons à étages ; le souverain et sa cour furent réduits à habiter une chaumière qui n’avait pas de porte que l’on pût fermer ; on l’entoura d’une palissade faite avec des branches épineuses. C’est dans cette chaumière que le successeur des Han, Hiao-Hien-Ty, avec ses grands dignitaires, tenait sa cour et réglait les affaires de l’État. Les deux généraux en chef de cette armée, Ly-Yo et Han-Sien, se tenaient en dehors de l’enclos avec leurs troupes, et gardaient la personne du souverain ; ils le gouvernaient et se faisaient craindre ; et les chefs de l’armée voyaient avec joie toute l’autorité passer entre leurs mains. Les mandarins civils qui osaient les calomnier ou mal parler d’eux à l’empereur étaient punis de mort. Le malheureux prince ne recevait de ces généraux, pour ses repas, autre chose que du vin trouble et de mauvais riz ; mais il se soumettait à ces humiliations avec une résignation forcée.
Il arriva aussi que Ly-Yo et Han-Sien accueillirent des sorciers bons à rien, des empiriques vagabonds ; leur nombre s’élevait à deux cents ; ils en firent des officiers de l’armée, des conseillers dans les affaires civiles. Les sceaux gravés ne pouvaient suffire à tant de nominations ; on en traça les caractères avec une alêne, tant il y avait de négligence et de désordre dans cette petite cour.
Cependant Han-Sien alla trouver Ly-Kio et Kouo-Ssé ; il obtint d’eux la mise en liberté des mandarins et des officiers du palais, faits prisonniers au sortir de la capitale. Cette année là, l’Empire fut en proie à une horrible famine ; le peuple n’avait à manger que les fruits du jujubier et des plantes potagères ; les cadavres des gens morts de faim couvraient la plaine. Tchang-Yang et Wang-Y (gouverneurs du Ho-Neuy et du HoTong, provinces en dedans et à l’est du fleuve Ho) envoyèrent à l’empereur, celui-ci des étoffes de soie, celui-là des grains. Ce fut à leurs dons généreux que le souverain dut de ne pas mourir.
Enfin, comme il n’y avait plus à craindre pour les jours de Sa Majesté, Tong-Tching et Yang-Fong détachèrent de leur armée des travailleurs chargés de rebâtir le palais incendié de Lo-Yang. Ramener la cour à la capitale de l’est, était le vœu de ces deux généraux ; et comme Ly-Yo s’opposait à ce dessein, Tching lui dit : « Lo-Yang, la capitale de l’est, est le véritable siège d’un empereur ; Ngan-Y (Kiay-Tchéou) est une ville trop petite pour abriter le souverain et la cour ; je vais prier Sa Majesté de retourner à Lo-Yang, il le faut. — Allez, si bon vous semble, faire cette demande, répondit Ly-Yo, mais je persiste à rester ici. » Chacun s’obstina dans son opinion.
Déterminé par les raisons qu’alléguait Fong-Tching, l’empereur se mit en route pour la capitale de l’est. Mais Ly-Yo appela à lui les deux généraux rebelles (dont la soumission n’était guère sincère), et, de concert avec eux, il résolut d’enlever encore la personne du prince. De leur côté, les trois chefs restés fidèles (Tong-Tching, Yang-Fong et Han-Sien), instruits de ces dispositions, mirent leur armée en mouvement durant la nuit, et dirigèrent le souverain, en l’escortant dans sa marche clandestine, vers le passage de Ky-Kouan. Déjà Ly-Yo s’était précipitamment jeté sur leurs traces. À la quatrième veille, arrivé au pied du mont Ky-Chan, à gauche du passage, il criait au cortège : « Arrêtez, Ly-Kio et Kouo-Ssé sont ici ! »
Quand l’empereur entendit cet ordre, il frissonna de tous ses membres. Sur la montagne brillaient de grands feux ; les troupes impériales demeuraient interdites.
- ↑ Vol. I, livre III, chap. V, p. 75 du texte chinois.
- ↑ Ceci fait allusion à la bataille qui se livra au passage de Ky-Chouy cinq ans auparavant. Voir livre I, chap. IV, p. 95.
- ↑ Vol. I, liv. III, ch. VI, p. 91 du texte chinois.
- ↑ Surnom d’un de ses lieutenants appelé Su-Hwang ; il était de Yang-Kiun dans le Ho-tong.
- ↑ Il ne faut pas confondre ce Ly-Yo, commandant de district, accouru au secours de l’empereur, avec Ly-Kio, l’un des deux chefs rebelles.
Il faut considérer les titres de général en chef de la cavalerie et commandant des gardes comme équivalant à ceux de ministre.
Le remède que désigne ici l’auteur du texte chinois est bizarre et à peu près intraduisible. Il semble parler d’une chose quelconque, nauséabonde par son odeur, qui, délayée dans l’eau, provoque les vomissements.
Dans un de ces deux passages, le texte mandchou ajoute le mot viande : « Il accorde des os et de la viande... »
Voir plus haut la note de la page 113, Où il est parlé des Barbares Kiang que le texte mandchou appelle toujours mongoux. Dans toute cette partie du récit, le romancier raconte les événements d’une façon moins claire et moins suivie que le compilateur de L’Histoire générale de la Chine.